CHAPITRE PREMIER

 

Abasourdi, Gurvan regardait le sol en essayant de voir d’où venaient les coups. Il y avait tellement de poussières en suspension qu’on ne pouvait pas distinguer grand-chose.

— Briscards Bleus, attendez avant d’attaquer, je reviens vers vous, fit la voix rauque de Bishop.

Gurvan suivit son N°1 qui virait à gauche. La Flèche du chef d’escadron les rejoignit plus à l’ouest.

— Il ne faut pas recommencer de cette façon, lança Bishop, toujours tendu. On va attaquer par paire, sur une ligne, et descendre sous un angle très important. Si quelqu’un a une idée, c’est le moment, n’hésitez pas.

Bleu 1 et 2 se décalèrent, venant presque à la verticale de l’objectif et plongèrent. Ils devaient avoir une sacrée vitesse en arrivant près du sol. Pourtant le N°2 encaissa et remonta difficilement, décrivant des évolutions mal contrôlées. Le N°1 tira sans y croire et mit tout à côté.

La troisième paire, celle de Rom, plongeait à son tour. Gurvan avait la gorge serrée en regardant les appareils s’éloigner. La Flèche de Rom fut prise de convulsions étranges, bougeant sans cesse et évitant les thermiques qui venaient du sol. Son N°2 prit un rayon sur le côté et passa à l’envers. Le pilote ne put redresser et s’écrasa au milieu des blindés…

— A nous, Bleu 4.

Landra donnait le signal et Gurvan prit position sur sa droite à une trentaine de mètres. Il revoyait l’appareil de Rom danser en attaquant et quelque chose lui disait que l’idée était bonne. Son cerveau tournait à plein rendement. Machinalement il coupla le tir sur l’ordinateur de navigation placé en position automatique.

A peine venaient-ils de basculer le nez de leurs appareils que la Flèche de Gurvan fut projetée sur le côté. Il en reprit le contrôle immédiatement en même temps que sa vision périphérique enregistrait la gerbe blanche, là ou se trouvait l’appareil de son leader, la fraction de seconde précédente…

Ses mains furent saisies d’une sorte de frénésie. Elles étaient en train de couper l’activation du réseau anti-g sur la moitié gauche de l’engin !

La Flèche s’effondra sur la droite avec une brutalité inouïe et commença à tomber en tournoyant, à la verticale. Les compensateurs anti-g, encore activés, se mirent à tourner à pleine puissance, essayant de rétablir un vol normal et augmentant, en fait, l’effet de toupie.

Dans le poste c’était une vision de cauchemar ; Gurvan voyait des morceaux de sol défiler sur l’écran, remplacés dans la même seconde par du ciel. Il était projeté dans tous les sens et le harnais lui faisait un mal de chien aux épaules. Il avait l’impression que sa colonne vertébrale allait se disloquer et une effroyable nausée l’avait envahi. Il tentait de garder son sang-froid, d’évaluer sa hauteur.

Simultanément il réactiva la machine et pressa en continu la mise à feu.

Tout de suite la Flèche se stabilisa en virage sur la tranche qu’il corrigea sans y penser. Le nez s’abaissa en direction du sol et, d’un seul coup, les thermiques crachèrent. L’ordinateur avait identifié l’objectif et donné l’ordre de tir.

Il rétablit l’appareil à moins de dix mètres du sol et fila droit devant à la puissance maximale. En atmosphère, aux anti-g, la vitesse était limitée à Mach 2, 1 par le système de propulsion lui-même. Mais en très peu de temps il fut hors de vue de la zone de combat. A cette vitesse-là il parcourait trente-cinq kilomètres à la minute…

Il remonta droit vers le ciel.

— Gurv, ça va ?

La voix de Rom, qui en oubliait la procédure.

Ils avaient du le perdre de vue et ne savaient pas s’il avait percuté, avec le bordel au sol. Parce que ses thermiques avaient touché ! Il avait traversé des rideaux de fumée et de poussières !

— Oui. Je remonte par l’ouest.

— Bon Dieu, qu’est-ce que vous avez fait, Bleu 4 ?

— Juste une idée, comme ça.

Il y eut un silence puis Bishop reprit :

— Bon, on se reforme à l’extrémité ouest de l’objectif et on rentre.

La sortie de l’atmosphère exigea plusieurs essais. Il fallait emmagasiner le plus de vitesse possible pour monter très haut puis enclencher les propulseurs. La liaison entre les deux ne se faisait pas immédiatement et plusieurs Flèches décrochèrent, s’écroulant de plusieurs milliers de mètres avant d’être reprises en main par leur pilote.

Ensuite le retour fut tranquille. Personne ne disait mot à la radio. Ils étaient encore secoués par ce qu’ils venaient de subir. Sept disparus sur les douze Flèches qui avaient attaqué. Et un engin qui se traînait difficilement…

La Flèche endommagée se posa en dernier. Son pilote réclama les protections et vint s’y vomir, au fond du hall…

Ils descendirent lentement, comme s’ils venaient de combattre pendant des heures. Bishop avait du rendre compte par radio parce qu’on leur dit de gagner directement la salle de briefing, sans se déshabiller auparavant.

Les autres pilotes de l’escadre étaient là, massés sur le côté. Leurs traits étaient contractés, ils scrutaient ceux qui revenaient comme pour leur arracher quelque secret mystérieux.

Padge se tenait au bout de la salle, à côté de Brodick lui-même. Pour que le grand patron se soit déplacé…

Ils s’assirent, gênés sous ces regards. Puis Bishop commença son rapport. Il décrivit avec beaucoup de détails sa propre attaque et celle des autres, expliquant qu’il avait probablement eu de la chance en bénéficiant de l’effet de surprise.

Brodick posa trois questions techniques sur les conditions de vol de l’attaque et Padge demanda une foule de détails. Quand Bishop eut terminé, Brodick interpella Gurvan.

— Qu’est-ce que vous avez fait, sergent Gurvan ?

— En voyant Rom, j’ai pensé qu’il fallait dérouter le tir des thermiques de façon imprévisible. Ce qui m’a paru le plus imprévisible c’est le hasard. J’avais vu qu’il dérapait volontairement en utilisant les latérales, un coup à droite un coup à gauche, pour revenir sur l’axe mais, au sol, ils pouvaient le deviner.

— Alors ?

— J’ai coupé la sustentation anti-g sur une moitié de ma Flèche. L’appareil est parti en auto-rotation sur ce côté, évidemment. Et ses mouvements étaient dus à la tentative de reprise du contrôle de la moitié encore activée. Ce n’était absolument pas prévisible.

Un prodigieux étonnement était en train d’apparaître sur le visage de Padge.

— Après, il a suffi d’apprécier l’altitude. Le tir était couplé sur la navigation, je n’avais rien à faire d’autre que reprendre en main la Flèche et l’amener dans l’axe. J’ai fait une erreur d’appréciation sur l’altitude nécessaire pour reprendre la machine. Il y a beaucoup plus d’inertie que dans l’espace. C’est pourquoi je suis sorti trop bas, mais ça passait quand même.

Il y eut un long silence puis Brodick secoua la tête.

— Un coup pour rien, je le crains.

Gurvan était indécis, ne comprenait pas ce que voulait dire le chef d’escadre et cherchait la bêtise qu’il avait énoncée.

Padge leur donna quartier libre. La 122 venait de subir un sacré coup. Dji sortit de la salle avec Gurvan et l’accompagna à la salle de repos ou ils laissaient leur combine.

— J’ai dit une connerie ? il finit par lâcher.

— Pourquoi ?

— Brodick.

Elle eut un petit sourire découragé.

— Gurv… Il voulait dire que ta méthode est très bonne, mais pour toi. Impossible de l’enseigner à tout le monde.

— Mais pourquoi ? Ça marche, je t’assure.

— Bon Dieu…

Elle se fâchait vraiment, maintenant.

— … combien de pilotes sont capables de faire ça, à ton avis ?

— Mais…

— Mais quoi ? Quand est-ce que tu vas te rendre compte que tu es le meilleur pilote de la 122 et peut-être du porteur ? Un pilote-né, tu es ! N’importe qui essayant de couper la sustentation se cassera la figure, tu ne peux pas comprendre ça ?

— Mais enfin ce n’est pas difficile, ne raconte pas d’idiotie, aussi. Tu peux essayer quand tu veux.

— Je vais te dire, Gurv. J’essaierai probablement, en effet. Mais toute seule, dans un coin, et assez haut parce que j’ai la notion de mes limites.

— C’est vraiment idiot, ce que tu racontes là, si j’étais bon pilote j’aurais un paquet de victoires…

Elle haussa les épaules.

— Cette histoire de victoire… Sank a raison quand il dit que c’est dans ta tête que ça se passe. Il a même prétendu pendant un moment que tu ne VOULAIS pas descendre un Géo à cause du gars à l’intérieur. Mais depuis l’histoire de l’attaque de commandos il sait que c’est autre chose. Tu es seulement un cas ! Tu dois t’identifier au pilote de Géo et tu refuses de le tuer.

Il ne répondit pas, achevant d’enfiler sa tunique d’uniforme. Dans sa chambre il découvrit plusieurs paquets, des quartz. Une liaison devait avoir rejoint le 6021 et apportait des nouvelles.

De mauvaises nouvelles ! Caleb avait sauté. Bisarou, un autre de ses frères-édu qui était dans les commandos, était porté disparu. Et puis trois sœurs aussi et puis…

Déjà tant de disparus. Et ces quartz dataient de trois mois, il s’en rendit compte. Depuis, que s’était-il passé ?

Bien sur, ils savaient tous que c’est exactement ce qui devait se produire, que cette guerre ne laissait aucune chance aux combattants, que statistiquement…

Il se demanda ce qu’était devenu Sybal.