CHAPITRE IV
Au matin, Gurvan fut réveillé par le froid. Ils s’étaient installés à mi-pente en face de la colline mauve, sur une surface plate entourée de buissons. Il tourna machinalement la tête sur le côté et découvrit Dji.
Elle dormait en chien de fusil, les mains pressées contre sa poitrine, le visage détendu, tourné de son côté. Il fallait se couvrir. Il se maudit de n’avoir pas emporté davantage de vêtements.
Avançant la main, il saisit leurs combinaisons et les posa en travers de leurs corps… Ça ne servait pas à grand-chose… Il avait encore sommeil et… Dji bougea en grognant un peu. Il ne voulut pas la réveiller et resta immobile.
D’instinct elle se rapprochait de lui, cherchant sa chaleur, probablement. Bientôt elle fut blottie contre lui. Il osait à peine respirer, se demandant pourquoi il était aussi tendu. Il ne se rendormit pas, attendant qu’elle ouvre les yeux.
Juste avant elle bougea un peu et il fit mine de dormir. Il sentit son réveil, son regard. Plusieurs minutes passèrent avant qu’elle ne se décide à s’écarter. Il aurait voulu voir ce qu’elle faisait, n’osa pas et finit par s’endormir pour de bon !
Ce jour-là ils explorèrent le cours de la rivière, marchant le long de la rive en silence. Cette vie, si différente de ce qu’ils connaissaient, les paralysait un peu. Ils s’arrêtaient souvent pour regarder un arbre, des fleurs, ou un animal qui surgissait, les observait et se sauvait, sa curiosité apaisée.
Ils ne mangèrent pas à la mi-journée, s’arrêtant simplement à l’ombre de grands arbres pour dormir paisiblement.
L’eau de la rivière leur parut moins fraîche que la veille quand ils se baignèrent, après la sieste. Ils commençaient à récupérer des fatigues de la marche.
Le soir, Gurvan alla ramasser du bois et en fit un tas près d’eux. A la nuit il l’alluma avec son thermique pendant qu’ils mangeaient les rations récupérées. Elles n’étaient pas meilleures que les leurs !
— Demain j’essaierai d’attraper des poissons, il dit soudain en regardant les flammes.
— Avec quoi ?
Il y avait un peu de moquerie dans sa voix mais il n’en fut pas vexé.
— Je n’en sais foutre rien. Mais j’ai envie de manger autre chose que ces cochonneries de rations. Dommage que Sank ne soit pas là, il nous ferait cuire un truc à lui.
— Les oiseaux, ce serait plus facile, non ?
Il ne répondit pas tout de suite.
— ’Suppose que oui.
Ils étaient bien, vaguement engourdis par la chaleur du feu. Ils parlaient sur un rythme lent, prenant leur temps pour répondre, comme si les mots ne venaient pas aussi facilement, ou comme s’il s’agissait de nouveaux mots qu’ils n’avaient pas l’habitude de manier.
— Je me souviens d’une vieille tridi… Dji bougea un peu, appuyée sur un coude.
— …c’est drôle, je n’y avais plus pensé depuis si longtemps. C’était une histoire d’autrefois. Un truc à l’eau de rose, je pense, mais j’avais adoré. J’y ai rêvé pendant des semaines. Mais je n’ai jamais osé en parler à personne. J’avais trop honte.
Il détourna son regard du feu pour la regarder.
— C’était quoi ?
— Justement, c’est ça qui est curieux. Je ne me souviens pas vraiment de l’histoire mais de ce que je ressentais en la voyant. J’étais… bien. Dans une sorte de cocon protecteur ou tout était parfait… Les autres étaient très loin… je n’avais pas besoin de me surveiller.
Elle se renversa en arrière, regardant les étoiles.
— Tu avais quel âge ?
— Oh, j’étais grande, au moins douze ans, déjà.
Il sourit.
— Et tu te surveillais ?
— Bien sur. On ne pouvait pas se laisser aller. On nous répétait souvent que seules les meilleurs iraient dans l’interception. Qu’on avait besoin, vraiment besoin je veux dire, de nous. On se sentait à la fois importantes et fragiles. Jugées a propos de tout, tu comprends ? Alors il fallait se surveiller pour ne pas montrer de doute.
— Tu étais heureuse ?
La réponse tarda.
— Je crois bien que oui. Cette tension m’écrasait parfois mais il y avait les autres, les frères et sœurs. On avait un système chez nous. Quand quelqu’un se sentait agressé par un frère ou une sœur, il inscrivait le nom de l’autre sur la paroi de la salle à manger et tout le monde se mettait à surveiller la personne désignée. Le mien a été inscrit, une fois, je n’ai jamais su pourquoi.
— Et toi, tu en as écrit ?
Elle pinça les lèvres, un peu rêveuse.
— Non, jamais.
Il changea de position et s’assit.
— Tu sais que j’ai faim ? il fit, étonné de ce qu’il ressentait.
— Eh bien, mange. Il y a des rations en pagaille et puisque tu vas chasser…
Elle se moquait ouvertement, maintenant, et il en fut heureux. Une espèce de complicité.
— Il y a une chose qui me gêne beaucoup dans la chasse, il dit en mastiquant des cubes de pâte sans saveur. C’est qu’il faut tuer les bêtes.
Elle leva un doigt solennel.
— Une vérité, ça.
Cette fois il ne sourit pas, continuant à voix lente.
— J’ai bien de la peine à l’admettre. Je… je crois que j’ai une sorte de blocage qui m’empêche de trouver ça normal… Finalement Sank a raison, c’est dans ma tête que tout se passe.
— C’est-a-dire qu’il faut faire un choix. Toi tu ne t’y es pas encore résigné… Encore que pour nous… les autres, il y a moins de problèmes. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme toi. Aussi… je ne sais pas, se posant autant de questions, réfléchissant à sa responsabilité a propos de tout. Après tout on est en guerre et ce n’est pas nous qui l’avons déclarée. Notre génération en a seulement hérité. Et elle fait de son mieux pour tenir son rôle. Qu’il soit bon ou pas, malheureusement on n’y peut rien. On est tellement insignifiants…
— Parce qu’on nous l’a rabâché pendant tant d’années. Une vie, une des nôtres, est précieuse et il faut la préserver pour la meilleure utilisation possible.
— Oui… je sais. Tous ces trucs nous dépassent tellement. On est aujourd’hui ce que des hommes, qui sont morts, ont voulu que nous soyons. Les résultats d’une programmation. Bien ou pas le système fonctionne sans nous demander notre avis. Et même notre mentalité a été conçue, modelée dans le but à atteindre. J’imagine que certains d’entre nous ont de la peine à le supporter… je peux le comprendre mais il faut bien se résoudre : ce sont eux qui ne sont pas dans la norme. C’est la première fois qu’elle parlait de ces choses ouvertement. Alors elle était moins pleine de certitudes qu’elle n’en donnait l’impression. Elle parlait de tout ça avec un calme qui le surprenait. Lui n’avait jamais remis en question ni jugé leur vie. C’était autre chose. Un manque de passion, peut-être ? Ou simplement de volonté ? Il ne désirait probablement pas autant que les autres remporter des victoires, par exemple ? Le pilotage, ça oui, il aimait vraiment, mais la guerre… Et jusque-là, en vie…
Il était beaucoup plus fasciné désormais par la vie libre, sur les sols. Tout ce qui les entourait depuis qu’il avait posé le pied sur cette planète l’absorbait infiniment plus.
*
Le lendemain il abattit un gros oiseau qui courait dans l’herbe. Ce fut moins difficile qu’il ne l’imaginait. En revanche, pour le dépecer, enfin le plumer, là il dut se blinder.
Ils se baignèrent encore. Le matin et l’après midi. Et se baladèrent, un peu au hasard. Ils parlaient de plus en plus. De n’importe quoi, un arbre, des fruits, qu’ils n’osaient d’ailleurs pas gouter, aussi bien que de la guerre.
Mais de moins en moins de la guerre.
Les heures semblaient passer selon une cadence différente. A la fois beaucoup plus lentement qu’à bord du porteur et bien plus vite. Le soir arriva alors qu’ils avaient l’impression de n’avoir rien fait de la journée. Ce qui était parfaitement vrai !
Ils eurent froid de nouveau cette nuit-là. Dji frissonnait et Gurvan vint contre elle, doucement, pour ne pas la réveiller. Délibérément il l’entoura de ses bras et s’endormit paisiblement.
Quand il se leva il eut l’impression qu’elle était réveillée depuis un moment mais qu’elle ne bougeait pas. Il retira ses bras qui la tenaient toujours et alla chercher de l’eau. Ils avaient trouvé une plante qui ressemblait un peu à l’une de celles que l’on cultivait, autrefois, dans sa Materédu. On en faisait des infusions. Il avait essayé la veille. Pas mauvais. Il aurait fallu un peu de sucre mais c’était buvable comme ça.
Il alluma du feu et laissa infuser quelques feuilles. Accroupi, il regardait l’eau changer de couleur, devenant d’une teinte verte avec des reflets violets, quand Dji vint près de lui.
— L’homme préhistorique va bien, ce matin ? Il lui sourit.
— Il va merveilleusement bien. Et il ne sait même pas pourquoi ! Faut-il qu’il soit primaire.
Elle respira longuement l’air du matin, la tête ramenée en arrière, les yeux demi fermés.
— Je crois que je commence à comprendre ce que tu ressentais, là-bas.
— Ou ?
— Tu sais, au bord de cette mer intérieure. Je suis en train de découvrir des choses qui m’enivrent un peu, je crois. Oh… regarde !
Le doigt tendu, elle montrait un petit animal qui venait de sortir d’un buisson à une dizaine de mètres et qui les regardait avec beaucoup de sérieux. Son pelage était multicolore, assez court sur le dos et long sous le ventre, la queue et les pattes de derrière.
Ils ne bougeaient pas pour ne pas l’effrayer et aussi parce qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Gurvan voulut parler doucement à la jeune fille et se tourna lentement de son côté.
Les yeux brillants, un sourire bizarre sur les lèvres, elle fixait la petite bête qui en eut assez de cette inspection et détala d’un seul coup, comme vexée d’être dévisagée.
Dji secouait la tête, vaguement incrédule.
— Tu as vu… Non mais tu as vu ça ?
Il était heureux de la voir aussi détendue. Tellement différente du N°1 efficace. A bord elle était toujours disponible, souriante, amicale et pourtant très différente. Elle avait un charme discret mais ne le savait pas ou le contrôlait assez pour ne pas en jouer. Ici elle en montrait davantage, s’intéressait à tout ce qui les entourait. Mais avec une sorte de recul. Comme si elle assistait en spectatrice à un tridi. Inconsciemment ou pas des barrières tombaient.
Pour lui c’était différent. Il était en train de changer foncièrement et s’en rendait compte. Il ne savait pas encore bien ce qui lui arrivait mais sentait des choses monter en lui.
Les jours passèrent, semblables. Ils se promenaient, faisaient cuire des oiseaux sur le feu, dormaient et bavardaient. Ils n’avaient plus rien des deux pilotes d’intercepteurs qui avaient été descendus si peu de temps auparavant. La nuit ils dormaient l’un contre l’autre, mais maintenant ils ne se le dissimulaient plus. Le second à venir se coucher s’allongeait en se serrant contre l’autre, sans dire un mot. Ils n’en parlèrent jamais. Pas la moindre allusion. Et jamais les choses n’allèrent plus loin. Gurvan était souvent troublé, avait envie de l’embrasser et devait faire des efforts pour s’en empêcher.
Un soir, ils tombèrent sur un énorme animal aux poils roux et raides. Il devait peser plus de cent cinquante kilos. Une défense recourbée vers le haut le gênait pour arracher l’herbe qu’il broutait, quand ils le dérangèrent, alors il tournait la tête sur le côté pour la saisir. C’est pourquoi il ne les vit pas arriver.
Gurvan comprit qu’il était dangereux et sortit son thermique de poing. Ils laissaient les gros thermiques au campement depuis plusieurs jours.
La bête grogna et chargea dans la même seconde. Ils tirèrent ensemble. Touchée au crâne elle tomba lourdement, tuée sur le coup. Ils eurent l’idée de découper les cuissots qu’ils ramenèrent pour faire cuire. Ce fut leur meilleur repas. Ils dévorèrent.
Ce soir-là Dji s’allongea la première et Gurvan la regarda s’installer avec un mélange de pensées, attendrissement, paix… et autre chose.
Il prit soudain conscience qu’il n’avait pas envie de reprendre le combat !
Il voulait rester ici, savoir à quoi ressemblaient les saisons, connaître leurs couleurs. Et retourner sur la mer intérieure de l’autre planète, explorer d’autres régions. Et vivre, vivre ! Il voulait…
Ce qu’il découvrait en lui l’effraya terriblement. Il eut l’impression d’assister à un débat. En spectateur. Un lui-même disait qu’il devait être possible d’inverser les statistiques, de les faire mentir, de faire un cas particulier. Il y en avait déjà eu.
Un autre lui même affirmait que la méthode la plus réaliste était de déserter !
Déserter. Une notion qui lui était totalement étrangère. Il n’avait jamais ne serait-ce qu’entendu parler de quelqu’un qui avait déserté. Au début de la guerre, oui. Il paraît qu’il y en avait eu. Les sanctions avaient été terribles, sans pitié contre ceux qui en étaient accusés.
Comment cette idée avait-elle pu le gagner, lui ? Lui que Sybal avait choqué par sa simple amertume devant leur mort prochaine…
Ce fut une nuit blanche. Il tournait le dos à Dji qui s’était collée si étroitement à lui qu’il sentait ses seins contre ses omoplates. Mais, cette nuit-là, il ne pensa pas à elle, trop angoissé par le combat qui se déroulait dans sa tête.
L’un disait : « Les autres sont capables de descendre des Géos, pourquoi pas moi ? Plus j’en descendrai plus j’inverserai la statistique. C’est mathématique. » Et l’autre : « Je n’en ai pas été fichu, jusqu’ici, pourquoi est-ce que ça changerait ? En revanche, tôt ou tard je serai grillé. Il faut rester ici. »
Au matin il était épuisé et saisi d’une rage folle. Quelqu’un répétait inlassablement en lui : « Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir ! »
Quelque chose traversa le ciel, très haut. Une sorte de haine lui fit crisper les mains. S’il avait été aux commandes…
Et tout cessa. Enfin presque tout.
C’est un autre Gurvan qui se leva pour aller à la rivière. Il se passa longuement de l’eau sur le visage effaçant cette nuit. Sauf une certitude : il ne déserterait pas ! Trop loin de lui, de sa conscience. Vivre, oui, mais pas au prix de l’estime de lui-même. Ce serait un mauvais marché, d’ailleurs, il savait qu’il ne se le pardonnerait pas, une fois passée la joie de la totale liberté.
En revanche, s’il fallait désormais combattre pour vivre, pour survivre, alors il combattrait férocement. Il était prêt à tout pour ça…
Dji le trouva assis au bord de l’eau.
— L’homme-qui-boude n’a pas bien dormi. Elle n’interrogeait pas.
— Pas trop bien. Mais il fera un somme tout à l’heure, maintenant que la fille-qui-sait-tout a montré sa connaissance.
Chaque matin elle lui donnait comme ça un nom différent. C’était devenu un jeu. Finalement ils devenaient de plus en plus proches. Même si elle ne semblait pas se rendre compte de l’effet qu’elle produisait de plus en plus sur lui et de ses efforts pour ne rien changer à leurs relations. Car c’était complètement différent du désir qu’il avait connu pour d’autres filles.
Quelque chose changea pourtant à partir de ce jour-là. Dji fut de plus en plus silencieuse. Elle restait assise, les yeux dans le vague, évitait son regard, et se confectionna une sorte de couche d’herbe sèche pour se tenir chaud, la nuit et ne plus dormir contre lui.
Il en fut infiniment touché, se demanda ce qu’il avait fait ou dit, mais n’osant pas l’interroger.
Trois jours plus tard elle laissa tomber, brusquement :
— Tu as essayé de réparer ton localisateur ?
Il ne répondit pas tout de suite, encaissant ce que ça voulait dire.
— Non, mais je vais m’y mettre. La trousse était toujours dans son sac, il entama le démontage de l’appareil. Il mit deux jours à trouver le circuit touché. Ensuite il suffit de rétablir le contact avec un simple conducteur. Il brancha immédiatement l’appareil et le voyant vert s’alluma. Il émettait.
Le voyant jaune s’alluma à son tour, dix minutes plus tard. Leur appel était enregistré. Voilà, c’était fini.
Le tracteur ne se pointa pourtant que le lendemain.