CHAPITRE IV

 

 

— Les pilotes au briefing !

L’annonce retentit alors que Gurvan tentait de s’occuper l’esprit en se repassant pour la énième fois une quartz de technique au combat. Il était dans la salle de repos avec une partie de son Escadron. Chacun occupait le temps comme il pouvait. Seuls les anciens sommeillaient dans les longs fauteuils confortables. Les nouveaux étaient trop excités par cette première journée en unité pour se reposer. En outre ils n’étaient pas fatigués.

Déjà ils cavalaient vers les coffres ou étaient rangées provisoirement leurs combinaisons de vol, dans une pièce à côté, défaisant leur tunique et enfilant la lourde combine sur le collant et le vêtement de corps.

Les nouveaux furent prêts les premiers, arrivant dans la salle de briefing encore vide, hormis un officier navigant qui compulsait des cartes et les plaçait dans un projecteur holographique.

Gurvan s’assit au troisième rang, posant son casque à ses pieds. Les anciens arrivèrent bons derniers, juste avant Rahl, en tenue lui aussi, portant aujourd’hui un carré de synthé vert sur son œil. Sa coquetterie, en somme !

— Bonjour à tous, il fit en déposant un casque cabossé dans un coin.

Il se redressa et parcourut la salle d’un coup d’œil, le visage sérieux.

— On va faire un second rideau dans le carré 64 H. Ce n’est pas tout près mais nous avons déjà fait des missions plus longues. Donc pas d’affolement. On va vous décrire notre tâche.

L’officier navigant s’avança et enclencha le projecteur.

— Des Raiders ennemis se dirigent en ce moment vers notre Task-Force. On les a repérés très loin et nous avons des renseignements assez précis. Deux Escadres, apparemment, protégées par trois Escadres de Géos, comme d’habitude.

Outre la 122, la 358 va intervenir dès que l’Escadre de veille aura quitté la place. Elle va être engagée dans une demi-heure. D’ici à ce que vous soyez sur place, ils auront épuisé leur thermique et devront rentrer. Cette technique du second rideau a donné de bons résultats jusqu’à présent puisqu’il arrive alors que l’ennemi est déjà éprouvé par le premier combat. Maintenant regardez bien ces séquences du carré 64 H. Il se trouve à proximité de plusieurs forêts d’asté, comme vous pouvez le voir… 

Vingt minutes plus tard, Gurvan était attaché dans la cabine d’une Saucisse qui n’était plus de la première jeunesse, comme le lui avait dit avec un petit sourire d’excuse un navigant qui l’aidait à s’installer.

Le propulseur était en veille et tous les systèmes vérifiés. Le nez de l’engin était tourné vers l’extrémité de la piste d’appontage, où l’immense porte donnant sur le vide était toujours baissée. La pesanteur avait été supprimée dans le hall.

A sa gauche, une Saucisse était manœuvrée par des engins automatiques pour se mettre en position. C’était le dernier appareil de la patrouille de quatre que commandait le N°1 de Gurvan, un officier-pilote, Djakar, un type presque lymphatique, que les anciens respectaient.

Tout de suite Gurvan remarqua les petites fumées jaunâtres qui commençaient à filtrer sur les flancs de son N°1. Il avait commencé à mettre un peu de puissance. Il entendit sa voix presque immédiatement :

— Cécilia Bleu, prêts pour le décollage, la porte ! Là-bas, au bout, l’énorme battant commença à se lever assez vite. Il n’en était qu’aux trois quarts quand Djakar mit la puissance de décollage. Gurvan le surveillait mais fut quand même surpris. Il eut le temps de se dire que le type était fou, qu’il allait percuter le bas de la porte… Et il encaissa la poussée de son propulseur. Il avait instinctivement suivi !

Pas le temps de voir grand-chose, au passage de la porte, à cette vitesse, d’autant qu’il avait les yeux rivés sur la silhouette de son N°1 pour ne pas le perdre.

Heureusement, parce que l’autre Saucisse engagea un virage serré par la droite en grimpant par rapport au Porteur. Il suivit sans réfléchir, tendu à l’extrême, les mains crispées sur les commandes.

— Bleu 4 grouillez-vous un peu, les autres nous attendent.

Gurvan ne tourna pas la tête pour savoir à qui s’adressait le message.

— Cécilia Bleu, nous partons, vous rejoindrez.

La voix de Rahl. Elle avait perdu toute chaleur, ici, et Gurvan frissonna légèrement. Il commençait à entrevoir ce qui pouvait être un vrai pilote d’Intercepteur en mission. Un spécialiste froid et efficace. . 

II eut l’impression de sentir l’agacement de Djakar devant leur retard. Ils étaient la dernière patrouille de quatre à décoller, le reste de l’Escadre était déjà formé en Escadron.

— On y va, fit soudain la voix de l’officier-pilote, puissance maximale… Top !

Gurvan écrasa la touche, sous son index gauche, l’estomac noué. La veille ils avaient fait trois mises en puissance max et, à chaque fois, les quatre appareils s’étaient retrouvés séparés…

Au bout d’un moment il osa tourner la tête à droite et à gauche et fut stupéfait de trouver l’autre paire, là, à peine décalée.

Son propulseur grondait en continu et le tableau de bord qui entourait la taille de Gurvan frémissait légèrement.

Étrangement, il ressentit soudain une fantastique émotion de voler. De se trouver là, dans l’espace, aux commandes de ce monstre qui lui obéissait. Tout au fond du vide, devant, des étoiles commencèrent à dériver légèrement. Ils entamaient une large courbe. Ses doigts avaient donné les ordres à la machine, pour suivre son N°1 sans qu’il en prenne conscience !

Il eut envie de chanter à tue-tête.

Oubliées, ses craintes de mal faire, oubliée, la conversation avec Sybal, oubliée, la statistique de durée des équipages. Il vivait pour l’instant présent et en jouissait de tout son être.

Il fallut deux heures, en puissance max, pour arriver dans la région du combat. Rahl les avertit :

— Nous allons passer sur la fréquence de combat, la fré-comb, à mon signal. Laissez en veille celle-ci pour que je vous donne des ordres et ouvrez vos oreilles. N’oubliez pas que pour parler sur celle-ci vous devez d’abord presser la sélection sinon vous émettrez sur la fré-comb. Si vous devez parler, donnez votre indicatif et situez ce que vous voyez selon le code que vous avez appris. N’oubliez pas les procédures… Mais surtout fermez-la ! Il Y a assez de zozos qui racontent leur vie. Celui que je reconnaîtrai à la radio sera à l’amende. Et j’ai l’oreille fine. Attention… Top.

Gurvan bascula le commutateur orange et fut immédiatement assailli. Ça fusait de partout.

— « Attention, là… »

— « Je ne le vois pas… Aide-moi, merde… »

— « Derrière toi, dégage par la gauche… Viiiiiiite. »

— « Il y en a toute une bande au-dessus… »

— « On ne va pas y arriver, qu’est-ce qu’il fout le renfort ! »

La voix de Rahl, brusquement :

— Du calme. Taisez-vous. Betch, comment ça se passe ?

Un silence puis :

— Le commandant Betch a explosé.

Rahl poursuivit sans marquer de temps. :

— Qui commande ?

— Ben… j’en sais rien.

— Qui commande le second Escadron ?

— Capitaine Flor, Indra Rouge.

— Répondez-moi, Indra Rouge, ici Cécilia Autorité.

Le silence.

— Je crois que Indra Rouge a explosé au début, dit quelqu’un.

— A tous, ici Cécilia Autorité, je prends la direction. Reconstituez-vous par paire. Choisissez la première Saucisse qui passe et suivez-la. Dégagez par l’est qu’on y voie clair, et reformez-vous en patrouille. Indra Bleu 3 vous m’entendez ?

— Je vous entends. La voix était voilée.

— Vous prenez le commandement. Mettez un peu d’ordre dans votre formation, je vous couvre… Attention, les Cécilia, on attaque. Rouge derrière moi, Bleu par le bas. Làààààà !

Le cri d’attaque des Intercepteurs vrilla les tympans de Gurvan qui perdit de vue une seconde son N°1. Ça suffit pour qu’il se retrouve à plus de deux cents mètres. Il serra les dents et accéléra au moment ou l’autre Saucisse virait. Il la dépassa si vite qu’elle parut effacée de l’écran… 

Il comprit que le combat n’était pas encore commencé qu’il avait déjà perdu son N°1…

L’ordre de Rahl lui vint en mémoire au même moment : « Trouvez-vous un autre N°1 ».

Des yeux il chercha une Saucisse… Il arrivait dans une mêlée folle. L’espace semblait plein d’engins évoluant dans tous les sens. Il y avait des trajectoires sur la totalité de son écran. Et il fonçait là-dedans aveuglément…

Il se traita d’andouille et tenta de réfléchir.

— « Andouille toi-même. »

Hein ? Il se dit qu’il avait du parler à voix haute et fut déconcentré.

Au même instant une rafale de thermique passa juste sous son nez et les sondeurs de proximité s’affolèrent, déclenchant les signaux sonores d’alerte.

Cette fois il eut un instant de panique et commença à manœuvrer n’importe comment. La Saucisse fut prise de mouvements convulsifs et tout bascula.

Il était hors contrôle, sur trajectoire ! Comme avant-hier, pendant son premier vol ! Mais en plein combat, cette fois !

Frénétiquement ses doigts s’agitaient sur les commandes essayant n’importe quoi… Les hurleurs d’alerte recommencèrent leurs stridences… On le tirait. L’information gagna une zone de calme de son cerveau et il n’y fit pas attention. 

L’écran était traversé épisodiquement de trajectoires, parfois si proches qu’il fermait instinctivement les yeux. C’est ainsi qu’il eut une vue fugitive de son premier Géo. Un rectangle très plat avec des superstructures étranges…

Un nouveau basculement effaça l’ennemi. Et puis un coup sourd, quelque part… Trois voyants rouges s’allumèrent devant ses yeux sans qu’il soit capable d’en traduire la signification. Son cerveau paraissait débranché.

Il traversa toute la zone de combat en tournoyant dans tous les sens.

La rage fut là. Comme ça, d’une seconde à l’autre. L’instant d’avant il était en pleine déroute, subissant son calvaire, incapable d’agir raisonnablement. Et puis maintenant la colère l’avait envahi.

Il en voulait au monde entier. A ses chefs qui l’avaient mis dans cette situation impossible. Ils savaient bien qu’il n’était pas prêt, pourquoi l’avoir engagé déjà ? C’était absurde. Il était incapable d’abattre le moindre ennemi et allait exploser d’un instant à l’autre. Pour rien. Les deux victoires nécessaires pour rembourser le prix de son éducation et de sa formation ne seraient jamais obtenues. Et cette fois ce n’était pas sa faute ! Il n’était pas prêt, un point c’est tout. Ça n’avait rien à voir avec sa valeur potentielle. 

Il y avait une invraisemblable carence de commandement. On gaspillait des vies pour rien…

Il en voulait à Kernst de l’avoir désigné, à Rahl de n’avoir pas testé lui-même les nouveaux…

La colère était si forte qu’elle masqua tout autre sentiment. Il retrouva son calme sur le coup. Son regard fut plus vif, plus lucide, ses gestes plus précis, son cerveau redémarra.

Il observa deux secondes les repères lointains et sut dans quel sens il tournoyait. Ses doigts s’agitèrent et la Saucisse sembla s’immobiliser net.

Elle volait en arrière… stabilisée mais en arrière...

Il corrigea sèchement, comme si la machine s’était liguée avec les autres pour le mettre dans ce merdier.

Et elle décrivit un 180º parfait dans l’espace. Si rapidement qu’il hésita, la main en l’air vers la touche de puissance.

Ses réflexes avaient joué plus vite que son cerveau ne traduisait les informations du tableau de bord. Le voyant de la puissance était au rouge clignotant.

La surpuissance était enclenchée !

Il pressa immédiatement la touche de réduction et les systèmes de stabilisation entrèrent en fonction. Il laissa faire pendant qu’il effectuait le tour du tableau. Trois voyants étaient toujours au rouge sur leur moitié inférieure. Il avait été touché et les sécurités avaient joué. Les dégâts étaient court-circuités. Pas le moment de chercher ce qui était HS. On verrait plus tard s’il y avait un plus tard !

En tout cas la puissance revint, avec un temps de retard, mais revint quand il effleura la touche. Il bascula les commandes pour engager la Saucisse dans un virage serré qui le ramena en direction du combat.

Foutrement loin ! Il mit plus d’un quart d’heure pour entrer dans la bagarre. Mais il s’y lança délibérément, toujours poussé par sa colère. Il ne cherchait plus un N°1 mais tentait de repérer un Géo…

Il virait à chaque instant, ne faisait qu’ébaucher un geste, obligé de dégager pour éviter une Saucisse ou s’estimant trop loin pour rattraper un Géo.

Au bout d’un moment il se rendit compte qu’il n’avait même pas mis son thermique sous tension… Il râla et pressa les trois contacts. Les symboles verts s’allumèrent sur l’écran. Un Géo apparaissait en plein milieu !

Le temps qu’il presse la mise à feu, sur le petit levier de commande d’évolutions latérales qu’il tenait en permanence dans la main droite, la silhouette avait quitté sa place. Il la suivit des yeux et comprit qu’elle était aux fesses d’une Saucisse, loin là-bas.

Il ne prit pas consciemment la décision de suivre à son tour, ses mains avaient guidé son appareil, dans un plongeon qui le menait sur l’ennemi. En même temps il enclenchait la surpuissance. Au point ou il en était…

Le Géo grandissait, sur l’écran et il distingua son objectif, non pas une Saucisse mais deux, volant en formation. Manifestement les deux pilotes n’avaient pas vu l’ennemi, derrière. Gurvan pressa la mise à feu et vit le rayon blanc éclatant passer au-dessus du Géo, sans présenter le moindre risque…

Mais le pilote dut être surpris parce qu’il dégagea sèchement et les deux S04 virèrent par la gauche, se rapprochant de Gurvan qui tenta de les suivre.

En vain, il ne put même pas virer aussi rapidement. Une fois de plus il avait laissé la surpuissance…

De la demi-heure qui suivit il ne se souvint jamais. Il retrouva des flashes, dans sa mémoire, des trajectoires, des virages suivis de cabrioles. Il avait du encore déclencher à plusieurs reprises au milieu du combat, pourtant il ne se revoyait pas manœuvrant pour reprendre le contrôle de la Saucisse.

Il avait les membres en plomb quand il finit par entendre des commandements à la radio. Ses évolutions l’avaient emmené loin vers l’ouest, en direction de la ligne fictive de front.

Des Géos le croisèrent à une allure folle. Ils rentraient vers leurs Porteurs. Thermique vide, probablement, parce que aucun ne le tira au passage alors qu’il faisait une cible pour débutant en venant au-devant d’eux, comme ça. Ou alors ils en avaient aussi marre que lui ? Et ils avaient une sacrée distance à parcourir avant d’être arrivés…

D’après la radio, les copains étaient déjà en formation et avaient pris le chemin du retour. Il se dit qu’il était bon pour rentrer seul, voulut appeler pour prévenir Rahl… et s’aperçut que sa radio longue distance était out.Il ne restait que la fré-comb, incapable de joindre les autres, aussi loin.

La colère s’apaisait doucement et son manque d’assurance revenait. D’après les indications du tableau il n’avait plus assez d’énergie pour rentrer en puissance contrôlée. Autrement dit juste de quoi se mettre sur une trajectoire et avancer ensuite, propulseur éteint, en vol balistique classique.

Pour peu qu’il fasse une légère erreur de calcul il ne pourrait même pas appeler le Porteur en passant à sa hauteur ! Il fit à la main le réglage de réception du signal codé continu qui lui donnerait le cap retour, n’oublia pas les compensations planétaires, pour une fois, et démarra le propulseur, tenant rigoureusement le cap à la main. Il n’avait plus confiance dans l’assistance dont les voyants étaient éteints. 

Quand l’orange apparut, sur la commande de puissance, il éteignit le propulseur, préférant garder les huit secondes qui restaient pour une éventuelle correction de cap, plus tard.

Voilà, plus rien à faire. C’était un tout ou rien. Mentalement il calcula qu’il faudrait au moins trois heures pour faire le chemin. Il appuya la tête en arrière pour se détendre…

Et il s’endormit !

Il se réveilla brusquement, conscient d’un danger en jetant un regard au central-navigation. Il était, théoriquement, arrivé. Le Porteur était censé se trouver là… Seulement il ne voyait rien !

Bien réveillé, cette fois, il vérifia la position… Ça collait. Donc il avait dérivé. Il sélectionna la radio en fré-comb et commença à émettre en suivant la procédure dont il se souvenait. Indicatif d’abord, position, dérive estimée, état de l’appareil.

Au bout de quatre minutes, alors qu’il pensait arriver en limite de portée, il reçut une réponse :

— Cécilia Bleu 2, de Porteur 6021, je vous reçois faiblement. Émettez à nouveau pour localisation, un Tracteur sort pour vous recueillir.

Il recommença à émettre, s’efforçant de parler le plus calmement possible. Le Porteur lui annonça alors que le Tracteur serait sur place dans vingt minutes.

Il faillit faire répéter, tant le chiffre paraissait exorbitant. On disait que les Tracteurs ne pouvaient pas intervenir à plus de douze minutes de vol, ce qui représentait déjà une sacrée trotte. Et une sacrée erreur de calcul sur le cap retour…

Ces Tracteurs étaient la dernière bouée de secours des Intercepteurs en difficulté pour rentrer. Inesthétiques au possible, ils ressemblaient à une grosse araignée capable de poser des bras articulés dans des logements prévus. Ils ramenaient ainsi des appareils à bout d’énergie. Mais ils en consommaient eux-mêmes beaucoup et ne volaient pas bien vite, ce qui limitait leur emploi à une distance relativement faible.

En fait, on les utilisait souvent pour faire pénétrer des Intercepteurs trop endommagés pour apponter seuls. Les pilotes de ces engins étaient réputés pour leurs connaissances en maniabilité.

Gurvan avait réduit la consommation d’énergie, sur l’instrumentation, pour alimenter en priorité la radio et les systèmes d’air et de pressurisation.

— Tu me reçois, Bleu 2 ?

— Oui… oui, je te reçois.

— OK, relaxe, mon gars, j’arrive. Garde ton énergie pour ouvrir les logements à mes pinces sinon ça va être bordel, mon gars.

— Je suis tout-réduit depuis tout à l’heure.

Le pilote du Tracteur commença alors à lui donner des indications techniques sur la procédure, pour gagner du temps. Lui aussi était en limite d’intervention, Gurvan s’en rendait parfaitement compte. Le type avait pris des risques certains pour le tirer de là.

Gurvan utilisa les dernières secondes d’énergie sur les tuyères latérales pour placer le S04 en bonne position de recueil. Et, quand le Tracteur fut en vue, il ouvrit les trappes d’accrochage. Si bien que la manœuvre réussit dès la première tentative.

— OK, mon gars, tu es arrimé. On rentre. Ça va pour toi ?

— Si on veut.

— T’es blessé ?

La voix était inquiète et Gurvan eut une bouffée d’amitié soudaine pour cet inconnu qui s’intéressait à lui.

— Non, non… c’est seulement que je me sens plutôt cornichon de ce retour, pour une première mission. Pas spécialement glorieux !

— Ah… c’était ta première, mon gars ?

— Quais. Un silence, et puis :

— Tu t’es retrouvé seul ?

— Je me suis laissé embarquer comme un idiot, loin des autres, naturellement.

— Et le retour, alors ?

— Plus le choix, fallait bien que je rentre sur trajectoire.

— Et… t’as fait le calcul toi-même, mon gars ?

— Bien forcé. D’ailleurs ça se voit, non ? Je rate le Porteur d’une sacrée marge !

— Mmmm… L’impact, sur ton arrière… tu t’es fait tirer de près ?

— J’en sais foutre rien. Dans cette mêlée j’étais bien incapable de me rendre compte de quoi que ce soit.

— Et ton N°1 ?

— Je l’ai paumé au début, bien sur.

Il y eut un silence, à nouveau.

— Tu sais que tu es un gars à approcher, toi ?

— Hein ?

— Rentrer de la première mission c’est déjà de la chance. Avoir participé à la mêlée et s’en tirer, ça représente la taille au-dessus. Mais l’avoir fait seul et être touché superficiellement avant de se faire récupérer sur une trajectoire balistique, là c’est carrément du pot, mon gars. Et je sais ce que je dis. Avec une veine pareille, on doit être protégé dans ton entourage… 

Les vieilles superstitions valaient aux « veinards » reconnus des quantités d’amis…

— Sois sympa, fit Gurvan, va pas répéter ces conneries.

L’autre rit.

— T’y crois pas… Tant pis, mais je la bouclerai. Et maintenant ferme-la, j’ai du boulot pour t’amener à poste.

Gurvan remarqua les lueurs, à l’arrière du Porteur. Il était en route… Adossé à son fauteuil, il assista en spectateur à l’appontage. Le gars avait une main fabuleuse. Il ne fit aucune correction d’approche. Il était bon dès sa finale. Du boulot de crack, ce qui lui donna une idée.

Quand la pression fut rétablie et qu’un navigant vint l’aider à descendre, il jeta un œil au S04, remarqua les tôles noircies et tordues sur l’arête dorsale et se dirigea vers le pilote du Tracteur qui s’en allait.

— Hé !… Hé ! attends-moi !

L’autre se retourna et Gurvan le rejoignit.

— T’es vraiment pressé, j’ai même pas eu le temps de te remercier.

Le gars, un grand rouquin filiforme, semblait un peu étonné, presque mal à l’aise.

— Bon… eh ben, c’est fait.

Il allait se retourner quand Gurvan le prit parle bras.

— Attends, quoi… Écoute, on va pas se quitter comme ça. Tu viens d’aller me rechercher aux cent mille diables en me sauvant la peau, ça crée des liens, non ?

— Tu sais combien on en repêche, des mecs, chaque jour ?

— Oui, mais moi je suis moi. Tu m’en voudras pas si je m’occupe un peu plus de mon cas !

Un sourire monta aux yeux du gars.

— C’est vrai que tu es un peu spécial ! Bon, alors qu’est-ce que tu veux ? On va pas s’embrasser, non ?

Gurvan rit.

— Tu me fais penser à quelqu’un… On pourrait… on pourrait peut-être diner ensemble au Centre de loisirs de notre niveau. Je t’invite, bien sur.

— Ce coup-là on me l’avait jamais fait ! Écoute, t’es nouveau, alors il faut que je t’affranchisse. En général les pilotes d’Intercepteur n’aiment pas trop faire savoir qu’ils ont du être recueillis par un Tracteur. Remarque, je ne dis pas ça pour toi, c’est plutôt en ton honneur, après un retour en balistique, mais enfin c’est comme ça. Ils se dépêchent de nous oublier, si tu vois ce que je veux dire. 

Il passa une main dans ses cheveux en bataille.

— Donc je t’en voudrais pas si tu avais un empêchement, tu saisis ? Pour toi, ce serait presque mieux.

— Je me fous de ce qui est mieux, de l’avis des autres, et je m’occupe de moi tout seul. Mais si tu ne veux pas, je ne peux pas te forcer.

Gurvan était vaguement en rogne et ça se voyait. L’autre fit un pas de côté.

— Hé, mais c’est pas ce que je voulais dire. Bon, d’accord, à quel endroit et à quelle heure, puisque tu veux absolument dépenser ton fric ?

— 20 heures au resto-boite, il paraît qu’il y a un spectacle.

— T’y mets le paquet, mon gars, fit le pilote en hochant la tête. Tu penses que je ne vais pas louper l’occasion. Ça marche… Je m’appelle Sank.

Gurvan le regarda s’éloigner, certain que l’idée qui lui était venue était la bonne.