CHAPITRE VII

 

Le regard de Gurvan durcit. Il cherchait, cherchait… Maintenant les coups sourds se succédaient et se répercutaient dans la carcasse du porteur. Les thermiques des raiders, là, dans l’espace, devaient faire des ravages. La coque, portée à des milliers de degrés en une fraction de seconde, se dilatait brutalement et craquait. Il devait y avoir des tas de fissures et…

Les diffuseurs généraux se remirent soudain en marche.

— Les raiders ennemis frappent le quart avant est, dégagez cette zone, gagnez les pièces blindées peintes en vert. Vous y trouverez du matériel de survie. Elles sont conçues pour être autonomes. Je répète…

Il ne répéta jamais. Il y eut un grésillement et le système de communication se tut.

— Tu parles d’une ânerie, fit Sank. Si le porteur péte, les pièces blindées péteront avec !

Le grand pilote de tracteur était pâle mais paraissait calme. Dji se releva doucement. Elle semblait avoir récupéré ses forces après son évanouissement. Elle ôta le casque qu’ils lui avaient mis et ferma la bouteille annexe du système de recyclage de l’air.

Gurvan avait de la peine à réfléchir au milieu des explosions. Il se dit qu’il fallait en tout cas quitter le flanc est. Les quelques batteries de défense du 6021 avaient été anéanties dés le début de l’attaque et les raiders frappaient sans relâche le même côté. Forcément ils n’allaient pas s’offrir aux coups des thermiques encore en état, sur les autres flancs.

Il fallait gagner le flanc ouest de ce niveau, c’était la seule solution. Là-bas la coque était intacte. Seulement ça représentait un sacré bout de chemin. Le 6021 mesurait douze kilomètres de long sur huit de diamètre… Il faudrait traverser des quantités d’installations qu’ils ne connaissaient même pas.

Il se tourna vers Sank et Dji qui le regardaient.

— L’autre côté. On va filer sur l’ouest. Sank, passe la combine.

Rapidement les deux hommes s’habillèrent. Sank n’eut aucune difficulté à entrer dans celle de Bishop.

Un long craquement parvint de l’avant. Une fissure, surement. Ils évitèrent de se regarder, achevant de se préparer. Aussitôt ils se mirent en marche à travers le parc d’herbe synthé. Ils apercevaient des silhouettes, loin sur la droite. Les premières depuis qu’ils avaient quitté le mess de la 122, au début de l’attaque. Le porteur paraissait s’être vidé de l’équipage. Ou étaient passés les milliers d’hommes qui restaient encore à bord après les débarquements des troupes de combats au sol ?

Ils avaient envie de courir mais Gurvan leur dit de garder leurs forces. C’était une course de vitesse avec l’explosion du 6021 mais s’ils s’effondraient avant d’arriver de l’autre côté… Gurvan s’aperçut que Sank avait toujours au bout du bras le coffre de matériel de secours d’où ils avaient extrait le thermique de travail pour forcer la porte. Il fut sur le point de lui dire qu’ils en trouveraient de l’autre côté mais se ravisa.

Au moment où ils atteignaient l’autre bord du parc il y eut une sorte de souffle violent qui les bouscula. Une zone venait de lâcher, quelque part, et l’air avait fui dans l’espace. La compensation automatique avait du verrouiller les sas mais avait eu besoin brutalement d’une grande quantité d’air pour alimenter les secteurs encore intacts. Tout le porteur avait été mis en communication pendant quelques secondes. Sank était devant les portes.

— Elles sont toutes fermées, il gueula.

Il y avait toujours autant de bruit et il fallait forcer la voix pour se faire entendre.

ֹ— Evidemment les sécurités avaient fonctionné et elles étaient verrouillées. A moins que ce ne soit l’alimentation électrique qui ne se fasse plus, bloquant les ouvertures. Sank essaya une autre porte, plus loin. Rien à faire.

Ils n’avaient aucune idée de ce qu’il pouvait y avoir de l’autre côté, d’ailleurs. Ils n’avaient jamais l’occasion de venir par ici.

Plus loin une silhouette s’acharnait comme eux. Elle vint vers eux en courant et ils reconnurent Rom ! Il avait le regard perdu.

— Gurvan… il faut… il faut passer, il gueula.

Il s’aperçut brusquement qu’ils portaient leur combine de vol et pâlit.

— J’y ai pas pensé. Tu crois que l’air va manquer ?

— Ne t’inquiète pas, dit Dji en s’approchant de lui pour parler près de son oreille. On va bien trouver un coffre de secours, il y a toujours des masques.

Le petit pilote secoua la tête, anxieux.

— J’aurais dû rester avec vous, il cria en regardant Gurvan.

Sank s’était calmé et sortait le thermique de travail pour isoler le blocage d’une porte.

— Aide-le, fit Gurvan qui se tourna ensuite vers Dji.

— Comment tu es ?

— Ça va.

Il avait envie de la prendre dans ses bras, de l’embrasser. Ils ne s’étaient rien dit depuis qu’elle l’avait accroché par le cou en se réveillant de son évanouissement, tout à l’heure. Et maintenant elle était redevenue l’officier-pilote Dji et lui le sergent Gurvan de l’escadre 122. Tout les séparait de nouveau. Enfin, le règlement !

Elle sourit légèrement, sous son regard, mais ne bougea pas. Il comprit et. serra le coin des lèvres, machinalement.

— Tu fais souvent ça quand tu es contrarié ? Il n’avait pas entendu et lui fit répéter.

— Tu fais…

Elle s’interrompit et fit signe de la main que ça n’avait pas d’importance.

Sank gueula en montrant la porte, ouverte. Une lumière rouge clignotait, au-dessus. Elle allait se refermer, définitivement, cette fois. Ils se ruèrent.

De l’autre côté ils tombèrent sur un immense Hall, pratiquement aussi vaste que leur parc. Impossible de savoir à quoi il pouvait bien servir. En tout cas ça faisait bien mille mètres de gagnés sur les huit kilomètres, enfin, six et demi maintenant, qu’il leur restait à franchir. Dans cet espace ils avanceraient rapidement.

Le plafond était composé de poutrelles énormes avec des chemins d’inspection sur le dessus, assez larges pour laisser le passage à un véhicule de travail. Plus haut que les poutrelles on distinguait, à une cinquantaine de mètres, une série de canalisations gigantesques.

Cette fois ils se mirent au trot pour traverser la zone plate. Le sol était métallique et vibrait légèrement parfois. Des impacts ?

Combien de temps un porteur de la classe des 6000 peut-il tenir sous un bombardement pareil ? La question revenait sans cesse dans l’esprit de Gurvan. Mais y avait-il un précédent connu ? Oui, surement, à condition qu’il y ait eu des survivants pour raconter ce qui s’était passé.

Il essayait de se rappeler le plan de ce niveau. Jamais il ne s’était intéressé aux installations au delà du parc des pilotes d’intercepteurs. Tout était tellement vaste, d’ailleurs, pouvait-il y avoir quelqu’un avec une mémoire assez formidable pour connaître entièrement un monstre comme le 6021, avec ses escadres d’intercepteurs, de raiders, ses divisions de troupes de combat au sol, et de blindés ?

Une sirène se mit à hurler loin sur leur droite, en direction de l’avant. Le bruit, impressionnant, leur parvenait haché par les explosions. Si, au moins, tout ce vacarme avait pu cesser, qu’il puisse réfléchir en paix ! Gurvan était sur qu’ils oubliaient quelque chose d’important…

En arrivant de l’autre côté, ils aperçurent tout de suite une grande porte peinte en vert avec une lumière clignotante, de la même couleur. Une pièce blindée… Gurvan obliqua et pressa le contact du sas qui s’ouvrit très vite. Il garda la main appuyée en attendant que les autres aient pénétré.

A l’intérieur la lumière était jaune. Il n’y avait personne. Les bruits leur parvenaient plus sourds, ici.

— Fouillez les coffres, il lança. Il faut trouver un masque ou une combine pour Rom.

Il s’étonnait vaguement de sa propre attitude. Pourquoi donnait-il des ordres aux autres ? Et pourquoi, surtout, suivaient-ils ce qu’il lançait ? Il n’avait aucune autorité. Un simple sergent-pilote… Il est vrai qu’ici ils étaient surtout quatre amis.

— Eh, regarde ça.

Sank montrait une lourde combinaison spatiale de travail extérieur.

— Non, pas possible de courir avec ça. Cherche un masque.

C’est Rom qui trouva. Il y avait aussi des bouteilles-recyclage comme celle qu’ils avaient branchée sur la combine de Dji et ils en prirent trois, avec des raccords de branchement.

Quand ils furent dehors la porte se referma automatiquement. Il y avait probablement d’autre matériel dont ils auraient peut-être besoin, mais ils ne savaient pas quoi.

Ils cherchaient comment sortir du hall quand Gurvan se sentit quitter le sol. La pesanteur venait de cesser d’un seul coup.

L’air ! Il y avait immédiatement pensé.

Il se débattit instinctivement pendant une seconde et son corps partit en cabrioles.

— Mettez vos casques, il cria en cherchant le système de verrouillage du sien avant de l’enfiler.

La centrale venait de sauter. Sans pesanteur les déplacements devenaient plus lents. Ils étaient habitués à contrôler leurs mouvements en apesanteur et allaient trouver les gestes utiles, mais ils dérivaient sur la lancée du dernier geste ébauché en pesanteur.

Gurvan se dirigeait vers le plafond lentement, et il maudit la distance qui l’en séparait encore. Quelle perte de temps ! En tournoyant doucement il aperçut les autres qui avaient pu agripper quelque chose et fermaient leur casque. Les centrales pesanteur étaient souvent couplées à la pressurisation. L’air pouvait manquer d’un instant à l’autre…

Un léger coup de reins permit à Gurvan de se présenter les mains en avant contre la poutrelle qui venait vers lui. Il crocha dans la rambarde métallique, fit demi-tour, visa et poussa avec les jambes. Il fila aussitôt en direction des autres, au sol.

Il éprouvait une impression bizarre à plonger à cette vitesse assez lente, comme s’il se déplaçait dans l’eau.

Sank avait relevé la visiére de son casque. Si l’air manquait il aurait le temps de la baisser.

— Il y a une autre centrale qui alimente l’arrière, il cria pendant que Gurvan approchait. Elles sont autonomes !

Celui-ci saisit la main que lui tendait Rom et pirouetta un instant.

C’était une perte de temps que de gagner les zones arrière avant de repartir vers le flanc ouest mais progresser comme ça, en apesanteur, les retarderait finalement davantage, et l’air pouvait cesser.

— Quelqu’un a une idée de l’endroit ou on est ? il demanda.

— L’impression que c’est les quartiers d’entraînement des troupes au sol, fit Sank, à l’horizontale un peu plus loin.

Oui, sûrement. Cette surface métallique convenait aux mouvements des blindés. Mais alors… Il tourna la tête vers le sud.

A bord des porteurs, traditionnellement, l’avant était le nord, l’arrière le sud, la droite l’est, la gauche l’ouest.

La lumière avait baissé dés le début de l’attaque et il y avait des zones d’ombre, comme si des secteurs entiers avaient été privés d’énergie. En général, aux heures de nuit, l’intensité baissait régulièrement, partout. Là, c’était plutôt une zone sur deux qui était peu ou pas alimenté.

On distinguait mal, au loin. Jusqu’où allait ce hall ? Si les blindés venaient manœuvrer ici il leur fallait de place. On pouvait espérer qu’il y avait ainsi deux kilomètres, ou plus, dégagés ? A ce moment-là il valait mieux…

— On va se diriger vers le sud, il lança. En profitant de l’apesanteur on va gagner du temps et de la fatigue. Mais il nous faut une surface plane pour s’élancer.

Il regardait autour d’eux.

— Là, fit Dji, en montrant une sorte de coin d’un mètre de large, sur toute la hauteur du Hall. Ils donnèrent une légère impulsion et s’y trouvèrent, accrochés les uns aux autres. Doucement ils s’aidèrent pour se mettre en position horizontale, parallèles au sol, à peine à un mètre de celui-ci. Puis Gurvan prit appui, le premier, sur la paroi et poussa violemment. Tout de suite son corps fila rapidement, longeant la paroi qu’il aurait pu toucher du bras tendu.

Il allait plus vite que s’il avait couru et se dit confusément qu’ils n’auraient jamais tenu long temps à ce rythme, en pesanteur. Il ne voulait pas tourner la tête, sachant que chaque mouvement perturberait sa trajectoire qui avait l’air assez rectiligne jusqu’ici. Le plancher défilait rapidement sous ses yeux et il regardait devant, guettant un danger quelconque.

En arrivant dans une zone de lumière il aperçut d’immenses portes sur le côté avec des inscriptions. Il voulut lire et tourna le visage trop brusquement…

Son corps entama une lente rotation sur la droite et il se maudit. Une chance qu’il n’ait pas changé de trajectoire… Il eut pendant plusieurs secondes une vue du plafond et regarda les grosses poutrelles, remarquant qu’elles n’étaient pas toutes orientées nord-sud mais qu’il y en avait aussi, plus haut, est-ouest.

Puis il les perdit de vue pour faire face à la paroi qu’il longeait.

Et à nouveau le sol.

Le bruit lui semblait vaguement moins fort et il se demanda si les raiders ennemis ralentissaient leur attaque. Ça voudrait dire que le porteur était près de la fin… De toute façon le 6021 était maintenant une épave et ne reprendrait jamais le combat. La seule question qui se posait était celle des occupants…

Et puis il songea aux attaques que les raiders du 6021 avaient exécutées contre les formations ennemies et comprit. Pas question pour celui-ci de laisser un potentiel d’hommes expérimentés… Ils iraient jusqu’au bout. Ils feraient tout pour que le porteur saute !

La peur le saisit de nouveau. Pas pour lui seul mais pour Dji. Il voulait qu’elle vive, qu’elle échappe à ce piège monstrueux. Et il voulait s’en sortir aussi.

Pour survivre à cette guerre.

— Gurv… devant toi, attention !

La voix de Sank. Il se tordit le cou pour tâcher de voir plus loin. Une colonne métallique s’élevait en pleine trajectoire… Il ne réfléchit pas, fit une pirouette et heurta le métal en amortissant le choc de ses jambes.

Son corps ricocha et fila vers le plafond en tournoyant. Il s’efforça de contrôler ses efforts pour modifier les mouvements.

Si jamais il débouchait maintenant, dans la zone arrière de pesanteur, il allait venir s’écraser sur le sol...

Quand il arriva dans les poutrelles il ne put s’agripper et poursuivit. C’est ainsi qu’il vint heurter brutalement l’une des poutrelles supérieures.

Quelque chose frôla sa main qui s’en saisit instinctivement. Il y eut plusieurs chocs qui le secouèrent mais les mouvements finirent par s’apaiser. Il souffrait du côté droit mais ça allait.

— Gurv… Gurv !

Il entendit faiblement les appels. Un bourdonnement provoqué par les mises en fréquence de la coque subissant les coups des thermiques, assourdissait ses oreilles.

— Ça vaaaaa…

Il hurla pour se faire entendre.

En regardant autour de lui il s’aperçut que le hall finissait là à une vingtaine de mètres. Si la centrale arrière tenait toujours, son action commençait plus loin et il n’y avait aucun moyen apparent d’y aller. Aucune porte vers le sud.

En revanche il découvrit que les poutrelles est ouest se poursuivaient au-delà de la paroi. Et il y avait un chemin d’inspection au-dessus ! On devait pouvoir se diriger vers le flanc ouest par la.

— Vous me voyez ?

La réponse tarda. Il reconnut la voix de Sank.

— Ouiiii.

— Rejoignez-moi !

Il attendit plusieurs minutes avant de voir arriver le premier corps, avançant lentement. Ils avaient pu moduler leur impulsion et se présentaient bien.

Dji arriva la première.

— Tu ne sais plus te déplacer en apesanteur ? Elle n’était pas contente. Il songea qu’elle avait eu peur pour lui et sourit.

— Et n’aie pas l’air si satisfait !

Il ne répondit pas. Quand elle avait sa voix d’officier-pilote… Les autres arrivaient quand il y eut une terrible explosion qui secoua toute la coque.

— Par là, fit Gurvan en montrant le chemin sur la poutrelle.

Ils s’engagèrent à l’horizontale en se poussant en avant avec la rambarde. Ils la sentaient vibrer tellement fort sous leurs doigts gantés qu’ils se demandaient comment toute cette structure pouvait encore tenir…

La progression était facile mais assez peu rapide. Gurvan calculait combien de temps il leur faudrait pour gagner… Quoi, en fait ? Il avait bien une idée mais elle lui paraissait de plus en plus folle au fur et à mesure que les explosions se faisaient plus nombreuses. Maintenant elles se suivaient et se chevauchaient, parfois. Les raiders devaient attaquer à plusieurs en même temps !

Et puis Rom, qui avait pris la tête, parut tomber, à moitié sur le plancher de la passerelle. Sa main gauche accrocha la rambarde et il fut suspendu dans le vide…

Sank, qui suivait l’autre rambarde, légèrement en arrière, déplaça immédiatement son corps au-dessus de la passerelle ou il s’effondra…

La pesanteur !

Il tendit la main pour saisir Rom par la jambe, aidé tout de suite par Dji. Et ils se retrouvèrent assis.

— Bon Dieu, pas passé loin, gueula Rom, encore secoué.

Depuis un moment il avait retrouvé son sang froid et ne fit pas davantage de commentaires.

Gurvan regardait dessous. Ils étaient au-dessus d’un parc.

— On retourne un peu en arrière et on saute, il cria.

La descente fut impressionnante mais se déroula sans mal. Une fois au sol ils avancèrent doucement pour le passage en pesanteur qui les fit tout de même tomber.

Curieusement ils furent un peu réconfortés de trouver appui sur leurs jambes. Ils ne parlaient pas et se remirent en route, en accélérant leur trot.

Au bout du parc plusieurs portes s’ouvraient, les battants plaqués contre la paroi, côté parc, comme s’il y avait eu une explosion. Ils avancèrent prudemment.

Tout était dévasté. Impossible de reconnaître à quoi avait pu ressembler ce secteur. Il y avait des dizaines de corps…

Est-ce que le flanc ouest était attaqué lui aussi ? Ce serait la fin…