Chapitre 2
La seconde semaine des vacances de Pâques
"1945"
Personne, dans la famille Clermont, ne savait exactement pourquoi l'île s'appelait "Millecrabe". Des légendes, assez banales, circulaient. S'appuyant sur la mer et les crabes bien entendu. Mais, en réalité, personne n'avait d'idée bien précise. Les crabes étaient loin de pulluler. Enfin bref on ne savait rien de sûr. Lorsque l'ancêtre, le premier Pierre Clermont, en était devenu propriétaire, au siècle précédent, elle s'appelait déjà ainsi. Mais on n'en connaissait par l'orthographe. Etait-ce "Mille crabes", "Mille-Crabes" ou "Millecrabes"? Avec le temps tout le monde s'était rallié à Millecrabe, comme ça, sans raison précise. La famille était tellement frustrée d'ignorer l'histoire de son origine ; que l'on voulait croire simple et charmante ; que c'était devenu un jeu, au début du siècle. Quelqu'un imaginait une nouvelle légende qui venait s'ajouter aux autres si elle était assez cocasse.
Des pins. Des pins parasols, qui faisaient une immense zone d'ombre, bien que les troncs soient séparés d'une quinzaine de mètres. Dessous étaient installées, les pieds enfoncés dans le sol, à demeure, des dizaines de tables de bois massif, aux teintes grisées par le temps, le soleil, et les intempéries. Chaque table était entourée de bancs avec une longue planche en guise de dossier.
Parallèlement aux tables se dressaient deux petits bâtiments, collés l'un à l'autre sous un toit d'ardoises, au-dessous, sans cloisons, mais avec un mur mitoyen ; les toits, soutenus aux angles par d'énormes poutres. Sous l'un : des cuisinières, des fours, des feux ouverts surmontés de conduits de cheminées, et sous l'autre de larges armoires et des plans de travail. Et, sur le côté des deux bâtisses, s'étalaient de longues tables sur des tréteaux, faisant office de supports pour des plats, aux heures de repas. C'était l'habitude, personne ne servait ici, chacun allait emplir son assiette au buffet. Ou bien une personne venait prendre un plat pour toute sa tablée. Chez les Clermont tous étaient sur un plan d'égalité pour ce genre de choses. C'était ce qu'on appelait dans la famille "la salle à manger d'été". Ce qui amenait à se poser la question : à quoi ressemblait la salle à manger d'hiver ? Il n'y en avait pas, simplement ! Ou plutôt, dans la grande maison d'habitation, aux dimensions courantes, située à une bonne centaine de mètres, la pièce qui en tenait lieu pouvait recevoir une quinzaine d'invités d'honneur, pas davantage. Mais il n'y avait pas vraiment besoin d'une salle à manger d'hiver dans la mesure où les familles ne venaient que rarement, l'hiver. La vraie "saison" ne commençait qu'à l'anniversaire du Grand'oncle, pour les vacances d'avril. Et, quand il faisait mauvais temps, tout le monde installait de larges auvents, amovibles, devant les isbas, un peu à l'intérieur de l'île et reliant celles-ci, en dessinant une sorte de petite ville, et le repas, sur des tables faites de tréteaux supportant une immense planche, était encore plus gai, parce que les dîneurs s'interpellaient d'un ensemble à l'autre, parfois sans se voir. Vers la droite, en direction de l'est, le regard ne trouvait pas de limites, c'était la mer Noire, au sud ouest d'Odessa. La surface de l'eau était parcourue d'ondulations lentes, rythmées, qui venaient faire crisser le gravier de minuscules galets, sur la longue plage plate. Des risées soudaines frisaient la surface, par moment, et faisaient gîter quelques bateaux aux voiles brunes qui tiraient des bords assez près du rivage de l'île. Le ciel était d'un bleu qui rappelait celui de Grèce, au printemps, pas tout à fait foncé, plutôt soutenu, dense.
Sous les arbres, à l'abri du vent, il commençait à faire bon, bien qu'il ne soit encore que onze heures, ce samedi 12 avril 1945. Une file de jeunes filles, jeunes femmes et d'assez jeunes garçons arrivaient d'un petit groupe d'isbas, à une centaine de mètres, au sud. Chacun avait les bras chargés de sacs de légumes et de volailles. De quoi nourrir la population d'un village… Ce qui était presque le cas, aux réunions annuelles de la famille. Ils étaient plus de cinq cent cinquante Clermont à être venus, cette année, pour l'anniversaire du Grand'Oncle Stepan ! Et on attendait encore plus de cent personnes, aujourd'hui, familles et invités, même si ceux-ci étaient très peu nombreux.
C'était Illioutch, à la fin du siècle précédent, avant la guerre de 1880, lui même Oncle de Stepan, l'actuel "Grand'Oncle" qui avait fait construire, sous les arbres, cette série de petites isbas faites de rondins, bizarres dans un décor marin du sud. Auparavant tout le monde dormait dans des chariots ; rachetés à l'armée ; remontant à la grande marche vers l'Est des colonnes Napoléoniennes. Presque toute l'île était couverte de pins. Les isbas étaient installées de l'autre côté de la grande maison, et étaient destinées à abriter les familles et les enfants. A partir de douze ans ; l'année où ils étaient autorisés, et fortement incités, à participer aux travaux de construction des voiliers, et à naviguer avec les plus âgés ; les garçons et les filles pouvaient choisir de dormir avec les cousins de leur choix dans des isbas dortoirs. Ca c'était le bon côté. Parce qu'ils étaient aussi tenus de partager les tâches quotidiennes, le nettoyage, des isbas notamment, la préparation des repas et la vaisselle. Oh, la vaisselle de six cents personnes…! Et pourtant il fallait bien la faire à chaque repas. Qui aurait assez de plats, couverts, assiettes etc, pour 2 fois 600 personnes, chaque jour, quand on comptait le déjeuner et le dîner ? La cuisine n'était pas le domaine exclusif des femmes, loin de là, un certain nombre d'oncles se piquaient de dons culinaires et y allaient de leur mouton à la "Oncle Grégoire", du poulet mariné "Celui d'Oncle Ulrich"…
Toute cette organisation aurait pu être pesante, tourner rapidement aux querelles, pourtant ce n'était pas très souvent le cas. L'un des principes des Clermont était de faire comprendre immédiatement aux enfants qu'ils n'étaient que les greffons de l'arbre familiale, pas la branche principale, constituée des adultes. Et ça marchait. S'ils faisaient vraiment trop de bruit, par exemple, il y avait toujours un adulte à proximité pour leur rappeler leur place, au besoin d'un solide coup de pied aux fesses. Mais ça n'était qu'exceptionnellement nécessaire. Un cousin plus âgé était là pour prendre le ou la fautive par le bras ou le fond de culotte et l'entraîner à l'écart pour lui enseigner la modération, parfois de façon beaucoup plus spectaculaire et cuisante ! Même ceux dont les parents étaient plus coulants, chez eux, s'inclinaient, pendant les rencontres familiales dans l'île. Des fesses endolories incitent à respecter les consignes, surtout quand on fait partie d'une minorité décourageante… Alors le système fonctionnait. Les jeunes générations avaient trouvé leur façon de récupérer la méthode à leur profit. Eux mêmes étant des anciens. A 13 ans on est l'ancien d'un cousin de 10. On est toujours l'ancien de quelqu'un !
L'âge et l'expérience étaient leur étalon de mesure pour se faire respecter, entre eux. Comme partout il pouvait se trouver un garçon ou une fille qui avait des tendances assez "péremptoires" et le désir de régner sur les autres ou d'imposer son choix. Mais celui-ci ou celle-là était forcément moins âgé que d'autres cousins, qui mettaient tout de suite de l'ordre dans les ambitions de chacun… A première vue on aurait pu penser que l'âge était bien l'étalon de mesure et que chacun en pâtissait, chaque année, tout au long de son existence. Mais ce n'était pas exact. Les Clermont estimaient que l'âge imposait des devoirs, celui de l'exemple, notamment, et ne donnait que peu de droits, hormis le droit au respect. Si bien que les discussions des parents, étaient parfois plus bruyantes que les jeux des enfants, mais jamais sur un ton agressif.
Le système avait déteint également chez les parents ; à moins qu'ils ne l'aient peut être jamais oublié, depuis leur propre enfance. En tout cas les adultes respectaient aussi l'ancienneté, ce qui était parfois un tantinet agaçant. Et paradoxal, aussi, compte tenu d'un dicton qu'ils citaient souvent : "l'âge n'est pas un privilège, seulement une chance…" Allez vous y reconnaître !
Quoi qu'il en soit ils étaient souvent considérés, par leurs relations, comme des gens plutôt faciles à vivre et agréables à fréquenter.
On rencontrait de tout chez les Clermont, des professeurs d'université comme des menuisiers, et même un Sénateur, l'un des trois représentants de la Belgique ! Assez modeste mais Sénateur quand même. L'appartenance à la famille passait avant le niveau ou la réussite sociale. Personne ne savait très bien pourquoi. Peut être l'influence de la notion de famille ?
Plein à craquer, le grand canot à moteur revint à midi de la côte où se trouvait, à une heure de navigation, la petite ville de Primorskoje sur la rive ouest de la grande baie, la plus importante agglomération à proximité de l'île, reliée à la gare de Tatarbunary par un service de car.
Il n'était pas loin de deux heures quand Alexandre et Hanna Petri-Clermont arrivèrent au chantier de construction, au sud-ouest de l'île, accompagnés de leur invité Andréi Festan. Alexandre était blond et élancé, comme sa sœur, d'ailleurs. Assez grand et bien bâti il ne pratiquait pourtant qu'un sport, le hockey sur glace, l'hiver, à Minsk où ils demeuraient et fréquentaient la fac de Lettres, lui en dernière année, sa sœur en deuxième. Son visage était assez fin, avec des pommettes marquées, sous des yeux bleus assez banals, et des joues plutôt creuses. Ses cheveux blonds foncés étaient abondants et si drus qu'il avait résolu le problème de les coiffer en les faisant couper assez courts, sans raie. Pas une brosse mais courts. La première conséquence était de faire ressortir ses oreilles, ce qui n'était pas une très bonne idée, en revanche. Parce qu'elles étaient grandes, ou plutôt hautes ! Elles encadraient son visage, monopolisaient le regard de l'interlocuteur. Pourtant elles étaient parfaitement collées au crâne. Mais elles étaient grandes, quoi ! Sa bouche était large et ses lèvres suffisamment épaisses pour donner une impression d'équilibre et lui procuraient ce qu'il avait de plus beau, son sourire. Il se servait très bien de sa bouche, savait lui donner le pli exact pour doser l'impertinence ou l'humour qu'il pratiquait en quasi professionnel ! Ses interlocuteurs ne se fâchaient pratiquement jamais de ce qu'il balançait dans la conversation. Peut être parce qu'il avait un air si gentil en prononçant les mots ?
Et même ses profs, à la fac, qu'il ne ménageait pas, se formalisaient rarement. C'était un garçon intelligent, sans méchanceté, et qui se cherchait encore, à 23 ans. Il était sur le point de terminer une Maîtrise de Lettres, avec Andreï. Sa sœur, Hanna, avaient reçu les mêmes ingrédients ; hormis les oreilles surdimensionnées ; mais montrait un visage beaucoup plus intéressant. Blonde également mais d'une teinte plus délicate, plus foncée encore, avec de longues mèches décolorées naturellement, ses pommettes, également saillantes, ses yeux bleus moyen, plutôt étirés, ses joues, moins creuses que chez son frère, lui donnaient un petit air, un tout petit air, slave. Sa mâchoire et son menton formaient une courbe douce et équilibraient le visage. On ne pouvait pas dire qu'elle était belle, mais jolie à coup sûr. D'autant plus que son regard était très fort. Il captait l'attention, ne laissait plus les yeux de son interlocuteur s'évader jusqu'à ce qu'elle ait fini de parler. De même, elle y faisait passer tant de choses, de sentiments, qu'elle pouvait avoir l'air furieuse aussitôt après avoir souri, ce qui déroutait beaucoup. A 22 ans elle était en fin de Licence, de Lettres comme son frère, et songeait, a priori, à travailler dans le journalisme, sans être absolument sûre de son choix.
Andreï Festan était donc un ami de fac du frère et de la sœur, et venait, pour la première fois à Millecrabe, en qualité d'invité. Il était un peu plus âgé, 24 ans et achevait une maîtrise. C'était un garçon d'un bon mètre quatre-vingts, les cheveux châtains, assez longs pour qu'il doive souvent, d'un geste machinal, les ramener en arrière de la main gauche, les doigts largement écartés, comme un grand peigne. Bien bâti, mais assez mince, avec des membres ; bras et jambes ; qui donnaient l'impression de ne pas être contrôlés. Ils bougeaient presque exagérément et c'était une sorte de miracle qui, au dernier moment, arrêtait le pied ou la main avant une collision. Hanna prétendait qu'elle adorait le voir bouger, que c'était un spectacle toujours renouvelé de dèséquilibres amorcés et toujours rétablis, on ne savait comment !
Il avait un visage relativement harmonieux, aux traits larges, assez intellectuel, des yeux largement espacés et un nez curieusement aplati, depuis un match de rugby inter facultés, dans la boue, dont on se souvenait à l'université de Minsk. Les mauvaises langues prétendaient que "ça avait davantage été un exercice de plaquages plutôt qu'un match. Que seul l'arbitre pouvait être reconnu, depuis le bord du terrain. D'ailleurs on avait vainement cherché le ballon, à la fin du match et les joueurs avaient dû se cotiser pour en racheter une autre !" Bref il n'était pas très beau, mais avait du charme. Beaucoup de charme.
C'est lui qui eut un petit sifflement admiratif en découvrant le chantier de constructions désert, côté continent. Tout le monde était sur la rive est de l'île, à table. Eux avaient mangé des sandwiches à Primorskoje, en attendant le canot et n'avaient pas faim. Le frère et la sœur faisaient visiter la côte à leur ami.
- Dites-donc elle fait une belle taille, cette île dit Andreï.
- Pas loin de quatre kilomètres de long sur un et demi de large, répondit Alexandre. Elle a un peu la forme d'un 6, adossée au continent, avec une boucle beaucoup moins prononcée, en bas. Mais c'est quand même une anse très marquée avec une plage d'un gravier plus fin que les tout petits galets qu'on trouve partout ailleurs. C'est dans cette anse qu'on a installé notre élevage, il y a trois ans.
- Un élevage de quoi ? demanda André, surpris.
Alexandre prit un air ostensiblement supérieur, pendant que sa sœur se mettait à rire.
- Une découverte personnelle. On a des casiers à crustacés, comme tout le monde sur cette côte. Mais on n'en prend jamais assez pour tout le monde. On connaît un long haut-fond rocailleux où on faisait toujours de bonnes pèches. Mais insuffisantes. Finalement les crabes et les araignées finissaient en soupes de poissons, délicieuses mais un peu frustrantes, quand on savait de quoi elles étaient constituées. Nous avons donc formé… ce que l'on peut assurément appeler un Groupe d'Etudes et de Recherches Fondamentales ; quelques spécialistes et Moi-même.
Il prononçait Moa-même !
- …Nous sommes partis d'une très fine observation, de Moi-même, une fois encore, selon laquelle les crustacés pondent d'énormes quantités d'œufs bouffés quasis entièrement par les autres espèces. En installant des grillages très fins, en une sorte d'enclos montant jusqu'à la surface, pour interdire le passage aux poissons, on pouvait espérer que beaucoup d'œufs donneraient naissance à une bestiole. Parce que, mon cher condisciple, nous prenons parfois des langoustes ! Donc nous avons passé un été à installer cet enclos dans l'anse, par sept mètres de fonds, autour d'un petit massif rocheux, qui a l'avantage d'être très proche de la grève. Pas plus d'une vingtaine de mètres. Et nous avons pris l'habitude, mes associés et Moi-même, d'y mettre les plus belles prises des casiers.
- Et alors ? fit Andreï amusé, et intéressé maintenant.
- Alors il a fallu nourrir le troupeau d'araignées et de gros crabes, et des malheureuses petites langoustes qu'on a pêchés la première année, intervint Hanna. C'est à dire d'aller jeter chaque jour des détritus : poissons morts, restes de viande. Moralité l'extrémité de l'anse, qui était très agréable, pour se baigner, est devenue dégoûtante !
- La mauvaise foi des amateurs, protesta Alexandre en levant les yeux vers le ciel. Nous sommes des pionniers, il faut tout découvrir, tout mettre au point dans ce nouveau domaine ! Les innovateurs sont toujours incompris. Bien sûr il y a quelques déboires. L'eau n'est plus parfaitement pure, c'est assez vrai, nous nous sommes rendu compte, après coup, que les crustacés ne mangent pas autant que nous ne le pensions et qu'il fallait réduire la quantité de détritus jetés. Mais cette odeur était très localisée, tu sais ?… En s'éloignant de quelques centaine de mètres, quelques malheureuses centaines de mètres, on se baigne même très agréablement ! Enfin bref les résultats sont assez limités, pour l'instant. Néanmoins nous espérons, cette année, que tous ces efforts vont payer. Car un modeste membre de notre Groupe de Recherches et d'Etudes a eu l'idée de planter une poutre, au milieu de l'enclos et d'installer un système de va et vient pour déverser la nourriture à notre élevage sans avoir besoin d'un bateau. Ce qui permet aux quelques oncles et tantes qui viennent ici toute l'année d'entretenir notre élevage sans difficulté, sans sortir en bateau.
- Et le mauvais temps ? interrogea encore Andreï?
- Oui, c'est vrai… les tempêtes ont endommagé la clôture, le premier hiver, mais on l'a beaucoup consolidé et ça tient, maintenant. On a peut être perdu quelques spécimens…
- Tous, oui, rigola Hanna.
- Presque tous, en effet. Mais attention : pas complètement ! J'ai reconnu une langouste, qu'on a reprise dans un casier, l'été suivant !
- "Reconnue"?
- Absolument. Je l'ai très bien reconnue, elle avait une très jolie cicatrice sur la carapace ! Genre coup de sabre, à la Heidelberg ! Et elle a réintégré la "réserve" où j'ai très bien vu qu'elle retrouvait ses habitudes…
- Comment tu as vu ça ? fit Andreï qui s'amusait franchement devant l'air faussement sérieux d'Alexandre.
- On a des masques de plongée, ici. Tu sais ces nouveaux trucs des plongeurs. Bon, ça prend un peu l'eau mais il suffit de le vider en remontant respirer. Alors on est plusieurs à descendre régulièrement dans l'enclos pour vérifier comment va notre troupeau de bestioles. On les voit très bien vivre. C'est pour ça que je dis que le troupeau s'étoffe. Un jour je vous parie bien qu'on aura de quoi servir de la langouste à tout le monde. D'ailleurs tu viendras avec nous, dès demain, Andreï, je tiens absolument à te parrainer dans notre Groupe d'Etudes. De bonne heure, chaque matin, on prend le grand canot pour aller remonter les casiers et on va placer la récolte dans l'enclos, du moins les plus belles pièces, les autres servent à la soupe de crustacés de Tante Bernadette. Tu verras la remontée des casiers est très prenante on ne sait jamais si on a une bande de crabes, des araignées ou une bonne petite langouste… On ne garde que gros crabes, araignées et langoustes de moins de quinze centimètres de long pour l'enclos. Mais on avait commencé à appâter un autre coin, pour les casiers, on va voir si ça marche. C'est le cousin Eric Slaten, l'homme du chantier notre grand'maître de l'élevage.
- Et des langoustes vous en ramassez souvent ? interrogea Andreï.
- Mais absolument, absolument, nous en pêchons à plusieurs reprises chaque été !
Hanna haussa les épaules devant l'interrogation muette d'Andreï. Alexandre était-il sérieux ou non ? Le frère et la sœur étaient tellement complices qu'il n'insista pas.
- Et pourquoi avoir placé le chantier de construction de ce côté ? demanda-t-il, changeant de sujet.
Hanna leva les mains, paumes en l'air.
- On n'a jamais su. C'est vieux. Comme tu le vois on ne construit que deux modèles et encore le plus petit, le dériveur, est récent. L'autre, le grand, celui dont tu vois les coques sur les berres, est un traditionnel bateau de pèche de la région, qui a de faux airs de caïques grec et de chalutier breton. Deux mâts, 20 mètres de long, classique de la côte. Le modèle existe depuis plus de deux siècles. La seule chose qu'on ait changé ce sont les voiles, en toile plus légère. On avait retourné assez d'ongles sur la grosse toile, auparavant, en la carguant en mer, quand un coup de vent arrive. Remarque qu'on en voit de moins en moins, maintenant, de ces bateaux, ils sont pratiquement tous à moteur. Mais à Millecrabe on continue à en construire lorsque c'est nécessaire. Pour nous ils sont parfaits, assez faciles à fabriquer, très marins, assez vivants à manœuvrer. On a remplacé la cale à poissons par un grand carré et trois cabines avec des couchettes pour l'équipage. Ca nous permet de faire de longues traversées, jusqu'à l'est d'Odessa, ou vers le Bosphore. Une année trois équipages sont allés jusqu'en Grèce, voir des cousins qui n'avaient pas pu venir à Millecrabe.
Andreï se tourna de son côté.
- Marrant de t'entendre parler de tout ça, Hanna.
- Parce que je suis une fille, c'est ça ?
Il secoua la tête, amusé.
- Non, mais c'est loin de l'image que tu donnes de toi, à la fac. La fille réaliste, sérieuse, bosseuse, mais tout à fait dans le vent, un brin seulement de maquillage quand elle sort. Enfin tout ça…
- Dans la famille, intervint Alexandre, garçon ou fille on n'y fait guère attention. Tout le monde travaille sur le chantier, ici.
- D'accord, ça j'avais bien compris. Mais le goût de chacun ? Il doit bien y avoir des gamins que ça ne passionne pas, non ?
- Bien sûr, répondit Alexandre, mais il y a la symbolique, l'initiation. A 12 ans, c'est un peu le passage dans le clan des adultes, tu comprends ? On est "considéré". Ceci aide cela. Et puis on ne pousse personne. Ceux qui ne sont pas trop intéressés font une part de travail moins astreignante ou moins salissante. Et on ne force personne à venir faire du bateau. Dans les faits pratiquement tout le monde monte à bord, mais tout le monde ne participe pas obligatoirement aux manœuvres. Pour certains c'est une balade avec les cousins, suivi d'une baignade en haute mer. Mais Hanna, elle, aime bien la vie à bord. Tu la verrais en marinière crasseuse et en pantalon de toile rapiécé, c'est plus la fille de la fac !
La jeune fille rit en approuvant de la tête comme si la remarque de son frère lui faisait plaisir.
- C'est drôle d'être là, remarqua Andreï Vous semblez former une famille étonnante.
- Attend de voir la faune, intervint Alexandre. Il y a des personnages dans le lot.
- Et c'est comme ça chaque année ?
- A cette époque, oui. C'est la fête de la famille au travers de l'anniversaire du Grand'Oncle. C'est, théoriquement du moins, le plus ancien. Mais, en réalité il est élu par les autres grands-oncles de sa génération, qui le choisissent pour son aura, ses qualités de cœur, la droiture de sa vie, ou peut être parce qu'ils l'aiment bien, simplement, c'est leur affaire à eux. C'est un peu le gardien moral du clan, si tu veux, l'identification de la famille, mais sans aucun pouvoir sauf celui que l'on accorde à son bon sens. Ca se complique un peu avec la vraie notion de grand-oncle. Je suppose qu'au début, vers 1850-60 c'était vraiment un grand-oncle, c'est à dire de la génération des arrières grands-parents, tu vois ? Mais peu à peu on a grignoté une génération. Peut être parce que les vrais grands-oncles étaient de plus en plus âgés et plus tellement nombreux, aussi ? En tout cas on a pris la décision d'inclure la génération des grands parents à celle des arrières grands-parents. Donc le Grand'Oncle élu, peut avoir de 60 à 100 ans ! On devient grand-oncle quand on a des petits-enfants. Un peu compliqué, je le reconnais ! Quand au Grand'Oncle élu, quelle que soit la date précise de son anniversaire, on la fête fin avril, pour que ça corresponde aux vacances scolaires et que toute la famille puisse se libérer. C'est devenu une tradition. L'été il y a toujours du monde mais jamais autant que fin avril pour l'anniversaire. Et puis il y a les fanas de voile qui viennent systématiquement à chaque vacances, même à Noël. C'est pour ça que les bateaux tiennent le coup. On les répare soigneusement et il n'est nécessaire d'en construire un nouveau que tous les six ou sept ans, sauf accident. Moi j'ai travaillé sur le dernier seulement. Mais il y a un sacré boulot sur les vieux. Tu verras, tout à l'heure on embarquera. Quand le vent est d'ouest ou d'est ou peut tirer des bords de plusieurs heures, en vent arrière. Ces bateaux adorent le vent arrière. Voiles croisées ils ont de l'allure ! C'est là qu'il y a foule, à l'embarquement. Toutes les filles viennent pour se faire bronzer… Tu as suivi, Andreï?
- Oui, oui, ça va. Pas tellement compliqué, finalement, les grands-oncles s'étalent sur deux générations, grands-machin et arrières grands-machin. C'est un peu la notion de Sages chez les Grecs et les Romains. Les oncles sont la génération des parents et les cousins celle des enfants, vous. Cependant il y a une ou deux choses auxquelles je pense. Que se passe-t-il quand il y a un divorce, dans une famille ?
- Ah, sujet intéressant, effectivement, répondit Hanna. Un oncle a tenté d'en faire une étude et ça n'a débouché sur rien. Ca se fait au cas par cas. D'abord il y a peu de divorce dans la tribu, moins que dans la population de la Fédération, en tout cas. Mais ça ne veut rien dire, évidemment. Lorsque ça s'est produit il y a eu tous les cas de figure. Le "Clermont" continue à venir à Millecrabe, bien sûr, avec ses enfants. Mais il y a eu aussi le cas ou le conjoint était si bien accepté, ici, du temps du mariage, qu'il a continué à venir après la séparation ! Même remarié… On a même connu des divorcés qui n'étaient pas fâchés et qui revenaient, comme avant, mais n'habitaient pas la même isba, c'est tout. Et puis les cas où le conjoint disparaissait de notre vie, malheureusement.
- Et les belles-familles ?
- Voilà une autre bonne question, fit Alexandre, et qui débouche sur un mystère. Parce que ça aurait pu faire se multiplier la tribu de façon considérable. Nous sommes quelques uns à avoir beaucoup réfléchi à ce problème préoccupant…
Il pontifiait délibérément, joignant les bouts de ses doigts à la manière, ridicule, d'un orateur qui s'écoute parler.
- … pour nous apercevoir que finalement les parents du conjoint n'ont de rapport qu'avec les parents du Clermont qui se marie. Le reste de la famille de celui-ci, ou de celle-ci, n'a absolument rien à faire des autres Clermont ! Il arrive qu'une belle famille soit invitée, un été ; jamais en avril ; mais c'est tout. A l'exception d'une belle famille qui s'est complètement fondue dans la tribu, au début du siècle, y est considérée comme partie intégrante et dénommée "grand-tante Elisabeth et "grand-oncle Jacques". Il s'agit finalement là d'épiphénomènes sans portée… Est-ce que je te dis là t'ennuie profondément ou as-tu une passion pour le bois, Andreï ?
Andreï tournait autour d'une grande coque reposant sur un berre laissant voir une quille pas tellement profonde mais longue, sur laquelle il laissait courir la main pour en caresser la douceur du bois.
- Tu connais un peu la voile ? demanda Hanna.
- J'ai fait quelques stages, sur la Caspienne et en Bretagne, répondit-il, distrait.
- Tu es allé en France ? s'étonna Alexandre je croyais que tu n'y avais plus de famille.
- C'est presque vrai, je n'ai plus beaucoup de famille, mais j'ai fait des camps de vacances quand j'avais 14 ou 15 ans.
Hanna le menaça du doigt.
- Regarde ce faux-jeton, dit-elle à son frère, en élevant la voix, il n'avait rien dit de manière à passer pour un amateur surdoué à bord !
Andreï sourit.
- Il fallait bien que je me défende, vous êtes tellement originaux, en tout, dans votre famille. Vous avez tout, le nombre, le charme, des propriétés de famille fabuleuses…
- Oh ça, fit Hanna. Pas du tout représentatif de la famille. Notre ancêtre, le premier des Clermont l'a gagnée au jeu. Mais c'est Millecrabe qui a forgé, fabriqué la tribu plus que ses membres. Alors on y est très attachés.
- Au jeu ?
- Oui, oui. C'était dans les années 1820 ou 25 plutôt. Une partie qui a duré toute une nuit, dans un lieu mal famé sur le port d'Odessa ! Au matin son adversaire direct n'avait plus un sou. Propriétaire de l'île, il l'a engagée pour continuer. Et Pierre Clermont a gagné !
- Il devait être dingue de jeu.
- Et bien je n'en suis pas sûre, dit la jeune fille. Parce qu'on dit qu'après cette nuit là il n'a plus jamais touché une carte de sa vie. Il estimait qu'il avait épuisé son potentiel de chance au jeu.
Andreï siffla doucement entre ses dents.
- Avisé, en tout cas, le monsieur.
- Oui. Et réfléchi, aussi. Parce qu'il avait une solde de capitaine-administrateur civil de la Grande Armée pour tout revenu. Va construire une maison et entretenir l'île avec une solde comme celle là ? Il a ensuite monté une affaire de transport. Il faut dire qu'il était spécialiste. Dans la Grande Armée on l'avait surnommé "l'homme aux mules".
- Oh, raconte ça, fit Andreï.
Hanna se tourna en souriant vers Alexandre qui s'adossa à un berre et commença, mimant avec un irrespect sans méchanceté les scènes qu'il décrivait.
- Il était jeune Capitaine de Chasseurs à cheval dans l'Armée Napoléonienne. De ceux qui constituaient la Garde personnelle de l'Empereur. A l'époque où celui-ci disait encore "Je n'ai pas succédé à Louis XVI, mais à Charlemagne". L'ancètre était originaire d'un petit village des Deux-Sèvres, Magné, où son père était notaire. Bref, à Wagram, en 1809, il a reçu un coup de sabre, ou d'épée, ou de lance, ou de couteau, enfin un truc très pointu et tranchant… dans le pied. En tout cas un mauvais coup !
Sa chance a voulu que ce soit la grande année de Larrey, le chirurgien de la Garde Consulaire. Ce monsieur voulait absolument persuader l'Empereur de l'utilité d'un corps de chirurgiens ; son but était d'opérer directement sur les champs de bataille. Il voulait que ces chirurgiens soient nommés directement Lieutenant-Colonels en entrant dans l'armée ! Ca c'était maladroit, avec Napoléon. "Pas question de carabins militaires" répondait invariablement l'Empereur. Bref Larrey a dû chercher un moyen de le convaincre, sur le tas. C'est comme ça qu'il a créé des ambulances volantes pendant la campagne d'Italie. Des charrettes qui relevaient les blessés à qui on donnait tout de suite les premiers soins. Nommé Chirurgien en chef en 1807, il était justement là avec ses "ambulances" quand Pierre Clermont a été blessé. Assez tôt, en tout cas, pour placer un garrot sur la cheville et arrêter l'hémorragie du Papé ! Larrey, lui-même, a opéré l'ancêtre dès le soir et a coupé le pied sous la cheville et pas sous le genou comme ça se faisait fréquemment. Il paraît qu'il a été étonné du courage de Pierre Clermont, toujours est-il qu'il en a parlé à l'Empereur en lui rendant compte du nombre de blessés qu'il avait réussi à sauver. Et tu connais la réputation de l'Empereur ? Le lendemain il visitait les blessés en leur disant que c'était grâce à son idée d'ambulances que les gars étaient encore de ce monde ! Arrivé devant Pierre Clermont il lui aurait dit quelque chose comme : "Alors mon brave qu'as-tu à me demander ?". Et l'ancêtre, pas idiot, lui aurait répondu, en substance : "Mon Empereur vous venez de créer le corps du Train des équipages pour acheminer les vivres et le matériel de l'Armée, je voudrais y être transféré, plutôt que renvoyé à la vie civile. Avec mon pied amputé, je ne pourrai plus servir dans mon régiment de cavalerie mais je connais les chevaux mieux que personne, je peux vous être encore utile dans le Train. Je sais me battre et je défendrai nos convois." Cette idée du Train des équipages était nouvelle, en pleine organisation, et Napoléon a dû penser qu'en effet un soldat ayant l'expérience des batailles saurait à la fois s'imposer aux hommes, souvent des civils à l'époque, et les diriger au feu, au besoin. En tout cas il aurait répondu à l'ancêtre "Rétablis-toi, mon brave, et tu seras administrateur civil, chef de convoi."
Andreï avait beaucoup ri au récit mimé de la conversation avec l'Empereur. Alexandre faisait les deux rôles avec un visage tantôt hautain, tantôt grimaçant de douleur, et ajoutait au personnage de Napoléon un accent corse caricatural. Il semblait adorer faire son numéro.
- Et ensuite ?… Il y a bien une suite ?
- Affirmatif, mon brave, reprit Alexandre. Il est donc devenu chef de convoi, emploi peu glorieux pour un ancien officier de cavalerie d'un Régiment d'élite. Mais il avait toujours du boulot, hein ? Et puis il était toujours dans le coup, dans le flot de l'Histoire, comme on dit, n'est-ce pas ? Il a participé ainsi à l'épopée de la Grande Armée, vers l'Est, avec des fonctions étendues d'administrateur civil.
Alexandre prit un air inspiré pour mimer Napoléon réfléchissant, une main au front, l'autre simplement posée sur son ventre qu'il fit ressortir.
- C'est comme ça qu'après Smolensk, en 1812, lorsque Napoléon en a eu marre de courir derrière l'armée du Tsar sans arriver à la rejoindre, lorsqu'il a eu sa "révélation" du destin de l'Europe et a renoncé, d'un soir au matin à son titre d'Empereur et a fait tourner casaque à la Grande Armée pour marcher sur l'Ukraine, l'ancêtre était toujours là ! Désormais administrateur civil d'un convoi, c'est à dire responsable de son acheminement, mais aussi des achats qu'il faisait. Pour l'Empereur c'était l'occasion de botter, moralement, les fesses du Tsar, en descendant plein sud, vers Kiev, pour fonder une République Ukrainienne, protégée par ce qu'il appelait déjà l'ex-Empire ! Et puis il faisait moins frisquet dans ce coin plutôt qu'en Russie, hein ? D'autant que cet automne là Napoléon avait souvent froid et portait déjà des petites laines sous son uniforme ! De son côté l'Ukraine en avait marre, elle aussi, des envahisseurs russes. Souviens-toi que depuis l'arrivée des Mongols, au Moyen âge, les Ukrainiens avaient été l'objet des raids de toutes les nations guerrières et que le Tsar venait de se les annexer ! La Grande Armée a donc entamé sa marche vers le soleil, à son rythme, paisible, le Train des équipages ravi de se procurer des vivres plus facilement et le Tsar, comme un couillon, à Moscou, attendant que Napoléon arrive devant chez lui ! Et l'ancêtre, là-dedans ?
Figure-toi qu'il a eu l'idée de changer les équipages de chevaux de traits des fourgons, par des équipages de mules ! Quand il était gamin, dans le marais Poitevin il jouait avec les petits paysans du coin et c'est une région de baudets. Des baudets à culotte, une toison énorme, sur les pattes, qui faisait comme une culotte. Bref, il avait l'habitude et un faible pour les baudets. Baudets, mules c'est assez proche et c'est ainsi qu'il a eu l'idée des mules et mulets. Il a réussi à convaincre l'intendant général chargé des fournitures de récupérer toutes les bêtes qu'il pouvait trouver, prétextant qu'elles étaient deux fois plus robustes que les chevaux et mangeaient trois fois moins… Et quand, un peu plus tard, Napoléon a entrepris de bâtir la grande Europe et décidé de lancer ses colonnes vers l'est : Kazakhstan, steppe sibérienne etc, les mules ont, effectivement, fait merveille. Bons moteurs : endurant, gros rendement et consommation faible, aussi bien en nourritures qu'en eau ! Si bien que le Train s'est équipé entièrement avec des mules pour tirer les fourgons. Et c'est l'ancêtre qui a été chargé de les procurer à la Grande Armée, avant de co-diriger une colonne marchant vers l'est, le nord Kazakhstan, le sud de la Sibérie, le Kirghizstan plus tard en qualité d'administrateur civil, chargé de missions diplomatiques. D'où le surnom "d'homme-aux-mûles". Voilà. Remarque, je pense qu'il avait déjà dû se faire une petite pelote à cette occasion…
Hanna fit mine d'applaudir.
- Tu t'améliores encore. Mais, s'il te plait, ne va pas faire ton numéro devant les oncles il y en a qui le prendraient mal… Au demeurant, Andreï, son histoire, dépourvue de ses petites fioritures de dialogues, est vraie, apparemment. Mais tu devrais entendre les récits qu'il fait des prouesses de l'ancêtre, en duo, avec le cousin Piotr Kalemnov, celui qui va partager votre isba. Ils se font concurrence, ils en rajoutent des paquets, je t'assure qu'ils sont vraiment drôles.
- Et toujours aussi irrespectueux ?
- Oui, aussi. C'est pourquoi je surveille leur petit numéro parce qu'ils aiment tellement ça qu'ils le feraient n'importe où. Beaucoup d'oncles et de tantes en riraient, c'est vrai, mais d'autres se sentiraient mortifiés. Mais ne t'y trompe pas, les comiques, là, n'en supporteraient pas le centième de la part d'un étranger. Ils prendraient feu, les deux humoristes !
Alexandre, un demi-sourire sur les lèvres, les regardait.
- Tu vas voir, Andreï, si Piotr est en forme, et qu'il accepte de jouer devant un étranger à la famille ; pour ça il est assez coincé ; un soir on te fera la traversée du sud Sibérien et les négociations avec les populations !
- Mais vous n'avez pas fini l'histoire de l'ancêtre.
- Ah oui, fit Hanna. Entre deux expéditions d'unification, ou de "républicanisation" comme dit Piotr, en Sibérie ou au Kazakhstan, je ne sais pas ; après avoir gagné l'île au jeu, en tout cas ; il a monté une entreprise civile de transport, avec un ukrainien. Utilisant des mules, évidemment. Et il devait avoir eu raison, en équipant la Grande Armée, parce que l'affaire a très bien marché. Et, avec les bénéfices, il a acheté des hectares de vignes, du côté de Tatarbunary. Ce vin se vend assez bien dans l'Ukraine du sud et en Géorgie, va savoir pourquoi. L'île est, aujourd'hui, à peine entretenue par le rapport des récoltes mais les oncles y arrivent encore. Voilà, tu vois ce n'est pas la richesse, mais la famille bénéficie de tout ça, qui n'a pas de prix, à nos yeux.
Elle avait terminé sa phrase en faisant un long geste du bras pour désigner le décor.
- Viens, Andreï, intervint Alexandre, on va se changer, les autres ne vont pas tarder à arriver. J'ai laissé un mot au Commodore pour lui dire de nous faire embarquer ensemble.
- Le Commodore ?
- C'est un peu un titre par dérision, raconta Hanna alors qu'ils se dirigeaient vers la forêt de pins. Il faut bien un responsable pour la navigation. Un oncle, Otto Bracken, officier de la Marine marchande, qui navigue ici depuis son enfance, a été plus ou moins plébiscité et on l'a appelé Commodore pour le charrier. Au début il était furieux mais maintenant il adore ça. Un des cousins qui fait l'Ecole de Construction Navale, à Amsterdam, Eric Slaten, s'occupe, lui, du chantier avec un autre garçon, un cousin de France, Gilbert Morin, qui est Lieutenant au long cours.
- Ca me titille cette habitude de parler de "cousins" il y a un truc qui me chiffonne, observa Andreï.
- Comment veux-tu faire autrement ? On est tellement nombreux. Et puis, surtout, c'est notre façon de nous distinguer, quand les générations se chevauchent. Nous sommes la quatrième, celle de nos parents est par conséquent celle des oncles. Et au-dessus grands-oncles ou tantes. On ne fait de différence que pour le Grand'Oncle ! De cette façon, quel que soit notre âge, nous savons de qui nous parlons. Parce qu'évidemment, en vieillissant et en changeant de génération, on reste, entre nous, cousins ou oncles. Mais je reconnais que c'est un peu compliqué.
- Il n'y a pas, déjà, de sixième génération ?
- Si, bien sûr, intervint Alexandre, les cousins les plus âgés ont des enfants, encore petits. C'est traditionnellement dans la dernière grande génération, chez nous en l'occurrence, en ce moment, que tout se complique pour l'observateur étranger, comme toi. Il y a des cousins, aînés d'une famille, qui sont beaucoup plus jeunes que les aînés de leurs neveux ! Pour simplifier, à notre stade, on désigne par cousins ceux qui n'ont pas encore eu d'enfants. Pour la sixième génération, on attend, tacitement, qu'elle s'étoffe pour la reconnaître officiellement. Le chevauchement compliquera encore les désignations… Et puis il y a la superstition. On avait commencé à parler de la quatrième génération en 1912. Trois ans plus tard c'était la Première Guerre continentale. Et elle a coûté cher à la famille… Nous avons eu beaucoup de morts sur deux générations : les jeunes oncles et les neveux âgés. Sinon la famille serait beaucoup plus nombreuse, aujourd'hui. On disait qu'il y avait des gens de très grande valeur morale, parmi eux…
Il y eut un long silence. Andreï ne savait quoi répondre.
- Et ici ? demanda-t-il enfin.
- Quoi ici ?
- Et bien les familles restent groupées ? Dans les isbas, je veux dire ?
- Oh mais mon invité pose les bonnes questions fit Alexandre, exagérément admiratif. C'est une question intéressante, celle-la aussi, parce que révélatrice. Figure-toi qu'à Millecrabe il se produit un effet étonnant, tout le monde retrouve sa jeunesse ! Du moins sa génération. Je m'explique. Toutes les générations sont mélangées, il n'y a pas des quartiers de grands-oncles, d'oncles, de cousins. Non. Tu peux avoir pour voisins des couples de grands-tantes et grands-oncles. En réalité les familles sont éclatées. Les isbas des grands-parents, des parents et des enfants peuvent très bien être loin les unes des autres. Les enfants restent cependant dans l'isba des parents jusqu'à 5 à 7 ans. Ensuite ils partagent une isba-dortoirs avec des cousins. C'est l'entrée dans le monde des "petits-grands", si tu veux. Et tu peux croire qu'ils adorent ça ! Le quartier des dortoirs de la jeune génération, le seul quartier, en réalité, est très gai.
- Pourquoi cette séparation ? demanda Andreï.
- Une habitude, répondit Hanna. En réalité ça leur enseigne qu'ils ont beau être loin de leurs parents ils sont toujours au sein de la famille. Ils sont protégés. Où qu'ils soient, dans l'île, ils sont en sécurité. En outre ça commence à couper le cordon ombilical. C'est parfait, à la fois pour les gosses et les parents.
- Et ils ne font pas les zouaves, dans les dortoirs, à 6 ou 7 ans ?
Alexandre hocha frénétiquement la tête.
- Oh si. Mais il y a toujours de plus grands qui veillent à ne pas laisser dépasser, disons les frontières. C'est ça la particularité de la famille. Où que tu sois il y a toujours quelqu'un de plus âgé, de plus sage, plus expérimenté que toi.
- Et après la période des dortoirs ?
- Les adolescents, ceux qui ont été admis à travailler aux chantiers, notamment, à faire de la voile en équipage, s'installent avec qui ils veulent, garçons et filles séparés bien sûr. C'est comme ça que s'organise la génération des cousins de différents âges, que se nouent des liens plus forts. Pour ça aussi que les parents et oncles et tantes aiment se retrouver ensemble. Le temps des vacances ils recomposent leur génération, à eux, de cousins. Et la même chose pour les grands-oncles ou tantes, évidemment. Ils vieillissent ensemble, chaque année. Ils ont des souvenirs communs, ils ne s'ennuient jamais. Il faut les voir se chamailler, quelque fois. Tu te demandes quel âge ils ont ! Et puis c'est parfait quand le membre d'un couple disparaît. L'année suivante, souvent, le survivant, encore dans sa peine, préfère vivre seul dans une isba. Mais la plupart du temps, deux ans plus tard, le ou la survivante partage l'isba d'un cousin ou d'une cousine, veuf ou veuve également. Et même parfois avant la fin des vacances.
Andreï regardait Alexandre avec un tel étonnement que celui-ci rit.
- Tu vas voir, ils vont te surprendre les Clermont !
***
A la même heure, au bout du chantier Mykola bavardait avec Miguel Litri-Clermont et François, un autre cousin de leur âge. Même gamins ils étaient déjà très proches tous les trois. Leurs cousins les appelaient les inséparables. C'est vrai qu'on ne les avait jamais vus se chamailler, même à six-huit ans. Ils étaient toujours d'accord, sur presque tout. A une exception près, mais de taille, François n'avait aucun penchant pour le vol. Son truc à lui était la pêche ! La pêche et la chasse. Et les voitures ! Il rêvait de voitures, connaissait tous les modèles, leurs performances. Son père travaillait au Chiffres du Ministère des Affaires Etrangères, à Kiev, mais ils habitaient une vieille maison en dehors de la ville, dans un petit village. Et François, pensionnaire pour suivre ses études, y revenait chaque vendredi soir. Mais on ne le voyait guère, dans la maison. Déjà lorsqu'il était gamin, dès qu'il arrivait il filait voir ses copains paysans et, le lendemain matin à l'aube, ils partaient pêcher, souvent en barque, le long de la petite rivière qui coulait en bas de la pente, sous les fenêtres de la vieille maison.
Quand il avait atteint douze ans il avait suivi les chasseurs du village. Son propre père n'était pas chasseur alors il accompagnait les pères de ses copains. Entre la pêche et la chasse il avait de quoi s'occuper tout au long de l'année. Cette vie saine avait peut être contribué à son développement. A 17 ans passés, il mesurait 1,82 et était un sacré gaillard aux épaules larges et aux cuisses grosses comme celles d'un haltérophile. Il était blond foncé et peignait ses cheveux avec une raie sur le côté, comme lorsqu'il avait 5-6 ans. Ca lui faisait une bouille ronde, gentille, très sage, d'autant qu'il avait un grand sourire, chaleureux, dont il n'était pas avare. Ce qui ne l'empêchait pas de dire ce qu'il pensait, comme ça, tranquillement, sans faux-fuyant. C'était un garçon bien équilibré, agréable à vivre et il s'entendait bien avec Mykola et Miguel. Dans l'île il avait tenté de les convaincre de venir pêcher avec lui et ils l'accompagnaient, par gentillesse plus que par goût. Ils avaient donc à peu près le même âge mais François avait deux ans d'avance sur ses cousins, dans ses études. Une histoire de date de naissance. A quelques mois près il était entré en maternelle une année scolaire avant ses cousins. Et comme il avait appris à lire très tôt, il avait sauté une petite classe. Il avait obtenu le bac philo à 16 ans, pour cette seule raison, parce qu'il était entré à l'école en 11ème, sachant déjà lire !
Il avait un frère et une sœur aînés qui s'étaient beaucoup occupés de lui. Si bien qu'à 18 ans il terminait déjà la deuxième année de l'Ecole de Notariat de Kiev. Assis sur le gravier ils regardaient un jeune chat au pelage très clair ; d'une couleur étonnante, une nuance particulière entre le jaune paille et celle de blés très mûrs, et de grandes oreilles ; qui les fixait, derrière un tas de casiers à crabes, sur la droite. On ne voyait que ses yeux et ses oreilles qu'il tenait dressées.
- Comment les oncles l'ont laissé débarquer sur l'île ?
demanda Myko en le montrant du doigt. Je ne le connaissais pas, celui-là. Il est né ici, ou ils ont adouci l'immigration ?
François rit.
- Ca non. On l'a trouvé ce matin dans le grand canot. Apparemment personne ne l'avait fait monter à bord. Il a du s'y glisser tout seul, à Primorskoje. On ne pouvait pas le jeter à l'eau, hein !
- Et maintenant il est paumé, il ne sait plus où il est… On ne peut pas le laisser comme ça, il faut l'aider, l'accueillir, fit Myko en marchant doucement vers les casiers.
Il s'assit et regarda le chat en silence. Celui-ci ne devait pas avoir plus de cinq à six mois. C'était encore un jeunot. Il avait un peu baissé les oreilles en le voyant approcher mais sans plus. Myko ne le quittait plus des yeux. En réalité leurs regards s'étaient accrochés et ne se lâchaient plus. Comme s'ils s'étaient reconnus. Sur le côté, Miguel et François, vaguement amusés, se taisaient. Ils virent les yeux de Mykola cligner doucement à plusieurs reprises. Dans ceux du chat la crainte disparut lentement derrière une expression d'étonnement, d'apaisement, peut être ?
Le jeune garçon continua à cligner des yeux, mettant de la douceur, de la tendresse dans son regard. Il savait ce qu'il faisait, l'avait déjà pratiqué.
Après un petit moment le chat s'agita doucement, remua légèrement les oreilles et finit par sortir, lentement, de derrière son abri. Il resta d'abord immobile. Myko continuait à cligner des yeux et, soudain, le chat cligna à son tour des siens en s'asseyant, droit sur ses fesses ! Miguel et François se regardèrent, surpris, comprenant qu'il se produisait quelque chose, là. Puis le chat, sans lâcher le regard de Myko se redressa, tendit le cou et avança, lentement. Sa tête avait une expression qui changeait très vite. Il bougeait très légèrement ses oreilles et son regard se modifiait, comme s'il se posait des questions ! Le jeune garçon tendit doucement la main ouverte, les doigts serrés, paume en avant. Son père lui avait souvent dit que la paume de la main contient l'odeur personnelle d'un être humain et qu'un animal identifie ainsi l'homme qui se trouve devant lui. Puis il commença à lui parler à voix basse. Le chat avait maintenant le nez collé contre la main de Myko, la bouche légèrement entrouverte, et les yeux relevés, très hauts, vers son visage ! Il était en train d'enregistrer, de mémoriser l'odeur du jeune garçon. Ils restèrent ainsi un assez long moment, les yeux du chat toujours levés vers le visage de Myko qui finit par se redresser doucement, pour ne pas l'effrayer et rejoignit ses cousins, l'animal hésita un peu puis le suivit, assez près pour lui montrer son intérêt et assez loin pour se garder la possibilité de fuir.
Il se produisit alors une scène étonnante. Les trois garçons s'assirent plus commodément, sur les petits graviers, appuyés sur un coude et le chat, assis lui aussi, droit sur ses fesses, sa tête allant de l'un à l'autre, vint terminer le cercle…
- Tu te souviens des congrès de chats de Myko, quand on avait une dizaine d'années ? fit soudain Miguel en s'adressant à François.
- Ah oui, fit celui-ci en riant. Tu étais marrant, Myko, à discuter avec une demi douzaine de chats. Ils te regardaient, sérieux, et toi tu leur parlais de n'importe quoi ! Comme s'ils te comprenaient…
- Es-tu sûr qu'ils ne comprenaient pas quelque chose ?
répondit celui-ci en souriant.
- De ce que tu leur racontais ?
- Non, bien sûr, pas au pied de la lettre. Mais est-ce qu'ils ne comprenaient pas que je m'adressais à eux ?
- Oh j'imagine que si, fit François, mais qu'est-ce que ça prouve ?
- Je ne sais pas. Qu'ils sont sensibles au fait qu'on s'intéresse suffisamment à eux pour leur parler, peut être ? Mais simplement ça, ce doit être important dans leur vie, non ?
- Pourquoi tu ne fais pas Véto, comme ton père, au lieu de Dentaire ? demanda alors Miguel.
- Pas assez fort en sciences nat' et en chimie. C'est valable aussi pour Dentaire, remarquez ! Finalement, mon truc à moi, c'est Lettres… Tu sais ce qu'on dit à l'Ecole Vétérinaire de Maison-Alfort, en France ? "Si tu es recalé, comme Véto, tu peux toujours faire médecine !" Ma sœur, Cécile, qui est une tête, elle, s'y prépare depuis ses dix ans en regardant travailler notre père tous les jeudis, et il lui dit que ce sera dur, alors moi…
- T'es un mec plutôt bizarre, tu sais Myko, lâcha Miguel en secouant la tête.
***
A trois heures six deux mâts contournaient l'île par le sud et s'inclinaient sous un vent du sud-ouest. Un jeune garçon de 15 - 16 ans, debout les jambes écartées, tenait, entre les genoux, la barre du bateau sur lequel avaient notamment embarqué Hanna, Alexandre, Piotr et Andreï, le seul "invité" du bord. Chacun semblait connaître sa fonction et les ordres de manœuvre, lancés par le "patron" du jour, un cousin d'une vingtaine d'années, Bernard Ferrieux-Clermont, debout près du grand mât, étaient exécutés sans hésitation par les garçons et filles de l'équipage, quel que soit leur âge. Le "patron" d'aujourd'hui était l'un des rares membres de la famille à descendre directement de Pierre Clermont, l'ancêtre, expliqua Hanna. Les Clermont de la lignée directe se transmettaient une souche bizarre, dans leur ADN. Il y avait beaucoup de filles, mais guère plus d'un garçon par famille !
Bernard était, comme François, l'ami de Myko, issu de la branche masculine. Tous deux directement, donc. Mais Clermont pures ou "cousins" il n'y avait aucune différence de comportement. Il y avait sur le pont quatre "oncles" apparemment, d'après leur âge. François Clermont, Mykola et Miguel, étaient en train de bavarder, à l'avant. Hanna avait expliqué à Andreï combien ils étaient à la fois très différents et si proches, depuis qu'ils étaient gamins.
Des dériveurs, sortis en mer plus tôt, les avaient entourés, au départ, mais ils venaient de les quitter pour regagner les abords de l'île. Assis sur le bord au vent, face au sud, se bronzant, au soleil, les jambes à l'extérieur, Alexandre et Piotr avaient été rejoints par un cousin de 25 ans qu'ils appelaient Volodia, et aussitôt par deux des "inséparables", et parlaient pilotage. C'était un type châtain, les cheveux coupés courts, à la fois austère mais chaleureux. Andreï comprit que le jeune homme était officier dans l'Armée de l'Air, pilote de chasse apparemment. Si Alexandre suivait simplement la conversation, Piotr, Miguel et Mykola, eux, semblaient passionnés.
- Et les vols en altitude, finalement ? demanda Piotr, tu m'avais dit, à Noël, qu'on ne vous autorisait qu'un vol par semaine parce que l'oxygène risque de brûler les poumons.
Volodia haussa les épaules.
- Officiellement c'est toujours valable. Remarque de toute façon nos vieux Morane 406 mettent si longtemps à grimper à 8 000 mètres qu'on ne peut pas rester longtemps au plafond. Les Curtiss 75 montent mieux mais il n'est pas encore question de nous transformer, à Starmia. Alors on compte les vaches.
- Vous comptez les vaches ? reprit Piotr intrigué.
- On dit ça d'un piège qui ne vole pas vite. On a le temps de compter les vaches dans les champs, tu vois !
Piotr rit frénétiquement en se tapant les cuisses.
- C'est marrant, nous en vol à voile on dit "aller aux vaches" quand on ne peut pas rentrer au terrain et qu'on doit se poser dans un champ ! On dit aussi "faire une vache" ou "se vacher"… C'est fou ce que les vaches impressionnent les navigants.
- Tu en es où, toi ?
- Je m'entraîne pour le "E". J'ai raté deux fois la distance. Une fois 210 kilomètres et une autre 285, pour 300.
- Pour une épreuve de 300 kilomètres ? C'est un peu rosse, non ? A quinze kilomètres près…
- Je suis coutumier du fait. Pour les cinq heures du "D", un jour j'ai fait 4 heures 55 !
- Et ?
- Et rien. Il manquait cinq minutes.
- Dis donc tu as dû râler.
- Sur le coup, oui, intérieurement en tout cas, mais après… Il faut bien une règle. Sinon pourquoi pas 4 heures 50 ou 4 heures 45. Il n'y a plus de limite.
- C'est bien, mon copain ! Je vois que tu acceptes les contraintes. Quand est-ce que tu passes à l'avion ?
- A la prochaine rentrée mon diplôme d'ingénieur sera validé, je pense entamer mon service militaire. Je vais tâcher de me faire affecter à l'Armée de l'Air, j'essaierai, en tout cas. Si ça ne marche pas j'attendrai d'être libéré pour m'engager dans la Réserve Volontaire tout en travaillant dans le civil. Mais j'aimerais bien avoir le "E" complet de vol à voile, avant. Dans ce genre de formations, on est davantage considéré, au stade de la double commande.
- Hé, les aviateurs, lança le "patron", derrière eux, vous êtes prêts à virer de bord ? On va se rapprocher de la côte.
Ils se levèrent tous, les passagers se groupant sur le plancher, entre les mâts, pour ne pas gêner la manœuvre.
- Parer pour un empannage ? hurla le patron ?… On vire… doucement la barre… nouveau cap au 020… voilà ça passe, attention les têtes !
Les baumes de chaque mât traversèrent le pont sans claquer contre les haubans et le voilier s'inclina sur l'autre bord. Rien à redire, les cousins savaient naviguer. Andreï en connaissait assez sur la voile pour apprécier. Une jeune fille remonta du carré avec des sandwiches et demanda qui avait faim ? Les plus jeunes se jetèrent sur elle, les autres préférant un gobelet de thé frais tiré de la glacière qui avait été amenée à bord avant le départ. Puis chacun se réinstalla goûtant l'air chargé qui venait du sud. La houle était lente et longue et le bateau semblait prendre plaisir à monter et descendre régulièrement. Les mâts "chantaient" doucement avec de longs grincements et l'étrave produisait un bruit d'eau cascadant. Un peu plus tard ils rejoignirent un autre voilier de cousins dont un membre de l'équipage demanda de monter à leur bord. Les deux bateaux mirent en panne, bout au vent et le gars se mit en maillot révélant une taille moyenne et un buste long et bizarre. Puis il plongea ! Ruisselant il monta à leur bord et sortit de son maillot de petites lunettes rondes qu'il entreprit immédiatement de "bouchonner" comme disaient les autres, avant de les remettre sur son nez. Alors les deux bateaux entamèrent une régate qui les jeta tous sur le bord, à la contregite. Sur ce type de bateau, avec une quille peu profonde, il valait mieux éviter de trop incliner la mâture.
***
- Alors, les matelots, vous ne regrettez pas votre choix de fac citadine contre l'ambiance des universités de grande banlieue ? demanda Charles, le passager embarqué, un cousin, probablement.
Il avait un peu froid, après son bain, et s'était enveloppé dans un foc de mauvais temps, tiré de la cale. Agé de vingt sept à vingt huit ans, il avait un visage froid, vaguement hautain, démenti par un regard où on devinait un goût de l'ironie.
- Tu l'as dit, c'était un choix, répondit Alexandre. En grande banlieue, près des petites villes, la vie étudiante est apparemment plus prenante, avec les chambres de deux, les activités des clubs d'étudiants, des cafétérias où tout le monde se retrouve, toutes disciplines mélangées, les sports juste à côté avec les stades multiples… Les facs des villes n'ont pas cela, c'est vrai. Mais elles ont d'autres qualités, pour nous. La possibilité de faire facilement une sélection dans les copains qu'on fréquente dans nos cafés, nos troquets, comme autrefois. Il y a aussi le fait de bénéficier des ressources des grandes villes, où la vie professionnelle de ta branche est développée. Il y a beaucoup de maisons d'éditions, de publications à Minsk, par exemple… Non, il y a des quantités d'avantages aux vieilles facs. La possibilité d'avoir une vie culturelle sans tomber immédiatement sur un étudiant, on peut se mobiliser tout à fait sur ses études, tu comprends ? Enfin je trouve… Et puis la Vie elle même, celle de la Fédération est là. Tu savais qu'il se vend trois fois moins de journaux dans les universités de banlieue que dans celles des villes ? On n'est pas coupé du monde extérieur, comme en grande banlieue. J'ai lu une statistique précisant que la qualité moyenne d'un étudiant en fin de cycle est supérieure, en ville. Il y a la même proportion de types très forts ; qui émergeraient n'importe où ; mais l'étudiant moyen, à long terme, est moins performant, loin des villes. Enfin, je te l'ai dit, c'était un choix.
Hanna approuvait de la tête.
- Vous êtes tous du même avis ? demanda Charles.
- Absolument, approuva Andreï. On est toujours dans la vie, alors qu'en banlieue on se regarde un peu le nombril en vivant en vase clos. En fait ça ne ravit que les fous de sports.
- Oui, c'est surtout ça, en ce qui me concerne, fit Hanna en riant de la remarque de son ami. Regarde dans les vieilles villes à traditions universitaire, Paris, Rome, Heidelberg, Burgos, Varsovie, Saint-Pétersbourg, Athènes, Prague, Varsovie, Budapest, Athènes. Les résultats sont meilleurs que n'importe où ailleurs.
- En somme vous êtes tous, là, des indépendants, fit Charles en se moquant, vous êtes sûrs que ce n'est pas vous qui vous regardez le nombril, qui refusez la vie d'étudiants modernes.
Les jeunes gens protestèrent énergiquement.
- Si tu voyais l'atmosphère des grands troquets dans le quartier de la fac de Lettres, à Minsk, tu ne dirais pas ça !
***
A l'avant Mykola, Miguel et François discutaient tranquillement, comme si ce qui se passait à bord n'avait pas spécialement d'intérêt pour eux.
- Comment peux-tu imaginer de passer toute ta vie à rédiger des actes et régler des successions ? demandait Miguel. François sourit.
- Et toi, est-ce que tu peux imaginer de passer ta vie sans voler ? répliqua François en déplaçant ses grandes jambes pour laisser passer un jeune cousin qui venait vérifier l'attache du point de foc en avançant sur le bout-dehors, au-dessus de l'étrave.
- Je ne vois pas le rapport.
- Et Mykola qui envisage de devenir Chirurgien-dentiste simplement pour avoir le temps et les moyens de voler ? Moi c'est la même chose.
- Tu veux voler ? demanda Mykola en souriant légèrement.
- Je veux vivre dans la nature. Aller pêcher avec ma barque, non pas à chaque fois que j'en ai envie, évidemment, mais le soir, en sortant de l'étude. Je veux aller chasser l'hiver, avoir des chiens que j'entraînerai moi-même, en prenant le temps, pour lever et ramener le gibier. Je veux sentir l'odeur des champs, le matin, au printemps, celle des labours, toutes les senteurs des bois selon les saisons, enfin tous ces trucs, quoi. J'ai bien observé, au village. Les médecins, les pharmaciens ou les vétos ont beaucoup de travail. Les ingénieurs vivent loin de la campagne. La seule profession qui te permette de travailler à la campagne, de gagner honorablement ta vie et d'avoir du temps libre c'est d'être notaire. Je vais mener la vie qui me plait, ça vaut bien la peine de faire l'Ecole de Notariat, non ? Encore un an à l'école et puis le service militaire, j'entre ensuite dans l'étude du notaire du village pour apprendre le métier pendant trois ou quatre ans et j'emprunte à une banque pour acheter une charge. Pas trop loin de la maison des parents, peut être du côté de Cerkasy pour bénéficier des lacs du Dniepr et des passages de canards et chasser la bécasse. Et aller, chaque année, chasser du côté du delta de la Volga, sur la Caspienne, le paradis des oiseaux ! Et vivre plus près de Millecrabe, évidemment… La bonne vie, quoi ! Ah, et puis une bonne voiture ! Tu vas bien faire la même chose, non, Mykola ?
Le jeune homme fit la moue.
- Je ne suis pas complètement décidé. C'est vrai que Dentaire me permettrait de m'absenter dans la semaine pour voler. Seulement… pour moi, en tout cas, voler ce n'est pas uniquement être en l'air, tu comprends ? C'est la vie au club, retrouver les copains en buvant un thé bien chaud, au miel ou au sirop d'érable, l'hiver ! C'est discuter des pièges, des vols qu'on a fait, du truc d'un copain pour mieux accrocher une pompe, des choses comme ça. Je me suis aperçu que j'aimerais bien voler, en double, avec un bon copain, histoire de partager des sensations, des spectacles qu'on découvre. Que j'aimerais bien faire de l'avion pour pouvoir voler en montagne, aussi. En petite montagne, dans les Carpates, près de Lvov. On doit pouvoir longer les mini vallées, étroites, près du sol, voir des coins inaccessibles à pied. Enfin je ne sais pas… C'est assez flou, dans ma tête. Je ne suis pas prêt à payer ça du prix d'un métier qui ne me plairait pas vraiment.
François hochait la tête.
- Je ne comprends toujours pas pourquoi vous autres, les "aviateurs", vous avez le droit de passer votre brevet à 16 ans alors que je dois attendre 18 ans pour avoir mon permis de conduire. C'est très injuste.
- Normal, fit Miguel en exagérant un petit ton supérieur qui agaçait son cousin, il le savait. Nous on est responsabilisés.
- Parce que moi…
- Je ne parle pas de toi spécialement. Sur un terrain on est toujours surveillés, par le chef pilote. S'il nous voit faire une manœuvre imprudente ou prendre une configuration de vol dangereuse, il nous reprend en double commande illico.
- Illico !
- Oui, monsieur, illico. Ca veut dire qu'on est sensibilisés sur la sécurité et les imprudences. En voiture, une fois le permis obtenu, tu ne reverras jamais un moniteur. Si tu as un défaut de conduite tu le garderas toute ta vie. Pas nous. C'est pourquoi je dis que nous sommes responsabilisés, "Ce Qu'il Fallait Démontrer". CQFD.
Ils rirent tous les trois. L'année précédente avait été l'année "CQFD" de Miguel. Il utilisait le terme à tout bout de champs. L'influence des maths…
***
Sur l'île on ne dînait pas de bonne heure. L'été à dix heures la plupart du temps. A cause des bateaux. Le temps de rentrer, puis de les amarrer sérieusement aux corps morts, d'amener les équipages à terre en canote, de faire le nettoyage et les réparations nécessaires, le temps passait vite. Mais à l'automne ou au printemps, le dîner était servi à huit heures. Il y avait donc un groupe électrogène qui éclairait toutes les installations, les isbas, la grande maison et la salle à manger d'été sous les arbres. Mais il fallait supporter le teuf-teuf agaçant du moteur, qui avait pourtant été placé à un kilomètre au sud. Après le repas les plus âgés des cousins, les oncles et les tantes, se dispersaient vers les petites terrasses de terre battue dont presque toutes les isbas bénéficiaient, et bavardaient par groupes, jouaient aux cartes, éclairés par des bougeoirs aux branches multiples, le groupe électrogène étant coupé. Ils restaient ainsi, parfois jusqu'à assez tard dans la nuit.
Ce soir, ils étaient une vingtaine installés sur des petits sièges de fabrication locale, derrière une isba proche de la grève ouest. Un grand-oncle, Helmut Lipfert, racontait, avec beaucoup d'humour, comment il avait failli mourir de froid, dans la taïga Sibérienne, dans les années 1910, sur le chantier de forage d'une mine d'or. C'était un homme qui devait avoir entre 70 et 80 ans, difficile de préciser davantage. Il était vêtu à l'orientale ; comme plusieurs autres hommes et femmes qu'Andreï avait vus au dîner ; d'une culotte bouffante, brune, sur de hautes bottes, noires, luisantes, et portait un gilet sans manches couvert de dorures sur une chemise blanche aux manches bouffantes également. Maigre et sec, pas très grand, il avait un tonus étonnant. On l'aurait bien vu sauter en voltige sur un cheval !
La présence d'or et de diamants dans le sous-sol sibérien avait été, avec le pétrole, plus tard, la grande découverte du siècle précédent, dans les années 1870-75. A peu près à la même époque qu'aux Etats Unis d'Amérique. Avec le même phénomène de ruée, mais très tempérée par la dureté du climat. Cette richesse était peut être, aussi, l'une des raisons de la Guerre d'Invasion que la Chine avait déclenchée, dix ans plus tard, en 1880 … En tout cas beaucoup d'Européens de l'ouest, Espagnols, Italiens, Français, Allemands, beaucoup de Luxembourgeois, avaient fait leurs ballots pour venir tenter leur chance en Sibérie Centrale et Orientale, et avaient encore hâté le peuplement de cette immense République, de très loin la plus vaste, qui avait obtenu le titre de "République associée" peu de temps auparavant, avant que la précision ne disparaisse.
Tout ça remontait à l'époque de la création de la Grande Europe par Napoléon. Il avait d'abord gagné à son idée républicaine et non plus impériale l'Autriche, la Prusse, la Pologne, le Danemark, l'Espagne et l'Italie. Ils constituaient les Membres Fondateurs de la Grande Europe. La conquête de la Russie Tsariste, ensuite, avait posé le problème de l'ancienneté. C'était l'époque "diplomate" de l'ex Empereur, que l'on appelait toujours de cette façon. Il avait fini par concéder que les nouvelles Républiques qui se joindraient à eux seraient "associées" à la Grande Europe. Et ce fut le cas de bien des pays d'Europe Centrale, avant même les nations de l'est, Sibérie, Kazakhstan, Turkménistan, etc. La notion d'associés avait donc disparu après la Guerre d'Invasion des Chinois de 1880. Ceux-ci avaient annexé la Mongolie du nord ! Annexion que la Première Guerre continentale, en 1915-1920, avait fait disparaître. En tout cas la ruée des populations d'Europe de l'Ouest vers la Sibérie avait, aussi, été la mauvaise surprise des armées Chinoises, pendant la Première Guerre continentale. Celles-ci avaient vu dévaler d'innombrables divisions venant de l'est, sur leurs flancs ou leurs arrières.
En réalité toutes les autres découvertes de ce genre ; essentiellement le pétrole et le gaz naturel, plus tard ; avaient à chaque fois provoqué le même phénomène. Mais amenant sur place des populations différentes. Il faut dire qu'il y avait tant de gisements pétroliers, entre la Sibérie, Centrale et Orientale, le Turkménistan, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, l'Azerbaïdjan, la Roumanie, que seuls les gisements les plus faciles à exploiter et les moins onéreux en installations avaient été mis en œuvre rapidement, en Roumanie, essentiellement.
A côté d'Helmut, un homme d'une trentaine d'années, Edgar Rasmussen, riait beaucoup en secouant les épaules d'une manière saccadée. Ce type riait autant avec ses épaules qu'avec la bouche ! Pas très grand, moins d'un mètre soixante dix, en tout cas, il avait un visage étroit et des pommettes marquées, bien qu'on ne devinât aucune ascendance asiatique chez lui. Ses yeux d'un marron très foncé étaient largement écartés et l'ensemble de son visage donnait une impression bizarre, comme si on avait pris des morceaux disparates et qu'on les avait assemblés.
- Tu as habité Bachumski, oncle Helmut ? demanda-t-il.
- Quelques temps. Fait rudement froid. Pourquoi, tu veux aller enseigner en Sibérie, Edgar ?
- Je me suis longtemps interrogé. Et puis j'ai fini par postuler pour Rome.
- Hé dis-donc, tu passes d'un extrême à l'autre, remarqua sa voisine une grande femme aux cheveux blonds coupés très courts.
Edgar rit, un peu gêné, cette fois.
- J'étais récemment tenté par l'aventure sibérienne, avec des étudiants d'un niveau modeste à amener vers les sommets grâce à mon immense talent de pédagogue… Et par l'avenir économique de cette région, quand même.
Il eut de la main un geste de dérision, pour se moquer de lui même, et poursuivit :
- … mais aussi par la richesse culturelle de Rome et ses étudiants, de haut niveau, eux. Et j'ai laissé ma faiblesse prendre le dessus ! Je suis la honte des Clermont, je le sais bien…
- Docteur de cette nouvelle "Science économique" et agrégé à 26 ans, professeur d'université. Du même âge, ou presque, que tes étudiants, la honte ? Edgar, tu fais la grimace à toute ta génération de Clermont, au contraire.
- Oh il y a eu mieux. L'oncle Maurice était agrégé à 24 ans, à la fin du siècle dernier.
- Alors tu es professeur d'université, maintenant petit ?
demanda Helmut Lipfert.
- Oui oncle Helmut. Enfin je vais avoir mon premier vrai poste à moi, à la rentrée. Après l'agreg' en attendant d'obtenir mon doctorat, j'assistais un professeur en titre.
- Et quel effet ça te fait, toi un homme si savant, d'écouter un vieux chercheur d'or comme moi ?
Les épaules d'Edgar recommencèrent leur frénésie.
- Le même que j'ai toujours ressenti les années précédentes. La joie d'être ici, d'apprendre, de parler du passé avec vous les anciens, de n'importe quoi, avec n'importe qui en réalité, en étant sûr de ne pas déboucher sur une brouille.
- Ta mère m'avait écrit, il y a plusieurs années…
commença une femme d'une cinquantaine d'années, le visage très long avec un sourire qui laissait voir des dents largement séparées…
Elle était assise directement sur le sol, les jambes repliées sous elle et adossée au mur de l'isba, un coussin dans le dos.
-… Elle disait que tu étais passionné par l'Amérique du sud, que tu balançais entre t'installer au Brésil ou en Argentine. Fini, tout ça ?
- Pas vraiment, tante Myra. Mais je sens que je dois d'abord faire mes classes ici, dans la vieille Europe. Apprendre à enseigner, ou mieux comprendre l'économie européenne, de l'intérieur, si tu veux. Mais c'est vrai que l'histoire moderne de l'Amérique du sud me passionne toujours. Si l'on excepte les petites nations de l'Amérique Centrale ; Nicaragua, Honduras, Guatemala, Salvador, Costa rica, Panama ; civilisées, certes mais surtout colonisées par les Etats-Unis, qui y ont installé leur système économique, pour servir de pays de complaisance dans le commerce international ; c'est tout de même l'Amérique du sud la région du monde qui a le plus changé depuis un siècle. Enfin je trouve. Voilà des pays qui sont passés d'un taux de misère effroyable, d'une inorganisation politique aberrante à une situation stable, une économie robuste et un régime politique démocratique. Quel trajet en si peu de temps.
- Ils ont été bien aidés, par les évènements, quand même, fit remarquer un homme d'une soixantaine d'années, des grosses lunettes rondes sur le nez, les très rares cheveux soigneusement peignés de chaque côté, perpendiculairement à une raie centrale, selon une mode fugitive qui remontait au siècle précédent.
- Comment cela, aidé, Mauricio ? interrogea Myra.
- La Première Guerre continentale, voyons. La Fédération a passé d'innombrables contrats commerciaux, alimentaires, produits miniers, avec le Brésil, d'abord, puis l'Argentine, pour obtenir les matières premières que les Etats-Unis nous avaient fait payer un prix exorbitant, au début de la guerre. Nos réserves fédérales d'or commençaient à manquer. En continuant à commercer avec les Etats-Unis il aurait fallu dévaluer notre "Eura", l'Eurargent fédéral, et la note aurait été encore plus salée avec les américains. Ces contrats signés avec l'Amérique du sud, en pleine guerre, assortis d'une assistance culturelle, a dopé leur économie et a créé de toute pièce un niveau technologique élevé, relayé par leurs étudiants, la guerre achevée.
- C'est vrai, oncle Mauricio, reprit Edgar qui semblait prendre un plaisir nouveau à la conversation. Mais ils ne l'ont pas volée, cette aide. Ils se sont mis au travail durement. C'est vrai on était là pour les aider mais, ils ont retroussé les manches pour le construire, leur pays ! Les écoles, primaires et secondaires, les écoles techniques, les universités, les écoles supérieures ; enfin tout ça ; ont été tout de suite prises d'assaut. Parce que le peuple a marché. Les deux gouvernements ont compris la chance qui s'offrait. La gratuité totale des études ; l'aide financière aux familles d'écoliers et d'étudiants, surtout, il faut le reconnaître ; a donné un véritable espoir. Sans cet espoir, qui était nouveau, les écoles auraient été pleines de la même manière, mais les élèves n'auraient pas travaillé ! Cette fois la population, si souvent trompée auparavant, y a cru et a foncé. C'est vrai que de gigantesques fortunes se sont faites, je le reconnais. Mais qu'importe que les riches augmentent encore leur fortune si les pauvres s'enrichissent aussi, vivent mieux ? Les grandes familles, qui détenaient déjà le tiers du pays ont formé des groupements économiques monstrueux, impensables à notre échelon européen, avec nos lois anti-trust. Tout cela est vrai, mais la population, par le niveau technique qu'elle a acquis, en quinze ans, est devenue indispensable, économiquement. Elle avait le niveau de connaissances et elle était sur place ! Ce fut cela le grand bouleversement de l'Amérique du sud. Les groupements économiques n'étaient rien sans une main d'œuvre locale de niveau convenable. Finalement chacun y a trouvé son comptant. Les possédants sont devenus encore plus riches, d'accord, mais la population a vu ses revenus monter en flèche, son niveau de vie a centuplé. Le pays s'est modernisé en quelques décennies. Notre idée de fournir des enseignants, ou des instructeurs, si tu veux, payés par les gouvernements sud-américains, parlant obligatoirement espagnol ou portugais, c'est à dire n'imposant pas notre langue et ne faisant pas preuve d'ingérence culturelle, a fait mouche. D'un point de vue d'économiste cette idée là, du gouvernement Clemenceau, tenait du génie, à mon avis. Elle a donné confiance à la fois aux gouvernements et aux deux peuples. Les pays étaient immenses, leur économie était potentiellement importante : la culture chez chacun d'eux, l'élevage Argentin et les produits miniers Brésiliens, sur des marchés internationaux où il y avait une demande. Bref, ça a marché. Il n'y a qu'à songer à la déception, la rancœur du gouvernement américain, dans les années du krach de 1928-30, pour mesurer la frustration de l'économie américaine, qui n'avait pas compris l'immensité de ce marché, à condition d'y mettre du sien et de le moderniser. D'y faire circuler de l'argent. C'est aussi pourquoi, à mon avis, les américains ont été aussi intransigeants, en 1925, sur le paiement de notre propre dette de produits usinés que nous avions été obligés de leur acheter pour la Sibérie, isolée du cœur de la Fédération par les troupes chinoises. En exigeant le règlement sous la forme de transferts de technologies ! Et nous leur avons naïvement cédé ces connaissances, idiots que nous étions, qui pensions nous tirer facilement d'affaire, de cette façon, sans payer d'énormes sommes d'or ! Un raisonnement à courte vue. Pas un raisonnement d'économiste.
Helmut Lipfert rit doucement.
- Tu n'as pas l'air de les porter dans ton cœur, dis donc Edgar ! Ils nous ont quand même aidès pendant la Guerre d'invasion, en 1880.
- Parlons-en, fit Edgar en prenant feu. Dans leur tête ils se sont acquittés de leur dette envers la France. En réalité ils ont fait, indirectement, le jeu de la Chine. D'accord ils ont envoyé une flotte colossale devant les côtes chinoises, en mer Jaune. Une belle intimidation, mais qui a marché après leur victoire navale.
La première bataille navale avec des navires à vapeur. Seulement, et pour la première fois, ils ont joué à "qui est le plus grand". Quelle idée leur a prit d'exiger que la Chine nous propose un Armistice, hein ? De se mettre à notre place. Un armistice qu'on a bien dû accepter et perdre ainsi la Mongolie du nord avec une fabuleuse dette de guerre à payer ! Le territoire de l'Europe s'est trouvé amputé dans cette histoire. Le gouvernement européen aurait négocié un autre armistice, sans les Américains qui en avaient accepté les termes, en notre nom !
Edgar reprit son souffle et poursuivit, avec un sourire ironique :
- Oh, s'ils n'avaient pas massacré la population indienne qui occupait une grande partie du pays avant eux, s'ils ne se croyaient pas le centre du monde, les meilleurs en tout, s'ils ne pensaient pas avoir inventé seuls l'économie moderne, s'ils reconnaissaient, comme le reste des pays avancés, qu'ils ne seraient rien sans les civilisations issues du bassin Méditerranéen, Egyptiennes, Grecques, Romaines, Européennes ; et même Chinoises, d'ailleurs ; si après avoir mis les Anglais à la porte, ils ne s'étaient pas laissés envahir par l' esprit faux-jeton, conquérant et prétentieux, des anglo-saxons… s'ils n'avaient pas qu'un seul Dieu, une seule référence : le dollar, et n'étaient pas si arrogants et pourtant si incultes… là oui, je les supporterais facilement, oncle Helmut !
Il fit mine de respirer profondément après sa longue tirade, pendant que le vieil homme riait.
- Tu n'es peut être pas très objectif, Edgar. Mais c'est le droit d'un homme, en privé en tout cas, d'avoir ses idées propres, d'être subjectif. Parce que… reconnais que la puissance qu'ils ont construite ils ne la doivent à personne, non ? Leur puissance industrielle, ils sont allés la chercher en fouillant le sol, en construisant leurs usines. En y travaillant dur. Ils l'ont forgée eux-mêmes. D'accord, depuis 1920 ils ont abondamment pompé notre élite, fait venir de brillants techniciens européens. Mais personne n'a forcé ces gens là. Ils sont partis librement travailler pour les américains. Tu ne peux pas le reprocher à ceux ci, n'est-ce pas ?
Tout aussi subjectif que tu sois.
- C'est essentiellement leur comportement économique que je trouve ignoble. Ces gens sucent les richesses des autres pays et leur interdisent l'accès à leur propre marché et à la libre concurrence. Ils exigent la libre concurrence à l'étranger et la refusent sur leur sol ! Deux poids deux mesures. Ils veulent bien vendre mais pas acheter, pas dépenser leurs devises ! Ils édictent de nouvelles lois, au fur et à mesure, pour protéger leurs trusts qui, eux, bénéficient de la complicité de leur gouvernement pour ne pas pâtir de la concurrence des pays étrangers. Je te le dis, il y a deux poids deux mesures pour ces gens-là. Ils jouent un double jeu. C'est malhonnête. Et je trouve ça méprisable. D'autant qu'ils sont d'une mauvaise foi insigne et ne reconnaissent jamais rien. C'est normal, pour eux, le monde est leur marché économique personnel !
- Mais pour en revenir aux scientifiques européens, on peut se poser des questions sur la tentation que représentaient les Etats-Unis, dit un autre oncle. Si la Fédération avait offert des laboratoires, financé davantage de recherches, le seul attrait de l'Amérique aurait été les salaires énormes que l'on proposait à nos ingénieurs, nos scientifiques. On peut penser qu'ils auraient été infiniment moins nombreux à s'expatrier, avec l'argent pour seul but. Les scientifiques, en général, ne sont pas des gens intéressés. Notre gouvernement, qui avait bien su faire son travail, pendant le conflit, a été irréaliste et imprévoyant, ensuite. Stupide, même.
- Que veux-tu, petit, dit Helmut en secouant la tête, nous sortions d'une guerre effroyable. Tout le monde était persuadé que ce serait la dernière parce qu'il nous semblait que l'on ne pourrait jamais inventer des armes plus puissantes, plus horribles que celles qui avaient été utilisées. Souviens-toi que les tanks, comme on disait, avaient écrasé les champs de bataille de leur masse et de leur poids, que des avions avaient peuplé le ciel, broyé sous les bombes des bataillons entiers, dans les tranchées, les gaz avaient anéanti des divisions, rendu les champs de bataille impraticables pour des semaines et des semaines… et nous étions perdus au milieu de ce rêve fugitif, mort-né, de La Société des Nations, rêve de la fin des guerres. Les politiciens ont été bernés par leur propre utopie.
Il y eut un long silence puis une femme ajouta :
- Et tout ça a coûté la vie à tant de nos parents. Il ne faut pas que cela recommence. Jamais.
C'était une phrase qui était devenue un leitmotiv, si souvent prononcée, si souvent écrite, après la Première Guerre continentale, qu'elle s'était presque vidée de son contenu, ne laissant qu'une impression d'amertume et d'agacement chez ceux qui l'entendaient. L'atmosphère en fut cassée. Les uns après les autres les hommes et les femmes souhaitèrent une bonne nuit et se retirèrent.
***
Le lendemain matin le Commodore déclara que tout le monde devrait entreprendre une grande opération de remise en état des coques. Andreï était un peu fatigué et avait vaguement le cœur sur les lèvres. Piotr et Alexandre l'avaient réveillé à cinq heures.
- Debout, mon copain, avait dit Piotr, il faut aller nourrir l'élevage.
Le jeune homme ne se souvenait pas très bien de ce qui avait suivi. Il avait encore en mémoire la tête d'Alexandre quand il avait ouvert les yeux, dans l'isba. Son ami portait un large bandeau autour de la tête, écrasant ses oreilles qui en débordaient, cependant ! Il avait expliqué, à voix basse, comme s'il livrait un secret, que c'était son truc pour que ses immenses oreilles ne se décollent pas du crâne et passent plus ou moins inaperçues !
Andreï balançait entre rire et stupéfaction, mais Alexandre avait l'air si sérieux qu'il avait baissé la tête pour ne plus le voir et s'habiller… En dehors de cette scène, seule persistait une odeur infâme venant de seaux qu'ils étaient allé chercher à l'écart, contenant une bouillasse tellement répugnante qu'il ne voulait pas baisser le regard, tenant les anses en regardant soigneusement droit devant lui !
Piotr avait pris les rames d'un canot pour les mener jusqu'à l'élevage d'Alexandre. Le va-et-vient ne fonctionnait plus, pour déverser les seaux sans quitter le rivage. Par moment une vague faisait déborder un récipient et Andreï tenait hauts ses pieds pour ne pas patauger là-dedans, persuadé que cette odeur ne pourrait pas s'effacer. Heureusement ils n'avaient pas encore déjeuné et Andreï s'était efforcé de regarder ailleurs pendant l'opération de ravitaillement des crustacés, qui lui avait paru durer un temps infini. Et ensuite les deux cousins n'avaient pas arrêté de s'extasier devant le grouillement de crabes et autres qu'ils prétendaient distinguer sur le rocher, au fond de l'enclos marin !
Ils discutaient beaucoup de la meilleure façon d'aller chercher des spécimens ! Piotr certifiait qu'il pouvait construire une épuisette de dix à douze mètres de long tandis qu'Alexandre affirmait que le plus efficace était de plonger avec un masque !
L'idée de plonger dans cette eau, au milieu des morceaux de viande en décomposition… Le petit déjeuner avait été symbolique, plus tard, pour Andreï, juste un bol de café au lait, tandis qu'Alexandre et Piotr se goinfraient de tartines grillées…
Piotr, qui paraissait avoir adopté Andreï, disant à tout bout de champs "Mange, mon copain, mange, il faut entretenir ton corps, sinon tu as une petite faiblesse, dans la matinée !" Par groupes les cousins se retrouvèrent donc aux chantiers. Andreï se joignit au groupe d'Alexandre, Piotr, les frères Litri, Francisco, Pedro et Miguel, Mykola Stoops, François Clermont et Hanna, occupés à gratter une coque renversée sur le flanc, les mâts, démontés, reposant sur des supports posés sur la plage de petits graviers. Une brosse à la main ils arrachaient les petits coquillages parasites qui s'y étaient collés, en parlant alternativement de voile et de vol à voile.
- Vous savez, les gars, fit soudain Alexandre en se redressant, sa brosse dégoulinante à la main, pour vous il n'y a qu'une solution, l'Aéronavale. Comme ça vous associerez les deux mondes. Quand vous ferez votre service militaire postulez pour les porte-avions.
- Pas possible, fit Mykola d'un ton tranchant.
Il avait l'air si sérieux, si sûr de lui, qu'Hanna entra dans le jeu sans en être consciente, demandant :
- Pourquoi ça ?
- Z'ont pas de voiliers sur les porte-avions, juste des canotes ! Frustrant.
Tout le monde resta la brosse en l'air, dévisageant le jeune homme. Lard ou cochon ? Sérieux ou plaisantin ? Son visage était imperturbable. Qu'il s'agisse d'une hypothèse ou de l'autre il ne révélait rien, si ce n'est une maîtrise de soi étonnante. Son :"Z'ont pas" faisait penser à une blague, pas bien fameuse mais une blague. Il n'avait pas l'habitude de s'exprimer de cette façon mais…
- Ah oui, fit Piotr, oublié de vous prévenir. C'est le Myko nouveau. Il est comme ça cette année. Pas toujours vraiment drôle non plus, d'ailleurs, mais il s'améliorera…
- A propos de nouveauté, dit Francisco en se remettant au travail vous savez ce qu'a fait le cousin Frank Delanot ?
Il n'attendit pas la réponse et poursuivit :
- … Vous vous souvenez de ses discours anti-militaristes ?
Et bien il vient de s'engager dans la Réserve Volontaire de la Marine.
- Lui ?
- Oui, oui. Il dit que ses deux certificats de licence de physique suffisent pour qu'il soit affecté dans une école d'officier de réserve de la Marine et qu'il sera formé comme officier de pont. Comme ça il demandera ensuite une équivalence de brevet dans la Marchande.
- Pourquoi ne pas faire tout de suite l'Ecole de la Marine Marchande ? demanda Andreï, il est trop vieux ?
- Tu ne connais pas Frank, mon copain. Plus le coup est tordu, plus il aime. Il est comme ça.
Les autres riaient.
- Vous vous souvenez de l'année où il avait prétendu faire du ski nautique en mettant un vieux moteur de Peugeot 302 sur un petit canote ? Il a coulé deux fois, le canote ! Même au moment où il posait le moteur à l'arrière ! Il refusait d'admettre qu'il était trop lourd, puisque lui-même pouvait bien s'asseoir à l'arrière sans couler… Et la seule fois où il a réussi, c'était après avoir creusé une tranchée sous l'hélice, sur la plage, et mis le bateau sur de petites cales, le temps de fixer le moteur. Quand il l'a mis en marche, les gaz étaient à fond et le canote est parti tout seul, avant de couler vingt mètres plus loin quand le moteur a calé…
Une explosion de rire.
- Mais personne ne lui avait dit que son poids, plus le moteur, représentaient beaucoup trop ? s'étonna enfin Andreï.
- Pourquoi ? fit Piotr. C'était son rêve, cet été là. Son année Peugeot. C'étaient "les meilleurs moteurs du monde, on pouvait tout en faire". Il nous en a bassinés tout l'été. Il ne faisait pas de mal, le moteur était de récupération et lui a passé des vacances merveilleuses.
- Et s'il avait été dans le canote au moment du départ ?
Vous n'avez pas envisagé un accident ?
- S'il avait été dans son canote peut être l'ensemble aurait-il fonctionné, avec une répartition des poids ! De toute façon il était bon nageur et le Commodore surveillait Frank, mine de rien. Il laissait toujours l'un de nous dans le grand canot à moteur, prêt à démarrer.
Tous s'étaient arrêtés de travailler pour rire de l'anecdote. Andreï riait aussi, autant de l'histoire elle même que de l'atmosphère tellement détendue qui régnait ici. Il se disait que les relations des membres de cette famille étaient hors normes. En dehors de la vie. Et, en même temps, au cœur de celle-ci. Il y avait en eux une telle vitalité, un besoin de participer à la vie de leur époque. Ils s'intéressaient à tout, laissaient ses chances, ses rêves à chacun. On aurait pu penser que le mode d'éducation des enfants, apparemment strict, ferait d'eux des révoltés ou des moutons, et c'est le contraire qui se produisait. Ils étaient respectés, s'épanouissaient.
Ils quittaient leurs vêtements trempés quand une cloche sonna.
- Changement de quart, hurla Francisco en se mettant à courir vers la pinède.
- Ici le changement de quart c'est le déjeuner, expliqua Alexandre à Andreï. Francisco est un estomac à pattes. Il a toujours faim.
- Mais il est maigre comme un coucou…
- Oui, c'est l'un des mystères de la famille, jeta son ami en se dirigeant à son tour vers la pinède. Viens on va se mettre à la table de tante Gertrude. Tu verras c'est un personnage. On aurait dit la Castafiore, le personnage de Tintin, cette bande dessinée qui, depuis la Belgique, dans les années 1938, avait envahi toute la Fédération. Elle était pour le moins enveloppée, la tante Gertrude… Ses bras, ses jambes, son tour de taille étaient impressionnants et soulignaient curieusement un visage fin et ravissant, encadrés de cheveux d'un noir profond. En arrivant à proximité de la salle à manger d'été, Alexandre avait lancé une trille et les premières mesures de la Traviata avaient retenti, sur la gauche, en réponse.
- C'est la seule façon de la repérer, avait lancé Alexandre en se faufilant entre les tables de huit.
- Bonjour tout le monde, dit-il en s'asseyant sur le côté où il restait des places libres… Je vous présente un ami, invité, Andreï Festan… Andreï tu as ici quelques oncles et tantes d'Autriche. Ne t'inquiète pas de la langue utilisée. Comme partout on parle Français, tu ne pourras pas faire admirer ton russe littéraire !
Andreï salua tout le monde de la tête puis la conversation se poursuivit à la table, entre Gertrude et son voisin.
- … je t'assure, Dimitri, je vais le faire couper, ce petit doigt, un jour prochain ! Tu sais ce qu'il m'a encore fait ? Je ne t'ai pas raconté ?… et mon cher époux non plus ? Mon mari n'est pas mon imprésario c'est mon caricaturiste ! Il adore se moquer de mon petit doigt. Imagine… j'étais en scène, à Vienne, une représentation Bizet, avec le Philharmonique de Prague, Hans Schutman au pupitre. Bref, j'entame le grand air de Carmen et, au milieu de mes "Toreador ton cœur…", alors que je tends le bras dramatiquement, l'index tendu pour montrer mon partenaire, les autres doigts de la main à demi repliés… de cette façon, tu vois ?
Voilà que mon petit doigt se tend brusquement. Raide comme la justice… comme ça !
Elle mima le geste en tendant la main devant elle, l'index et l'auriculaire, les deux doigts opposés de la main, raides comme des I !
- … comme ça, tu vois ? Et qu'est-ce que ça te dit, ça ? Tu ne vois pas ?… Mais le geste des italiens qui veulent jeter un sort ! Mais si… en même temps ils font "tchouk, tchouk", tu as vu ça mille fois, au cinéma. Miseria ! En pleine représentation. Et avec je ne sais combien d'Italiens dans la salle, Vienne est tout près de Milan, tu comprends…?
Elle jeta un regard atterré autour d'elle, rencontrant celui d'Andreï qui riait carrément.
- Mais oui, jeune homme, vous avez raison ! C'est exactement ce qui s'est passé. Le premier rang d'orchestre s'est esclaffé. Esclaffé, dans Carmen ! Je ne savais plus où me mettre, j'ai improvisé en prenant mon poignet avec l'autre main, comme si c'était une mise en scène moderne…! Je me suis sentie humiliée, Dimitri. Et, depuis, je n'ai plus confiance en ce doigt là. Il se redresse à tout bout de champs. Alors si je bois une tasse de thé, ça va, je m'en tire, j'ai l'air d'une nouvelle riche qui fait des manières, enfin bon… mais sur scène, à l'Opéra, on ne boit jamais vraiment du thé.
Elle se tut un instant pendant que son voisin, le dénommé Dimitri, un homme d'une cinquantaine d'année, en pull marin déchiré en de multiples endroits et raccommodé tant bien que mal, faisait signe à un jeune garçon de la table qui était allé chercher un énorme saladier.
- La petite Schmelsee, tu sais, celle qui a chanté la Traviata, à Zurich ; pas mal, d'ailleurs, je dois le dire ; me disait l'autre jour qu'on a déjà vu des cantatrices qui avaient eu un doigt coupé. Et leurs gestes étaient devenus si naturels qu'on ne le remarquait pas. Alors je réfléchis, je me tâte.
- Mais ça vient de quoi, tante Gertrude, demanda Alexandre, qui riait encore du récit, on le sait ?
- Mon pauvre petit : l'âge. Un rhumatisme. Ah ne vieillis jamais, Alexandre, je te l'interdis, tu m'entends ? On devrait interdire aux gens qu'on aime de vieillir.
- Ah, s'exclama Dimitri, qui s'intéressait apparemment davantage au menu qu'au discours de sa voisine, je vois que nous allons avoir droit à la salade de tomates de tante Adela.
- Laquelle ? interrogea une jeune femme, de l'autre côté de la table.
- L'aînée, l'aînée, n'aie crainte. Sa salade secrète, ajouta-til en faisant mine de chuchoter.
Alexandre se pencha vers Andreï pour commenter :
- Personne ne connaît la recette de tante Adela, il paraît que ça fait un demi-siècle qu'elle pratique de la même façon. Elle prépare sa sauce, enfermée dans une pièce de la maison principale. Elle apporte ses herbes et ses ingrédients de chez elle, en Hongrie. Il y a eu de vrais réseaux d'espionnage pour trouver son secret mais personne n'a jamais réussi. Un jour deux filles avaient bien pensé que c'était gagné en regardant par une fenêtre en s'aidant d'un périscope que les garçons avaient fabriqué avec des miroirs et du carton. Elles avaient tout noté, les ingrédients, les proportions, les couleurs obtenues, tout. Mais quand Adela est sortie de la maison, les bouteilles de sauce qu'elle portait n'étaient pas celles que les filles l'avait vue emplir, et la couleur n'était pas la même !
Andreï se tourna vers Alexandre pour le regarder en face.
- Là, tu me charries. C'est une blague, hein ? Encore une légende de la famille.
- Non, bien sûr que non, voyons, répliqua vivement son ami. Ici on ne dit pas de blague, ce serait mentir. Non… mais on en fait ! Adela en avait fait une aux filles… Elle l'a racontée à table et on a tous beaucoup rigolé quand les filles sont allées chercher leur périscope. Aujourd'hui on a tous décidé de laisser son secret à Tante Adela. Elle le lèguera probablement à quelqu'un d'entre nous qu'elle aura choisi, avant de disparaître. Dans la famille on est adepte de… de…
Il se mit debout et cria à tue-tête ;
- "Rien ne se perd, rien ne se crée…"
Plusieurs voix percèrent le brouhaha :
- Lavoisier.
- Voilà, fit-il en se rasseyant, agitant la main au-dessus de la tête, en guise de remerciement, on est adepte de Lavoisier. Rien ne se perd, chez nous, on est très attaché aux connaissances, quelles qu'elles soient. L'humanité a trop perdu, bêtement. Il est infiniment triste de voir un vieil homme disparaître avec une somme de savoirs, d'expériences, qu'il n'a pas transmis. J'ai connu, sur le port de pêche d'Odessa, un vieux marin qui faisait des virements de bord en vent arrière, à une vitesse incroyable, pratiquement sans gîter, par n'importe quel temps. Il avait découvert un truc et personne n'a jamais pu le copier. Peut être une souplesse des mains ? Une coordination… je ne sais pas. J'ai toujours voulu lui demander comment il faisait, mais j'étais adolescent et je n'ai jamais osé. Un été j'ai appris qu'il était mort, alors j'ai fait tout le port de pèche pour demander s'il avait expliqué son truc à quelqu'un. Mais non. Il y avait même assez peu de gens qui l'avaient vu manœuvrer et qui s'étaient étonnés de sa dextérité. Son savoir a disparu avec lui et j'ai été vraiment triste. Il paraît que Pierre Clermont, l'ancêtre, tenait beaucoup à ce que les traditions, les connaissances, se perpétuent, je tiens peut être de lui. Non en réalité, on tient tous de lui, sûrement. Il avait la voix un peu triste et Andreï en fut touché.
- En tout cas, vu de l'extérieur, c'est bien ce que vous faites, tous, vous perpétuez quelque chose.
- Comment ça ?
Andreï baissa la tête, comme pour se concentrer.
- Je veux dire que ta famille est un exemple très fort, du respect et de la vie des traditions, du savoir oral, de la mémoire, tout cela est très consciemment entretenu. Votre façon de vous comporter les uns envers les autres, votre respect des anciens. Mais pas seulement des anciens, en vérité. Respect de celui qui sait quelque chose, non… ce n'est encore pas ça, parce qu'il peut s'agir aussi d'un adolescent… Je crois que c'est votre respect de la vie elle même, de la vie qui perdure, et qu'il faut soigneusement entretenir, protéger. Oui c'est ça, personne ne disparaît complètement, ici. Vous continuez à faire vivre les anciens, et leur propre passé, en les évoquant, en racontant des choses à leur sujet. Le passé ; qu'il soit vieux ou qu'il date de l'heure passée ; et le présent, vivent ensemble dans votre famille, et vous gardez le meilleur d'eux, dit-il enfin en redressant la tête, content d'avoir précisé sa pensée.
Il s'aperçut alors qu'autour de la table tous les regards étaient tournés de son côté. Au début de sa réponse il avait eu l'impression qu'ils étaient seuls, Alexandre et lui, à discuter et, brusquement, il se retrouvait devant tous et en fut très gêné. Venus de derrière deux bras se nouèrent autour de son cou et une bouche déposa un baiser sonore, affectueux, sans équivoque, sur sa joue gauche. Il se tourna pour voir Hanna, penchée, souriante.
- Je ne t'espionnais pas, dit-elle, j'étais assise juste là, et j'ai entendu. D'où cette petite manifestation de fierté puisque c'est moi qui t'ai invité à Millecrabe.
- Ah non, tu ne vas pas me faire ce coup là, cria Alexandre en se retournant à son tour, c'est moi qui ai invité Andreï, ce qui est logique puisque on appartient au même club sportif de la fac et que c'est même moi qui te l'ai présenté, il y a trois ans !
- Andréï, mon garçon, tu seras mon invité perpétuel, dit alors Gertrude, en insistant sur le mot. Je crois bien que jamais un invité n'a compris notre tribu aussi profondément que toi. En tout cas personne n'a trouvé ces mots là ! Moi, qui suis imprégnée de la famille depuis presque quarante ans, je m'étonne toujours qu'un inconnu puisse nous accepter. Tu as même pu me supporter, moi, aujourd'hui à table, c'est tout dire ! J'ai toujours pensé que l'isolement de Millecrabe avait été notre chance. Que la famille telle qu'elle existe aujourd'hui, avec ses traditions, ses modes d'éducation, de pensées, n'aurait pas survécu autrement. A Millecrabe nous pouvons être nous mêmes sans indisposer les autres, et sans être influencés par eux. Mais quand un étranger arrive et nous dit des choses aussi gentilles, alors je me dis que nous ne sommes pas si impossibles que ça, que nous n'avons pas tort d'être ce que nous sommes. Et je fonds, petit Andreï!
Pour s'en tirer le jeune homme se leva à demi, et dit, une main sur le cœur, parodiant un comédien en scène, l'autre retenant ses longs cheveux :
- Madame, c'était un honneur.
***
L'après-midi tous les deux-mâts grées, ils étaient huit, se retrouvèrent en mer pour relever les filets. Des filets autorisés aux touristes, moins grands que ceux des pécheurs d'Odessa. La flottille était commandée par le Commodore, un grand homme mince qui lançait ses ordres par porte-voix, relayé d'un bateau à l'autre pour ceux qui étaient au vent.
Les voiliers évoluaient avec un ensemble qui montrait bien que c'était loin d'être la première fois qu'ils pratiquaient cette manœuvre. Les filets avaient été posés l'avant-veille sur une zone de hauts-fonds sableux que l'on ne distinguait qu'à la verticale ; pas d'écume, pas de brisants, ici, pour les signaler ; et formaient un dédale incompréhensible, assez loin en mer puisque l'île se distinguait à peine. L'ordre selon lequel on les relevait semblait d'une complexité telle qu'Andreï renonça à deviner, déjà assez admiratif qu'ils aient été retrouvés si facilement. Le bateau du Commodore n'avait pas varié d'un degré, depuis le départ, et ils étaient tombés pile sur les premières bouées. Il relevait forcément des amers mais où ? La mer semblait vide. Amusée, Hanna avait tendu une paire de jumelles à Andreï et il suivait ce qui se passait à bord des autres bateaux. Quand il vit la quantité de poissons déversés sur le pont du premier voilier, bout-au-vent, les voiles à contre pour ne pas dériver, il fut stupéfait. Un étincellement de reflets argentés. Le patron de leur bateau était, cet après-midi, une fille aux très longs cheveux blonds, d'une vingtaine d'années, Léa, pas très grande, des abdominaux que lui auraient envié des garçons et d'assez larges épaules, presque râblées, pour une jeune fille. On devinait que c'était la voile qui lui avait fait cette musculature. Elle portait, enroulé autour des hanches, un long paréo vert amande, avec des grandes fleurs blanches imprimées, qui affinait joliment sa silhouette, et un soutien-gorge de maillot de bain de la même couleur. Elle semblait passer un examen tant elle était concentrée.
- On cule, lança-t-elle, quand ils se furent mis en place pour agripper la première bouée de leur filet… à l'avant choquez un peu le foc, les autres bordez les grands voiles…
Le bateau commença à prendre à nouveau le vent ; le foc, vide d'air, claquant contre les haubans ; et, après avoir abattu sur la gauche pendant que les voiles se gonflaient, revint sur son cap pendant une vingtaine de mètres pour se retrouver à l'aplomb de la bouée.
- Comme ça… laisse courir, lança encore la jeune fille avant de commander : bordez à contre !
Il y eut quelques commentaires approbateurs, soulignant la justesse de la manœuvre et tout le monde se pencha ; avec de longs manches munis de crochet à l'extrémité ; par-dessus le platbord de droite pour accrocher les mailles et ramener le filet sur le pont. Ce fut tout de suite la chasse aux poissons qui sautaient dans tous les sens, certains s'étant dégagés du filet. Pourtant les plus jeunes membres de l'équipage savaient ce qu'ils faisaient parce que toute la pêche se retrouva très vite dans un grand récipient d'un mètre de côté, empli d'eau de mer, entre les deux mâts. Les autres matelots, dont Andreï, entreprenaient de démêler le filet et d'empiler soigneusement les plis.
- Gare à tes doigts, matelot, lui lança soudain sa voisine, en poussant sa main, c'est une torpille.
Il leva brusquement le bras, vaguement effrayé devant le poisson assez sombre, effilé, qu'il avait failli saisir.
- Ces trucs qui balancent de l'électricité ? demanda-t-il en se tournant de son côté.
- Exact, matelot. Tu as failli avoir le coup de foudre, quoi ! ajouta-t-elle amusée.
C'était une fille qui paraissait jeune, mais qui devait bien avoir 21-22 ans, assez grande, très brune, les cheveux coupés courts, avec un visage fin, assez étroit, aux pommettes rondes et aux yeux bruns en amande. Elle portait un pull informe, au large col, qui dégageait son long cou, un très joli cou, et un vieux, un incroyable pantalon coupé sous les genoux, dont on aurait dit qu'il était entièrement composé de pièces cousues les unes à côté des autres. Des morceaux de toutes les couleurs, en outre !
- Quoique… reprit-elle, plissant les yeux en le regardant, d'après ce que j'ai entendu c'est déjà fait.
- Déjà fait ?
Andreï ne comprenait pas et elle se pencha de son côté faisant mine de lui murmurer à l'oreille, alors qu'elle parlait fort :
- Tu es le petit héros du jour, à Millecrabe. On dit que tu as eu le coup de foudre pour la famille et je me suis demandée si tu étais masochiste ou seulement un peu demeuré.
- Demeuré, seulement demeuré, mais j'essaie de le cacher, fit-il, le visage sérieux, hochant exagérément la tête pour renforcer sa réponse, tout en ramenant une longue mèche de cheveux en arrière.
Au sourire de la fille il avait compris qu'il n'y avait que de la taquinerie dans sa phrase, un peu provocante. Une forme d'acceptation. Elle eut l'air d'aimer la réponse.
- Et toi ? lança-t-il à son tour, à part les torpilles.
- Pas demeurée, ou alors on ne me l'a pas encore fait comprendre assez clairement. Encore que…
- Véra est notre scientifique maison, expliqua l'autre voisin d'Andreï, un type tout en épaisseur, rablé. Physicienne et sociologue. On la soupçonne d'avoir entrepris de faire une étude sociologique des peuples de la Fédération, au travers de la famille. Tout le monde se méfie d'elle et de ses questions. Prends garde à toi, mon vieux.
La jeune fille rit.
- En fait ce serait une assez bonne idée de Maîtrise, ça, merci Francis. Mais j'ai des projets plus ambitieux pour me focaliser sur un si petit échantillon de population.
- Sociologue ? interrogea Andreï, intéressé.
- Ne te laisse pas abuser, matelot, juste une petite étudiante de licence en troisième année de socio, oui, dit-elle. Et de la physique pour m'aérer un peu la tête. Une simple double licence.
- C'est surprenant le nombre d'étudiant que l'on trouve dans votre famille.
- D'étudiante, tu voulais dire, non ? fit-elle en insistant sur la dernière syllabe. C'est que nous sommes un nid de féministes, ça te contrarie ?
- Oh non. Si j'avais été une fille j'aurais aimé faire des études… Les mêmes, en fait, ajouta-t-il après un temps. La voix de Léa, la "patronne" du bateau les interrompit.
- Francis, tu diras quand on sera prêt à relancer le filet, je surveille le Commodore.
Des jumelles devant les yeux elle se tenait d'une main au mât principal. Là encore la manœuvre fut complexe. Chaque bateau reçut l'ordre d'avancer suivant un cap précis, slalomant entre les bouées d'autres filets déjà remis en place. Andreï eut l'impression que la forme générale que dessinaient les filets était différente de celle qu'ils montraient à leur arrivée. Ce qu'Hanna lui confirma.
- C'est le secret du Commodore. Il travaille sur ses plans depuis des années. Un réseau de passages qui fait que les poissons ont de la peine à trouver le chenal d'eaux libres, sans plonger par dessous, bien sûr, là on n'y peut rien. Ces filets de touristes ne sont ni très longs ni très profonds. Rien de comparable avec ceux des pêcheurs. La réglementation autorise un filet par famille, en Mer Noire. C'est comme ça qu'on se débrouille pour faire de bonnes pêches. Toutes les familles de la tribu sont inscrites à la préfecture maritime pour qu'on ait le droit d'avoir assez de filets. Le reste est du ressort du Commodore, de son habileté à faire des schémas de pêche efficaces. Avec six cents personnes à nourrir il faut ramener de bonnes quantités de poissons, tu comprends ? Et "notre" poisson est toujours meilleur que celui qu'on achète !
- Je n'en reviens toujours pas de l'importance de votre famille, remarqua Andreï. Il faut un véritable gérant pour s'occuper de tous les achats, ne serait-ce que pour les repas. Il y a tant de choses…
- C'est l'avantage, justement, de notre nombre. Il y a plusieurs oncles restaurateurs, hôteliers, médecins, bien sûr. Ils prennent en main leur secteur d'activité avec des jeunes cousins, qu'ils forment si tu veux. Un oncle restaurateur a eu la vocation ici, en aidant les responsables de l'époque. Et il a si bien appris le métier qu'à l'Ecole Hôtelière de Paris il est sorti premier. Aujourd'hui il tient un restaurant, assez renommé, ma foi, en France, près de Tours. On a beaucoup de filles qui sont devenues infirmières, ou kinés, après avoir soigné les cousins, été après été. C'est un gros avantage d'être nombreux, non ?
- Hanna, dit-il avec un sourire gentil, tu sais que tu termines souvent tes phrases par un "non" interrogatif ? Comme si tu voulais, immédiatement, une confirmation de ce que tu viens de dire.
Hanna se tourna vivement vers lui, le visage rembruni.
- Vraiment ? C'est ridicule, non ?
Elle porta la main à sa bouche, puis haussa les épaules et décida d'en rire.
- J'ai parfois l'impression, reprit-il, revenant à son sujet que vous êtes un raccourci de la société, que toutes les activités sont représentées chez vous.
Elle hocha la tête vigoureusement.
- Juste, docteur… Sauf une, vas-y cherche, on va voir si tu es si fort.
Il la regarda fixement, cherchant la faille, l'astuce. Elle avait un demi-sourire qui ne le renseignait guère. Il lui sembla que c'était un test, pas d'elle mais de la famille. Dans la question il y avait un rapport étroit avec la famille. Cette famille-ci. Une activité qui ne collait pas avec eux… Puis il se détendit.
- Je crois que je sais.
- Ne fais pas le fanfaron, personne n'a jamais trouvé dans les temps ! Tu as droit à une seule réponse.
- Qu'est-ce que tu fais si je gagne ?
- Le présomptueux ! Prends tes risque, mon copain, comme disent les garçons.
- D'accord. Je pense qu'il n'y a pas de gens d'église, dans votre famille. D'église, de temple ou de mosquée, bien entendu, de religieux professionnels, quoi.
- Qu'est-ce qu'ils ont les gens d'église ? demanda Alexandre en s'asseyant près d'eux, achevant d'essuyer ses mains dans un grand chiffon.
Hanna tourna vers son frère un visage stupéfait.
- Alexandre, il a trouvé…! Tu sais : "quelle activité n'est pas représentée chez les Clermont ?"
- C'est vrai ? fit le jeune homme ravi. Comment ? La chance, c'est ça ? Comment as-tu fait, Andreï, la vérité, hein ?
- Et bien… Tu m'as dit un jour qu'il y avait des catholiques, des juifs, des musulmans aussi, je crois, dans votre famille. Et j'ai imaginé un prêtre ou un rabbin parmi vous, et ça n'a pas collé dans le décor. Vous êtes, comment dire… dans la vie mais dans la vie réelle, concrète. Vous ne paraissez pas avoir besoin d'un autre réconfort que celui que vous trouvez autour de vous… ensemble. Vous m'avez l'air "complets", si tu veux, voilà !
Le frère et la sœur se regardèrent une nouvelle fois.
- Je ne sais pas si "ton" ami ne commence pas à m'agacer un peu à force de nous connaître aussi bien, dit Hanna, en faisant une petite grimace. Et ma part de mystère, à moi ? Une femme doit garder une part de mystère, non ? J'y ai droit.
Andreï sourit avec juste un soupçon d'ironie et lui prit la main.
- Hanna, ce n'est pas nécessaire. Tu es LE mystère. Comment peut-on être aussi jolie, aussi intelligente et avoir autant de charme à la fois ? Ca dépasse l'entendement d'un honnête homme.
- Mais comme "ton" ami dit bien ces choses là, Alexandre, s'écria la jeune fille d'une voix haut perchée et papillonnant des yeux.
- Hou la la, hou la la, lança Alexandre en se redressant avant de s'éloigner en lançant par dessus son épaule, ma soeur qui fait du charme à "mon" ami, maintenant ! Ne me mêlez pas à cette histoire, vous deux, je ne sais rien, je ne vois rien, je ne suis au courant de rien !
Andreï se sentit mal à l'aise, soudain. Il avait seulement voulu plaisanter et la conversation prenait un tour gênant. Il fut dèsarçonné par le rire d'Hanna.
- Alexandre, Alexandre, viens l'aider, cria-t-elle, il ne va pas bien, maintenant.
Plusieurs visages se tournèrent aussitôt de leur côté, attentifs.
- Hé, ça ne va pas, Andreï ?
- Tu as le mal de mer ?
- Tu veux quelque chose à boire, Andreï ?
Lea approchait.
- Qu'est-ce qui se passe, Andreï, tu as besoin d'aide ? fit-elle.
Andreï secouait lentement la tête, effaré.
- Cette famille, Bon Dieu cette famille ! Je n'avais jamais vu ça…
- Ah c'était une blague ? dit Léa en retournant près du mât. Tu te fais drôlement vite aux Clermont, on dirait, Andreï ?
***
Le lendemain après-midi là il y eut un grand concours de thé, par équipe. Le jury goûta tous les arômes imaginables. Ce fut celle d'Igor Kalemnov, Gustave Stoops et Pablo Litri, les parents des cousins aviateurs, qui l'emporta. Leur thé fut élu "thé du printemps".
***
Il faisait nuit noire, à près de 23 heures. Le grand canot de Millecrabe était le seul, amarré à la petite jetée du port de Primorskoje, qui comportait un fanal en haut de son court mât. Alexandre, Piotr et Andreï avaient accompagné à terre deux oncles qui venaient en chercher un troisième, Pierre Clermont, le père de François, du groupe des inséparables, arrivant du Ministère des Affaires Etrangères, à Kiev, par le train jusqu'à Odessa, puis par la route. Ils l'avaient trouvé dans le petit restaurant de pêcheurs, où les îliens aimaient se retrouver quand ils venaient sur le continent. Le long des rochers, au bout du village et à proximité du terminus du car. Il avait terminé de dîner et les attendait devant un cognac. C'était un homme de taille moyenne, assez mince, qui avait beaucoup d'allure. Il avait un visage mince, grave, las. Mais pas seulement de fatigue, on devinait une sorte de tension intérieure, profonde. Les garçons furent surpris qu'il ait aussi peu de bagage. Juste une mallette de cuir noir.
Le trajet du restaurant à la jetée s'effectua presque en silence, dans l'obscurité. Malgré sa méconnaissance de la famille, Andreï sentait que les deux autres oncles, et même Piotr et Alexandre, n'étaient pas à l'aise. Piotr avait pris un fanal portable, dans le bateau, et marchait en tête pour éclairer le chemin. Andreï le rattrapa.
- Ca va ? demanda-t-il doucement.
- Je ne sais pas. Je te dirai ça tout à l'heure.
Andreï aurait voulu insister mais il sentit que quelque chose le dépassait et, par réserve, pensant qu'il s'agissait d'une affaire de famille, n'insista pas. Mais il continua à marcher à côté de Piotr jusqu'au bateau. A bord Alexandre alla démarrer le moteur diesel pendant qu'Andreï et Piotr dénouaient les amarres. Puis Alexandre revint prendre la barre, les yeux sur le compas phosphorescent, à l'extérieur de la cabine ouverte, sans que personne n'eut ouvert la bouche. Il augmenta le régime du moteur pendant que le bateau mettait tout de suite le cap sur le large. Les oncles s'étaient assis sur un banc latéral, sur la grande plage arrière, près du barreur, pour bénéficier de la protection de la cabine contre le vent relatif qui n'allait pas tarder à se lever avec la vitesse. Bientôt l'étrave se souleva doucement sur une large vague et redescendit un peu plus vite de l'autre côté.
- C'est bon de se retrouver une dernière fois ici, fit Pierre Clermont en respirant profondément l'air de la mer.
Il se pencha sur le côté, au-dessus de l'eau, pour tenter de voir Millecrabe, au large. Mais, sans lune, on ne voyait rien à cette distance et il n'y avait pas de lumière allumée de ce côté de l'île. Ils gardaient tous le silence au point qu'Andreï songea que c'était tout sauf une arrivée en vacances…
- Peux-tu nous dire quelque chose, Pierre ? finit par lâcher Eric Friteens, l'un des oncles, patron d'un petit cabinet comptable à Hambourg.
- Oui… enfin quelques petites choses, répondit l'arrivant après un long silence.
- … Ca va mal, bien mal, cousins.
Ce "cousins" tombait curieusement mais Andreï comprit que, pour la génération des oncles, ils étaient et seraient toujours, entre eux, des cousins.
- … en vérité tout tourne mal, tout s'effrite autour de nous, reprenait Pierre… On dirait que le monde s'éloigne de la Fédération. A l'étranger, nos correspondants habituels ne donnent plus que des informations sans importance, des avis creux. Nos représentations locales ne peuvent pas obtenir de conversations franches. On dirait que la terre entière nous a mis à l'index… Et, au sommet, on dirait que tout le monde trouve cela normal. Les signes sont là, pourtant. Si je les vois, moi, à mon échelon, au Chiffre, ils doivent bien s'en rendre compte aussi, quand même !
- Washington ? interrogea l'autre Oncle, Fabien Pitzor, cadre dans une fabrique de velours d'ameublement de Turin.
Pierre haussa les épaules.
- Ils nous vendent déjà du matériel stratégique, depuis un an, et espèrent qu'on va multiplier les commandes. Comme toujours : l'argent, toujours l'argent.
Il y avait de l'écœurement dans sa voix. Ou plutôt de l'amertume. Il tourna la tête vers les jeunes gens qu'il voyait mal, dans l'ombre.
- Quel âge avez-vous, les garçons ?
- Tous plus de 21 ans, Pierre, répondit Eric Friteens à leur place, comme s'il les cautionnait. Ils sont concernés. Et ce sont des garçons sérieux.
- Je ne connais pas ce garçon là, fit Pierre en regardant Andreï.
- C'est un ami personnel, j'en réponds oncle Pierre répondit vivement Alexandre qui eut une ébauche de mouvement de la main, comme s'il allait prêter serment…
"Sérieux…" que voulait dire par là l'oncle Eric, se demanda Andreï? Quel mot curieux, ici. Pourtant Pierre Clermont sembla y trouver une réponse à sa question.
- Il faut se préparer, je le crains… reprit-il sans regarder personne en particulier, comme s'il se parlait à lui-même.
- A ce point là ? fit encore Eric.
Pierre hocha la tête sans répondre.
- Pierre tu ne peux pas nous donner de faits précis, je le comprends bien mais… enfin dis-nous en davantage, s'il te plait.
- Oh je ne suis détenteur d'aucun secret, en ce moment. Comme je te l'ai dit ce qui arrive sur les lignes du Chiffre est vide. C'est quand on fait des comparaisons que l'on comprend combien la situation est préoccupante. La semaine dernière notre ambassadeur en poste à Pékin a fait un voyage éclair à Kiev pour voir le premier Ministre et le Président. Un ami m'a raconté qu'il était très pâle en sortant du Palais de l'Europe. C'est un signe, vous voyez. Pas son état seulement, bien entendu, mais un ambassadeur qui se déplace en personne est forcément porteur de mauvaises nouvelles, ou d'une analyse de première importance. C'est plutôt à ça que je pense, d'ailleurs. Je sais… je sais que nos représentants à Pékin, et les consuls dans les grandes villes, n'obtiennent plus d'entretien avec les hauts-fonctionnaires ou les autorités chinoises. On les isole. C'est fou, ça… On fait le vide autour d'eux. Aucun haut fonctionnaire chinois ne veut être surpris à parler à l'un des membres de l'ambassade. Certains ont même peur, dit-on, peur d'être vus avec un de nos simples secrétaires d'ambassade, dans les cocktails ! Et les diplomates étrangers, en poste là-bas, nous fuient également. Ils en ont forcément reçu la consigne de leurs propres gouvernements, c'est évident. Tout le monde a peur, cousins.
Il s'interrompit sans que personne ne le relance. Puis reprit :
- Les câbles chiffrés provenant de nos missions diplomatiques en Corée ou à Manille, par exemple, sont une énigme, pour moi. Je me demande pourquoi on s'est donné la peine de les chiffrer, au départ, tant ils sont insignifiants !
Pourtant des demandes d'informations, d'analyses, partent tous les jours du ministère, à Kiev. Ce sont les câbles à chiffrer qui représentent le plus gros de notre travail, vous vous rendez compte ?
- Quelle est l'impression générale, au Ministère, précisément ?
- Bof, on n'en parle pas trop, entre nous. Par superstition, je crois. Les pessimistes disent trois semaines, un mois, les optimistes cinq à six mois. Ce qui me perturbe terriblement c'est l'entrevue que j'ai eue récemment avec le cousin Edouard, du Sénat. Il dit que la classe politique est entièrement absorbée par les prochaines élections présidentielles. Les leaders politiques de la Fédération sont plus préoccupés de se placer, que de la situation internationale dont ils semblent inconscients. Il est consterné.
- Tu veux dire que … tout le monde envisage…
- Bien entendu, Fabien. Ouvre les yeux, mon vieux ! Tout le monde sait que la Chine réarme depuis des années et qu'elle est prête. On a vu leurs escadres sur tous les océans de l'hémisphère sud. Leurs actualités cinématographiques sont pleines de troupes défilant à la perfection. Pas une centaine d'hommes, non, des régiments entiers. Cet entraînement ne s'obtient pas en quelques mois, voyons. Leurs avions ont accumulé les records du monde. Toute cette propagande a évidemment un but, vous ne croyez pas ? Ils préviennent le monde entier qu'ils sont terriblement puissants. "Attention à ceux qui voudraient se mettre en travers de notre route." C'est ça, uniquement ça, le but de cette propagande !
- Alors…
Eric n'alla pas plus loin. Pierre Clermont reprit, en essuyant des embruns qui venaient de le frapper au visage :
- Alors : oui c'est pour bientôt ! Du moins c'est mon sentiment. Peut être est-ce que je me trompe… Le seul point réconfortant, ou discordant, peut être, c'est que rien ne transparaît dans notre vie politique, ni dans les commentaires politiques. C'est pour ça que j'envisage malgré tout de me tromper, que le gouvernement sait ce qu'il fait… Dites, vous les garçons, fit-il en redressant la tête, vous êtes tous étudiants ?
- Oui, firent, ensemble, Alexandre, qui s'était retourné, Piotr et Andreî.
- Quand se déroulent vos examens ?
- Comme chaque année, à la mi-juin, répondit Piotr.
- Vous n'avez pas la possibilité d'avancer la date ?
- Parfois un professeur accepte de faire passer l'oral d'un candidat dans les premiers, mais les dates sont figées, fit Alexandre.
- Alors faites-moi confiance, mes enfants. Demandez à vos profs de faire ça pour vous, de vous faire passer très vite, inventez n'importe quelle raison… Je vais faire la même chose avec François, ici. Oh mon Dieu, ce que je suis en train de dire, soupira Pierre en passant ses mains devant son visage.
- …je suis venu exclusivement pour cela, reprit-il soudain. J'ai obtenu deux jours, exceptionnellement, pour ce voyage, pendant une mission à Odessa, c'est pour ça que je suis venu. Je suis venu faire comprendre aux familles de se préparer. Je n'ai pas le droit d'être formel, je me suis engagé au secret en entrant au Ministère, il y a vingt deux ans. Ma conscience ne me permet que de suggérer qu'il pourrait y avoir bientôt la guerre. Mais vous, à qui je viens d'en dire plus, faites-leur comprendre, aidez-moi. Toutes les familles installées dans l'est, en Russie, en Ukraine, en Sibérie et au sud de celle-ci, sont en danger. Il n'y a rien à faire pour notre jeune génération, mais les anciens, au moins, il faut les protéger !
Pour Alexandre, Piotr et Andreï, cet instant fut le dernier moment des vacances d'avril 1945. La fin de leur jeunesse, en réalité.
Ce qui les tourmenta fut qu'ils le devinèrent.
En partie.
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