Chapitre 13
Le milieu de l'hiver "1947"

Dieu que c'était dur de se lever si tôt ! Mykola s'habilla dans le noir, pour ne pas réveiller Bochum, le "Darwinien"; autrement dit l'ancien, comme on disait ici ; dont il partageait la chambre. L'Escadron qu'il venait de rejoindre était cantonné sur une base ancienne, avec des bâtiments en dur, près de Miskolc, au sud-est de la Hongrie. En quatrième rideau, c'est à dire en fin d'entraînement après un repos, loin du front. Le soldat qui était venu lui secouer l'épaule était parti tout de suite, quand il avait vu que le jeune homme faisait surface. La lampe torche dans les yeux était un bon moyen pour cela…

Il était de vol d'essai du temps, ce matin. Sa première vraie mission, après les vols d'entraînement et de patrouille à l'arrivée au 951ème. La feuille des vols, la veille, stipulait simplement : "Essai des conditions météo : pilote Mykola Stoops, Seconde Escadrille"; sec !; lever 06:30, "décollage à partir de 07:30, à la discrétion de l'officier des opérations", pour décider, de visu, si le temps était volable. Une notion qui n'avait rien à voir avec ce qu'on leur avait appris à l'entraînement, à Erfurt, où pourtant les limites paraissaient poussées au maximum. Il faisait un froid de chien, hors du lit, et Mykola fut pris de frissons qu'il n'arrivait pas à contrôler. Comme le long du nuage, autrefois, du côté de la Mures. Il avait préparé ses vêtements, la veille, avant de s'endormir et les retrouva, dans le noir. Un passage rapide à la salle de bains commune, pour se laver les dents, en guise de toilette… et direction le mess.

Une serveuse, les yeux à moitié ouverts, lui servit un petit déjeuner copieux dont il ne toucha qu'au grand pot de thé sombre, fumant, abondamment sucré et une petite tartine de pain qu'il recouvrit de confiture de patates douce. Il avait découvert ça dans l'Armée de l'Air et il adorait. Un léger goût de vanille. Elle était livrée dans de hauts pots ronds, métalliques, de cinq kilos, souvent posés simplement sur les tables. Et quand ils étaient presque vides, à la fin, on s'en mettait plein les poignets pour aller fouiller le fond avec une cuillère ! Il s'était promis d'introduire cette confiture à Millecrabe, plus tard. Les cousins aimeraient ça. Son esprit dériva vers les mois passés.

***

La formation avait été dure, jusqu'au dernier jour. Depuis six mois il ne voyait pas le jour. Le stage en Allemagne, à Erfurt, avait été beaucoup plus éprouvant, physiquement, qu'en Grèce. Surtout après la séparation des stagiaires, au bout d'un mois, en deux groupes distincts, ceux qui étaient destinés aux gros multimoteurs, bombardiers et transports, et ceux qui iraient soit dans l'aviation d'attaque ; comme Piotr ; ou dans la chasse ! Il avait passé tous les mois suivants à travailler comme une brute sur ses bouquins et à voler. Rien d'autre. Il n'avait pris aucune permission, n'avait profité d'aucun jour de repos. Il révisait, essayait de récupérer son retard dans les matières techniques, se faisant ré-expliquer la théorie, sans relâche. Il n'allait jamais au mess, le soir, mais potassait ses cours. Au point que les instructeurs, sceptiques, au début, avaient fini par s'attacher à ce stagiaire qui se défonçait pour apprendre. En vol, en revanche, ça allait plutôt bien. Les heures passées à purifier son pilotage payaient leurs dividendes. Il avait atteint une simplification et une précision des gestes sur les commandes, une sobriété qui lui valait l'estime des instructeurs, en double commande, sur T6. Vol de patrouille, à deux, vols de section, à quatre, avec une Escadrille complète : 12 appareils, voltige, évolutions de combat, manœuvres de combat, seul puis par paire, il se sentait à l'aise.

La paire, avec un N°1 et son ailier N°2, était l'élément de base d'une Escadrille de chasse. Tout y était passé, malgré la météo pourrie, sur la fin, et les plafonds de moins de 300 mètres. Il avait accumulé les heures de vol, les vols de nuit, en PSV dans les nuages, concentré comme le lui avait appris le Major, à Lambiri. Son pouvoir de concentration était l'un de ses atouts. Même après un long vol, épuisant, en PSV, il était capable de donner sa position exacte en quelques secondes. C'est là, en vol, qu'il rattrapait son retard technique sur les autres. Là et dans les séances de tirs. Mais dans ce cas il savait très bien qu'il trichait, d'une certaine manière ! La technique du tir, l'utilisation du collimateur et les corrections par cercles concentriques, correspondant à des degrés de dérive, étaient du ressort d'une méthode qu'il s'agissait bêtement d'appliquer.

Mais il s'était passé un phénomène qu'il ne s'était pas expliqué, justement. Dès le premier entraînement, sur des cibles au sol ; qu'il fallait d'abord attaquer sous 30° de piqué, puis sous 45°; il avait cafouillé. Il calculait, pendant que son avion descendait vers le sol, estimait sa trajectoire, comptait les cercles de correction correspondants, mais ça ne marchait pas !

Finalement, ses rafales arrivaient très en dehors du plus grand cercle, celui des nuls, tracé à la peinture blanche… A la deuxième série de tirs il était en rogne. Déjà le matin il avait transpiré sur un problème d'hydraulique-électricité qu'il n'était pas arrivé à résoudre. De rage, dans la seconde série de tirs ; des piqués à 45°, après le ravitaillement en munitions ; il avait laissé tomber les cercle de correction et tout ça, et s'était imaginé qu'il plongeait sur un Zéro, corrigeant sa trajectoire d'instinct, ne se préoccupant que de l'objectif et du croisillon central de son collimateur. Quand il avait soudain "senti" qu'il était bien placé, il avait pressé la détente. Et là toutes ses balles avaient frappé le centre de la cible, lui avait-on dit à la radio ! Toutes dans le petit cercle de huit mètres de diamètre…

Il n'avait pas cherché à comprendre pourquoi, mais entendait, dans sa tête, le Major lui répéter "Concentre-toi Perrrcival et tout ira bien". Et à chaque séance suivante, toujours plus complexe, il avait fait la même chose. Et ça continuait à marcher, à condition qu'il "sente" qu'il était bien placé ! Il n'en demandait pas plus. Honnêtement il avait appris la théorie mathématique, pas bien compliquée, d'ailleurs, mais, pratiquement, appliquait sa méthode à lui, qu'il s'agisse de cibles fixes, d'objectifs au sol, ou de cibles remorquées en vol. Il appréciait la précision du pilotage qu'il avait apprise à la dure, à Lambiri, dans les exercices épuisants de combats tournoyant, un contre un, où la simulation consiste à abattre fictivement l'adversaire, en restant dans sa queue, malgré ses manœuvres brutale pour l'en décrocher. D'autant qu'il fallait rester dans cette position suffisamment longtemps pour l'aligner dans le collimateur et démarrer la ciné-mitrailleuse branchée sur la commande générale de tir, sur la poignée du manche. La cible parfaitement centrée, durant deux secondes, c'était un 10/10, sinon un "exercice 0"!

Comme les autres il avait tout ingurgité, parfois presque malade de fatigue avec les heures de sommeil en moins, passées à réviser.

Pendant ces exercices de combat il avait béni Van der Belt et ses séances de pilotage au millimètre, là-bas en Grèce, ses engueulades pour un dixième de bille de décalage, ses répétitions des mêmes gestes, cherchant, sans relâche, l'automatisme et la vitesse d'exécution, "doux et rapide, Perrrcival". Toute cette rigueur avait payé en école de manœuvres. Il y avait survécu et obtenu son affectation à la chasse !

Oh, ce soir de fin novembre où il avait appelé Piotr, sur sa base du front d'Ukraine ; on pouvait quelquefois obtenir ces communications, à condition d'appeler à partir d'une autre base de l'Armée de l'air ; pour lui annoncer qu'il était désormais "Officier-Navigant": Sous-Lieutenant Stoops, affecté au 951ème Escadron, 96ème Escadre…

Ils étaient deux, de la vieille promo 703, à être affecté en renfort au 951ème affaibli par quatre mois de premières lignes et revenant d'un séjour de repos. De leur petit groupe, seul Gérard Lavant était là. Jerzy avait rejoint une Escadre qui se battait à l'est de Moscou. Gérard était devenu un bon pilote, au style nerveux, agressif, teigneux en évolution de combat.

- Tout commence, Myko lui avait dit son cousin d'une voix lasse. Ne te crois surtout pas capable d'engager un Zéro en combat tournoyant, malgré tout ce que tu viens d'apprendre. Tu viens d'obtenir le droit d'apprendre, Myko, seulement ça. Tu m'as toujours fait confiance, alors fais-le encore une fois. Jure moi que tu vas ouvrir les yeux observer comment font les Darwiniens, quelles décisions ils prennent quand vous repérez des cibles ennemies. Même si ces gars ne t'impressionnent pas, en pilotage pur. S'ils sont encore en vie ce n'est pas de la chance, ce n'est pas par miracle, même s'ils pilotent mal, à ton avis. Le combat ce n'est pas un concours de pilotage. Ce n'est pas forcément le meilleur pilote qui gagne, mais celui qui connaît le mieux les ficelles. Ils savent des trucs dont tu ignores même l'existence. On te l'a forcément dit : on n'a aucune chance contre un Zéro en virage serré et en montée. La seule façon de s'en sortir, si tu es accroché, c'est de faire l'ascenseur. Tu grimpes et tu plonges, sans relâche. Nos pièges sont plus lourds et piquent beaucoup mieux, plus vite. Alors l'ascenseur, l'ascenseur. Peut être est-ce que tu es un bon pilote, Myko, je le croirais assez, mais sois modeste, ne te relâche jamais, jamais, regarde partout, constamment, en vol, constamment…

Mykola ne reconnaissait pas la voix de son cousin, cette façon de répéter les mots. Il se demanda ce que la guerre avait fait de lui. Mais rien de ce que lui dit Piotr ne fut une surprise. Il était conscient que l'entraînement et le vol de combat sont deux choses différentes. A partir du moment où ses fesses touchaient le siège d'un avion son visage se fermait, il était concentré. Jusqu'à l'arrêt du moteur, plus tard. Il savait qu'il avait été bien préparé mais qu'il devait maintenant apprendre à faire la guerre, à utiliser tout ça. On lui avait fait répéter l'ascenseur. Il avait appris la méfiance. Trop de stagiaires s'étaient plantés bêtement ou par fatigue, oubliant de sortir le train après un long vol, épuisant de tension nerveuse, dans les nuages, percutant une colline au-dessus de laquelle ils étaient passés cent fois, en approche par mauvais temps. Alors il avait écouté Piotr. A la fin il lui avait seulement demandé :

- Piotr est-ce que tu te forces à dormir suffisamment ?

Il y avait eu un blanc. Puis son cousin avait rit, de son rire d'autrefois. Tonitruant dans le combiné.

- Personne, aucun de nous ne dort assez… Mais je vois que tu es toujours mon Mykola, toujours aussi inattendu. Ici c'est moi l'ancien, c'est moi qui suis censé te dire de dormir. Mais bien sûr tu as déjà compris tout ça ! Avant de commencer.

- Tu te souviens de ce que tu disais, au terrain de vol à voile ? répliqua le jeune homme, "on apprend à voler autant en écoutant parler les anciens, au club, qu'en faisant des heures". Je t'ai obéi, depuis six mois j'écoute les instructeurs, les gars de passage, tous ceux qui ont été au combat. C'est pour ça que je connais l'importance du sommeil pour être en état de voler. Et toi, je le sens bien, tu n'es pas en bon état, Piotr. Tu disais toujours qu'il y a un ordre d'urgence dans ce qu'on doit faire. Ce soir, pour toi, c'est de te reposer. Ce qui est valable pour les petits copains l'est aussi pour toi, Lieutenant.

- Faux… Capitaine, maintenant. Je commande mon Escadrille. Je suis Pèlerin bleu 1, mon copain !

L'espace de cette phrase Myko avait reconnu Piotr et il en fut réconforté.

- Satisfait d'être sur P 38 B chasseur de char, maintenant ? avait-il demandé.

- Oui, c'est une sacrée bonne machine. Bonne contre les chars mais aussi contre les avions. J'ai descendu quatre Ju87, et deux bombardiers Do27. Si ce n'est que maintenant on attaque les chars avec des fusées, plutôt qu'au canon. Fantastique si on descend assez bas… Ces trucs sont très efficaces mais de vraiment près. La précision à plus de 200-300 mètres ce n'est pas ça du tout. Il ne faut pas se fier aux chiffres qu'on nous donne.

- J'en ai entendu parler. Il est question qu'on en ait aussi, dans la chasse, pour attaquer les bombardiers. Mais pour l'instant on transpire sur Spit V. Tous les rescapés de la promo sont transformés sur Spit, ici même, à Erfurt, avant de partir en unité, avant Noël. Il faut voir la tête des petits derniers arrivés, qui volent sur T6 quand ils nous voient monter dans nos machines ! Ce qu'il grimpe, ce piège, une fusée. Et ses ailerons, on tourne sur place.

- Petit prétentiard !…

Ca avait renvoyé d'un coup Myko deux ans en arrière, au stage de vol de pente, après sa montée à 3 500, le long du cumulus…

- … Néanmoins, Myko, n'oublie jamais que le Spit n'a permis que de se rapprocher du Zéro, pas de l'égaler, encore moins de le surclasser. Seule ta puissance de feu est supérieure, grâce à tes canons. Ne surestime pas ton avion parce qu'il te bluffe, Myko. Ce n'est pas toi l'étalon de référence, c'est l'autre, le Chinois, dans son Zéro.

En raccrochant Myko songeait à l'histoire étonnante de ces P 38. En 1943 un ingénieur Polonais, chef de bureau d'études chez Polikarpov était, à titre privé, allé aux Etats Unis, où il avait des amis dans l'aéronautique. Au cours d'une visite chez Lockheed un ami lui parle incidemment d'un projet qui venait d'être abandonné. Un avion bi-poutre, monoplace, au formidable rayon d'action, qui avait un grave défaut de construction : le seul prototype construit avait perdu ses ailes dans un piqué assez prononcé, dès le troisième vol ! Et il lui montra des photos et les plans. Cela fit tilt dans le crâne du Polonais. Ils avaient rencontré le même problème, en Pologne, sur un prototype et la solution était toute bête, un léger déplacement de la bulle de pilotage et, surtout une aile en deux parties. L'emplanture inclinée vers le bas et tout le reste relevé donnant, de face, à l'avion une très vague silhouette de M, ou de W, mais presque plat, la bulle en bas, au creux de la forme, les moteurs et les poutres, plus hauts, à l'endroit de la cassure de l'aile. En 1945 il se souvint de cet appareil et en parla au Directeur des études. Finalement le dossier du P 38 fut acheté, directement, à Lockheed, une bouchée de pain, puisqu'il était abandonné, sans que le gouvernement américain ne soit même au courant, au début ! Et devint le P 38 B, dont on oublia très vite le B…

***

Le bruit d'un moteur qui démarrait retentit dehors et Mykola jeta un œil vers une fenêtre, obscure, en retrouvant la réalité. Il pleuvait. Des gouttes d'eau restaient collées aux vitres du mess. Les mécanos devaient préparer un Spit V, celui qui lui était destiné, probablement, et il se dirigea rapidement vers la pièce où se trouvaient leurs équipements de vol. Il s'habilla chaudement, multipliant les couches de pulls bleu-gris, couleur Armée de l'Air, sous le blouson, ramassa ses cartes, casque, gants, changea ses brodequins ; comme ils disaient pour désigner les chaussures montantes, en dotation ; contre les larges bottes de vol, fourrées. Il avait beau faire il avait toujours froid aux pieds dans ces bottes, mouton ou pas. Puis il sortit et gagna la salle des opérations à l'éclairage encore rouge. L'officier de service lui donna le dernier bulletin météo, les consignes radio, les fréquences qu'il nota sur la bordure de sa carte et lui frappa l'épaule en guise d'encouragement. Le moteur de son avion ronronnait toujours, plus régulier, apparemment, à moins que ce ne soit une impression, maintenant qu'il était davantage réveillé. Il frissonnait encore en grimpant dans la camionnette qui le conduisit en piste. Il tombait une pluie fine, de celles qui durent des heures. Il faisait toujours nuit.

Il était, cette fois, tout à fait éveillé quand il se retrouva à bord de l'avion dont il se dépêcha de fermer la verrière, ne laissant qu'une mince fente pour éviter la condensation de sa respiration et de la chaleur de son corps. Ca n'empêchait pas un filet de pluie de dégouliner sur son genou gauche ; qui devint glacé, pendant qu'il se harnachait ; le parachute, d'abord, bien serré, puis les bretelles du harnais proprement dit. La lumière de l'éclairage intérieur illuminait son visage de bas en haut et le gênait. Il le coupa. Il vérifia les instruments éclairés, chacun, par une petite ampoule rouge, chiche, contrôlant d'abord le compte-tours. Le moteur tournait à 900 tours, un peu juste, mais réguliers. Il tortilla les fesses sur son siège pour trouver la bonne position, la moins inconfortable plutôt. Il savait qu'il allait avoir mal aux fesses ; au "fondement" comme disaient certains grands oncles ; qu'elles allaient devenir comme du bois, en l'air, glacées au point de ne plus les sentir.

Puis il brancha la radio et contacta le contrôle qui l'autorisa à rouler. Un mécano, la tête disparaissant sous une capuche brillante de pluie, un fanal au bout du bras, le guida, marchant maladroitement dans la gadoue faite de neige et de boue épaisse, jusqu'à l'entrée de piste et le laissa là, après avoir monté deux fois sa lumière en guise d'au revoir. Pénétrer, aligner la machine, faire les "actions vitales", régler la pression au sol, sur son alti… Il poussa à fond la poignée des gaz d'un mouvement régulier et le moteur se mit à gronder désagréablement, comme toujours. La machine s'ébranla. Quelques balises seulement étaient allumées, le long de la piste, juste assez pour vérifier qu'il décollait bien droit et il poussa d'un poil sa main sur la manche pour soulever la queue du sol. Sur le Spit ça suffisait. Et puis ce fut le noir absolu, il avait passé la dernière lumière et tirait sur le manche.

Couverture 9/10èmes à cent cinquante mètres, avait dit l'officier des opérations et un vent de nord, assez fort à 2 000 mètres, mais il fallait voir ce que ça donnait au-dessus. Si ça ne s'arrangeait pas le retour serait un peu délicat, songea-t-il. Dès le décollage il freina ses roues qui entrèrent dans leurs logements, dans les ailes, ferma les volets d'aération du moteur et prit un cap sud en montant régulièrement, réglant la pression à l'admission. Il était seul en l'air et se bornait à piloter aux instruments, ses yeux dérivant juste un instant vers la carte déployée sur le bon secteur et fixée à sa planchette de vol par un élastique, elle même retenue par une sangle autour de sa cuisse droite. Tous les deux cents mètres il notait la pression atmosphérique, sur le petit baro installé à cet effet sur la droite de son siège. Rien ne lui indiqua qu'il venait de pénétrer dans la couche de stratus, pas de turbulences et la verrière paraissait avoir été peinte en noir où les gouttes de pluie fuyaient très vite, à cette vitesse, chassées par le vent relatif. Il continuait à monter sans varier la pente, ni la puissance, et donnant par radio ses observations sur les conditions de vol.

Puis il sortit des nuages en réalisant, soudain, qu'il apercevait des points lumineux, des étoiles, très haut devant lui, au-dessus des cercles concentriques du collimateur, éteint, devant ses yeux. Vers le nord, en revanche, une masse sombre, énorme, indiquait qu'un front arrivait, impressionnant. L'ouest n'était pas très beau non plus. Seuls l'est et le sud paraissaient relativement dégagés. Il en rendit compte par radio et le contrôleur lui demanda de piloter à l'économie pour réduire sa consommation et rester plus longtemps en l'air. Il voulait attendre que Myko y voie davantage, avec le lever du jour.

Suivi par l'officier radariste qui lui donnait ses caps, le jeune homme entama alors une série de carrés de 20 kilomètres de côté, en montant légèrement, continuant d'envoyer ses observations, degré d'humidité, température. Il était à 3 550 mètres quand il aperçut le soleil loin à l'est. Une timide lueur, indécise. Puis elle commença à tirer sur le jaune. Il se trouvait au nord, vers 5 000 mètres, quand le soleil émergea de l'horizon. Ses rayons essayaient de percer la muraille du front qui venait du nord et jouait sur les masses qui le constituaient. Il y avait des blocs presque noirs, menaçants, qui semblaient absorber la lumière. D'autres, gris souris, la réfléchissaient, par endroits, et découvraient de gigantesques cavernes où l'on avait envie d'entrer, en exploration.

Au fil des minutes un combat semblait s'engager entre les rayons du soleil et la muraille. D'autres couleurs apparaissaient, des mauves d'une somptueuse pureté, une sorte de couleur parfaite. Maintenant les cavernes changeaient de forme, à la fois sous l'effet des nuages, qui évoluaient constamment, un peu des volutes de fumée au-dessus d'un feu dans une cheminée profonde, et par un effet d'optique des rayons du soleil qui ne pénétraient plus sous le même angle dans les creux.

- "Céleste de Pharaon, le contrôleur de secteur va vous prendre en charge pour le retour. La perturbation du nord est plus rapide que prévu. Le front va recouvrir le secteur, rien à faire aujourd'hui."

Théoriquement c'était le pilote essayeur du temps qui décidait si des vols étaient possibles ou non, mais Mykola était trop débutant, il se bornait à décrire ce qu'il voyait et l'officier des vols, en bas, prenait la décision.

Oh, si le contrôleur s'en mêlait, ce n'était pas très bon !

Un peu plus tôt on lui avait demandé de faire une longue ligne droite, d'ouest en est, à vitesse minimum, sans doute pour évaluer sa propre dérive d'où serait calculée la force du vent, à son altitude. La météo devait, encore une fois, s'être plantée sur la vitesse d'évolution des conditions. Il s'était efforcé de surveiller sa position, traçant la route sur sa carte avec un crayon gras.

- "Reçu, Pharaon, consignes ?"

La réponse arriva au bout d'une bonne minute. Il était encore en ciel dégagé mais, d'après ses calculs, le terrain était à sa gauche, à une bonne trentaine de kilomètres, sous la couche de stratus bas. Il grimaça légèrement : un retour acrobatique.

- "Cap 352° en descente quinze degré. Gardez une vitesse constante, moins de 300km/h."

Si nord que cela ? Il prépara sa machine tout en poussant sur le manche et réduisant les gaz, s'efforçant de prendre une pente de descente régulière. La seule référence d'horizon était à l'est, et le soleil était bien trop brillant, maintenant, pour l'apprécier précisément. Machinalement il retendit ses bretelles, pour se préparer. La muraille sombre approchait très vite et il y pénétra brutalement. Maintenant il était totalement entre les mains du contrôleur… Ses ailes commencèrent à encaisser des secousses et ses yeux se fixèrent sur ses instruments.

- "Vous êtes bien, Céleste, virez à gauche de 15°".

S'il était bien pourquoi virer ? Il s'interrogea sur la qualité de l'écho que recevait le radar.

- "A gauche encore, 10°", fit la voix du contrôleur. Il obéit, de moins en moins rassuré.

- "Pharaon, quel est le plafond, au-dessus de la base ?" Mal à l'aise le contrôleur répondit tout de même.

- "Pas haut".

Qu'est-ce que ça voulait dire, ça ? Il ne savait pas exactement, ou il ne voulait pas l'inquiéter ? Il eut envie de poser d'autres questions mais le contrôleur revenait :

- "On va vous faire poser dans un trou, Céleste, soyez prêt."

Un trou ? Alors il n'y avait plus de plafond, au sol ? Il comprit que l'atterro allait être plus qu'acrobatique ! La concentration maximale arriva en une seconde en même temps qu'un battement de cœur plus rapide ! Un coup d'œil aux jauges de ses réservoirs, il avait encore un peu plus de quinze minutes de vol. Après ce serait du vol à voile ! Cette pensée le fit sourire intérieurement et le décontracta un peu. Calme, garder son calme. Ils faisaient ce qu'ils pouvaient, en dessous. En tout cas il lui resterait la dernière chance de sauter en parachute. On disait qu'un type avait dû le faire, à Berejno, une base plus au sud.

- "Celeste de Pharaon, votre écho est assez brouillé par les conditions, vous êtes dans l'axe de la piste 08, en très longue finale. Si vous le pouvez ralentissez encore un peu votre vitesse, d'ici peu il devrait y avoir un trou dans la masse, tâchez d'en profiter."

Autrement dit "démerde-toi !" C'est bien ainsi qu'il le prit. Il se dit que pour une première mission on l'avait soigné !

Néanmoins il ne fallait surtout pas s'affoler. Il passa son hélice plein petit pas, ouvrit un peu la prise d'air du capot moteur, vérifia son altitude : 600 mètres, et jeta un œil à sa carte. Pas d'obstacle à moins de 200 mètres d'altitude sur cette approche longue. Dans la mesure où sa position était bien établie, qu'il était bien dans l'axe de la piste 08/26 ? Il maudit ces vols d'essais du temps. Ils en avaient fait, à Erfurt, mais ils étaient très assistés par le contrôle. Il se mit à jurer en découvrant que son moteur commençait à chauffer un peu trop et ouvrit en grand le volet de refroidissement. Puis il ramena son regard vers l'extérieur. Le jour commençait à peine à se lever, près du sol, mais il distinguait des variations de couleur, entre le sombre et le gris, en fonction de la densité des couches qu'il traversait.

- "Pharaon, émit-il, possible d'avoir une fusée ou deux ?"

- "On en tire depuis cinq minutes, Céleste, vous ne voyez rien ?"

- "Négatif. Le radar est sûr de ma position ? Je suis bien en approche vers l'est ?"

- "Apparemment oui… mais l'image est très brouillée". Brouillée, tu parles ! Il ne voyait rien, le radariste, oui !

Myko comprit qu'il ne devait compter que sur lui. Cette fois il prépara sa machine complètement, volets sortis, descendant le train et ajustant la puissance pour conserver sa vitesse avec la traînée supplémentaire des roues qui le freinaient sérieusement en créant un couple piqueur, et régla le compensateur de profondeur pour que le manche tire juste un peu, dans sa main. Il guettait une éclaircie, prêt à réagir immédiatement.

Tout se précipita. Une vague lueur, plus à droite, devant, et la visibilité qui s'améliorait brusquement pour s'effacer aussitôt. Il n'hésita pourtant pas, basculant le manche à droite en augmentant la puissance. Il avait mémorisé la position de la lueur et gardait les yeux tournés vers l'extérieur. D'instinct il poussa sur le manche pour se rapprocher du sol, corrigeant à gauche, cette fois, quand il estima qu'il était dans la bonne direction. L'altimètre ? 100 mètres… à condition que la pression au sol n'ait pas chuté, pendant son vol et que son alti soit toujours exact, il avait oublié de demander le Fox Echo, la pression au sol ! Mais il n'y avait pas le choix. Sa langue avait retrouvé la manie qui l'envahissait quand il était tendu, venant titiller une incisive inférieure.

Tout survint en même temps. La brutale lueur d'une fusée blanche, là juste devant, et une déchirure dans la couche. Il réalisa, dans la même fraction de seconde, que la piste était là à gauche, à peine visible, qu'il était trop long, déjà presque à verticale de la tour, et que c'était sa dernière chance. Il bascula un instant le Spit sur la tranche, à gauche poussant à fond, une seconde, la manette de gaz, puis ramenant le manche à droite pour s'aligner tant bien que mal. Il fallait faire glisser l'avion, maintenant, perdre très vite son altitude excessive. Manche à droite et palonnier gauche à fond pour glisser vers le sol. La cellule vibra, le prévenant que la perte de vitesse n'était pas loin. Mais il n'en tint pas compte. Ca devait passer, pas le choix ! Un autre coup de pied à droite, pour s'aligner, parfaitement cette fois, alors qu'il traversait un autre paquet de nuages, réduction totale des gaz, stabiliser la machine horizontalement, dans des rafales qui agitaient les ailes, ici. Manche secteur avant pour garder la vitesse de sustentation… le sol surgit en une fraction de seconde et il eut à peine le temps de tirer pour cabrer la machine, gaz réduits, volets à fond. Sa vitesse était limite. Il vit le nez remonter et, tout de suite, le contact des roues sur le sol. La vitesse était tellement basse que l'avion ne rebondit même pas, il avait décroché au moment où il touchait. Déjà il freinait comme un forcené, les pieds écrasant l'avant du palonnier, manche collé au ventre. Il regardait sur le côté, puisque l'énorme capot du Spit lui masquait complètement le secteur avant, essayant de conserver une trajectoire rectiligne et tentant d'évaluer sa position sur la piste. Il crut qu'il allait réussir quand les roues quittèrent l'extrémité de la piste, secouant terriblement la cellule avant de s'enfoncer dans la neige mélangée de boue. La queue monta, monta… Il crut qu'il passait sur le dos… mais non elle s'immobilisa en l'air alors que sa main gauche, instinctivement, coupait les contacts, l'arrivée d'essence, surtout, et que l'hélice explosait en touchant le sol… Un pylône. Il terminait sa première mission en faisant un pylône ! Ah elle était réussie, son arrivée dans sa première unité.

Le silence… Il n'osait pas bouger, pendant dans les bretelles, partagé entre la trouille d'entendre le crépitement d'un incendie et celle de faire retomber la queue en avant ! Des voix…

Quelqu'un hurlait de passer un filin au-dessus de la queue et un autre prévenait qu'il était inutile de continuer d'arroser à la neige carbonique, il n'y avait aucun indice d'incendie.

Une demi-heure plus tard il était dans le mess, devant un chocolat chaud, tremblant encore, il ne savait si c'était de froid ou la réaction à la trouille ! Il y était encore quand il entendit le Commandant de l'Escadron passer un savon au responsable des vols qui avait mis le nom d'un débutant pour cette mission. Il était bien temps que quelqu'un s'en aperçoive… L'engueulade se termina par une phrase de l'officier qui lui remonta le moral :

"Encore une chance que ce gars sache tenir un manche et n'ait pas perdu les pédales sinon vous auriez un mort sur la conscience. Réfléchissez quand vous donnez un ordre, bon Dieu ! Ce pilote a peu d'heures sur Spit et vous l'avez envoyé dans une crasse absolue".

C'est l'après midi même qu'ils apprirent que le 951ème allait être équipé des nouveaux chasseurs européens, les Focke Wulf 190 A6, avant de remonter en ligne ! C'était une bonne et une mauvaise nouvelle parce que cela incluait un nouveau stage de qualif' pour prendre en main cette nouvelle machine et Myko en avait soupé des stages, depuis tant de mois. D'un autre côté le FW 190…! Ils apprirent ainsi qu'ils passeraient Noël et le Premier de l'An en stage ou en entraînement et qu'ils partiraient de là-bas, en principe pour un terrain "secondaire" plus à l'est, en réserve de Kiev, dès les qualif' passées, et l'entraînement au combat sur leurs nouvelles machines terminé. Les Darwiniens avaient fait la gueule. Ils connaissaient ces terrains secondaires, construits rapidement… Ils les appelaient des "campings" tant les installations étaient rudimentaires, pénibles en hiver surtout. Myko profita du dernier Spit disponible, pour suivre l'Escadron dans son déménagement, le sien devant subir un changement de moteur. Celui-ci n'avait pas résisté à l'explosion de l'hélice contre le sol, l'arbre du moteur avait rendu l'âme.

***

Mykola avait les yeux rivés sur son N°1, "Viatique 3", qui se balançait à sa gauche, tantôt montant, tantôt descendant, légèrement devant, en dessous. Il paraît que le mot Viatique s'entend bien à la radio… C'était tout de même un drôle de nom de code pour une Escadrille.

Depuis un mois qu'il était au 951ème, et dix jours qu'ils étaient arrivés sur le nouveau terrain où ils avaient suivi la qualification machine, le stage terminé et l'entraînement final sur le point de l'être, il en était encore à béer d'admiration devant leurs FW 190 A6. 1700 chevaux, et 2100, en surpuissance, avec l'injecteur de MW5, un mélange d'eau et de méthanol ! Et là, quel coup de pied dans le dos… 900 kilomètres d'autonomie, avec un bidon largable. Ce qui se parcourait en peu de temps, compte tenu de la vitesse max de ce bolide : 653 km/h… Même s'il était hors de question de rester à fond pendant un laps de temps aussi long. La première fois qu'on le lui avait dit il ne l'avait pas crû. Les bons vieux T6 d'entraînement qu'ils avaient malmenés, à Erfurt, ne dépassaient pas les 330 km/h, la manette des gaz quasiment dans le tableau de bord…

Mais tout avait tellement accéléré, en peu de temps. Pour la première fois la Fédération disposait d'un chasseur plus rapide que le Zéro de 83 km/h. La vitesse n'est pas tout, mais pouvoir mettre la gomme pour se tirer d'affaires…

Il y avait eu une bagarre, entre les constructeurs. Le premier chasseur construit était le Spit, sur des plans achetés. Mais, à Warnemund et à Marienbourg, Fock Wulf avait un modèle très avancé ; et cependant refusé par l'ancien gouvernement, avant guerre : trop cher…; quand le gouvernement actuel avait donné toute initiative aux constructeurs. Fock Wulf avait mis en chantier une série de prototypes ; déjà dessinés et calculés, autour du moteur BMW 801 parfaitement au point ; qui avaient révélé des qualités supérieures au Spit V. Bien sûr celui-ci pouvait évoluer, mais le 190, mieux armé, montrait dès le stade prototype une vraie supériorité aux ailerons et, surtout, était, très vite capable de nouvelles évolutions. Enfin Macchi, en Italie, Bréguet, en France, Polikarpov, dans l'est, acceptaient de construire le 190, sous licence, parallèlement aux usines allemandes, mais pas le Spit ! Une histoire de gros sous, probablement. Ce "détail" des usines multiples permettrait de construire 3 500 chasseurs par mois ! Et ça allait encore augmenter avec l'apparition des Yak 9 ; qui ressemblait un peu aux Spits ; et les récents Lavochkine 5, plus proches, eux du FW !

Si bien que le Spit terminait déjà sa carrière, avec le modèle V, remplacé donc par, les Yak 9 et La 5, et ce FW 190 dont la seconde évolution, déjà, le A6 ; celui qu'ils recevaient, au 951ème ; était en tout supérieur au Spit. Mais, surtout, supérieur au Zéro actuel !

Une beauté qui les faisait tous rêver, à part les fans du Spit qui avaient été conquis lorsqu'il était arrivé en unité, des mois plus tôt, pour remplacer les Curtiss 75 poussifs. La différence était telle que certains pilotes ne juraient que par le Spit. Il ne fallait pas se faire d'illusions, les Chinois allaient sortir une version plus puissante du Zéro d'ici peu. Mieux armé, sûrement. Le Fock Wulf donnait toute garantie, en attendant. Le FW était petit, ce qui voulait donc dire une cible difficile à atteindre, plus rapide que le Zéro, deux mitrailleuses dans le capot et, surtout, quatre canons dans les emplantures d'ailes, une puissance de feu très supérieure. Costaud, une rapidité de manœuvre impressionnante aussi, il tournait fabuleusement. D'accord peut être pas tout à fait aussi bien qu'un Zéro bien piloté mais ça c'était quasiment impossible. Mieux encore que le Spit, en tout cas. Très souple, aux ailerons, notamment, donc agréable et peu fatigant à piloter ; un atout en combat ; excellente visibilité extérieure, train large, et stable à l'atterrissage, piquant et grimpant bien. Enfin son palonnier était bien placé, ce qui imposait une position assez surélevée des pieds, pour permettre au corps de supporter beaucoup mieux l'accumulation des G, lorsque, sous l'effet d'une manœuvre brutale ; virages serrés, ou ressource sèche après un piqué ; le corps ne pesait plus, fugitivement, 70-75 kg mais 225 ou 300 kg ! Sur le Spit il fallait deux palonniers superposés. Celui de combat était situé plus haut. Et le pilote du FW était bien protégé par une plaque de blindage dorsale. Bref le meilleur chasseur du moment ! Bien sûr il serait rattrapé, dépassé, mais aujourd'hui c'était le meilleur, et ils iraient au combat là-dessus ! La qualification du 951ème avait finalement pris sept jours. Sept jours de cours et de vols, avec d'autres renforts justes débarqués pour achever le recomplètement de leur effectif.

C'était un phénomène fréquent, les Escadrons au combat recevaient des renforts selon les sorties des stages de formation, tous les deux mois. Entre-temps ils n'étaient renforcés qu'occasionnellement par des pilotes disponibles, revenant de convalescence après une blessure ou après un tour d'opération et qui repartaient à la bagarre dans l'unité la plus démunie. Enfin, l'une des plus démunie ! Il y en avait tellement. Le Commandant d'Escadron, lui-même, Violet, était nouveau venu, au 951ème. D'après les Darwiniens, un Escadron engagé au combat n'était au complet ; après avoir reçu un renfort ; que pendant seulement une journée ou deux… Dès le lendemain, bien souvent, il y avait déjà un pilote blessé ou descendu. D'où : la loi de Darwin, le pouvoir d'adaptation : la survie. C'est pourquoi, entre eux, les anciens s'appelaient des "Darwiniens". On s'apercevait qu'assez vite une unité se retrouvait, en gros, avec les mêmes pilotes Darwiniens, ou presque, renfort ou pas renfort. Ceux qui avaient déjà résisté à plusieurs mois de combats tenaient le coup, par la suite. Un certain temps… C'était les nouveaux, les débutants, qui disparaissaient ! On le disait de manière absurde :

"c'est toujours les mêmes qui se font descendre"! Les Darwiniens étaient les plus "adaptés" à survivre ! Bien sûr des nouveaux tenaient quand même, s'adaptaient à leur tour, se glissaient dans le groupe de ceux qui résistaient, qui rentraient de mission, le moteur fumant, les ailes, le fuselage hachés, déchiquetés, mais rentraient.

Les stages de formation ab initio s'étaient multipliés, dans l'ouest, avec des élèves partant de rien en fait d'expérience du vol. Ca ne les empêchait pas d'atteindre un bon niveau. Mykola avait volé avec certains, issus de promotions plus anciennes que la sienne et il en avait bavé en simulacre de combat tournoyant. Néanmoins le un contre un était censé être le fin du fin. Un duel à l'ancienne. Dans les faits ce que l'on attendait d'un pilote de chasse c'est qu'il abatte le plus grand nombre d'appareils ennemis. La manière importait peu. Si bien que la plupart des victoires s'obtenaient grâce à la qualité d'observation des pilotes. On repérait le premier un avion chinois, on manœuvrait pour venir se placer discrètement derrière lui, pendant qu'il ne se doutait de rien, le plus près possible, et on écrasait la mise à feu. Tandis que le combat tour…

- "Tous les Viatiques, de Rouge 1, on vire à gauche pour rentrer, souvenez-vous que vous avez toujours le bidon sous le ventre. Surveillez les indicateurs de bonne sortie de vos roues. Pas question de se poser sur le ventre avec un bidon vide de carburant, mais plein de vapeur d'essence, ça ferait un gros boum et l'Etat perdrait son investissement. Alors jetez un coup d'œil au ventre des copains, pour les prévenir, avant de descendre en final. Terminé."

C'était son truc à lui. Le Chef d'Escadrille ; Capitaine José Pereira ; était constamment en train de leur rappeler combien leur formation, leurs avions, avaient coûté cher à l'Etat … Autrement dit à lui, dont les impôts servaient à financer la guerre ! Un personnage curieux. De taille moyenne, presque rond, jamais coiffé malgré, ou peut être à cause, d'une tignasse blond-roux ébouriffée, dont on se demandait comment il arrivait à tout mettre dans le casque de cuir. Et quand il en était coiffé, qu'il avait le masque à oxygène sur la bouche et le nez, avec les deux grosses protubérances latérales que faisaient les écouteurs intégrés dans le casque de cuir, à la hauteur des oreilles, il ressemblait à un cochon ! Au sol il n'avait jamais un mot de réconfort pour les nouveaux pilotes de son Escadrille et paraissait presque les fuir, restant avec les anciens. Myko avait trouvé le moyen de l'approcher, mine de rien. Les Darwiniens étaient des piliers de bar, dans les tentes-mess, dans les huttes ou les tentes d'alerte. La tente était devenu l'un des piliers de l'équipement de l'Armée de l'Air ; essentiellement sur les terrains provisoires, mais pas seulement. Des tentes assez cogitées, d'ailleurs. Elles comportaient un plancher de bois surélevé pour affronter les intempéries, boue ou neige, et un double toit dont la couche supérieure, celle exposée aux intempéries, se gonflait ! Ca assurait beaucoup plus d'isolation, que dans celles du début de la guerre, disait-on. Régulièrement un ou deux poêles à bois étaient installés, avec un tuyau aboutissant à un trou dans le toit pour évacuer la fumée. Mais le bois était souvent humide et enfumait l'atmosphère. Les vêtements en étaient imprégnés. Certains disaient qu'ils ne mangeraient jamais plus de saumon fumé…

Tout au long de la journée donc, sur les terrains secondaires, sommairement aménagés ; dans les tentes d'alerte, ou des abris moins primaires : des huttes, comme ici ; les Darwiniens levaient joyeusement le coude. D'accord, avant la soirée, c'était en principe du thé, des sodas ou des limonades, mais il était tellement facile de verser quelques gouttes de rhum, de vodka ou de cognac dans un verre, pour peu que le temps soit involable…

Myko, lui, se servait un thé chaud et le faisait durer, assis à côté du groupe, l'air dans le vague mais écoutant de toutes ses oreilles. Bien sûr ce n'était pas très "convenable"… mais la guerre avait posé un voile tellement épais sur la bonne éducation et ces choses là… En tout cas il en avait appris davantage de cette façon. Les Darwiniens avaient un langage elliptique, bien à eux. Ils ne terminaient pas souvent leurs phrases, ou bien lâchaient simplement un mot et les autres hochaient la tête, comme si ce petit mot avait une signification particulière. Tout de même, deux ou trois fois ils avaient évoqué des phases de combat, surtout les manœuvres d'approche d'une formation ennemie par l'Escadron entier, utilisant leurs mains pour figurer des trajectoires. Cette distance avec les jeunes étaient commune à presque tous les Darwiniens et Mykola pensait bien que ce n'était pas un hasard, mais il n'avait pas trouvé ce qui pouvait le motiver.

***

- "Viatique à tous, on se pose par paire derrière les sections Bleu et Jaune. Terminé."

Myko vit Pereira, masque défait, parler dans son habitacle avec ce geste qui devenait familier à chacun, de baisser un peu le menton, comme si le laryngophone serré contre la gorge par une courroie l'exigeait. Il était question qu'ils reçoivent prochainement des micros placés au bout d'une tige métallique solidaire du casque. On en revenait des laryngophones, portés aux nues au début de la guerre. Pereira devait contacter le contrôleur régional sur une autre fréquence. Ce matin les deux Escadrilles du 951ème faisaient des exercices séparément et le Chef d'Escadron, le Commandant Violet, volait avec l'autre.

Au début, quand on lui avait parlé du Commandant ; qui avait donc obtenu la direction de l'Escadron fin novembre ; Myko avait cru qu'on l'appelait par son nom de code : Violet. Il lui avait fallu plusieurs jours pour comprendre. Il avait hésité à poser carrément la question à des Darwiniens et procédait par allusions. Il se disait qu'ils ne voulaient pas lui répondre et se demandait pourquoi ? "Mais enfin pourquoi l'appelez-vous Violet, au sol ?". Il finit par obtenir une réponse : "Dis donc t'es un peu obtus, toi gamin. Parce qu'il s'appelle Violet, tiens. Jean Violet". C'était vraiment son nom ! Il s'était senti couillon… Toute la journée, ensuite, on l'avait regardé bizarrement, comme s'il était un peu demeuré. Cette habitude aussi qu'avaient les anciens de l'appeler Gamin. C'était terriblement agaçant ! C'est vrai qu'il avait encore 18 ans, plus de 18 ans et demi même, mais il était pilote, comme eux, qui avaient en moyenne de 22 à 24 ans. La différence n'était pas si importante, après tout ? Il devait apprendre plus tard qu'on disait souvent cela aux bleus et que ceux ci étaient encore plus vexés quand ils avaient 24 ou 25 ans.

Il surveilla encore plus attentivement l'aile de son N°1 pendant les évolutions d'approche. Ils étaient descendus en spirales larges autour des gros amas de nuages, depuis le niveau de vol à 3 000 mètres. Par moment il voyait le visage du Capitaine Pereira se tourner de son côté. Myko réussit à ne jamais s'éloigner de plus d'un mètre jusqu'à l'arrondi, au sol. Désormais il possédait bien son Focke Wulf. Il s'y sentait à l'aise, même physiquement. Ses épaules, ses fesses se calaient d'instinct, trouvaient les creux et s'y glissaient comme une poule dans son nid, comme dans le Stamp de ses début.

L'Escadrille se posa tranquillement et les pilotes gagnèrent la surface qui leur était réservée pour stationner. Quand ils eurent aligné les avions, sur le bord de cette aire, à grands coups de moteurs, manche au ventre, pour dégager les roues enfoncées dans la bouillasse ; la piste était peu enneigée mais couverte de boue, au-dessus de l'herbe ; ils marchèrent cartes et casque sous le bras, vers la camionnette qui les ramènerait vers la hutte d'alerte proche de la piste.

C'était là, dans ces huttes, que les pilotes d'une Escadrille, passaient les heures de la journée à attendre en jouant aux cartes, lisant, dormant, bavardant, guettant plus ou moins l'appel téléphonique qui les enverrait en mission. Là que la section d'alerte, du lever au coucher du soleil, tuait le temps, pendant que le reste de l'effectif exécutait une mission de routine. L'hiver, en tout cas. L'été ils s'installaient dehors au soleil ; à côté de la tente, sur les terrains secondaires ; toujours à portée du téléphone, flemmardant, sirotant une boisson ou jouant au ballon. Hormis les périodes de grosses bagarres, avec six, parfois sept missions par jour, ils s'ennuyaient sévèrement, disait-on. La vie des pilotes de chasse était faite d'attentes.

Les meilleurs moments étaient ceux où les Escadrons, après un temps de repos à l'arrière, revenaient à l'entraînement pour retrouver le niveau d'une unité de première ligne. Parce qu'alors les journées étaient fatigantes, certes, mais planifiées à l'avance. Il n'y avait plus ces heures à attendre en cherchant à s'occuper. Il s'agissait là de retrouver les automatismes, avec de nouveaux équipiers, faire inlassablement des vols en formation, la base du vol opérationnel. Au 951ème la moitié de l'effectif était nouveau. Soit totalement débutant, comme dans le cas de Mykola, soit venant d'autres Escadrons, il avait appris pourquoi la veille. Outre les blessés, il arrivait qu'un pilote au combat s'effondrât, nerveusement. Tension trop forte ou fatigue excessive qui le rendait dangereux, même pour ses copains, en vol serré. Dans ces cas là c'était le médecin de la base qui le renvoyait, presque de force, à l'arrière. C'était très mal vu, dans la chasse, d'être évacué parce qu'on était à bout, nerveusement. En principe après une période de repos, ils repartaient au front.

Mykola descendit de son appareil, ses cartes et son casque sous le bras.

- Eh, gamin… fit Pereira en venant à sa hauteur, remarque je préfère plutôt ça que l'inverse, mais t'es plutôt du genre collant, toi, hein ?

Myko se dit que le Capitaine avait peut être été effrayé de sa proximité, et se dire qu'il faisait peur à un type qui avait des dizaines de missions à son actif, des dizaines de combats l'amusa, le réconforta. Alors le petit bleu, le "gamin" pouvait inquiéter un grand dur comme lui ? Il faillit sourire.

- J'ai appris le vol en formation de cette façon, Capitaine.

- Dans les nuages aussi ?

- Dans les nuages aussi, oui.

Pereira secoua la tête, pas enthousiaste, et obliqua vers la gauche pour rejoindre deux Darwiniens. Myko se réjouissait de raconter ça à Gérard à son retour. La Première Escadrille n'était pas encore rentrée. Cette fois la camionnette les ramena derrière un petit bois qui se trouvait au bout du terrain, où s'étalaient les baraquements. Ici, exceptionnellement, il y avait des baraquements en dur comme salles-pilotes de chaque Escadron ; pas des tentes. Ils étaient huit Escadrons, sur l'immense base, où logeaient aussi plusieurs Escadrons de chasse et d'attaque au sol avec des vieux Spit V, des FW et des P 38 B deux queues, le piège de Piotr. Les quatre mess et les chambres de trois, en dur ; un lit le long de chaque mur ; s'étalaient de chaque côté du couloir central de bâtiments étroits et tout en longueur, à l'écart. On aurait dit que l'Armée de l'Air ne savait pas construire de bâtiments d'une autre forme, c'était la disposition systématique sur chaque base d'entraînement où Mykola avait séjourné. Enfin c'était toujours mieux que les tentes, en cette saison.

Les Escadrons au combat bougeaient tellement, occupant même des bandes de terre à peine aménagées, de longs champs, que l'Armée de l'Air avait résolu le problème des installations en les équipant entièrement de ces tentes. Tentes-dortoirs de quatre ou six, tente-mess, tentes-salle-pilotes. L'hiver il y faisait si froid que les poêles à bois étaient chargés à mort et devenaient parfois rouges ! Seuls les Chefs d'Escadrons bénéficiaient d'un camion-caravane facile à déplacer, évidemment, qui leur servait à la fois de chambre et de bureau, et qu'ils retrouvaient, tôt ou tard, sur le nouveau terrain.

Ils finissaient de déjeuner, la Première les avait rejoint, quand les haut-parleurs crachotèrent avant qu'un message ne soit diffusé.

- "A tout le personnel. Toutes les unités font mouvement cet après-midi, je répète toutes les unités font mouvement cet après-midi… Les pilotes n'auront le droit d'emporter à bord de leur appareil qu'un sac de 6 kg maximum, logeant derrière le dossier de leur siège. Vous recevrez vos instructions dans vos salles-pilotes."

Les yeux ronds, les joues gonflées de la purée de pomme de terre ; qui était visiblement le plat de base de l'Armée de l'Air puisqu'on en servait partout, presque chaque jour ; Gérard Lavant regardait Mykola, ahuri. Il déglutit en tendant le cou, comme un chat qui veut faire passer une bouchée trop grosse pour sa gorge.

- Un exercice, tu crois ?

- Ca m'étonnerait, regarde les autres…

C'était l'affolement aux tables. Des gars enfournaient des morceaux de pain et de fromage dans les poches de leur combinaison ou du long blouson de tenue, descendant jusqu'au bas des hanches. Ce nouveau blouson qui, de couleurs différentes, avait envahi les tenues des officiers de toutes les origines, carrière et réservistes, de toutes les armes ; infanterie, blindés, aviation ; depuis quelques mois. Et dont on disait qu'il serait bientôt en dotation même pour les soldats. C'était, pour eux, la seule alternative à la tenue de vol ; passablement hétéroclite au front ; et la tenue de combat, en toile, pour l'Armée de Terre, aux couleurs de l'arme, bien entendu. Leurs tenues étaient de ce bleu-gris classique, assez joli, d'ailleurs, de l'Armée de l'Air. Myko se demanda ce qui lui prenait de penser à des trucs pareils au moment où tout le monde s'activait ?

- Mais pourquoi ils s'affolent tous comme ça ? s'énerva Gérard en se redressant sur sa chaise.

- J'ai l'impression que c'est l'histoire des six kg, répondit Mykola. Peut être est-il difficile de faire tenir tes bagages dans un sac de 6 kg, non ?

- Les bagages… tous ? fit Gérard. Mais… Bon Dieu, mais j'ai des tas de trucs dans la chambre…

Il se leva comme un diable et détala. Myko réfléchissait tout en se dirigeant en marchant vite vers le baraquement où se trouvait sa chambre. Il y retrouva les trois Officier-Pilotes avec qui il la partageait. Ils étaient excités, juraient constamment en faisant valser des vêtements qu'ils puisaient dans leur cantine ou sous leur lit.

- Que se passe-t-il ? Vous pouvez me renseigner, quand même, je suis un petit con de débutant mais je suis peut être aussi un être humain, on ne sait jamais ! finit-il par lancer, pas content.

Kuseck, Pilote-Officier, aussi brun que son meilleur copain Filiu, était blond, s'arrêta net, le regardant.

- Tu as entendu, toute la base déménage. Ca sent le renfort brutal. On part ensemble mais on ne sait pas quand, ou même si on reviendra un jour. Alors prends ce que tu veux vraiment garder, ce qu'il te faut pour tenir quelques jours et boucle ta cantine. Avec un peu de pot elle te rejoindra, quelque part… Bon, écoute ce genre de truc ça nous est arrivé à tous quand on était devenu trop proches du front et qu'on nous déménageait d'urgence. On gagnait un nouveau terrain, souvent une bande d'herbe, l'été, c'est tout. Pas d'installations, rien. Juste des camions d'essence et de munitions et les mécanos se débrouillaient.

- Mais on est très loin du front près de 1 500 km, non ?

- Oui, alors c'est peut être l'inverse… le commandement craint une attaque et nous envoie en renfort, je ne sais pas mais grouille-toi. Et pique ce que tu trouveras au mess, parce que ce soir on ne sait pas si on sera nourris. Maintenant bouge tes petites fesses !

Ils avaient chacun disposé un sac de toile sur leur lit et y posaient des objets après les avoir longuement regardés. Myko réfléchit et chercha un sac qui pourrait faire l'affaire. Il en avait bien un mais pas très grand, en cuir, assez rigide, qui appartenait auparavant à son père pour y mettre ses instruments et des médicaments quand il allait faire des visites vétérinaires, et songea qu'il allait devoir se procurer un sac dans le genre des leurs. Il sortit un pull épais, le gilet matelassé que sa mère lui avait envoyé à Erfurt, qu'il passait, pour voler, au-dessus de sa chemise et sous le pull, une chemise de tenue, ses affaires de toilette et une serviette propre, et souleva le couvercle de sa cantine. Voyons que voudrait-il emporter ? Ses bouquins de technologie… il en trouverait sans doute sur n'importe quelle base, ses trésors personnels ? Il prit une photo exposée dans un solide cadre de bois représentant Piotr et les cousins sur le terrain du vol de pente, celui de ses 3 500 ; il sourit intérieurement. Il y tenait mais… Voilà, une photo de Millecrabe, le chantier de construction avec lui en arrière plan au milieu de dizaines de cousins. Oui ça représentait une grande part de sa vie. Ca il voulait l'emporter. La dernière lettre de Cisco, aussi, écornée, mais qu'il gardait. Au dernier moment, en regardant les autres il joignit des chaussettes épaisses et la paire de chaussures qu'il avait aux pieds. Puis il enfila sa combinaison de vol fourrée par dessus le pull épais, les bottes de vol, fourrées elles aussi. Il dut tasser sévèrement pour ajouter sur le sac son blouson de tenue. Il ne put réussir à le fermer et haussa les épaules. Il décida de garder le pantalon de tenue sur lui, sous la combinaison. Après quoi il ferma le cadenas de sa cantine et la tourna pour que son nom soit visible : Officier-Navigant Mykola Stoops, 96ème Escadre, 951ème/2ème Escadron. Puis il sortit de la chambre, le sac à moitié ouvert sous le bras, jetant un œil à l'extérieur. Le plafond était descendu. Moins de deux cents mètres, apparemment. Il faudrait traverser la couche pour aller chercher du ciel à peu près clair, au-dessus. Dans la salle pilote tout le monde vidait son placard. Certains avaient amassé des quantités de trésors personnels ici aussi ! Myko récupéra ses cartes, le casque, le laryngophone, le ceinturon avec le pistolet Herstal, belge, et les trois chargeurs de réserve, qui faisaient parti de l'équipement de vol réglementaire, les gants doublés de soie. Ah, sa ficelle graduée, attachée à un petit compas, à sa petite tablette de vol. Ca c'était un truc que lui avait enseigné Van der Belt. Chaque avion a une vitesse de croisière qui lui est propre. Ce qui veut dire qu'il parcourt un nombre de kilomètres à peu près fixe en une minute. En faisant des marques sur un morceau de ficelle, à l'échelle des cartes aéronautiques, on pouvait se fabriquer un instrument qui vous indiquait, sur la carte, le temps nécessaire pour gagner un point précis, ou votre position actuelle, à partir d'une précédente position repérée ; sachant que les cartes aériennes utilisées étaient toujours à la même échelle. Au besoin avec des couleurs différentes on pouvait faire des marques collant avec plusieurs échelles ou plusieurs vitesses moyennes. Il s'était rendu compte que plusieurs Darwiniens avaient le même genre de truc. Chaque pilote alla installer, tant bien que mal, son sac dans son avion, derrière le dossier du siège.

Gérard était à la fois excité par le fait de se rapprocher, probablement, du front, et angoissé à l'idée de ce qu'il ne pouvait emporter avec lui, dans son appareil. Pereira revint après une conférence avec le Chef d'Escadron, Violet, et dit qu'ils faisaient mouvement vers une petite piste provisoire près d'Olenchiv, à une trentaine de kilomètres de Kiev.

- On craint des bombardements, une offensive ? demanda un Darwinien, Petto.

Pereira haussa les épaules.

- On ne sait rien. Il semble qu'on amène beaucoup de monde là-bas.

Il n'y eut pas d'autres questions. La réponse du Capitaine avait douché les pilotes. Si on rameutait des renforts à ce point c'est que la situation était tendue. Kiev… Chacun songeait à la signification de ce rassemblement autour de la capitale.

- Est-ce que le Sénat a été évacué ? demanda quand même un type de la Première.

- Je n'en sais foutre rien, Gustavo, râla Pereira de mauvaise humeur.

- Tu comprends j'ai de la famille du côté de Kiev.

- Je t'ai dit que j'en savais rien !… On a tous de la famille dans un coin ou un autre.

Une demi-heure plus tard ils apprirent qu'ils partiraient tous avec les bidons supplémentaires sous le ventre de leurs appareils, le plein de munitions et se poseraient en route pour refaire de l'essence. Cela sous-entendait que l'on préférait qu'ils aient encore une certaine autonomie, sur place. L'urgence était donc si grande…

L'atmosphère fut encore plus tendue. A trois heures de l'après-midi ils entendirent la cavalcade des gars d'un Escadron de P 38 qui gagnaient le terrain. Et ce fut leur tour dix minutes plus tard. Au terrain deux Escadrons de Spit V et de P 38 attendaient en bout de piste, moteurs tournant, que la tour leur envoie la fusée verte autorisant le décollage. Le 951ème n'avait pas encore reçu l'ordre d'aller s'installer dans ses appareils et s'impatientait. Myko s'efforçait de garder son calme en regardant autour de lui. Les Darwiniens avaient monopolisé les rares fauteuils pas trop défoncés de la hutte d'alerte et, le visage fermé, ne parlaient pas. Il les imita, cherchant une place sur un vieux canapé pour allonger les jambes devant lui et se détendre. Curieusement ça lui rappelait la salle pilote du terrain, au club de vol à voile, à Lvov. Mais là-bas l'atmosphère était plus animée, moins tendue, surtout. Ils décollèrent à 15:30, comprenant qu'ils étaient bons pour un atterrissage de nuit à Olenchiv, après la perte de temps de l'escale intermédiaire. Ca n'avait pas eu l'air de plaire aux Darwiniens qui avaient cherché l'emplacement du terrain sur leurs cartes. D'après l'officier des vols ; le type qui faisait les conférences pré-vol et enregistrait les comptes rendus de mission, au terrain, un Capitaine moustachu assez âgé et pas causant ; il s'agissait de deux bandes en croix, aménagées sommairement. De l'herbe recouverte de neige, dans cette région. Cette sacrée neige compliquait toujours les choses. Allez repérer un terrain, au sol, où tout paraît uniformément blanc, comme couvert de peinture…

Quand il y avait eu plusieurs décollages et atterrissages, encore, on voyait les traces de roues, de longues lignes foncées, parallèles, qui servaient de balisages. Mais à l'heure à laquelle ils se présenteraient il ne ferait sûrement pas clair. C'est vrai aussi que la neige reflétait assez bien la moindre parcelle de lumière mais quand on s'amène sur un nouveau terrain, surtout sommairement installé, sans aide à l'atterrissage, on aime bien y avoir ses aises.

De loin il avait vu, la dernière demi-heure, que Gérard consultait sans arrêt sa carte, calculait apparemment des routes et reportait des chiffres et des symboles sur sa planchette de vol qu'il attachait, en l'air, sur sa cuisse gauche, lui, alors qu'il était droitier et que tout le monde, dans ce cas, la plaçait à droite ! Myko n'avait jamais compris pourquoi. Le jeune homme avait continué d'observer les autres. A part Gérard, les pilotes de la Première s'étaient instinctivement regroupés dans un coin de la salle, autour de l'Officier-Pilote Pinicci, Lieutenant ancien qui faisait fonction de Chef d'Escadrille en attendant, soit sa nomination, soit l'arrivée d'un Capitaine. Il paraissait calme et parlait beaucoup à ses pilotes. Myko s'était dit qu'il aurait préféré ce genre de chef. Il devait donner confiance aux nouveaux.

***

- "Viatique Jaune, ne vous laissez pas distancer". La voix de Pereira était calme. Ils volaient à 2 500 m. d'altitude, dans un ciel où des amas de cumulus gris leur coupaient périodiquement la vue du sol, tandis qu'une couche soudée, loin au-dessus, vers 7 000 ou 8 000 mètres, verrouillait le ciel. Les rayons du soleil venant de l'ouest, derrière, en dessinaient les contours. Les avions avaient l'air de se balancer dans l'espace, montant ou descendant d'un mètre pour garder une position moyenne. La Première Escadrille volait deux cents mètres plus bas, 600 mètres à droite, par section de quatre appareils, en formation "quatre doigts". C'était vers la fin de la Première Continentale qu'un pilote allemand avait imaginé cette disposition, encore plus valable aujourd'hui. Index, majeur, annulaire, auriculaire ; un avion représentant les ongles des doigts d'une main tendue ; à des altitudes légèrement différentes. Ca permettait de surveiller une plus grande partie du ciel. Chaque N°2, équipier du N°1 chef de patrouille, assurant les arrières de son leader. Ils se posèrent vers quatre heures dix sur un assez grand terrain, enneigé, mais aux pistes striées de traces, bien visibles, tant elles avaient été utilisées dans la journée. Au moins quatre Escadrons de chasseurs s'apprêtaient à redécoller, leurs pleins achevés, parfois les réservoirs supplémentaires remplis également. On rameutait énormément de monde vers Kiev ! Le personnel du terrain était bien rôdé car il fallut moins de 45 minutes pour remplir les bidons sur lesquels ils avaient puisé jusqu'ici, sans toucher aux réservoirs internes. Ils durent patienter au point d'entrée, tout au bout de la piste, pour laisser se poser un Escadron de Spits. Puis ils décollèrent, par section ; quatre avions ; et prirent un cap au 025°.

La navigation était assurée par le Commandant Violet mais, sous sa verrière, Myko vérifiait la route, ses yeux allant du sol, quand il pouvait le voir, à sa montre pour faire une estimée de leur position, histoire de garder la main, il en avait pris l'habitude pendant les vols d'entraînement. Pour de longs vols comme celui-ci les contrôleurs-radar les suivaient et les avertissaient s'ils déviaient sérieusement de leur route. Mais c'était au Chef d'élément qu'ils s'adressaient, sur une autre fréquence radio. Quand ils se posèrent à Olenchiv, après avoir, en formation, fait une percée stressante à travers près de 2 000 mètres de nuages, rasant leur base, en dessous, la nuit était tombée et ils avaient reçu l'ordre d'allumer leur feux de bout d'aile. Et ils utilisèrent, Myko pour la première fois depuis Erfurt, des feux de guidage. C'était un truc nouveau, ultra simple mais qui marchait à merveille pour peu, néanmoins, qu'il y ait un minimum de visibilité horizontale, en approche.

Des projecteurs étaient disposés horizontalement, par série de trois, les unes au-dessus des autres, en début de piste, orientés vers la trajectoire des avions en approche, mais avec plus ou moins d'incidence verticale, plus ou moins braqués vers le ciel. Si bien que selon son altitude, le pilote descendant vers la piste ne voyait jamais qu'une seule série de trois feux. Chaque série était d'une même couleur : jaune, ou vert, ou rouge. Si le pilote voyait les jaunes il en déduisait qu'il se présentait trop haut et risquait d'effacer toute la piste, sans pouvoir y poser les roues. Si c'étaient les rouges cela voulait dire qu'il était trop bas, au contraire, et risquait, cette fois, de percuter le sol, avant la piste ! Le vert signifiait qu'il était bien calé sur la bonne pente de descente et allait toucher les roues au début de la bande d'atterrissage. A Erfurt, en fin de stage, on les avait saturés de tours de piste de nuit, comme ça, et il n'éprouva aucune difficulté à atterrir. Violet était resté au-dessus du tour de piste, avec son N°2, et surveillait chaque présentation de l'Escadron. Une paire de la Première Escadrille dut remettre les gaz et refaire un tour de piste, mais tout alla bien à la seconde tentative.

Violet intervint à la radio, avant de se poser :

- "Viatique Leader à tous, vous suivez les lumières rouges pour aller vers la zone de dispersion. Terminé." La zone de dispersion… Ca sentait le front. Jamais Myko n'avait entendu le mot "dispersion" dans ses écouteurs. Cette fois ils étaient bien dans le coup.

Le terrain n'était pas grand mais sur-occupé. En roulant doucement Myko vit que près de deux Escadres complètes étaient déjà là, au moins. Peut être est-ce que la 96ème, la sienne, était rassemblée là pour la première fois ? Dans l'obscurité totale, une fois le dernier appareil posé et les lumières au sol éteintes, les pilotes se regroupèrent, s'appelant les uns les autres en criant les noms de leurs copains. Il faisait froid, ici. Les bottes s'enfonçaient dans une neige dense et sale, de ce côté des pistes, et Myko, son sac au bout du bras boucla son blouson, serrant le col de sa combinaison avec son vieux foulard de vol à voile et remettant ses gants de vol. Il regrettait déjà de ne pas avoir enfilé un autre pull ! Puis plusieurs camionnettes arrivèrent, phares bleus allumés. Elles amenaient des mécanos emmitouflés sous des strates de vêtements, qui sautèrent au sol et se dirigèrent vers les avions, s'éclairant de lampes de poches à la lumière rouge. Pereira surgit soudain.

- Cette nuit on va équiper nos avions de rampes de lancement de fusées. Tout sera prêt demain matin, lança-t-il avant d'ajouter, embarquez dans les camionnettes avec vos sacs personnels.

Personne ne fit de commentaires.

Des baraquements avaient été montés à deux ou trois kilomètres du terrain, dans un creux, au milieu de broussailles. Rudimentaire mais chaud, au moins, des poêles à bois ronflaient dans tous les coins… Violet, le visage trahissant de la préoccupation les réunit tous dans un coin d'une salle pilote.

- Le Commandement s'attend à une opération de très grande envergure contre Kiev, commença-t-il. Beaucoup de renforts de chasse ont été amenés tout autour de la ville. On est dans le deuxième rideau de défense. Mais il y a aussi beaucoup de canons anti aériens, notamment des 88 dont vous connaissez la portée et la précision. Ca veut dire que vous ne devez pas vous balader n'importe comment et attirer le feu de notre propre artillerie…

- Bon Dieu les FW sont assez reconnaissables avec leurs bouts d'ailes carrés, lâcha quelqu'un.

- Figurez-vous qu'on n'est pas les seuls ici, il y a des tas de La 5, des Yak, des Spits aussi, même si leurs bouts d'ailes sont arrondis, et les artilleurs sont aussi nerveux que vous ! Bon, demain matin dès que nos derniers appareils auront été équipés des rampes on aura droit à un exercice d'entraînement au tir de fusées. Vous aurez intérêt à bien écouter le cours qu'on vous donnera avant parce que ce sera la seule occasion de tout apprendre sur ces fusées et leur utilisation ! Je sais c'est très court mais il faudra s'en contenter. Aussitôt après ce vol on assurera des patrouilles au sud-ouest de Kiev, par section de quatre appareils. La Seconde commencera, puis la Première. Il y aura en permanence une section en l'air, le reste de l'Escadrille sera en alerte à dix minutes et l'Escadron à vingt. Ca veut dire que, dans les jours qui viennent, on va passer beaucoup de temps assis dans les cabines, alors couvrez-vous, je ne veux pas de réflexes amoindris par le froid, en altitude. Pour la même raison : lutter contre le froid, vous devrez manger davantage qu'à l'ordinaire.

- Commandant, si on nous colle ces machins sous les ailes ça veut dire qu'on va faire de l'attaque au sol ou qu'il s'agit de tirer des bombardiers ?

- Question idiote, Feltin. On n'a aucun entraînement pour l'attaque au sol. On serait inefficaces.

- En l'air aussi, Commandant.

- Si vous êtes aussi bons que vous le croyez ça ne posera pas de problèmes, vous vous adapterez. Pour le contrôle aérien…

Il donna les indications techniques concernant les installations radar qui assuraient une partie de l'alerte aérienne et le guidage de la chasse d'intervention, les fréquences à employer, présélectionnées sur les radios de bord.

***

Ils étaient en disposition quatre doigts, mais assez lâches, volant à une centaine de mètres les uns des autres, de manière à couvrir un large espace de ciel. L'Escadron volait encore entre deux couches nuageuses, rasant celle du dessus, à près de 8 500 mètres et celle du dessous bourgeonnant à 2000-2500 selon les paquets irréguliers, laissant apercevoir le sol, de temps à autres. Depuis trois jours Myko était numéro 4, équipier de l'OP Masglish. OP : Officier-Pilote, Lieutenant, dans la terminologie de l'Armée de l'Air. La section de quatre appareils était emmenée par l'OP Randen, "Viatique vert 1". C'était le silence radio, partout. Emmitouflé sous sa combinaison dans deux épaisseurs de pull-overs récupérés au Matériel de la base, Myko luttait comme il pouvait contre le froid. Moins 23° dans la cabine, moins 50° dehors ! Ses orteils étaient douloureux, dans ses bottes, probablement trop petites pour accepter les trois épaisseurs de chaussettes qu'il avait enfilées les unes sur les autres. Régulièrement il bougeait les doigts des mains pour éviter l'engourdissement, malgré les gros gants de cuir doublés de soie. Et, lorsque la couche supérieure de nuages s'interrompait, et qu'ils se retrouvaient au soleil, il se mettait à faire une chaleur pénible, dans les habitacles, et la lumière imposait de descendre la nouvelle visière colorée, devant les grosses lunettes ! Depuis le décollage il s'interrogeait sur les Darwiniens qu'il avait vus grimper dans leur avion avec un gros blouson de mouton, un col haut, relevé derrière le cou, deux pantalons de tenue, l'un sur l'autre, couvrant leurs jambes. Ils avaient certainement une bonne raison pour préférer ça à la combinaison qui n'avait de fourrée que le nom, pensait-il en grelottant.

Le jour était bien levé, maintenant, et le sol était nettement visible, loin dessous, caché par moment par des bancs de nuages moyens. Son regard dériva vers les autres avions qui se balançaient doucement, montant et descendant, dans le ciel vide, comme des ludions dans une bouteille. D'ici on voyait bien les rampes et le petit empennage des fusées, qu'on avait montées sous leurs plans. Après cinq jours de patrouilles quotidiennes, en formation de combat, dans la région de Kiev, il admirait encore la silhouette des FW, les ailes courtes, le gros moteur BMW en étoile et la longue verrière transparente, l'empennage coupé comme au couteau. Il ne s'en lassait pas. A 8 500 mètres d'altitude et à assez faible vitesse, 320 km/h affichés, ils dessinaient de grands carrés dans le ciel. Six minutes par côté, puis virage de 90°, doucement pour éviter autant que possible les traînées de condensation, qui naissaient au bout des ailes dans cet air raréfié et froid… Il savait que toute la région de Kiev était ainsi sillonnée, par d'autres formations dont ils assuraient la couverture haute dans ce secteur. Sur ce côté, au soleil, la visibilité était bonne, on voyait le Dniepr, petit ver de terre, sinuer, en bas à droite. Le piège de Ramden s'inclina doucement vers la gauche, entamant un virage qui allait les ramener vers l'ouest…

- "Ballon à tous. Ca bouge, à l'est. Soyez vigilants." Le contrôleur de secteur, au poste de commandement de Kiev. Aujourd'hui, pour cette mission, ils étaient "ballon"…

Quelqu'un avait dû apercevoir des avions ennemis… C'était drôle, Myko ne pensait jamais "avions chinois", mais "avions ennemis". Il vérifia son tableau de bord, le collimateur de visée était bien allumé ; s'il ne se servait jamais des cercles il utilisait le petit croisillon central pour ses visées ; l'oxygène des bouteilles arrivait bien dans son masque qui lui meurtrissait les joues, comme à l'ordinaire, et son moteur ne consommait pas exagérément, mais son ronronnement régulier provoquait un assoupissement. Il ouvrit en grand le débit d'oxygène pour se réveiller un peu. Ils avaient encore cinq bonnes minutes de carburant dans le bidon ventral avant d'attaquer le contenu des réservoirs principaux, assez peu entamés par le décollage, qui se faisait toujours sur les internes pour éviter, pendant cette phase, un phénomène de bulles d'air dans les circuits du supplémentaire. Comme il s'ennuyait un peu il était passé sur la fréquence 4 et entendit soudain :

- …"Ballon. Une formation d'une cinquantaine de Zéros à 120 kilomètres, dans le 045° de Kiev. Ils accompagnent une centaine de bombardiers Ju88. Altitude 7000. Seuls les Escadrons désignés iront au contact et garderont le canal 4. Pour tous les autres : canal 3, je répète : canal 3."

Myko tourna le bouton de la radio pour sélectionner le canal de leur mission et entendit la voix de Ramden qui achevait une phrase :

- …"on ne bouge pas, Viatique. Il y a quelque chose mais ce n'est pas pour nous. Ouvrez les yeux, quand même." Curieusement Myko se sentait calme. Il avait souvent imaginé le jour où il serait engagé pour la première fois et se voyait excité au possible. Mais là rien ! Peut être parce que leur secteur de patrouille se situait trop au sud de la ville. Il y avait peu de chance que les Zéros et les bombardiers contournent la ville pour venir jusqu'ici. Le contrôleur répéta :

- "Ballons à tous les appareils dans les secteurs Echo passez sur canal 4, les autres restez sur 3". Le contrôleur faisait le ménage pour libérer l'espace-radio. Myko regardait vers l'est mais n'apercevait rien. Trop loin. Il faillit ne pas voir Ramden virer à nouveau, vers le sud cette fois. Ils s'éloignaient… Ils entamaient la branche suivante, un peu plus tard, quand Myko n'y tint plus, il sélectionna sa radio sur le 4, celle des gars au contact de l'ennemi. Immédiatement ce fut une cacophonie de morceaux de phrases, de hurlements d'excitation, de peur, de joie :

- "… je le tiens Frédo, laisse-le moi, écarte-toi… sur la gauche."

- "Gardez votre calme, gardez votre calme !"

- "peux pas redresser… perdu une aile…"

- "… laissez les chasseurs, attaquez les bombardiers, Bon Dieu…

- "… attention tu en as un derrière, dégage… dégAGE !

- "Je suis blessé, je suis blessé…"

- "Les Rotins… faites l'ascenseur, merde !" Rapidement il revint sur leur canal. Jusqu'à l'atterrissage, une demi-heure plus tard, il fut poursuivi par ce qu'il avait entendu. En quelques secondes il avait pris une leçon de réalisme. Il n'y avait pas de raison que la première fois où ils seraient engagés soit différente de ce qu'il avait entendu. Cela voulait dire qu'il devait être prêt à réfléchir dans ce vacarme. Prêt à garder son calme dans une période de surexcitation comme ça. On ne leur avait jamais parlé de ça ! Il n'était pas autrement fait que les autres, si les gars qui avaient intercepté cette formation étaient aussi énervés, il le serait lui même probablement. Or il comprenait, aux interventions des leaders qu'il avait entendus, qu'il fallait éviter à tout prix cette cacophonie !

Il devait se préparer à faire ce à quoi on l'entraînait depuis des mois, sans en dévier d'un centimètre, quelles que soient les circonstances. Répéter des manœuvres déjà exécutées des centaines de fois, oublier son moteur, oublier son pilotage, pour consacrer toute son attention sur l'extérieur. Ses mains, son cerveau devaient être capables, maintenant, de faire leur boulot sans qu'il y fixe son attention. Sinon il serait descendu immanquablement. Suivre son N°1, surveiller ses arrières, garder en tête les consignes sur l'objectif, les chasseurs ou les bombardiers. Il avait tout cela en tête quand ses roues touchèrent le sol enneigé. Il aperçut un Spit sur le dos, au bord de la piste, le réservoir toujours en place, entre les roues sorties. Un type devait avoir eu un problème d'air dans les canalisations de ses réservoirs, le moteur avait calé et le gars s'était crashé. Au décollage, à coup sûr. Il avait eu de la chance de ne pas brûler avec cette quantité d'essence…

En quatre jours leur installation avait bien changé. Chaque soir des nouveautés apparaissaient. On leur avait construit, à proximité des avions, pour chaque Escadron, une hutte d'alerte, sorte de grande isba faite de rondins, munies de poêles qui fumaient horriblement mais qui chauffaient tant bien que mal. Des maquettes de Zéros chinois, de bombardiers Ju88, de Do17, se balançaient au plafond de manière à ce qu'ils puissent les voir sous tous les angles, au fil des jours, et être capable de les identifier immédiatement, en vol. Aux murs des panneaux affichaient des maximes : "Si tu veux vivre regarde derrière toi",

"Le soleil peut toujours cacher un Zéro", "Sur un ciel couvert entièrement, ton avion fait une belle cible pour le plus tocard des pilotes chinois."

Régulièrement une camionnette arrivait de la base avec des membres du nouveau Personnel Féminin, qui leur distribuaient du chocolat, du café ou du thé, puisés dans des récipients spéciaux pour les garder brûlants. Des manuels de tirs, de manœuvres de combat, de procédures d'évacuation d'un avion en feu ou s'abattant, étaient disposés sur des caisses tenant lieu de tables, peu à peu changées contre des planches sur des tréteaux. Et des fauteuils, défoncés, leur permettaient d'attendre dans un confort relatif.

C'est fou ce que l'Armée de l'Air pouvait avoir comme fauteuils défoncés. Certains disaient que des gars devaient avoir pour boulot de défoncer des fauteuils qu'elle achetait neufs ! Des hauts parleurs braillaient régulièrement les ordres de décollage mais, depuis la veille, quelqu'un avait réussi à en baisser le son pour permettre à ceux qui voulaient dormir de se reposer. En rentrant de patrouille les pilotes retournaient à la hutte d'alerte où des sandwiches les attendaient. Il fallait s'alimenter souvent pour lutter contre le froid.

Le seul problème restant était celui des WC ! Quand ils n'avaient pas besoin de se déshabiller ils s'éloignaient de quelques pas, et la neige était constellée de traces jaunes. Certains artistes dessinaient même leurs initiales… Mais s'il s'agissait de baisser culotte il n'y avait aucune solution ! Si bien que lorsqu’une camionnette quittait les pistes en direction des baraquements on voyait toujours quelqu'un la héler au passage… Et, depuis leur arrivée, Mykola avait remarqué que la nourriture servie, aux repas, comportait surtout des féculents, peu d'aliments susceptibles de provoquer des dysenteries.

Quand Mykola pénétra dans la hutte il vit tout l'Escadron groupé autour du Commandant Violet et des Chefs d'Escadrille.

-… a eu pas mal de pertes, disait Violet. Mais c'est surtout les Ju88 et des Ki21 qui ont fait le plus de mal. Ils ont bombardé cinq terrains, à l'Ouest de Kiev. Les installations sont pulvérisées et les pistes inutilisables. Les avions en vol y ont échappé, bien entendu mais ils ont dû se poser ailleurs, au retour. Apparemment il y a une offensive en préparation contre Kiev.

- Mais, Commandant ça fait une trotte pour venir de leurs lignes, comment font-ils ? remarqua Djaï, un nouveau de la Première.

- Les Chinois ne sont pas plus forts que nous, mon gars, mais le Zéro, vous le savez, a une fabuleuse autonomie, 3 110 kilomètres avec le bidon extérieur, contre 900, pour nous. Pour les bombardiers pas de problèmes non plus ils ont largement l'autonomie.

Les patrons continuèrent, entre eux, à discuter stratégie et Myko se trouva un fauteuil libre, dans un coin, à côté d'enragés de bridge. Gérard était en patrouille et ne se poserait pas avant une heure. Il avait hâte de le voir pour savoir s'il avait entendu quelque chose sur le raid chinois. Et puis il voulait lui parler de ce qu'il avait lui même écouté et de ses déductions. Il ne savait pas où se trouvait Piotr si ce n'est qu'il était sur un terrain de la proximité de Kiev. Tout de même si le commandement avait été jusqu'à rapatrier des P 38 c'est qu'il s'attendait à une sacrée bataille. Au sol, probablement.

Quand ils rentrèrent aux baraquements Mykola aperçut un pilote allongé sur une civière, sur le point d'être évacué, enveloppé dans une série de couvertures, un grand sac posé à côté de lui, près de l'infirmerie, à l'extrémité de leur bâtiment. Un tas de vêtements posés un peu plus loin empestaient l'essence. Il avait une jambe bloquée par des attelles et paraissait souffrir en se tortillant pour atteindre sa poche de pantalon. Machinalement il obliqua vers lui et lui dit :

- Je peux t'aider ?

L'autre leva les yeux, vaguement étonné.

- J'essaie de sortir mon paquet de cigarettes.

- Tu ne vas pas fumer avec cette odeur d'essence, protesta Myko !

Le gars avait l'air si mal en point que le jeune homme comprit qu'il était encore stressé. Il se pencha sur les vêtements et les tira dehors puis il revint, se pencha sur le blessé et trouva le paquet sans trop bouger la jambe blessée. Il le tendit au type qui se servit et alluma une cigarette au lourd parfum.

- T'en veux une ?

- Non, je ne fume pas, merci. C'est toi le Spit sur le dos ? demanda-t-il en s'accroupissant près de la civière.

- Ouais. Une sacrée connerie. Je suis parti branché sur le bidon. Oublié de vérifier que j'étais bien sur les réservoirs principaux ! Je quittais le sol quand ça a coupé. Rien compris, tout s'est mis à valser et je me suis retrouvé sur le dos, avec cette foutue essence qui pissait du réservoir extérieur. Moi je me disais "ça va flamber, ça va flamber"… Putain, le savon que le patron va me passer !

- Ta jambe, c'est grave ? demanda Mykola.

- Cassure franche y paraît. Ca va me faire trois mois de repos. Je vais pouvoir dormir, dormir ! Mais toi t'es un jeunot, hein ?

C'est à ce moment seulement que le jeune homme remarqua les cernes autour des yeux du blessé. C'était un Darwinien, les cernes étaient leur signe distinctif !

- Oui. Les anciens m'agacent au possible à m'appeler Gamin, répondit-il avec un petit rire gêné.

- T'inquiète pas pour ça, mon gars, ça va passer très vite. Si tu tiens le coup aux premiers combats ils n'y penseront même plus avec l'arrivée des renforts.

Mykola eut soudain une idée.

- Dis donc, tu pourrais m'expliquer une chose ? Les Darwiniens de mon Escadron ne portent pas la combinaison matelassée, mais un gros blouson de mouton. Et je me demande pourquoi ?

- Tu as chaud avec la combin'?

- Ca non, je pèle de froid en vol.

- C'est parce que la combinaison personne n'en veut pour voler. On est malhabile, s'il faut sauter on s'accroche et le matelassage est bidon, on est frigorifié. Il y a un mec qui s'est fait un paquet de pognon avec ces combin', probablement, mais il n'était pas pilote, ça c'est sûr. Il n'y a rien de mieux que les blousons de mouton bien fermés avec une écharpe en soie autour du cou. Les écharpes des gars c'est pas pour faire du cinéma, ça tient vraiment chaud.

- Et ces blousons comment on se les fait affecter ? Je n'en ai jamais vus, aux fournitures du Matériel.

- Parce que c'est destiné seulement aux unités engagées en première ligne. Dès que vous serez sur un terrain où vous resterez un certain temps il en arrivera, mais tu auras intérêt à…

Il s'interrompit, levant les yeux vers le jeune homme.

- … regarde les trucs que tu as mis dehors, tu vas trouver mon blouson. Tu le laisses pendu une journée et il sera sec. C'est surtout mon pantalon qui a été imbibé. Le blouson sentira peut être encore un peu mais, avec le masque à oxygène, à bord, tu ne seras pas incommodé. Va, prends-le…

C'était un gros blouson, patiné par l'usage, qui sentait l'essence, en effet, mais n'en paraissait pas imbibé. Myko alla le chercher.

- Prends-le, fit le blessé… Va, je te dis. Je ne reviendrai pas avant le printemps et je sais que j'en aurai un neuf à ce moment là. C'est l'époque où le Matériel en reçoit plein. Forcément quand il est trop tard !… N'aies pas de scrupules, je te dis. Et moi, maintenant, je ne pourrais jamais plus sentir cette odeur, sans me revoir, à l'envers, et cette foutue essence qui coulait sur mes jambes, tu comprends ?

- Je ne sais pas comment te remercier, fit Mykola très gêné, maintenant…

- Tu sais comment t'équiper, au moins ? Pour les jambes, je veux dire ?

- Non.

- Tu enfiles deux pantalons de tenue l'un sur l'autre, rentrés dans le haut des bottes mais, surtout, tu demandes des bas de mitrailleur, au Matériel. Sur les bombardiers, les B 17, en vol, les mitrailleurs se tiennent devant une ouverture dans le fuselage, sans protection, t'imagines ? Ils ont encore plus froid que nous. Alors on leur a fait un bon équipement, à eux. C'est comme des bas de hockey, ça te monte jusqu'à la ceinture. Le pied est doublé en soie t'a plus besoin d'accumuler des épaisseurs de chaussettes, une suffit et les bottes tiennent plus chaud aussi. Tu verras c'est parfait. Prends les miens et lave-les.

Il ne faisait pas trop froid, ce soir, et Mykola aussitôt après avoir quitté le blessé alla suspendre le blouson et les bas en laine épaisse, rapidement lavés, près de la fenêtre du couloir, au-dessus d'un radiateur. Comme toujours il dîna avec Gérard, aussi excité que n'importe quel jour. Cela faisait partie de son caractère ou de sa joie de vivre peut être ? C'était devenu un bon et, à la réflexion, Myko ne s'en étonnait pas. Gérard mettait tant d'application dans tout ce qu'il entreprenait qu'il y arrivait forcément. D'autant qu'il avait un solide niveau mathématique et n'avait besoin de s'appliquer qu'en pilotage. Là, Mykola l'avait bien aidé, en échange de son aide en cours, en Allemagne. Pendant le repas il lui expliqua longuement ce qu'il avait déduit de son écoute de la cacophonie du combat, s'efforçant de convaincre son ami d'apporter lui aussi ses commentaires.

- On verra bien Myko. Ne t'en fais pas à l'avance et dis-toi que n'importe qui doit être excité, c'est normal, répondit tranquillement Gérard, en enfournant sa purée de pomme de terre. Il en était devenu le meilleur consommateur que son ami n'eut jamais vu !

- Mais je ne m'en fais pas, enfin ! J'essaie d'imaginer pratiquement ce qui se passe précisément, m'y préparer, pour garder mon calme le moment venu. Visiblement certains gars étaient si énervés qu'ils ont oublié les consignes et ont laissé un Zéro les tirer par derrière. Simplement parce qu’ils n’étaient pas dans leur état normal, tu comprends ce que je veux dire ?

- Tu parles, je m'y vois, et il mima avec sa bouche le crépitement d'un canon. Ah quel dommage qu'on ait ces rampes qui nous freinent. Tu sais je pense que je les tirerai dans le vide, mes fusées, comme ça, dès le début du combat pour retrouver de la vitesse.

Myko en fut scandalisé.

- Mais, enfin tu ne peux pas, c'est la meilleure arme contre les bombardiers, il paraît.

- Je m'en fous des bombardiers, c'est les Zéros que je veux !

Son ami secoua la tête se rendant compte qu'il n'arriverait jamais à le convaincre. Il en était triste, Gérard était un bon copain. Pour la première fois Mykola songea qu'il allait peut être se faire descendre. Dans sa tête la voix de Gérard se superposa à celle du pilote qui hurlait "je suis blessé", je suis blessé"! Il s'efforça de réagir à cette pensée pour ne pas porter la poisse à son ami.

- Il y a autre chose dans ce raid d'aujourd'hui, dit-il. La vraie raison. Pourquoi envoyer si peu de bombardiers avec une couverture de chasse proportionnellement importante ?

Cette fois il accrocha l'attention de Gérard qui le regarda sérieusement, en silence.

- Ben, parce qu'ils avaient pas besoin de plus de bombardiers pour cette mission, je suppose, s'étonna-t-il.

- Exactement. Et ils ont atteint leurs objectifs. Finalement c'est cinq terrains qui ont été touchés, les pistes retournées, inutilisables.

- Et alors ? Avec le matériel qu'il y a ici les trous seront comblés demain, enfin avec le sol gelé, après-demain peut être ?

D'accord les installations ne seront pas reconstruites mais on pourra utiliser les pistes pour y faire stationner des chasseurs pendant la journée, c'est le principal. Et le carburant est toujours bien caché, tu le sais.

- Et ça valait le coup de perdre 35 bombardiers comme ils l'on fait ? Et pourquoi ces chasseurs, qui ont eu assez peu de pertes, nous ont descendu 28 appareils ?

Cette fois le visage de Gérard montra son incompréhension.

- Allez dis plutôt où tu veux en venir, encore une de tes théories fumeuses ?

- Si j'étais au haut-commandement Chinois et que j'avais détruit cinq des principaux terrains, connus de moi, de la défense de Kiev. Je me dirai "Parfait maintenant on peut y aller."

- Comment ça, "on peut y aller"?

- Maintenant je peux envoyer vraiment mes bombardiers. Mettre le paquet, quoi.

- Mais quand ? dit Gérard, très étonné.

- Demain matin, à l'aube.

- Tu veux dire… demain, notre demain matin… Demain, quoi ?

- C'est ça. D'autant que les rapports de ma chasse m'indiquent que le niveau moyen de la défense adverse n'est pas tellement fameux.

- Comment pas fameux ? On leur a abattu une vingtaine de Zéros, tu as entendu comme moi Violet le dire.

- Vingt, alors que notre chasse était tellement plus nombreuse qu'eux, ça n'est pas un bon résultat, Gérard. Mais je crois que ça ne reflète pas non plus la valeur de nos pilotes. Je crois, moi, que le contrôle a merdé. Que nos Escadrons se marchaient sur les pieds, là-bas, et n'ont pas été efficaces parce que mal guidés. Qu'il aurait fallu placer une partie de nos unités sur le chemin du retour du raid pour finir le travail contre les chasseurs…

Une voix, derrière eux, l'interrompit.

- Votre nom, Lieutenant ?

Myko se retourna vivement. A la table de derrière un Colonel, commandant d'Escadre, était retourné et le regardait.

- Officier Navigant Stoops, Colonel, 951ème Escadron 96ème Escadre.

L'officier supérieur, qui n'avait pas plus de 30 ans, le fixait.

- Depuis longtemps au front ?

- Non, Colonel, quelques jours seulement.

Il y eut un silence.

- Vous raisonnez plutôt bien, pour un bleu. Mais vous avez tendance, comme les bleus précisément, à prendre vos chefs pour des couillons. Eux aussi ont un cerveau, vous n'êtes pas le seul.

- Oui Colonel… je veux dire non Colonel, lâcha Myko, surpris.

- En revanche vos déductions sont logiques, notamment pour le contrôle. Tâchez donc d'avoir autant de lucidité au combat que sur cette chaise confortable dans ce mess.

- Oui, Colonel.

Celui-ci se retourna et Myko refit face à Gérard qui avait l'air impressionné.

- Tu le connais ? souffla-t-il.

Mykola, encore secoué, fit non de la tête. Machinalement il reprit son couteau et sa fourchette, puis reposa celle-ci, pour finir le fromage qui était dans son assiette. Au bout d'une ou deux minutes de silence il laissa tomber :

- Je vais me coucher. Si jamais j'avais raison on nous réveillerait tôt, je préfère dormir pendant que je le peux. Il se levait quand un bleu de la Première arriva à leur table.

- Vous savez ce qu'on vient d'apprendre ? Il y a eu un autre raid, en fin d'après midi, juste avant la tombée de la nuit. Ils ont détruit six autres terrains du sud-est de Kiev. Mais cette fois beaucoup de chasseurs étaient au sol et ils ont été détruits. La chasse de nuit n'a rien pu faire, prévenue trop tard. Et pourtant on dit que c'était des Aïchi qui ont attaqué en piqué. Nos pièges font presque le double de leur vitesse !

- Alors tous les terrains de la couronne est de Kiev sont HS ? fit Gérard, d'une voix hésitante, ses yeux ne quittant pas Mykola.

- Ouais, fit le copain avant de s'éloigner vers une autre table.

Gérard se leva brusquement, le visage sérieux.

- Finalement ton idée n'est peut être pas aussi fumeuse que ça. Je vais me coucher aussi. Ah, j'avais oublié, le courrier nous a rejoint j'ai pris le tien, ajouta-t-il en tendant une épaisse enveloppe à Myko.

Celui-ci l'ouvrit en restant à table. Elle venait de Brest, en France. C'était Franck Delanot, l'homme au canote, de Millecrabe, le fan des moteurs Peugeot ! Mykola sourit. Longtemps qu'il n'avait pas eu de ses nouvelles.

En mer, 10 novembre 1946

Cher Myko

Ca y est, je suis officier de pont dans la Marine ! Tu as vu mon en-tête ? Enseigne Delanot… Deuxième classe, d'accord, mais Enseigne ! Alors ça c'est quelque chose, mon vieux. Pas eu besoin de ma petite combine pour y arriver. Comme ça, après la guerre, j'aurai une équivalence parfaite pour la marine marchande. Fabuleux. Encore que la Marine me plaît bien aussi, remarque. J'ai fait le voyage, par avion, via l'Afrique, pour gagner mon affectation. Comment peux-tu voler par plaisir ?

Moi, ça m'a rendu malade de frousse.

En tout cas je suis Troisième Lieutenant ; et dernier, remarque ; sur la "Petuosa", une Corvette de protection de convoi. On va passer l'équateur dans quelques jours et s'il n'y avait pas cette sacrée guerre ce serait merveilleux. Un temps idéal, avec une mer plate, sauf qu'il fait une chaleur insupportable et que dormir dans les chambres est hors de question. Le Pacha a fait installer un tube à incendie, sur la plage arrière, dont on descend l'écope juste sous la surface de l'eau et c'est quasiment la queue, toute la journée. Et pas question de priorité quand on a des galons !

L'autre jour l'écope a happé un petit poisson volant qui a été précipité sur la tête du gars prenant sa douche, un quartier maître sonar, qui s'est mis à brailler en faisant un entrechat de Premier danseur d'opéra. Depuis, au sonar tout le monde l'appelle "le danseur". Je crains que ça ne lui reste ! On se farcit la traversée de l'Atlantique sud, depuis Caravelas, un petit port au nord de Buenos-Aires d'où partent souvent les convois brésiliens. Je suis l'Officier grenadeur du bord…

Les Escadres chinoises ne se hasardent pas dans ces eaux. Trop loin de chez eux, dit-on. Ce sont les sous-marins nos plus dangereux ennemis, dans ce boulot. Il paraît qu'ils se ravitaillent sur la côte africaine, à Freetown, sous influence Britannique, salopards de Rosbeefs ! Heureusement qu'on a le sonar pour les détecter et les attaquer. Mais je n'en ai pas encore vu la queue d'un. Pourtant ils sont là, dans l'Atlantique sud, je t'assure. La Petuosa a largué je ne sais combien de centaines de grenades depuis le début de la guerre.

Je remplace un Enseigne qui a été muté sur un Destroyer. Le gars devait avoir le bras long ! Encore que je crois que les Destroyers ont eu leur heure de gloire pendant la Première Guerre. Aujourd'hui les bons bâtiments, rapides, bien armés, assez puissants m'ont l'air d'être les dernières Frégates, ou les croiseurs légers. Mais je pencherais davantage pour les Frégates à cause de leurs rôles multiples : sous-marins et anti aériens, plutôt que les petits croiseurs actuels qui sont moins aptes à la lutte anti sous-marine. C'est aussi l'avis du Second. Enfin bon, je ne me plains pas.

Mais que le boulot est dur, Myko. Les quarts reviennent si souvent sur ces bateaux. Un sur deux… Et pas le droit de perdre sa lucidité sous prétexte de fatigue ou de chaleur. Je partage celui du Premier Lieutenant, Enseigne de Première classe, de carrière, assez sympa, en tout cas il ne joue pas les mecs supérieurs avec moi pendant les quarts. Il ne va pas tarder à recevoir son troisième galon et passer Lieutenant de Vaisseau. Il nous quittera et deviendra Second sur une autre Corvette. Il est chargé de me former, alors je mets les bouchées doubles pour apprendre le maximum de choses pendant ce voyage. La Marine voit arriver de plus en plus d'officiers de la Marchande, transformés sur navire de guerre. Je ne sais pas ce qu'ils valent dans la recherche des sous-marins, mais comme marins ils se posent un peu là. Ils me font penser à l'oncle Henrik.

J'ai trop sommeil, je continuerai plus tard.

En mer le 19 novembre 1946 16:30

Pas mal occupé, ces derniers temps. J'ai dû arrêter cette lettre. Ils nous attendaient du côté de Penedos de San Pedro, deux petites îles, sur l'équateur, où le convoi reçoit d'autres bâtiments d'Amérique du sud et se reforme. Le cauchemar a commencé ensuite. Ils ont attaqué par bandes de huit ou dix sous-marins, chaque nuit. On a un porte-avion d'escorte et ses appareils patrouillent autour et en avant du convoi quand le temps le permet, le jour. Mais la nuit on est seuls. En plus un sacré mauvais temps nous secoue. Je ne sais pas s'il y a encore quelque chose à dégueuler, dans mon corps ! Ce qui me vexe, comme tu peux l'imaginer ! Il faut dire que ces Corvettes de la série P ne sont pas très grandes, soixante-sept mètres, elles subissent la mer, et maintenant je sais ce que veut dire "subir". Tu ne peux pas imaginer, personne ne le peut, d'ailleurs, même un marin, avant d'avoir embarqué avec nous. Les Frégates, les Destroyers encore plus, sont des privilégiés, à côté de nous. Pas plus de soixante dix hommes d'équipage, chez nous, tu te rends compte ?

Donc un carré assez restreint, trois Lieutenants, le Second et le Pacha. Le nôtre, Capitaine de Corvette, était commandant d'un paquebot de passagers en Indonésie, avant la guerre. Et son expérience nous fait du bien. Il a connu deux ouragans ! Parfois le bâtiment prend des inclinaisons à faire peur, mais lui, sur la passerelle, il se retient d'une main les jambes bien écartées, en continuant à fumer sa pipe dégueulasse dont l'odeur, sous le vent, ajoutée à la houle, te fait restituer tout ce que tu as bouffé…

Il est le seul à ne pas prendre de quart fixe. Mais on le voit souvent arriver, n'importe quand, la nuit ou le jour, et je dois dire que ça soulage. En principe sur ces bâtiments il suffit d'un seul officier de quart mais étant donné notre inexpérience, au Deuxième Lieutenant et à moi ; lui est arrivé à bord quinze jours avant moi, mais il est mon Ancien ; on est en double, l'un avec le Premier Lieutenant et l'autre avec le Second. Celui-ci aussi, Lieutenant de Vaisseau, vient de la marchande, sur cargo et lui aussi a du métier. C'est un Bulgare, silencieux. Ca donne des quarts sans un seul mot paraît-il. En tout cas notre faible expérience impose aux autres le même rythme qu'à nous : un quart sur deux ! Quatre heures sur la passerelle quatre heures de repos. Quand on n'est pas d'alerte aux postes de combat ou de veille ! Et la nuit, parce que dans la journée pendant les heures hors quart il faut bien assurer l'entraînement de notre service, à chacun. Les grenadiers que je commande répètent, avec moi, ou m'apprennent…, les gestes de la mise en œuvre de ces tonneaux plein d'explosifs que nous appelons grenades. Quand on a un peu de veine on grignote encore une ou deux heures de sommeil, dans la journée, mais on est tous à bout. Brest me semble si loin. J'ai, en même temps, envie d'être qualifié "Officier de quart", seul donc, et j'en ai la trouille, maintenant. Au début, fort de mes quarts de nuit en croisière, à Millecrabe, je ne me rendais pas compte de la charge de responsabilités que ça représentait. Le navire, déjà, mais aussi la protection de nos moutons. Par temps calme et de jour je pense que je me débrouillerais tant bien que mal, maintenant. Même en conditions de guerre avec les changements de cap, les zigzags anti sous-marins toutes les vingt minutes. Mais l'océan, en cette saison est drôlement chahuteur, comme dit le Pacha. Les tempêtes se succèdent, dans notre coin. Et on n'est pas près de le quitter, à notre vitesse d'escargot. Un mauvais état de la mer impose, par exemple, sur Corvette, de faire réduire les tours machine en descendant une longue lame et mettre en avant toute pour monter vers la suivante ! Tout le temps. Et je ne te parle pas du temps vicieux où on prend les vagues de trois quarts ou par le travers ! Pas encore pigé à quel moment il faut faire balancer la barre, d'un côté ou de l'autre et commander, en même temps, des réductions ou des accélérations aux machines, sur une hélice ou les deux… Le Premier Lieutenant me dit qu'il faut le "sentir", tu parles d'un enseignement !

Seulement le mauvais temps n'est pas tout, il faut constamment surveiller les cargos dont on a la charge. Leurs Capitaines sont odieux. Ils ne tiennent compte de nos ordres que lorsque les sous- marins attaquent. Là on les voit tenir leur place dans leur colonne, respecter les vitesses, nos signaux de changement de cap. Et l'autorité qu'on a sur eux est toute relative. Aucune sanction, bien entendu, alors c'est une épreuve de force, entre le Commandant du navire d'escorte dont ils dépendent, et les Capitaines civils.

Si mon écriture est si vilaine c'est que je suis dans ma cabine ; trois mètres sur deux, pour deux "locataires" qui ne s'y voient jamais, à cause des quarts ; et que la Petuosa roule comme une malade. Par la fenêtre du carré, quand on prend un repas, en ce moment, on voit parfois la mer juste là, pas dessous mais à notre hauteur ! L'autre Enseigne a prétendu, l'autre jour, avoir vu un poisson au hublot ! Alors qu'on est juste sous la passerelle, au-dessus du pont ! La moitié gauche, ou droite, du pont est dans l'eau, par moment… Les premières fois ça te coupe l'appétit. Après aussi, d'ailleurs, en ce qui me concerne. Et dire qu'on criait, à Millecrabe, quand le plat-bord frôlait la surface, sur nos deux mâts…

Ca me fait penser à vous "les aviateurs" comme disait l'oncle Bernard. Je n'ai pas de nouvelles récentes de Piotr ni de Juan. Mais j'ai appris pour Cisco…

J'ai aussi appris qu'Alexandre était Chef de Peloton dans les chars. Je ne le voyais pas du tout dans ces boites à sardines. Et je trouve que ton père est drôlement courageux. Ce boulot dans les antennes chirurgicales sur la ligne de front doit être éprouvant.

J'ai l'air de me plaindre alors qu'en réalité la vie que je mène me plaît. Me crève mais me plaît, j'apprends, tu comprends ? Il faut que je te quitte à nouveau, je suis de quart dans dix minutes et il est de bon ton d'être un peu en avance sur la passerelle.

1 décembre à Brest

A peine arrivés depuis cinq jours on vient d'apprendre qu'on repart. A bord c'est la pagaille avec l'avitaillement. Les coursives sont encombrées de caisses de vivres, les ponts sont parcourus de tuyaux menant aux cuves de carburant et les grenades sont entassées sur la plage arrière. On a embarqué un nouvel Enseigne à la place de mon Chef de quart. Pas encore vu, je ne sais même pas s'il en sait plus que moi. Des bruits circulent. Il paraît que les Atterrages occidentaux, à Brest donc, vont donner du monde aux Atterrages nordiques pour les convois de printemps, vers la Sibérie orientale en passant au sud de la banquise. Mais hier on disait que la moitié des Corvettes allaient partir pour renforcer l'escorte des convois qui remontent le canal de Panama, en venant d'Amérique du sud, puis le Pacifique, l'Océan Indien, Suez et montent ensuite directement vers Odessa. Ceux là ont presque un bâtiment sur deux coulé, dans les mers du sud…

2 décembre

On vient de m'apprendre que je passe Officier de quart !

Le nouveau sort de l'Ecole des Réservistes ! Du coup je vais plonger dans les manuels de signaux et de manœuvres à la mer. J'ai la trouille… Ecris-moi à Brest, la Marine fait suivre assez vite. Par avion, au besoin.

Salut.

Ton cousin Franck.

Myko se dirigea vers sa chambre et entreprit de répondre immédiatement, racontant à Franck par le menu les vols des derniers jours. Puis, dans l'élan, entreprit de mettre à jour ce qu'il appelait son cahier de route où il notait ce qui ponctuait sa vie, les missions, certaines conversations entendues. Le second, en fait, le premier avait été terminé avec les stages de formation. C'est fou ce qu'il pouvait noter. En vol son cerveau enregistrait les couleurs, les formes des nuages, ses impressions et il restituait le tout sur son cahier, le soir.

***

Il était 4 heures du matin à peine passées quand les haut-parleurs se mirent à brailler dans les couloirs.

- Alerte générale… alerte générale… tous les pilotes aux huttes… tous les pilotes aux huttes.

Ce fut presque aussitôt un vacarme de jurons, de hurlements.

- Ma combinaison qui a piqué ma combinaison ?

- … mes bottes, Vlady tu as mes bottes aux pieds.

Le cœur de Mykola battait rapidement quand il s'assit sur son lit et il se força à rester dix secondes à respirer et expirer lentement pour se calmer pendant que ses copains de chambre s'agitaient comme des fous. Redevenu maître de lui il s'habilla très vite avec des gestes précis qui lui firent en terminer en même temps que les autres. Il enfila deux pantalons, comme le lui avait conseillé le blessé, la veille, les bas, qui étaient juste secs, et deux pulls, sous le blouson de mouton qui ne sentait plus grand chose, ce matin, mais lui parut raide. Personne ne passa par l'immense salle de bains du baraquement, pas le temps. Les haut-parleurs continuaient à débiter la même annonce, ajoutant seulement que des véhicules attendaient dehors pour emmener tout le monde aux pistes, où des instructions leur seraient données. En traversant le mess Mykola fit comme un ou deux d'entre eux et rafla du pain, assez rassis, et du fromage sur une table du dîner, pas encore desservie.

A 04:30 ; il faisait toujours nuit noire ; ils pénétraient tous dans leur hutte d'Escadron. Depuis le départ de la camionnette Gérard tannait Myko, lui demandant où il s'était procuré ce blouson ? "Et pourquoi un blouson et pas ta combinaison habituelle"?

On entendait démarrer des moteurs, un peu partout. Les mécanos de piste, sûrement. Un certain nombre passait la nuit sur place pour réparer des pièges en panne de radio ou de moteur. Sitôt à l'intérieur de la hutte certains Darwiniens s'effondrèrent dans des fauteuils, et s'endormirent de nouveau. Mykola remarqua que Violet et les deux chefs d'Escadrilles n'étaient pas parmi eux. Gérard avait récupéré du pain et un fond de pot de confiture et Myko et lui se confectionnèrent chacun un sandwich, mi-confiture mi-fromage… Ca avait quand même un drôle de goût !

Une demi-heure plus tard des jeunes femmes en uniforme débarquèrent avec des boissons chaudes et des petits sandwiches, et ils remirent ça !

Le Commandant Violet arriva à cinq heures quinze et tout le monde se précipita de son côté. Il alla directement devant le tableau noir, suivi des Chefs d'Escadrille, et commença à écrire à la craie : "Position d'alerte générale à 15 minutes". Puis il passa une craie au Lieutenant Pinicci, patron de la Première et une autre à Pereira. Chacun d'eux afficha la composition de son Escadrille et des paires. Myko était une nouvelle fois N° 2 de Masglish dans la section Jaune. Il était Jaune 4. Il en fut content. Ils avaient volé à plusieurs reprises ensemble et Myko commençait à connaître les habitudes de vol de son N°1. Masglish n'aimait pas trop que son équipier le colle, mais annonçait toujours ses manœuvres d'un battement d'ailes ce que ne faisaient pas tous les N°1. Maintenant est-ce qu'il le faisait également au combat ? Peut être pas ? Il faudrait se débrouiller pour ne pas le lâcher tout en surveillant l'extérieur, leurs arrières, leur trajectoire, devant, enfin tout, quoi…

- On sait encore peu de choses, commença Violet, qui portait ce matin une longue écharpe blanche dans le col de son blouson de mouton. Les renseignements viennent d'observations au sol. Sur le front, d'abord, puis des observateurs de DCA sur le cap de Kiev. Il semblerait qu'une énorme armada soit en vol à destination de la capitale. Sans visibilité depuis le sol, avec l'obscurité, et encore hors de portée des radars, on ne peut pas en apprécier le nombre mais ils sont si nombreux que les premiers ont été localisés à cinq cents kilomètres de la ville alors qu'au front on en entendait de nouveaux qui approchaient, derrière les lignes ennemies. Ca ressemble à un raid comme on n'en a jamais connu. Kiev a déjà été bombardée dans le passé mais la chasse a fait le ménage. Seulement cette fois les bombardiers sont probablement plusieurs milliers… S'ils passent vous devinez qu'il n'y aura plus de Kiev à midi, aujourd'hui même ! Le Sénat a été évacué il y a une heure, mais il semble que le Gouvernement ne veuille pas quitter son poste. Le Haut Commandement espère faire changer d'avis le Premier Ministre et le Président, mais on dit qu'ils sont têtus… Et il est impossible de déménager les ministères d'où la guerre est dirigée. Ne parlons même pas de la population, nous n'avons, ni le temps ni les moyens, de le faire !

Myko eut un tressaillement. L'oncle Edouard ! Comme tous les autres soldats de la famille Mykola n'avait pas donné son nom complet en s'engageant, seulement Stoops, à la demande de l'oncle Edouard, justement. Et il n'avait, bien sûr, jamais dit qu'il était le neveu du Président de la Fédération. Oui, en effet celui-ci était bien capable de rester à Kiev sous les bombardements. Pas par fanfaronnade mais plutôt pour motiver les défenseurs de la ville, artilleurs, pilotes de chasse. C'était bien son genre, ça. Et ça marchait parce qu'autour de lui il vit les visages se crisper. Il n'y eut pas de commentaires belliqueux, les pilotes de chasse n'étaient pas comme ça non plus. Ils la ramenaient à tout bout de champ, partout, mais pas entre eux, à propos du combat. De la pudeur, ou de la superstition peut être ? Les pilotes de chasse étaient incroyablement superstitieux, ils avaient hérité cela des anciens de la Première Continentale.

Myko avait décroché un instant et revint à ce que disait Violet.

- … donc pas avant une bonne heure, étant donné que la chasse de nuit, sur Mosquito, harcèle les bombardiers de tête et tente de faire éclater les premiers groupes, au moins. On peut toujours espérer qu'elle y arrivera ce qui donne une heure estimée d'arrivée du gros des forces aux abords de la ville à peu près au lever du jour, disons vers 7 ou 8 heures trente TU. Je pense que c'est ce que leur Commandement a prévu pour assurer une bonne visée aux bombardiers. Mais nous devons être prêts à décoller à chaque instant. La météo devrait être plutôt bonne aujourd'hui avec un ciel dégagé, peut être jusqu'à 4 000, mais la couche n'est pas épaisse et le plafond s'élèvera probablement ensuite. Comme on n'aura évidemment pas encore d'informations sur l'importance de l'escorte de chasse ennemie tant que les radars ne verront pas les formations sur les écrans et pourront ainsi faire la différence entre les échos, on va considérer qu'elle est proportionnellement aussi nombreuse qu'à l'ordinaire. Peut être moins qu'hier, mais bien placée. Probablement au-dessus des bombardiers et entre les groupes, pour intervenir soit devant, soit derrière. Ce qui veut dire qu'en attaquant on est susceptibles de les voir débouler d'un côté ou de l'autre, à droite aussi bien qu'à gauche. Bon, n'oubliez pas que, même si on recevait pour mission de prendre en compte les chasseurs, le grand danger ce sont les bombardiers, il faut absolument disloquer leurs formations pour faire échouer le raid, alors je ne veux voir personne se débarrasser de ses fusées, avant d'engager les Zéros, compris ? Je m'occuperai personnellement de celui qui le ferait, s'il s'en sort…

Il parcourut la salle devant lui, histoire de faire entrer dans les têtes ce qu'il venait de dire.

- Bien, pratiquement, la Première va aller se placer en position d'alerte, dans les appareils, dès maintenant, en bordure de piste, perpendiculairement à celle-ci. Selon la décision de l'ordre des départs que donnera la tour de contrôle à tous les Escadrons qui sont basés ici. Dans une demi-heure la Seconde prendra le relais et viendra se placer derrière. Ainsi au plus tard à 7 heures tous les Escadrons de cette base seront alignés le long de la piste pour gicler en quelques minutes. Des mécanos se tiendront à côté de chaque avion pour vous aider à vous installer et à lancer votre moulin si vous êtes à terre quand l'alerte sera donnée. Toutes les demi-heures les pilotes d'une Escadrille seront autorisés à descendre des pièges pour se détendre les jambes et le dos. Mais interdiction absolue de s'éloigner de son avion de plus de 20 mètres ! Ainsi de suite toutes les demi-heures. Deux fusées rouges donneront le signal d'alerte. Vous regagnerez votre appareil. Il fera froid dans les avions à cette heure ci, donc couvrez-vous… et mangez. Je pense que le contrôle nous fera décoller après le jour. Je vous l'ai dit, à mon avis les premières vagues de bombardiers arriveront à la limite du jour, mais peut être les attaques de la chasse les auront-elles retardées ? Dernière chose, on partira sur le canal radio 4. En l'air écoutez les ordres. Canal de détresse le 6, comme à l'ordinaire. Le code reste le même, aujourd'hui je suis Lambin leader et les deux Escadrilles restent Lambin-Pelage et Lambin-Viatique, les sections conservant leur couleur. Bien entendu on n'emmène pas de bidons sous le ventre, on volera avec le carburant interne. Faites attention à ne pas vous laisser embarquer trop loin pour être capable de revenir vous réapprovisionner en munitions pendant la bataille. Souvenez-vous qu'entre un bombardier qui va vers l'objectif et un autre qui en revient le choix est simple c'est celui qui a encore ses bombes que vous devez envoyer au tapis. Les N°1, repérez où vous vous trouvez et ne laissez pas vos N°2 rentrer seuls. Souvenez-vous que les terrains de l'est sont probablement impraticables et qu'il n'y a plus ni carburant ni munitions là-bas. Donc repérez, sur vos cartes, avant de partir, la localisation des terrains du nord et du sud, et mémorisez-la… Interdiction de survoler Kiev, les artilleurs tireront sur tout ce qui vole. Après le décollage on monte en spirales larges vers 3 000 mètres, vertical terrain, où on regroupe par Escadrille. Je volerai avec la Première… Allez, contrôlez soigneusement vos appareils je ne veux pas qu'un piège reste en carafe au milieu de ceux dont les moteurs tournent. Voilà c'est tout pour l'immédiat. En ce qui concerne les nouveaux pilotes faites ce qu'on vous a appris, restez derrière votre N°1 et si vous le perdez essayez de vous trouver un autre piège seul. Si vous n'y arrivez pas gardez votre calme, économisez vos munitions et souvenez-vous que ce sont les bombardiers les plus importants… Notez les prévisions météo et bonne chance à tous.

Comme la plupart des pilotes, Myko avait écrit les instructions au crayon gras, sur le poignet gauche de sa chemise d'uniforme, sous le blouson, pour être sûr de ne pas les oublier. Il songea à l'après-midi de l'avant veille où ils avaient fait de l'entraînement au tir des fusées. Les impacts au sol étaient spectaculaires. Il était probable qu'un bombardier ne s'en remettrait pas. Mais fallait-il au moins le toucher… Il faudrait certainement tirer de très près, comme Piotr le lui avait dit. De toute façon il avait pris l'habitude, au tir sur cible remorquée, à Erfurt, de ne jamais ouvrir le feu à plus de 150 mètres. Avec les fusées il fallait peut être approcher plus encore ? C'était logique. Et peut être aussi les tirer deux par deux ? Avec les quatre fusées, ça ne laisserait la possibilité de descendre que deux bombardiers seulement, mais c'était la sécurité. Et puis il songea à ce qui lui était passé par la tête : QUE deux bombardiers ! S’ils en touchaient un ce serait déjà bien beau, il ne fallait pas se faire d'illusions, il avait tout à apprendre…

***

Installé dans son poste de pilotage, verrière entrouverte pour éviter la condensation avec sa respiration ; et évacuer les vagues relents d'essence montant de son blouson…; Myko regardait le ballet des mécanos, chacun armé d'un fanal, guidant les derniers avions venant se mettre en place. Des Spits d'une Escadre entièrement Tchèque d'après le petit sigle peint sous la cocarde aux quatre couleurs de la Fédération : noir, blanc, bleu, rouge, entrevu fugitivement dans la lumière d'un fanal au moment où le pilote faisait pivoter son avion ; il y avait encore des unités totalement composées de pilotes d'une même République. Il faisait toujours nuit. Comme beaucoup d'autres pilotes, sûrement, Myko avait branché la radio, écoutant d'abord le canal 3 du contrôle général avant de passer sur le 4. Les chasseurs de nuit étaient en pleine bagarre et ça semblait bien se passer pour eux. Ils étaient beaucoup moins bavards que la chasse de jour. Les Zéros chinois intervenaient très peu, ce qui était logique de la part de chasseurs de jour. Il faut un entraînement particulier pour faire ce boulot dans l'obscurité. Le temps passa doucement et le jour commençait à se lever quand la radio diffusa une phrase qui lui fit l'effet d'une gifle :

- "Mais… ce ne sont pas des bombardiers… Ballon de Basique, je vois des parachutes sortir d'un Ju52 touché !… Il y en a beaucoup trop… Ballon ce sont des Ju52, pas des Do17… D'autres parachutistes sautent d'un piège en flamme. Je les distingue très bien."

Un silence puis :

- "Basique, de Ballon-Contrôle, confirmez Basique leader. Combien voyez-vous de parachutes ?"

- "Une cible en flamme est passée dans les faisceaux de deux projecteurs anti-aériens. Je vous dis qu'il en sautait sans arrêt, Ballon… j'en ai vu au moins quinze… Et je sais reconnaître un trimoteur Ju52 quand même !…"

- "Ballon à tous les leaders dans le secteur Echo passez sur canal 5. Urgent."

Sans hésiter, à gestes nerveux, Myko sélectionna le canal 5.

- "Ballon à tous les leaders pouvez-vous confirmer formellement que le raid ennemi est constitué de bombardiers Do17 ou d'autres modèles ?"

Le contrôleur avait insisté sur le mot et attendit. Personne ne vint sur la fréquence. Ballon reprit l'antenne mais c'était une autre voix, plus grave, qui s'exprimait.

- "Ballon à tous, il est vital de savoir ce que sont ces cibles. Quelqu'un a-t-il fait une observation ?"

- "Ballon, de Blaireau leader. C'est vrai que j'ai vu des cibles m'allumer à la mitrailleuse, mais je faisais surtout attention à placer mes fusées."

- "Ballon de Cachet leader… j'ai fait une attaque en venant sous une cible. Dans l'éclair de l'explosion, quand ma fusée a percuté, il m'a semblé apercevoir des roues, sous les ailes… des roues sorties, comme un train fixe, je ne sais pas comment le dire autrement."

- "D'autres observations ? Quelqu'un se souvient-il d'un détail, même minime ?"

La voix du contrôleur était tendue, maintenant. Il n'y eut pas de réponse.

- "Quelle est la lumière là-haut ? reprit-il enfin. Dans combien de temps pourrez-vous approcher d'assez près pour identifier formellement les cibles ?"

Si le soleil commençait à pointer, là-haut, ses rayons, venant de l'Est devaient aveugler les pilotes !

- "Je suis en train d'approcher par le bas, Ballon. Fistule en train d'approcher par l'avant pour avoir une silhouette face à l'est. Mais à la vitesse de croisement je ne sais pas ce que je pourrai voir…?"

Mykola comprit la situation. Fistule était dans le noir en montée, il connaissait l'altitude moyenne de croisière du raid mais chacun des groupes de celui-ci avait sa propre altitude, qui pouvait varier d'une centaine de mètres, avec le précédent ou le suivant. A voler ainsi à la rencontre des appareils ennemis et face à la faible lumière du soleil levant, c'était un truc à…

- "Ballon de Cachet leader, une explosion assez violente au nord de ma position…"

Dieu, le gars avait percuté ! Et puis une voix s'éleva.

- "Ballon de Fistule 2… Mon leader vient d'entrer en collision avec un trimoteur. J'ai parfaitement vu les trois moteurs, le central et les deux d'aile.

Le Ju52 chinois était le seul trimoteur construit en série. Et c'était un avion de transport ! Ce raid immense était composé d'avions transportant… des parachutistes ? Mais combien étaientils se demanda Myko, tétanisé sur son siège. Voyons s'il se souvenait bien, le Ju de transport pouvait emmener une dizaine de blessés en civières, alors disons une vingtaine de parachutistes chacun. Et il y en avait des milliers…? Peut être plus d'une division, alors ? Une division sautant sur Kiev. Mais ils prendraient la ville en… en moins d'une matinée ! Les troupes autour de la ville mettraient trop de temps pour arriver. Kiev risquait de tomber… Kiev où se trouvaient les Etats Majors, toute la coordination de cette guerre, où arrivaient toutes les communications, où se trouvaient tous les décideurs ! Ils allaient être faits prisonniers ! Il eut envie de descendre de son avion pour dire la nouvelle aux autres et il releva la tête, s'apercevant que le jour commençait à se lever. On les avait installés au bout de la piste 08, celle qui était face à l'est pour qu'ils puissent voir les obstacles devant eux, en ombre chinoise, au décollage. Et là-bas on commençait à entrevoir une lueur. Il y eut une explosion au-dessus de sa tête et il aperçut une fusée rouge, suivie d'une seconde. Dans la même seconde il entendit une dizaine de moteurs cracher. Rapidement il entama la procédure de démarrage du sien.

***

L'Escadron volait à 4000 mètres, par Escadrille en formation décalée, chaque avion volant un mètre en arrière de celui qui le précédait, sur sa droite et à une dizaine de mètres sur le côté. La couche de nuages hauts se dissipait, le soleil les éclairait de face et ce n'était pas confortable. C'était une de ces belles matinées d'hiver, la météo s'était un petit peu plantée !

Heureusement il était bas sur l'horizon à cette heure ci et, en baissant la tête et en quittant l'appui-tête destiné à protéger le crâne en évolution de combat, on pouvait protéger ses yeux des rayons lumineux. Rien, à la radio, n'avait révélé si les autres pilotes de l'Escadron connaissaient la nouvelle et Myko se demandait s'il devait la communiquer ou pas. Une Escadre entière volait en dessous d'eux, loin à droite, mais les yeux de Mykola lui avaient permis d'identifier les ailes elliptiques des Spits V. Il l'annonça en utilisant les indicatifs du jour :

- "Lambin de Jaune 4, une escadre de Spits à 3 heures, dessous".

Violet répondit tout de suite :

- "Comment savez-vous que ce sont des Spits, Jaune 4?"

- "Je le vois, fit Mykola."

- "A cette distance ?" Violet avait l'air sceptique.

- "Affirmatif, Lambin."

- "Reçu."

C'était déjà arrivé à plusieurs reprises, à Erfurt, jusqu'à ce que Mykola se rende compte que sa vue était vraiment excellente et ne s'étonna plus de remarques comme celle-là. Cinq minutes plus tard la radio crachota comme si quelqu'un tapotait son laryngophone avant d'émettre.

- "Leader Lambin à tous. Les copains entrent dans la bagarre mais on n'a pas encore réussi à casser le dispositif ennemi. Ils ont resserré leur formation et volent sur quatre colonnes de front. Leur protection de chasse est exceptionnelle, il y a là plusieurs centaines de Zéros à proximité des têtes de colonnes et sûrement d'autres derrière. Ils volent au-dessus et protègent fortement les colonnes latérales pour nous empêcher de passer et de disloquer l'ensemble. Pour l'instant la bagarre se situe dans la région de Pryluky, dans l'est de Kiev. Notre mission est d'attaquer les cibles. Je répète, les CIBLES. Elles ne doivent pas passer. Pour le cas où vous ne le sauriez pas, ce ne sont pas des bombardiers mais des Ju52 transports de parachutistes, le modèle armé d'une tourelle supérieure. Visiblement l'objectif ennemi est la prise de Kiev, je répète : la prise de Kiev ! C'est la raison pour laquelle la chasse est aussi importante. Il doit y avoir là toute la chasse des fronts Chinois nord et est ! Ne vous posez pas de question à ce sujet, nous aussi nous avons beaucoup de monde, parce que s'ils passent et lâchent leurs parachutistes sur Kiev il n'y a personne, en bas, pour s'opposer à eux. Souvenez-vous de la prise de Karagandy, au Kazakhstan, au début de la guerre. Une Brigade parachutiste a effacé de la carte une ville de 100 000 habitants en une journée. Cette bataille, qui commence, est probablement la plus importante de la guerre. Si on craque on risque fort de la perdre en même temps que Kiev. Les Chinois n'ont rien à vous apprendre sur le combat aérien, vos pièges sont plus rapides et valent mieux que les leurs en évolution. Nous avons un énorme avantage, nous pouvons réarmer très vite, en dessous de nous. Eux doivent faire des centaines de kilomètres pour ça ! Nous disposons de 190 obus par canon, le Zéro de 60 seulement. Gardez ces chiffres en tête, ils vont être obligés d'être économes de leurs munitions. Pas vous. De même souvenez-vous que le Zéro grimpe comme une fusée, presque aussi bien que vous, mais pique moins vite. Maintenant on va monter à 7 000 pour arriver au-dessus de tout le monde… Surtout gardez votre sang froid. Terminé."

Myko n'avait jamais entendu un aussi long message à la radio. Mais il n'avait jamais non plus connu de situation aussi grave ! Il n'eut pas à se poser de question sur son contenu car Pereira commençait à monter dans le 075° tandis que la Première, plus loin à droite, faisait de même. Le jeune homme se sentait concentré sur lui même et vigilant sur l'extérieur. Il prit véritablement conscience, pour la première fois, qu'il pouvait détacher son esprit des gestes qu'accomplissaient ses mains dans la cabine de pilotage et observer, comme en dehors de lui-même, à la fois son propre comportement, les appareils des autres membres de l'Escadron, comme s'il les voyait de l'espace, quelque part derrière et au-dessus… comme si son esprit avait quitté son corps et observait de quelque part, plus haut. Il se sentit étonnament sûr de lui, ce qui n'était pas son genre, lui qui doutait souvent, se posait toujours de multiples questions. Bien qu'il ne l'ait jamais vécu autrement qu'en imagination, depuis quelques jours, il savait ce qui l'attendait là-bas devant. Les chasseurs plongeant dans tous les sens, les gerbes de traceuses, les explosions d'appareils touchés.

- "Pelage par la droite, derrière moi, fit la voix de Violet, Viatique juste après. Allez !"

Le FW de Violet se retournait et plongeait prenant très vite de la vitesse. A ce moment seulement le cerveau de Myko lui restitua un tableau complet de l'espace. Plus bas quatre larges colonnes de grands avions volaient en formations serrées, leurs ailes certainement pas à plus de trente mètres les unes des autres. Les colonnes s'étalaient jusqu'à l'horizon, loin à l'est ! Il n'avait jamais vu autant d'avions dans le ciel. Et puis les nuées de chasseurs tout autour, certains se livrant combat, les autres semblant tisser une protection invisible autour des trimoteurs. Il semblait y avoir autant de Zéros que de FW et de Spits ! Comme piloté par un autre son piège était passé sur le dos et, derrière Masglish, son N°1, le nez vers le bas, descendait très vite sur la colonne la plus proche qui, elle, sembler se rapprocher de lui à une vitesse folle ! Il nota les quatre Zéros qui commençaient à grimper dans la direction de l'Escadron à l'attaque, les Ju52 dont les ailes, le long nez et le fuselage dessinaient des croix dans le ciel, sur le fond clair de la neige, au sol. Et puis il entendit…

Le même vacarme de jurons, de mises en garde, de cris de douleurs, de hurlements. Mais, cette fois, il ne ressentit rien. Il était une sorte de témoin intouchable, impartial. Ses yeux surveillaient, en même temps, l'avion de Masglish, pour ne pas le perdre, les deux Ju52 qui étaient des cibles potentielles, juste dans leur trajectoire, enregistraient les gerbes de balles que les mitrailleurs chinois tiraient, depuis la tourelle dorsale des Ju52. Son cerveau calculait le meilleur moyen de transpercer la colonne et lui disait qu'ils ne pourraient pas viser sérieusement dans ces conditions là. Au canon, oui, mais pas avec les fusées. Il fallait les garder pour une meilleure occasion. Dans un tir vertical, comme ça, il ne pouvait que compter sur la chance pour toucher. Son pouce dégagea la sécurité des canons. Un moteur latéral plutôt que le central, songea-t-il sans aucune raison en se décalant légèrement pour ajuster le deuxième Ju qui se présentait sous un meilleur angle. Il lâcha deux très courtes rafales, apercevant les traceuses de sa mitrailleuse témoin, balisant la trajectoire de ses obus, passer devant la cible. Masglish avait l'air d'insister sur le premier, tirant une interminable rafale. Pourtant ils descendaient presque à la vertical, comment espérait-il passer…

Dieu !

L'avion de son N°1 venait de percuter l'empennage du Ju52… Myko ne sut jamais comment lui avait réussi à traverser la colonne aux avions aussi serrés ! Le hasard, forcément… Quand il reprit son contrôle son Focke Wulf était toujours en piqué. Ses instruments indiquaient qu'il frôlait les 800 km/h et venait de passer 2000 mètres d'altitude. A droite il voyait un Spit et un FW descendre en flamme. De la main gauche il réduisit les gaz en ramenant la manette en arrière et commença à tirer sur le manche. Doucement d'abord, puis fermement, pendant qu'il le pouvait encore, le sol était si proche…

La commande était dure comme s'il tentait de soulever une voiture avec un cric au manche trop petit. Il savait ce qui allait se produire… Dès la ressource vers le ciel entamée, sa main gauche écrasa la manette de gaz juste avant qu'il ne se sente s'enfoncer dans son propre corps, sous l'accumulation de G, ses épaules pesant une tonne chacune, sa mâchoire inférieure tombant sans qu'il ne puisse l'empêcher, ouvrant grand sa bouche, à peine retenue par le masque à oxygène. Est-ce que le voile noir allait venir aussi ?… Sa vue était perturbée…

Non ! La lumière. Le soleil, l'est… Il ne se rendait pas compte que son cerveau semblait lui parler à voix haute, dans sa tête ! Il remontait en chandelle vers le ciel, comme une de ces balles traçantes. Le voile noir n'était pas vraiment tombé devant ses yeux. Son corps ne pesait plus, maintenant, que son vrai poids. C'était fini… Son cerveau était irrigué normalement, capable de réfléchir. Immédiatement il s'en voulut. Il avait manœuvré comme un imbécile. Il aurait dû stopper ce piqué ridicule bien plus tôt. Il avait ensuite bêtement perdu sa vitesse à remonter au niveau des cibles. Il songea fugitivement à Masglish, se dit que ce n'était pas le moment. Un coup d'œil devant, là-haut.

Chercher un autre N°1. Oui, mais où, dans cette folie qui entourait les quatre colonnes ? Des avions se croisaient à des vitesses dingues. Il n'avait aucune chance de s'accrocher à la queue d'un piège ami. Lui remontait, assez vite bien sûr, 425 km/h au Badin, mais ce n'était rien à côté de ce que devaient afficher les FW qu'il voyait traverser en piqué les rangs des JU. Il comprit que ce n'était pas en montée qu'il pourrait se glisser derrière un leader, mais en descendant. Pour ça il fallait se trouver au-dessus des cibles. Autant tirer, au passage.

Il sélectionna les fusées sur le coup par coup et poussa sur son manche pour adoucir son angle de montée, revenant à l'horizontal, sentant ses fesses quitter un instant le contact du siège sous la force centrifuge qui l'expédiait vers le haut. Il fit un 180° par la gauche, sur la tranche, et se retrouva sous une colonne, dans le sens de sa progression, vers l'ouest, vers Kiev, pour que sa vitesse relative soit plus faible, par rapport aux avions ennemis et qu'il ait le temps de soigner sa visée. Il vint tangenter la trajectoire des Ju52… Attention : surtout rester dessous. Parce qu'au-dessus des colonnes, à voler comme ça il serait tiré par des dizaines de mitrailleurs installés dans leurs tourelles sur le dos des appareils. Et puis, sous la colonne, collés à elle, les Zéros ne le voyaient pas…

Voilà, là il était bien… Il remontait la file, juste en dessous des appareils ennemis. Devant, un Ju grossissait à travers le pare-brise. Dieu qu'il avançait lentement, ce piège ! Il allait tirer une seule fusée… Il fallait faire son apprentissage de ces trucs là. Piotr disait que c'était sacrément efficace… Son pouce s'immobilisa au moment où il allait presser le bouton de tir, sur le manche… Non, plus près… plus près encore…. Il réduisit autant qu'il le pouvait sa propre vitesse sans résultats spectaculaire, ça allait encore trop vite à son gré, il lui aurait fallu des aéro-freins, ou alors descendre ses roues pour freiner un bon coup, mais il allait trop vite pour cela, elles seraient arrachées…

Ces Ju52 étaient des avions de transport, lents. Ils ne devaient pas dépasser les 250 km/h en ce moment. Le ventre des appareils chinois était à une trentaine de mètres au-dessus de sa tête, un peu à gauche. Il ajusta une cible qui se trouvait à 50 ou 60 mètres, seulement, en bougeant légèrement les pieds sur le palonnier, successivement à droite, puis à gauche et encore légèrement à droite, il amena la croix du collimateur à l'intersection du fuselage et des ailes du trimoteur chinois et pressa la mise à feu en se disant qu'il aurait peut être le temps de faire une correction de tir quand il aurait vu de quel côté sa fusée allait passer. Une longue flamme sembla naître de son aile gauche et filer droit devant. Elle percuta directement le fuselage qui commença à se casser au niveau du ventre ! Il passait dessous quand la partie avant bascula vers le sol, juste là au-dessus de sa tête relevée ! D'instinct il balança le manche sur la droite pour se mettre à l'abri. Dans son rétro de combat Myko aperçut les deux moitiés qui tombaient lentement. Et des tôles qui chutaient. Dieu, ça marchait !

Il avait crié, dans la cabine, et cela le dégrisa sur l'instant ! Froidement il revint sous la colonne et se remit en position, visa une autre cible et tira un peu plus tôt, à 100 mètres du but, pour avoir le temps d'éviter les débris. Cette fois la fusée frappa à l'emplanture de l'aile droite qui cassa net. D'un coup de manche il s'écarta et aperçut, sur la droite, assez loin, une aile de FW virevoltant dans l'espace, sa cocarde apparaissant à chaque tour. Quand il revint se placer sous la colonne il réalisa que son cerveau avait déjà enregistré beaucoup de scènes comme celle-ci. Les pertes étaient dures. Il chassa tout ça de son conscient, il ne pouvait rien pour ces pauvres gars. Il fallait profiter de ce qu'aucun Zéro ne l'avait repéré, si près des Ju.

La troisième fusée frappa à nouveau une emplanture pour le même résultat et il se dit que c'était ça la bonne solution pour assurer son coup : l'emplanture, à 100 mètres maximum, moins si c'était possible en assurant sa sécurité-collision. A cette distance l'explosion était si forte que la structure du transport ne tenait pas. Pour sa dernière fusée il choisit soigneusement sa cible. L'avion de tête d'un groupe, un leader peut être ?

Il avait du être moins attentif dans sa visée parce que la fusée toucha le fuselage arrière. Des débris volèrent au-dessus et rien ne se produisit. Il coupait carrément les gaz pour faire tomber sa vitesse et rester en position, derrière le Ju, pour le finir au canon quand, presque au ralenti, l'empennage se sépara du fuselage et le grand avion partit lentement en vrille sur sa gauche ! Quatre fusées au but, quatre victoires… Le chiffre tournait dans son crâne, mais son cerveau ne lui donnait pas vraiment de signification. Il pensait surtout qu'il n'avait plus de fusées et qu'il y avait tant de cibles !

Il lui restait encore ses canons mais il savait que ce serait beaucoup plus difficile. Il devait réfléchir, laisser un peu de temps à son cerveau pour trouver la meilleure attaque. Il regarda à droite et à gauche. Sur la gauche, du côté des trois autres colonnes de Ju il apercevait deux transports, des moteurs en flamme, qui descendaient vers le sol en lâchant leurs parachutistes. Kiev se trouvait devant, ils ne tomberaient pas sur la ville mais ces soldats d'élite poseraient beaucoup de problèmes s'ils réussissaient à se regrouper. Il fallait trouver le moyen de disloquer la formation. Séparément les Ju seraient des proies faciles pour les chasseurs. Les Zéros ne pourraient pas les protéger tous. Mais pour faire éclater les groupes il n'y avait rien d'autre que les fusées…

Attaquer du dessus peut être, en venant tangenter les colonnes afin de tirer rapidement sur deux Ju, malgré les mitrailleurs ? En voyant des coups au but, devant eux, les pilotes des autres appareils auraient peut être le réflexe de s'écarter. Cela suffirait-il pour rompre la formation de ces pilotes chinois si disciplinés ?

Mais en passant au-dessus, un chasseur serait également visible des Zéros qui plongeraient vers lui. Il n'aurait pas le temps d'ajuster un transport… Ou alors il faudrait appliquer l'attaque qu'il venait de faire, par dessous, en tirant deux transports ? Dans tous les cas de figures il lui fallait de nouvelles fusées. Et puis il remarqua un changement dans la colonne. Elle commençait à descendre ! Les transports devaient avoir une altitude de largage largement inférieure à 2 000 mètres, les appareils de tête commençaient à se préparer à l'opération : le largage massif des parachutistes !

Il se décida brusquement et accéléra à fond pour tirer au canon les appareils qu'il dépassait et plonger ensuite avec assez de vitesse pour échapper aux Zéros et filer se faire réarmer à Filevo, un petit terrain qu'il avait repéré et entouré d'un rond rouge, sur sa carte, au sud de la ville, quand il attendait, avant le décollage. Il s'aligna et sélectionna un objectif loin devant. Il visa le moteur droit et commença à tirer une très courte rafale, à trois cents mètres. Rien. Les Ju défilaient de plus en plus rapidement au fur et à mesure que sa vitesse propre augmentait. Il n'allait pas tarder à rejoindre la tête de la colonne et il écrasa longuement le bouton, au sommet de son manche. Ses canons secouèrent le FW 190 qui gardait parfaitement son cap.

C'était une qualité de la machine, le rapport poids-surface des ailes, la charge alaire. C'était une plate-forme de tir très stable. L'avion était insensible aux turbulences moyennes. Cette fois, en vol horizontal, sans se hâter, sa visée, au collimateur, sans correction, fut parfaite, il vit ses obus percuter l'aile, derrière le moteur. Et celui-ci dut encaisser parce qu'il se mit à fumer. Au même instant Myko songea que dans ce curieux fuselage en tôles ondulées se tenaient une vingtaine de parachutistes qui s'apprêtaient à attaquer Kiev. D'une légère pression du pied sur le palonnier il fit déraper le nez de son chasseur vers la gauche et le croisillon du collimateur vint se placer dans l'axe du fuselage. Cette fois il tira une plus longue rafale et, sans état d'âme, il vit ses obus perforer le métal, la tôle ondulée…

Quand il quitta l'abri de la colonne, débouchant en plein ciel, après avoir rattrapé la tête de colonne, il crut tomber dans un nid de guêpes en furies. Il y avait des avions partout. Et beaucoup tombaient… Beaucoup traînaient des sillages de fumée. Levant la tête brusquement il vit qu'au-dessus des Ju des combats furieux se déroulaient. Il aperçut même un Zéro tenter de percuter un Spit qui perdit des débris et plongea vers le sol. Mykola, fasciné, le regarda une seconde de trop. L'erreur.

Le capot de son propre avion, là, à un mètre de ses yeux, fut parcouru d'une sorte de frisson pendant qu'une série de petits trous apparaissaient ! Simultanément il enclencha la surpuissance de son moteur, l'injection de MW5, l'eau/méthanol, et balança le manche à gauche, bottant du même côté dans le palonnier, alors que son appareil accélérait comme un fou. Le FW partit dans un tonneau brutal qu'il arrêta très vite, pour tirer sèchement sur le manche et il commença à avaler le ciel !

Le bruit de son moteur, en surrégime, lui parut effrayant et il se demanda si la mécanique était capable de résister à cet effort, si elle n'avait pas été endommagée par la rafale ? Au début de sa ressource il eut le temps de voir deux Zéros qui le dépassaient. Toujours en montée, il passait déjà sur le dos et tirait à nouveau sur le manche. Dans cette position, et en surpuissance, sa machine piqua vers le sol à une allure démente. Il stoppa immédiatement l'injection. Le manche était d'une efficacité stupéfiante, il le savait, mais cet angle de piqué était ahurissant. Les Zéros n'avaient certainement pas eu le temps de voir qu'il essayait de les suivre. Ses yeux tentèrent de regarder les trous sur son capot. Une rafale d'une seule mitrailleuse, certainement, parce qu'une gerbe l'aurait envoyé au tapis à coup sûr !

Son Badin lui indiquait une vitesse de 765 km/h. Il se tordit le cou pour surveiller le ciel, derrière lui. Il ne voyait plus les deux Zéros et il prit un cap sud-est, en piqué léger pour conserver une marge de vitesse tout en réduisant sérieusement le régime moteur. Il écouta attentivement sans noter de bruit particulier. Pourtant son cerveau lui disait qu'on n'encaisse pas plusieurs balles sans qu'il n'y ait, quelque part, des dégâts… Des yeux il fit le tour de ses cadrans. Rien ne semblait clocher. Kiev s'étalait, sous l'horizon, traversée du nord au sud par les boucles du Dniepr. Il pouvait se diriger à vue vers Filevo. Quand il eut la capitale dans le prolongement de son aile droite il réduisit encore la puissance, guettant toujours le moindre indice de défaillance. En vain. Le moteur tenait.

Filevo se situait à gauche de sa route, il identifia le terrain sans difficulté. Il avait vu, sur sa carte, qu'il se situait à proximité d'une ligne de chemin de fer double faisant une boucle vers le sud, et d'une rivière coulant nord-sud.

Deux Spits et un P 38 étaient en tour de piste, à basse altitude et la lui balisèrent. L'un des moteurs du P 38 fumait, il était prioritaire. Sur la piste la couverture de neige avait presque totalement disparu, dans sa partie centrale, après les multiples décollages et atterrissages. Il n'était pas le seul à vouloir se ravitailler. Mykola tira sur sa manche de blouson gauche pour faire apparaître les notes qu'il avait prises avant le décollage, puis afficha la fréquence piste, sur la radio. Il avait eu une bonne idée, la tour de Filevo émettait. Tout en descendant vers 150 mètres d'altitude, la hauteur du tour de piste, il enregistra les consignes et émit à son tour pour se signaler.

- "Rappelez en finale, Jaune 4" répondit brièvement le contrôleur".

Il tapota deux fois son laryngophone pour couper la porteuse, en guise de réponse, et commença à préparer son avion. Il fallait se ravitailler très vite en fusées et en carburant, faire vérifier visuellement son moteur et repartir à la bagarre. Voyons, "Fais Ton Métier Pour Vivre Entier", quelle phrase idiote : *F freins : débloquer le verrouillage des roues, *T train sorti et verrouillé en position basse, réduire la puissance *M moteur, diminuer la pression à l'admission, et passer l'hélice au grand Pas, *P pompe, brancher la pompe électrique pour le carburateur, *V volet, descendre un cran de volet et régler le compensateur de profondeur ; à l'atterrissage il aimait bien que le manche pousse un peu vers l'avant, dans sa main, souvenir des planeurs ; *V verrière, ouvrir légèrement la verrière, *E extérieur, personne à proximité.

Tout en préparant la machine il était parvenu en longue finale. Quand le Badin approcha de la vitesse d'atterrissage il s'aligna sur la piste, droit devant, où le deuxième Spit obliquait sur le côté pour la libérer le plus vite possible. Il donnait un dernier coup d'œil au tableau de bord et vit les tirettes rouges, dans les fenêtres. Train non sorti ! Il baissa une nouvelle fois le petit levier… Rien.

- "Jaune 4, intervint la voix du contrôleur, dans ses écouteurs vos trappes de train sont ouvertes mais les roues ne sont pas sorties. Remettez les gaz, dégagez l'axe de la piste et rappelez après avoir convenablement préparé la machine."

Myko obéit machinalement, repoussant les gaz en avant et débranchant la pompe à 100 mètres d'altitude, tout en réfléchissant à ce qui se produisait. Il avait gardé les volets sortis car il n'avait pas l'intention d'augmenter sa vitesse. Il s'éloigna du terrain vers le sud et se mit en palier à 300 mètres, refaisant un tour des cadrans en vérifiant toutes les manœuvres, quand la tour appela :

- "Jaune 4 avez-vous été touché ?"

La voix du contrôleur était très calme.

- "Affirmatif. Des impacts sur le capot moteur, mais aucun dommage n'est révélé par les instruments."

- "Comment est la pression du circuit hydraulique quand vous manœuvrez la commande de sortie des volets ?" Il se serait bouffé la main ! Il n'y avait pas pensé ! D'un coup d'œil rapide il vérifia sa vitesse et vit qu'elle était assez élevée pour rentrer les volets. Il releva le levier le long de la paroi, les yeux fixés sur le cadran de la pression du système hydraulique. L'aiguille frétilla doucement, sans le franc déplacement habituel. Il en connaissait la signification. Une fuite…

-" Jaune 4, ma pression s'effondre, impossible de sortir le train, je ressors deux crans de volets pendant que je le peux encore. Instructions pour un poser sur le ventre." Il ne se sentait pas mal. Comme si les problèmes que devait résoudre son cerveau le protégeaient de la frousse. Pour l'instant ce qui le préoccupait était les trappes du train. Le contrôleur avait dit qu'elles étaient ouvertes est-ce que ça modifierait la trajectoire de l'avion au sol ? Il décidait que non lorsque le contrôleur revint en ligne.

- "Jaune 4 gagnez la bande de crash, un kilomètre à l'ouest des installations. Elle est en ce moment encombrée par une carcasse qu'on est en train d'enlever. Où en êtes-vous de votre carburant ?"

Il jeta un regard à gauche, repérant immédiatement la bande d'urgence, dans le même axe que la piste principale, où un gros engin était arrêté près d'une épave de Spit écrasée sur le dos, puis regarda ses jauges, faisant un calcul rapide. Il avait énormément consommé. La surpuissance, peut être ?

- "Environ quinze minutes, plus la réserve de cinq."

- "Parfait, ça devrait aller. Vous allez tourner en rond à trois kilomètres au sud. Vous viderez ainsi vos réservoirs et on aura probablement le temps de dégager la piste de secours. Restez sur écoute."

"Probablement"? Et si ce n'était pas le cas, il se posait où ? Evidemment le contrôle ne pouvait pas se permettre le risque de bloquer la piste principale en ce moment. Mais il faudrait bien qu'il se pose à un moment ou un autre ? Des yeux il parcourut le sol, autour de lui, recherchant un champ où se va… Dieu, il avait failli penser "se vacher"! Il secoua la tête, finalement c'était un peu ça. Peut être même pour cette raison qu'il ne se sentait pas particulièrement effrayé ? Des vaches il en avait fait un certain nombre, en planeur. Voir le sol arriver, loin d'un terrain il en avait l'habitude. Bien entendu sur un avion de chasse ce n'était pas du tout la même chose. Il avait souvent entendu parler de types qui avaient grillé dans leur avion retourné ou brûlant si fort que les pompiers ne pouvaient pas approcher. Il préféra penser à autre chose et reprit l'étude du sol. Il y avait bien une étendue assez plate, là, sur la droite. Mais loin du terrain. Et s'il avait besoin de secours rapides…

Puis il songea à son avion. Dans le meilleur des cas il allait être sévèrement endommagé. Très sérieusement, en réalité. Il se demandait s'il avait jamais entendu parler d'un piège revolant, un jour, après s'être crashé sur le ventre ? Mais que ferait-il sans avion ? A l'Escadrille il y en avait juste le compte. Cette idée l'effraya davantage que le fait de se poser sans roues, même sachant que beaucoup de pilotes avaient brûlé dans un poser sur le ventre. Et s'il tentait le coup de rentrer et de se crasher sur la base, pour que les mécanos puissent se mettre tout de suite au boulot, ou cannibalisent les restes pour réparer un autre piège ?

Il se rendit compte que ce n'était pas la bonne solution. Il risquait de bloquer la piste, là-bas, quand les autres rentreraient. Et puis il n'avait pas assez de carburant.

- "Jaune 4, où en est votre carburant ? demanda soudain le contrôleur."

Myko regarda une fois de plus ses jauges.

- " Je vais attaquer la réserve d'un instant à l'autre… dites, pensez-vous que mon avion pourra revoler, contrôle ?".

- "Peu de chance, Jaune 4. Vous en recevrez un autre. Maintenant entamez votre tour de piste sur la réserve de secours, je fais évacuer la zone. Préférez-vous sauter, comment vous sentez-vous ?"

- "Ca va, ça va. Je me fais seulement du souci parce que je vais abandonner les autres, là-bas, et pour mon appareil."

- "Ne touchez plus ni aux roues ni aux volets, Jaune 4, présentez-vous normalement, je vous surveille à la jumelle. Je garde la fréquence disponible mais ne vous appellerai plus. Bonne chance, mon gars."

Il approchait de la finale et décida de la prendre de loin pour s'aligner. Il leva une main après l'autre pour ouvrir complètement la verrière et une bourrasque de vent envahit le poste de pilotage. Il se pencha en avant pour s'en protéger. Dans ses gants, ses doigts étaient assez crispés sur la poignée de bakélite moulée du manche et il s'efforça de se détendre, se disant que, sans les roues haut perchées, ses repères visuels seraient proches de celles d'un planeur. Et qu'il faudrait amener la machine comme lorsqu'on va se poser dans les blés.

Seulement ce n'était pas ce que disaient les instructions du manuel, d'après ce dont il se souvenait… Il fit une approche très plate, au moteur, gardant une vitesse minimale avec la grande hélice tripale qui brassait l'air, au petit pas, devant… Il faudrait couper le moteur assez tôt parce que l'hélice allait toucher le sol, de quoi fusiller le moteur… Couper l'arrivée d'essence, bien entendu, et le contact général, pour éviter un court-circuit et un incendie. Il hésitait encore à appliquer le manuel : cabrer l'appareil. Encore une veine que cette bande-ci soit recouverte de neige, les risques d'incendie causés par le frottement du métal seraient moins élevés…

La décision s'imposa à lui brusquement. Tant pis pour les instructions. Il s'était si souvent posé en planeur qu'il préférait faire confiance à cette expérience là, plutôt qu'aux consignes théoriques qu'on leur avait donné pendant la qualification sur FW 190. Il passa l'entrée de bande à un mètre du sol seulement, le nez un peu relevé, mais pas trop. Puis sa main gauche réduisit régulièrement les gaz tandis que l'autre tirait le manche vers le ventre pour refuser le sol. Il voulait toucher de la queue en premier de manière à ce que le frottement sur le sol, la traînée, plaque l'avion mais pas brutalement pour ne pas rebondir et passer sur le dos. Ensuite il essaierait de le garder dans l'axe, au palonnier, tant qu'il y aurait assez de vitesse pour que celui-ci réponde.

Tout se passa très vite. Il coupa l'essence et le contact et laissa la main gauche appuyée contre le haut du tableau de bord pour amortir le choc. A peine la queue toucha-t-elle la neige que le FW décrocha et vint cogner brutalement la piste soulevant un nuage de neige sale et de boue, obscurcissant les alentours immédiats. Mykola contra d'instinct, au pied, une tendance à partir à droite. Trop, probablement parce que l'aile gauche s'inclina et toucha, faisait pivoter l'épave qui commença une suite de têtes à queue qui lui parurent durer une éternité. Il était ballotté de tous côtés, se cognant si douloureusement et si fort qu'il avait l'impression de sentir son cerveau heurter les parois de son crâne, les épaules sciées par les harnais, malgré l'épaisseur du blouson. Puis tout s'arrêta, son univers redevint stable, la visibilité normale. Le silence, juste rompu par des légers craquements venant du moteur : le métal se refroidissait. Il finit par sortir de cet état bizarre d'attente, de fascination morbide du dernier choc qui lui ferait perdre connaissance, et déverrouilla son harnais, comprenant que son avion venait de rendre l'âme ! Il était neuf et cependant jamais personne ne pourrait le faire revoler et il en fut si attristé qu'il voulut bouger pour se forcer à faire quelque chose. Il se redressait rapidement en s'aidant d'une main posée sur le tableau de bord quand une voiture de pompiers stoppa, à gauche. Debout sur la cabine, un type en tenue de protection d'amiante, tenant une lance reliée au camion, commençait à projeter de la neige carbonique sur le moteur, qui siffla. Des mains l'agrippèrent, de l'autre côté et le firent basculer sans douceur sur le sol où on l'allongea sur une civière que deux types embarquèrent en galopant.

- Hé, mais je vais bien, criait le jeune homme en voulant se redresser.

Un autre gars qui cavalait à côté d'eux le força à s'allonger de nouveau en criant :

- Fais ce qu'on te dit.

Myko renonça et reposa la tête. Ils arrivaient à une ambulance où il fut enfourné. A l'intérieur un médecin en blouse blanche, par dessus un long manteau d'uniforme ; incongru, se dit-il ; commença à palper ses membres pendant que le véhicule démarrait sèchement. Quand l'ambulance stoppa brutalement le long d'un bâtiment, le toubib laissa tomber :

- Vous faites ça souvent, Lieutenant ?

- Pourquoi dites-vous ça ?

- Vous n'avez rien. Des contusions, de futurs beaux bleus mais pas une côte cassée et votre cœur est à peine trop rapide.

- Je vous l'ai dit que je me sentais bien, non ? On ne va pas en faire un plat, je me suis posé sur le ventre, bon, je me suis posé sur le ventre ! Je suis déjà assez embêté d'avoir bousillé mon avion, ça fait le second en moins d'un mois ! J'espère qu'on ne va pas me faire la gueule, je l'avais touché depuis quelques jours seulement.

Le médecin secoua la tête, l'air de ne pas y croire et le fit s'allonger à nouveau, sur une couchette, dans l'infirmerie où un autre pilote, pâle, des pansements sur le visage et les mains, récupérait tant bien que mal pendant qu'un infirmier préparait des attelles.

- Reposez-vous une demi-heure, ensuite, si vous allez toujours bien, on vous amènera chez le commandant de la base.

***

Celui-ci était un long type mince d'une quarantaine d'années avec une petite moustache fine qui bordait une lèvre supérieure quasi inexistante. Très droit, très raide. Officier de carrière, certainement. Il se tenait derrière les larges vitres au sommet de la tour de contrôle construite en bois et qui ressemblait un peu à une isba toute en hauteur, des jumelles pendant à son cou. Sur sa poitrine on reconnaissait une Croix de guerre avec palmes et la barrette rouge de Chevalier de la Légion d'Honneur. Il surveillait les avions en tour de piste. Myko eut l'impression qu'il y en avait de plus en plus. Des camions citernes refaisaient les pleins de FW et de Spits immobilisés n'importe comment, leur pilote à côté, mangeant un sandwich et buvant dans un de ces nouveaux gobelets en carton. Des armuriers avaient ouvert les trappes d'ailes et glissaient des obus dans les alvéoles d'alimentation des canons. Il envia ces types au point de se maudire.

- Officier Navigant Stoops, au rapport, Commandant, fitil en levant le bras pour saluer, ce qui attira une grimace sur ses lèvres. Il songea que le réveil serait douloureux, pour ses membres, le lendemain.

- Bonjour Lieutenant, bonjour, dit l'autre en se retournant pour le regarder en face. Avez-vous étudié la procédure d'atterrissage sur le ventre d'un FW 190 ?

A quoi bon mentir ?

- Je l'ai lue, Commandant.

- Lue ? C'est votre interprétation de cet atterrissage ?

Mykola commença à s'énerver un peu.

- Je n'ai fait courir des risques à personne Commandant. C'est de ma vie dont il s'agissait, j'ai préféré utiliser mon expérience personnelle.

- Vous me paraissez assez jeune. A quelle expérience avez-vous fait appel ?

- Le vol à voile et les atterrissages en campagne. L'officier en eut la voix coupée. Il toussota nerveusement avant de reprendre

- Vous assimilez un chasseur moderne à un planeur ?

- Je pense que tout ce qui se pilote a des points communs, Commandant.

Myko se sentait dans un état étrange. Très à l'aise devant un officier supérieur qui n'avait pas l'air tellement content. Il était assez lucide pour deviner que ce devait être un contrecoup de l'accident.

- Vous "pensez"? Et bien… j'imagine qu'on doit pouvoir le dire, en effet. Il y a un téléphone dans la pièce en dessous, appelez votre Escadron pour dire que vous êtes vivant mais que vous n'avez plus d'avion. Et demandez que l'on vienne vous chercher. Vous laisserez aussi vos noms et affectations au sous-officier que vous verrez. On a dégagé la piste de l'épave de votre avion, voulez-vous récupérer quelque chose à l'intérieur ?

- Mon parachute, mes cartes, des choses comme ça… et la ciné-mitrailleuse, si c'est possible.

- Vous avez tiré un Zéro ?

- Seulement quatre Ju52, Commandant, on nous avait dit qu'il fallait garder les fusées pour eux.

- Vous pensez en avoir touché, Lieutenant ?

- Les quatre abattus, Commandant.

Du coup l'officier se dérida légèrement.

- Vous aussi ? Parfait. Vous êtes le cinquième à avoir utilisé au mieux ses fusées.

- Puis-je vous demander comment ça va… là haut ?

- Le commandement a fait intervenir les P 38 en masse contre les transports pour que la chasse puisse se consacrer aux Zéros. La plupart des parachutistes qui atterrissent tombent en dehors de la ville. Des renforts de blindés arrivent. Pour l'instant nos pilotes réussissent à contenir la progression des Ju, avant qu'ils ne survolent la ville. Néanmoins on peut penser, sans trop s'aventurer que l'attaque chinoise a échoué. Et dire un grand merci aux Escadres de P 38. Nos chasseurs ont fait face, tant bien que mal, aux Zéros, mais ce sont les P 38 qui ont gagné cette bataille en descendant les transports ! Le Commandement a pris une décision d'une importance capitale en les faisant venir de partout. Je suppose que les Renseignements de l'Armée sont derrière cela.

Mykola se sentit mieux, d'un seul coup.

- Bien sûr il n'y a pas de FW 190 disponible sur cette base…?

Il avait lancé cela sans y croire vraiment, mais il fallait bien le demander ? Le Commandant eut l'air agacé.

- Non Lieutenant. Nous sommes un terrain de dégagement, pas un dépôt ! Nous avons des pilotes sans machines, mais pas de machines sans pilote.

Au rez-de-chaussée c'était l'affairement. Deux pilotes remplissaient un compte rendu d'accident. Il aperçut un Sergent installé à un bureau à qui il donna toutes les informations sur son identité et sur son avion. Puis il entreprit de faire son compte rendu d'accident avant de se mettre en route pour rejoindre l'épave, tirée sur le côté de la piste où des armuriers récupéraient les munitions et le chargeur caméra de la ciné-mitrailleuse. Gêné, il la saisit, remercia brièvement les soldats et prit ses affaires avant de revenir vers une hutte d'alerte proche de la petite tour en rondins.

A l'intérieur il y avait une quinzaine de pilotes buvant du thé autour d'un poêle et qui, comme lui, attendaient que leur unité vienne les récupérer. Leurs avions étaient en trop mauvais état pour reprendre l'air sans réparations. Tous parlaient avec respect des P 38 double queue, qui étaient entrés dans la bagarre. C'est ainsi qu'il apprit que l'un d'eux avait fait mouche avec les six fusées dont il était équipé ! Il pensa soudain à l'Escadrille et alla au Contrôle, téléphoner pour dire où il se trouvait, rendre compte qu'il avait fusillé son avion, raccrochant rapidement avant de se faire engueuler… Puis il revint à la hutte pour attendre, mal à l'aise, mécontent de lui. C'était le deuxième piège qu'il endommageait, en un mois, après son pylône. Il allait se faire la réputation d'un casse tout !

Fin de la première des trois parties.

Seconde partie, parution en mars-avril 2010