CHAPITRE III

 

Dji était allongée près de lui, au pied d’un arbre qui poussait le long d’un rocher. En principe ils devaient être pratiquement invisibles.

— Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent par ici ? se demanda Dji à voix haute.

— L’impression qu’ils déposent des mecs.

Le véhicule était stoppé à deux cents mètres et on voyait des silhouettes bouger.

— Il faut essayer de se faufiler, lâcha Gurvan.

Elle hocha la tête et ils reculèrent lentement. Plus loin ils se redressèrent à demi et commencèrent à courir, à demi courbés, en direction de l’ouest. Au bout de cent mètres ils étaient crevés. Impossible de progresser rapidement dans cette position. Le premier, Gurvan se redressa et repartit, debout.

Il comprit immédiatement qu’il aurait du prendre le temps de se reposer au moins une minute pour reprendre sa respiration. Il avait les poumons douloureux et sentait déjà les effets de la chaleur, malgré l’heure. Et puis ils n’avaient rien mangé et il ne restait plus d’eau…

Un cri le fit se retourner. Dji, le bras tendu, montrait le véhicule qui s’était remis en marche et semblait venir vers eux… Non… il stoppait. Avec ces rochers il ne pouvait plus progresser.

Mais deux types cavalaient dans leur direction et l’engin repartait en déposer d’autres plus loin.

Ils se remirent à courir parmi les arbres qui paraissaient plus nombreux. Gurvan ne voulait pas se retourner trop souvent, devinant qu’il perdait du terrain et risquait de tomber.

Il essayait de se souvenir du paysage. La veille il faisait nuit quand ils s’étaient arrêtés et ce matin… Jusqu’où s’étalait cette région tourmentée ? Est-ce que le véhicule de la patrouille pouvait la contourner ?

A la réflexion sûrement pas. Tous les hommes devaient avoir été débarqués. Et ils avaient l’habitude de ces combats, eux ! Il tourna la tête du côté de Dji qui courait d’une foulée régulière.

— Continue… je vais essayer de stopper les premiers.

Elle fut trop surprise pour discuter et il plongea derrière un rocher. Sa main alla chercher le thermique qu’il activa. Puis il tendit le bras au ras du sol et attendit…

Moins d’une minute plus tard il aperçut enfin les deux poursuivants. Rien derrière. Les autres avaient dû être disposés sur une ligne, plus loin, et avaient forcément du retard.

Il aligna le premier qui avait vingt bons mètres d’avance sur son copain. Forcément, il y en a toujours un qui va plus vite. Il fallait attendre le dernier moment. Une idée était en train de monter au niveau de sa conscience. Drôlement juste, mais de toute façon c’était ça ou…

Quand le gars ne fut plus qu’à dix mètres il visa longuement et pressa le bouton, sur le côté du thermique. Il y eut juste un petit trait brillant et le combattant vint s’affaler devant lui !

Gurvan releva son arme pour aligner le second qui apparut brusquement. Le type avait des réflexes rapides, ses mains relevaient déjà son thermique de combat quand Gurv fit feu. L’homme fut touché au côté mais n’eut pas le temps de poursuivre son geste. Il encaissait déjà un second rayon, en pleine poitrine.

Sans attendre Gurvan fonça derrière Dji. Il fallait absolument qu’il la rattrape avant qu’elle ne soit repérée par les autres.

En fait elle l’attendait un peu plus loin, l’arme à la main.

— Viens, il fit, essoufflé. On n’a aucune chance en fuyant devant eux. Il faut les feinter en rebroussant chemin.

— Hein ?

Il eut un geste d’énervement. Comprit qu’elle était de ces gens à qui il faut des explications sur tout pour les faire bouger…

— Il faut repasser leur ligne, mais dans l’autre sens. Ils ne sauront plus dans quelle direction chercher et on gagnera du temps.

— Revenir vers leur engin ? Tu es dingue. Ils ont sûrement un système de surveillance, enfin, réfléchis !

— Justement. Ils ne le brancheront sûrement pas encore, mais plus tard à coup sûr. Et à ce moment-là, nous on sera de l’autre côté. Bon Dieu tu ne peux pas me faire confiance ?

— C’est idiot, complètement idiot, anti-tactique, anti-militaire, anti tout…

— Et justement ça marchera pour ça ! Tu te décides, oui ?

— Quelle tête de lard, non mais quelle… Elle se mit à courir sans achever.

Au passage il s’arrêta près des corps pour prélever les thermiques de combat et les batteries de rechange. Puis il traîna rapidement le premier derrière le rocher. Dji l’imita avec l’autre et ils reprirent leur course.

Tous les cent mètres Gurvan stoppait et écoutait. C’était le silence mais il se demandait à quelle distance les autres pouvaient se trouver. Il n’avait aucune expérience de ces manœuvres. Peut-être valait-il mieux se planquer un moment ?

Il finit par s’y résoudre, faisant signe à Dji de se cacher. Avaient-ils déjà passé la ligne de progression ou non ?

Quelque chose craqua, loin sur leur droite. Gurv attendit cinq bonnes minutes avant de se décider. Mais il ne progressa dés lors qu’avec beaucoup de prudence.

Rien n’apparut et ils arrivèrent à la lisière des rochers sans avoir été repérés…

Dji s’allongea à sa gauche.

— Et maintenant, grand stratège, on traverse comment ce billard ?

Devant eux s’étendait une longue plaine rase… Gurvan balaya l’espace, cherchant confusément quelque chose. Il distingua bientôt le véhicule, arrêté près de la lisière, à huit cents mètres à droite.

— Maintenant tu restes ici et moi je vais leur piquer cet engin.

Elle ouvrit des yeux énormes.

— Tu veux… attaquer ce truc ?

— Ils ont dû débarquer le maximum de monde.

— Possible, mais tu n’en sais rien. Il reste peut-être le pilote et le chef de groupe. Des types expérimentés.

— Si j’étais chef de groupe je serais avec mes gars. De toute façon il faut essayer quelque chose. Ce n’est pas en restant dans notre coin qu’on s’en tirera. J’y vais.

— Ça va, ça va, je te couvre, tête…

— De lard, oui, je sais !

Il revint en arrière pour être dissimulé par les arbres et longea la lisière. Il comptait ses pas pour s’arrêter avant d’être trop près du véhicule.

Quand il s’estima assez proche il commença à revenir vers la lisière en avançant à demi courbé et lentement. Dji s’était arrêtée et observait, le thermique épaulé. Il se faufilait de rocher en tronc d’arbre.

Le véhicule !

Il était arrêté à une trentaine de mètres de là, à l’abri d’un grand rocher qui lui faisait de l’ombre. Un engin aux formes tourmentées, un peu comme les porteurs. Une tourelle double de thermiques lourds, sur le toit, à l’avant, mais pas de porte visible. De l’autre côté peut-être ?

Gurvan réfléchissait. Comment approcher suffisamment pour accéder à l’ouverture. Il devait bien y en avoir… Encore que le pilote préférait probablement la fermer pour bénéficier de la climatisation.

Il tournait la tête, examinant le terrain. Pas question de foncer à l’aveuglette.

Le rocher…

Il fallait progresser dans l’axe de l’angle mort du rocher à côté duquel était stoppé l’engin. Il se remit en marche lentement, appréhendant de voir la tourelle pivoter de son côté…

Quand le véhicule eut totalement disparu derrière le masque il n’hésita pas et fonça.

Son cœur cognait lorsqu’il s’aplatit contre la roche déjà chaude de soleil. Il reprit son souffle, essayant d’imaginer ses gestes, ce qui allait se passer. Il y avait trop d’hypothèses possibles. Il se décida et contourna le rocher…

Là… Allongé sur le sol, au ras du rocher, il voyait maintenant la porte, sur le côté gauche de l’engin.

Fermée !

Gurvan était désemparé. Bien sur, c’était vraisemblable, mais il avait espéré une sorte de miracle. La chance, quoi, qui aurait révélé la porte ouverte. Que faire ? Il avait le crâne vide, se résolut à attendre.

Une heure plus tard, rien n’avait bougé. Il souffrait terriblement de la chaleur et de la soif. Dji était invisible, planquée quelque part, derrière. Comment faire sortir ce type ? Attendre était risquer le retour du groupe. Il finirait bien par se rendre compte que les deux gibiers s’étaient sortis d’affaire et reviendraient.

Gurvan hésitait à aller frapper la porte, comme si un membre du groupe rentrait. A la Tridi, ça marchait, mais ici ? Il n’avait rien du super combattant.

Quelque chose bougea… Une sorte d’antenne qui pivotait… Elle finit par s’immobiliser en direction de la lisière et entama un balayage régulier. La détection… Ça voulait probablement dire que la patrouille venait de prévenir, par radio, qu’elle avait perdu le contact avec les poursuivis… Ou alors que les corps avaient été découverts ?

Il eut soudain une idée folle. Lentement il amena le système de visée de son arme devant ses yeux et effectua le réglage avec soin. La base de l’antenne était en plein centre quand il pressa la mise à feu. Une pression d’une fraction de seconde.

Le rayon frappa le métal et il y eut un grésillement léger. La respiration bloquée, Gurv restait là, immobile, l’arme prête…

Quand la porte s’ouvrit il eut un petit coup au cœur. Un type sortit rapidement et leva la tête vers l’antenne au moment ou Gurv tira. Le corps fit un bond en avant et s’effondra sans un cri.

Sans réfléchir Gurvan fonça, sautant pardessus le cadavre, et pénétra dans le véhicule, l’arme à la hanche, prêt à tirer… Il n’y avait personne… Une espèce de frénésie le saisit. Il fallait partir vite, très vite… Il ressortit et fit le tour de l’engin pour se montrer à Dji. Puis il revint à l’intérieur et se rua vers le poste de pilotage. Maintenant il s’agissait de comprendre comment ce truc fonctionnait.

Ses yeux tombaient sur des commandes qui ne lui disaient rien et il sentit son cœur accélérer… Se calmer, d’abord se calmer ! Il respira longuement, à plusieurs reprises, les yeux levés. Puis il se mit à réfléchir. Voyons, il devait y avoir une activation générale. Seulement pas question de démarrer le moteur avant de savoir comment diriger cet engin. Le vacarme était trop important…

Ses mains tombèrent sur les accoudoirs du siège-pilote… et ses doigts sentirent des protubérances…

— La porte, ferme la porte !

Dji entrait en vitesse.

— Sais pas comment procéder…

— Bon Dieu, ils arrivent, Gurv !

Il fallait se jeter à l’eau… Le tableau-moteur devait être ce truc, à droite, il y avait des voyants de puissance caractéristiques… ce bouton vert… Il le pressa et une stridence commença à monter pendant qu’un écran de visibilité s’allumait devant ses yeux. Un autre bouton juste à côté… C’était le flou le plus absolu. Il posa un doigt dessus et, tout de suite, le véhicule commença à s’élever.

Ses mains revinrent aux accoudoirs… et l’engin redescendit ! Rapidement il reposa le doigt sur le contact précédent et l’y laissa. Le sifflement de la turbine continuait à progresser. Un nuage de sable envahissait l’intérieur avec la porte ouverte…

Au bout de quinze secondes il osa lâcher le bouton… Cette fois le véhicule resta en position haute. C’était maintenant que tout allait se décider. Ses doigts de la main gauche appuyèrent franchement sur les petites protubérances… et le truc se déplaça sur la droite, venant frapper légèrement le rocher !

Gurv jura sèchement et essaya la main droite… Voila, ça virait, mais pour démarrer ? Ses yeux ne quittaient plus l’écran, devant. Rien ne bougeait. En désespoir de cause il pressa les commandes des deux côtés à la fois…

Une secousse. Le véhicule se mettait en marche ! Il entendit Dji tomber lourdement, derrière lui, mais ne tourna pas la tête, concentré sur le pilotage, essayant de comprendre avant de percuter quelque chose. Il y avait pas mal de rochers dans cette direction…

Tâtonnant, il finit par piger. Les doigts des deux mains établissant le contact sur les accoudoirs, le véhicule avançait jusqu’à sa vitesse maxi, une main inactive et ça virait du même côté. Rudimentaire mais logique.

La vitesse était honnête, maintenant, et elle était toujours en progression. Comment la moduler ? Il lâcha un doigt de chaque côté et il y eut un net ralentissement… Compris !

Dji revenait. Elle se pencha pardessus son épaule, criant pour se faire entendre.

— Tu le tiens ?

Il hocha la tête.

— Regarde si tu trouves la fermeture de la porte.

Elle passa à côté et commença à examiner les cloisons. Il la laissa faire, se bornant à surveiller qu’elle ne touchait pas aux boutons qu’il avait déjà actionnés. Elle mit près de dix minutes à trouver. Mais ça valait le coup, tout de suite le silence arriva.

— On s’en est tirés !

Elle paraissait avoir de la peine à y croire. Il la voyait de côté et fut touché par la netteté du profil. Pas de mollesse sur ce visage. Mais pas de dureté non plus, c’était étrange. Elle tourna la tête vers lui et trouva son regard. Il se secoua et lui sourit vaguement, espérant que la lumière était trop faible pour…

— Qu’est-ce que tu as ?

— Hein ? Rien, rien du tout… Dis donc, il faut se décider à prendre un cap…

Il essayait de se reprendre mais vasouillait.

— Regarde-moi, fit-elle en lui prenant le menton. Qu’est-ce qui se passe ?

— J’étais juste content qu’on s’en soit tirés…

Il s’était repris et commençait à se sentir furieux envers lui-même. Il poursuivit d’une voix plus sèche :

— Pas question d’aller vers l’est. Dans l’ouest on va crever de chaleur. Je propose d’aller vers le sud. De toute façon il faudra se débarrasser de ce machin. Ils ont peut-être le moyen de le repérer. Mais autant faire le plus de chemin avant. Et gagner une région moins dure pour y attendre un tracteur. Je te propose d’avancer aujourd’hui et cette nuit. On se relaiera aux commandes.

— Ça me va… mais à un moment ou à un autre il faudra que tu t’expliques.

Il ne répondit pas.

 

*

 

A l’aube ils avaient parcouru près de mille kilomètres et abordaient une région très verte, vallonnée, avec des ondulations si proches les unes des autres que la vitesse tomba sérieusement.

Gurvan avait repris les commandes vers la fin de la nuit, après avoir dormi trois heures. Ils s’étaient relayés régulièrement sans beaucoup se parler.

Quand il aperçut la petite rivière qui se tortillait entre les collines, Gurvan freina brusquement. D’abord pour ne pas la franchir, il y avait une ligne d’arbres de l’autre côté, et aussi à cause du spectacle. Le flanc de la colline opposée paraissait mauve ! Il était couvert de petites fleurs si rapprochées qu’elles formaient un tapis d’une couleur unie ! La rivière sinuait dans le creux, changeant de direction tous les vingt mètres à peine. L’eau paraissait calme.

Il se dit que ce coin devait permettre de se cacher facilement et ils auraient de l’eau. Il se tourna vers l’arrière ou Dji se redressait.

— Viens voir, il fit en désignant l’écran. Ça te va ?

Elle resta silencieuse quelques secondes puis murmura :

— Je ne savais pas que ça existait…

— Il faut récupérer ce qu’on peut dans le matériel, derrière, et aller planquer l’engin, il répondit en coupant le contact.

Les voyants du tableau s’éteignirent.

Dehors l’air était encore plein de brins d’herbes soulevés par le tapis d’air du véhicule. Pas un bruit. Dji se secoua et revint à bord pour fouiller les coffres.

Essentiellement des réserves de batteries pour des armes qui n’étaient plus là. Le groupe devait les avoir emmenées. Des rations aussi, dont ils firent deux paquets, et des sortes de boules rondes, apparemment des gourdes d’eau et des récipients. Ça aussi, ils le mirent de côté.

Pour le reste, Gurvan trouva un matériel de réparation et y préleva une trousse d’électronique. Il n’y avait pas grand-chose d’autre, à part des tenues de combat légères, pour région chaude, probablement. Ils en prirent deux.

— Ou veux-tu cacher ce machin ? elle demanda soudain.

Il haussa les épaules.

— On va aller un peu au hasard, je ne vois pas d’autre solution. Si on essaie de le détruire, l’explosion sera décelée de loin et s’il y a du monde…

Ils repartirent à faible vitesse et cherchèrent longtemps en décrivant des cercles autour de la petite colline mauve. Sans s’être concertés, ils voulaient s’installer par là. En fin de matinée ils commencèrent à explorer les hauteurs. Mais ce fut plus tard, au début de l’après-midi, qu’ils arrivèrent au bord d’une faille.

On n’en voyait pas le fond. Après tout, pourquoi pas là ? Ils descendirent le matériel qu’ils voulaient emmener et Gurvan alla placer l’engin sur la pente, plus haut que la faille. Son poids avait tendance à le faire glisser en avant et il recula suffisamment pour se laisser le temps de sauter.

Il plongea dans un nuage de poussière, en quittant la machine qui le dépassa dans une stridence insupportable et bascula dans la faille… Il y eut une série de chocs. Ils pensaient que la réserve d’énergie ne sauterait pas mais restèrent au sol pendant un moment. Il ne se passa rien.

Alors Gurvan se releva.

— On y va ?

Dji hocha lentement la tête, regardant autour d’elle comme si elle découvrait le paysage. C’est vrai que les couleurs n’étaient pas exactement les mêmes sur l’écran, à bord. La réalité était plus délicate et précise. Les contours plus nets, les teintes plus vives.

En fin d’après-midi ils arrivèrent dans la vallée mauve. Il faisait encore chaud, moins qu’au nord mais suffisamment pour qu’ils aient envie de se baigner.

Sous les combinaisons ils portaient les vêtements de corps anti-feu réglementaires. L’eau était fraîche et d’une transparence stupéfiante. On distinguait des poissons qui ondulaient dans les longues herbes, au fond. Ils restèrent longtemps à se laisser porter par le courant léger mais régulier.