CHAPITRE V

 

— Encore un moment, s’il vous plaît, sergent. Gurvan était assis dans un fauteuil du centre médical du niveau de l’ֹÉtat-major.

— Voulez-vous suivre des yeux le texte qui apparaît sur l’écran, je vous prie ?

Le médecin était aimable mais guère souriant. Il avait un boulot déplaisant à faire, un boulot de flic. Confirmer si oui ou non Gurvan et Dji avaient eu des « relations amoureuses », c’était le terme du règlement ! On lui avait passé des tas de contacteurs, sur le crâne et sur les avant-bras. Le tout était branché sur un ordinateur de comportement qui l’avait étudié, auparavant. Ses réactions, en relisant le texte de son interrogatoire du retour, permettraient de déceler s’il avait menti, au sujet de Dji.

Si c’était le cas, ils seraient changés d’escadre.

Là aussi c’était le règlement.

Le retour s’était déroulé sans anicroche. Le pilote du tracteur avait du faire de la place pour les emmener tous les deux mais il y avait un escadron en opération, en orbite, et ils étaient rentrés sous escorte.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, sergent, dit le médecin en arrivant près de lui. Vous devriez être honnête avec moi. Au premier passage du texte la machine a enregistré une légère réaction sur votre comportement avec cette jeune fille. Maintenant elle ne décèle plus rien. Et ce n’est pas normal. Si vous aviez menti, cela se verrait sans l’ombre d’un doute. Mais si vous n’avez pas menti, pourquoi diable avez-vous réagi au premier passage, sur le même paragraphe ? Médicalement c’est un mystère.

Sacrée machine ! Il sourit légèrement. Il s’était bien passé quelque chose…

Un instant il avait eu envie de quitter la 122 pour ne plus voir Dji, ou plutôt pour ne pas savoir quels risques elle prenait. Alors il avait pensé qu’il faisait l’amour avec elle, là-bas, sur la colline mauve, pour tromper l’ordinateur et prétendre qu’il avait menti.

Et cette foutue machine l’avait bel et bien enregistré. Seulement ce n’était qu’un rêve, alors elle avait seulement marqué le coup ! Difficile à expliquer au médecin. Pourtant il fallait bien raconter quelque chose. C’est maintenant qu’il fallait mentir vraiment. Et comme la machine n’avait pas de comparaison elle n’y verrait que du feu.

— Un jour j’ai eu très envie d’elle, il lâcha d’un air tranquille. Vous comprenez, quinze jours sans filles… Mais je n’ai rien dit. J’ai pu me dominer.

Le gars hocha la tête en ne le quittant pas du regard.

— Bien sur, vous connaissez la raison de cette règle des escadres. Si deux pilotes sont amoureux ils peuvent mettre en danger toute l’unité par une mauvaise réaction, au combat. Ce n’est pas une interdiction gratuite. Leurs sentiments sont trop forts, vous voyez ?

Pourquoi expliquait-il cela ? Gurvan ne comprenait pas, scrutait à son tour le visage du médecin.

Celui-ci se redressa, songeur…

— Sergent, je vais vous demander quelque chose… Ah, le test est négatif, bien entendu. Vous retournez à votre escadre, de même que l’autre pilote. Mais… j’aimerais bien que vous me disiez, un jour, ce qui s’est passé. La vérité, je suppose. Voilà, au revoir, jeune homme.

La rosse. Il avait deviné ou quoi ? Gurvan fut heureux d’être seul pour se rhabiller.

 

*

 

Quand il arriva au mess il trouva Bishop, Rom, Djakar et Dji devant le bar. Deux bouteilles de Crémant des Moines rosé étaient posées dans un container de refroidissement.

— Alors on l’a dite, toute la vérité, mon petit ? fit Rom en lui pinçant la joue.

Gurvan se sentit pâlir. Quel besoin avait cet imbécile de balancer des choses comme ça ?

— Tout de même, ça t’en a pris un temps pour raconter ta petite histoire, insista Djakar en se marrant.

Gurvan rencontra le regard de Dji, moqueur, et ça le remit en place. Il sourit :

— Il a voulu que je lui raconte mes fantasmes, le médecin ! Vous parlez si j’en ai eu pour un moment !

Tout le monde rigola. Sauf Dji qui lui lança un regard noir. Malheureusement Rom remit ça en se tournant vers elle.

— Ben et toi, pas de fantasmes, là-bas ? Gurvan fonça pour la devancer :

— Sûrement pas. Je ne suis pas son type. Elle me l’a dit il y a longtemps.

C’était parti comme ça, très vite. Il ne voulait pas qu’elle soit mêlée à ces trucs grivois.

— Pas de pot, mes enfants, fit Bishop. Moi à votre place j’aurais pas fait la fine bouche. Enfin c’est votre affaire… bon, on se les boit, ces bouteilles ? A la 122 renaissant de ses cendres… merde, c’est pas tellement malin !

La 122 venait, pour la énième fois, d’être reformée. Il y avait eu beaucoup de pertes durant les attaques au sol et un renfort était arrivé. Du précédent effectif ils ne restaient qu’eux cinq, Padge, Karang et Jary. Rom venait de passer au C comme chef de patrouille.

Gurvan regarda en transparence le liquide rose, se demandant combien il avait bu de bouteilles depuis quelques mois. Et pour fêter quoi ? Des victoires, des promotions ou rien du tout, pour se remonter un peu le moral. Jamais en guise d’adieu à un copain. Il en était parti tellement…

Il comprenait mieux, aujourd’hui, cette réserve, cette position en recul des anciens lorsque des nouveaux arrivaient. Pas envie de se lier avec des personnages qui allaient disparaître.

Depuis leur retour, la veille, il n’avait pas eu l’occasion de réfléchir, trop occupé à enregistrer, sur quartz, son rapport sur ce qu’ils avaient fait, sur la façon dont il avait été abattu, ses manœuvres, les réactions de sa Flèche. Et puis la vie au sol, comment ils s’en étaient tirés. Il savait déjà que les localisateurs allaient être modifiés. Plus robustes, désormais.

Les autres chahutaient et il les contempla un moment, comme en dehors. ֹEtrange qu’il n’y ait qu’une fille parmi eux. Dans d’autres escadres c’était l’inverse.

— Eh, Gurvan, tu ne fêtes pas ta nouvelle position ?

— Position de quoi ?

— Il n’est pas au courant, intervint Djakar.

Il les regardait les uns après les autres, sans comprendre. Dji n’avait pas l’air dans le coup, non plus.

— Bon, alors vous parlez, ou quoi ?

— T’as pas regardé le tableau ? dit Bishop avec un petit geste de la main en direction de la paroi.

— Il a quelque chose de particulier ?

— Ouais, un nouveau N°1.

Il mit quelques secondes à assimiler.

— Moi ?… Non, vous rigolez, je n’ai pas de victoires !

— Mais si, se marra Rom, un véhicule à effet de sol !

— Bravo, vraiment délicat, lâcha Dji en fixant le petit pilote. Tu fais dans le tact, dis donc.

Gurvan n’était pas vexé. Il s’en foutait complètement. Il lui suffirait d’endommager des Géos à chaque combat. L’effet serait le même sur le pouvoir offensif ennemi, mais les victoires officielles… Il avait dépassé ce stade.

Il y avait au fond de lui une dureté nouvelle, une indifférence, pour tout ce qui n’était pas efficacité. Il s’était rendu compte, pendant le voyage de retour, que les vrais dangers, le plus important dans cette guerre, ce qui représentait le potentiel de destruction le plus important, c’étaient les raiders.

Eux pouvaient détruire un porteur ! Et plusieurs porteurs disparus représentaient une task-force anéantie ! ça, c’était vraiment important, un affaiblissement authentique de la puissance ennemie… Or ces victoires-là n’étaient même pas comptabilisées ! Alors le tableau de chasse, hein…

— Doucement ! Oh, du calme, il fit, arrêtez de vous chamailler. Après tout l’ֹÉtat-major a ses raisons. S’il veut que je sois N°1 sans victoires, quelle importance ?

Ils le regardèrent, surpris, ne comprenant visiblement pas qu’il prenne la chose avec autant de détachement. Il aurait du, soit éclater de fierté, soit être horriblement vexé. Mais cette indifférence, là, ils étaient perdus. Il haussa les épaules.

— C’est pas ça qui va changer le cours de la guerre, hein ?

Dji le surveillait, comme si elle cherchait à jauger ce qu’il ne disait pas. Il lui sourit et leva sa coupe.

— A la 122, qui s’illustre encore une fois avec une grande première : un N°1 d’un nouveau type.

Impossible de leur faire comprendre qu’il n’avait plus qu’un but, tout faire pour survivre. Être plus féroce que les autres s’il le fallait, fuir s’il n’y avait pas d’autre solution, peu importe pourvu qu’il s’en sorte ! Pas le truc à dire à des mecs qui marchaient toujours aux vieux poncifs.

Finalement leur petite fête tourna court et ils se quittèrent. Dji resta un moment, comme si elle voulait lui dire quelque chose mais, à son tour, elle partit.

Il alla dans sa chambre enregistrer des quartz pour ses frères et sœurs. Son nouveau compagnon de chambrée n’était pas encore désigné et il appréciait sa solitude.

Dans la foulée il fit huit quartz qu’il alla déposer dans la fente réservée aux communications extérieures, puis marcha longuement dans le grand parc.

L’herbe artificielle lui parut ridicule et le décor reconstitué primaire. Le sol était autre chose… Au fond, ce parc ne pouvait servir qu’à une chose, à se donner de l’exercice. Il commença à courir, à sa main d’abord, puis plus vite. Il allongeait les foulées en tentant de garder la même cadence. Jamais il n’avait été dans cette forme physique. Du souffle à revendre et des muscles souples et durs à la fois.

Il rentra prendre une douche et alla s’asseoir dans la salle de repos, en fin d’après-midi. Il était en train de faire une partie de stérien, concentré sur les figurines qui s’agitaient doucement, dans la boîte, quand la porte s’ouvrit sur une bande de pilotes bruyants. Les nouveaux, probablement. Il ne releva pas la tête, n’ayant pas envie de parler.

Le renfort était composé à 80 % de filles, cette fois, et elles paraissaient encore plus excitées que les garçons.

— Eh, Dort, regarde ça, il y a même des fax de précision. Tu paries que je te mets dix tirs dans la vue.

Elles étaient une douzaine à revenir d’un cours théorique, probablement. Gurvan ne les avait pas encore rencontrées.

— Non, j’attends les autres. Ils devraient rentrer de l’entraînement, maintenant. Je veux savoir comment ils ont fait leurs réglages.

Gurvan sentait qu’il les intriguait mais ne relevait surtout pas la tête, elles fonceraient dans l’ouverture. Un type et une fille tournaient autour de lui, comme des mômes, et les autres paraissaient incapables de parler sans crier. Il essaya de se concentrer de nouveau sur le problème de stérien.

Finalement ils trouvèrent la solution. Deux filles commencèrent à se poursuivre et l’une d’elles renversa le stérien… Cette fois plus possible de les éviter. Mais c’était fait avec tellement de naïveté qu’il eut de la peine à ne pas se marrer.

En tout cas elles ne perdirent pas de temps. L’une ramassa le jeu, mimant la confusion, et l’autre s’assit carrément en face de lui.

La première était mince comme un fil, des cheveux longs, ce qui était assez insolite chez les pilotes d’intercepteur, et des yeux vifs. Mignonne d’ailleurs.

La seconde, assise maintenant, avait un visage terriblement sexy avec des lèvres assez épaisses, un visage ouvert, intéressant, et un corps splendide, apparemment. Elle faisait assez ressortir sa poitrine pour qu’on se rende compte immédiatement de sa forme…

— Dites, sergent, vous êtes à la 122 ?

Elles devaient bien le savoir puisqu’il était là.

Mais il hocha du crâne. Autant entrer dans leur jeu sinon ce serait pénible. Et puis il avait du être comme ça, lui aussi…

— Vous avez déjà participé à des combats ? demanda la fille mince.

— Oui.

— Souvent ?

Leurs yeux brillaient d’excitation.

— Assez souvent, oui.

— Je m’appelle Kataranas, reprit la plus sexy. Elle c’est Diva… Enfin on l’appelle comme ça parce qu’elle nous casse les oreilles à chanter, en simulateur. Elle veut nous foutre des complexes mais ça ne marche pas. Ses notes sont pas si fumantes que ça.

La petite brune sourit sans se fâcher.

— Assez tout de même pour être dans le premier quart systématiquement depuis le premier jour.

— Ouais, oh, ça ne prouve pas grand-chose, pas vrai, sergent ?

— Je ne sais pas.

Il n’avait pas envie de se retrouver au milieu d’un règlement de comptes.

— Dites, les Flèches sont plus difficiles à manœuvrer que les S04 ?

— Les Saucisses ? Non, je pense pas.

— Vous avez mis combien de temps, vous ? Diva paraissait plus sérieuse, maintenant.

— Je ne me souviens pas très bien.

— Vous ne voulez pas le dire, c’est ça ? Vous craignez de nous flanquer des complexes ? Soyez tranquille, vous n’y arriverez pas !

Nature, Kataranas… Son sourire révélait de grandes dents, qui lui allaient bien, d’ailleurs.

— Je ne cherche rien… disons deux ou trois heures.

— Pour l’avoir en main ?

Cette fois elles ne rigolaient plus. Deux autres filles s’étaient rapprochées, avec un type trapu, Dort.

— Pour l’avoir en main ? répéta une autre fille.

— Oui. Mais j’avais l’entraînement des Saucisses.

— Comment ça se passe avec le N° l, ils sont secs ? demanda une grande fille bien plantée.

— Eh, doucement, Besik, il est à nous, celui-là.

Tu n’as qu’à t’en trouver un autre.

Kataranas faisait le barrage et Gurvan fut gêné. Ces filles avaient l’air drôlement sures d’elles. Pour se donner une contenance il se dirigea vers le bar. Elles le suivirent dans le même mouvement...

Devant le bar les deux copines l’encadrèrent, Kataranas à gauche, Diva à droite. Elles verrouillaient la position et les autres n’insistèrent pas !

— Alors, ces N°1 ?

Il eut un geste vague de la main.

— Au combat on ne fait pas de mondanités. Il faut éviter de charger la fréquence. Bornez-vous à suivre votre leader, les engueulades ce n’est pas le plus important.

Kataranas lui fit un regard en coulisse.

— Au retour c’est plus sympa ?

Il ne sut quoi répondre. Elle l’allumait, la petite vache !

C’est alors que la voix de Dji se fit entendre. Il ne l’avait pas vue arriver.

— Si l’une de vous est son N°2, priez pour qu’il ne soit jamais touché sinon vous ne reviendriez pas de la sortie suivante !

C’était parti sèchement et les deux nanas se retournèrent.

— Eh… il te plaît à ce point ? Nous on n’est pas encore officiellement intégrées dans l’escadre, mais je croyais que c’était interdit, pour vous ?

Elle ne s’était pas démontée, Diva.

Dji garda son sang-froid mais pâlit un peu, la mâchoire bloquée.

— C’est seulement le meilleur pilote de ce front d’opérations, tous porteurs confondus. N’oubliez pas ce que je vous ai dit, je parlais sérieusement.

Elle fit demi-tour et sortit d’un pas nerveux. Gurvan était stupéfait. Ce n’était pas le genre de Dji, ça. Il fallait qu’elle ait une bonne raison. Une menace pareille !

Il comprit d’un seul coup, c’était lumineux. Elle était amoureuse… elle aussi ! Il reçut une secousse dans la poitrine. Bon Dieu, Dji… Une vague de joie l’envahissait, il avait à la fois chaud et froid… Quelqu’un lui avait posé une question qu’il n’avait pas entendue.

— Hein ?

— Je disais : qui c’est cette nana ?

— Officier-pilote Dji. Neuf victoires en un demi-tour d’opérations.

Diva fit une petite grimace.

— Pas l’air commode. Et vous, combien de victoires ?

— Aucune.

— Mais… je croyais ?

Pour une fois Kataranas était soufflée.

— Qu’il fallait au moins une victoire pour être leader ? C’est exact, oui.

— Alors ?

Il haussa les épaules.

— Je ne sais pas. C’est encore très récent.

Il avait envie d’être seul et profita de leur silence pour les saluer et sortir.

Dehors il alla faire quelques pas dans le parc. Dji… Son calme, sa réserve. Dji amoureuse ! Il n’en revenait pas. Elle paraissait toujours si loin de ces choses, comment imaginer qu’elle pouvait ressentir un sentiment assez fort pour la conduire à une mise en garde pareille ? Jalouse…

Il était sur un petit nuage, goûtant son bonheur à petites pensées légères, pour ne pas l’épuiser. Il avait assez de lucidité pour se rendre compte que c’était un moment exceptionnel que celui ou l’on découvre l’amour de l’autre. Il ne voulait pas se précipiter.

Une envie folle d’aller la voir le tenaillait mais il savait qu’il ne fallait pas. Connaissant Dji, elle devait être furieuse contre elle-même. Il devait faire mine de n’avoir rien compris, respecter son silence.

Voilà pourquoi elle avait voulu appeler le tracteur, là-bas, au sol. Parce qu’elle avait réalisé ce qui se passait et ne voulait pas craquer. Pour lui tout avait été plus facile, il ne savait pas ce qu’elle éprouvait et ne voulait pas se rendre ridicule. Mais elle l’avait forcément deviné, ce qui lui rendait la vie encore plus dure. Il ne savait pas s’il aurait tenu le coup, à sa place.

Il eut envie d’aller voir Sank pour lui raconter…

Et puis non, ce serait trahir Dji. Sans compter que Sank, croyant bien faire, les ferait peut-être séparer ?

Mais il avait envie de voir quelqu’un et se décida à aller au niveau des tracteurs.