Chapitre 5
Le début de l'été "1945"
Dans l’immense hall du Parlement, abondamment éclairés par des lustres de cristal monumentaux, les 917 sénateurs européens paraissaient incroyablement excités. Excités et fatigués à la fois. Ils discutaient par petits groupes, certains gesticulant comme de jeunes étudiants à l'annonce des résultats d'un examen. Il aurait été difficile de faire une moyenne d’âge à l’œil nu. Certes il y avait beaucoup de cheveux blancs et de cranes chauves, mais on voyait aussi des hommes d’une petite quarantaine d’années. En revanche ils avaient trois points communs, ils affichaient un air entendu, une apparence ostensiblement respectable et un costume trois pièces ! Et Dieu sait qu'il fallait du courage pour cela, compte tenu de la température. Ce mois de juin était véritablement étouffant à Kiev. Même le fleuve n'apportait aucune fraîcheur, pas le souffle d'air habituel.
Le Sénat, haut perché sur la "bonne" rive du Dniepr, celle de la vieille ville, à l'ouest, qui dominait le fleuve ; l'autre, plus nouvellement peuplée, étant assez moins bien considérée, un peu comme les rives nord et sud de la Seine, à Paris, à la même époque ; voulait être la vitrine de la Fédération des Républiques Européennes. Il était censé montrer l'ancienneté, la pérennité, le sérieux et l'apparat, l'opulence. Les portes de l’hémicycle donnant sur le hall, tous les vingt mètres, étaient grandes ouvertes. On apercevait la large salle avec les dorures au plafond et au sommet des murs, reflétant la lumière d'immenses lustres, ici aussi, les gradins aux fauteuils couverts de velours pourpre, les pupitres, devant chaque siège, surmontés de petites lampes de cuivre rouge, le balcon réservé au public, tout là haut.
En revanche il fallait pénétrer dans l'hémicycle pour apercevoir la tribune en forme de pyramide, adossée au mur, face aux gradins, avec le bureau du Président, au sommet. La chaire, comme on disait ; en faisant allusion au fait qu'un Président du Sénat l'était à vie, comme un professeur d'université ; sous réserve néanmoins d'être réélu par ses électeurs ; et aux côtés souvent pontifiant de ceux qui avait tenu cette charge. Sous son bureau se trouvait l'espace réservé aux orateurs, à droite, en dessous, surmontant d’un mètre à peine, les sièges des huissiers et des sténographes de séance.
Dans la salle quelques sénateurs, agités, étaient agglutinés autour de personnages, certainement importants d’après la façon dont ceux qui les entouraient se comportaient. Il s’agissait des têtes de listes, les Etats-Majors des groupes parlementaires, eux-mêmes caciques des différents partis. Un détail, surprenant, choquait immédiatement l’observateur : l'aspect du sol du hall. Il était jonché de morceaux de papiers, d’emballages déchirés etc. Comme si le ménage n’avait pas été fait depuis un certain temps !
Sur les grands panneaux situés dans le hall, entre les portes donnant accès à l'hémicycle, on pouvait lire :
« ELECTIONS DU PRESIDENT MARDI 15 JUIN 1945.
PREMIER TOUR A 09 heures 30. »
Mardi 15 c’était la veille ! On en était au onzième tour et il était 18 heures passées, ce mercredi ! Les résultats des scrutins précédents figuraient sur une immense affiche au milieu du hall. Mais plus personne ne s’y intéressait. Des journalistes parlementaires aux visages fatigués, aux vêtements fripés circulaient, allant d’un groupe à l’autre, un carnet de notes à la main, et couraient régulièrement s’enfermer dans des cabines téléphoniques dont une rangée occupait tout un côté du hall.
***
Près d’une porte, ouverte sur le côté et donnant sur un large escalier extérieur, aux marches de pierres, un homme, debout, seul, l’air absorbé, regardait la vue vers le Dniepr, qui faisait une large ondulation au travers de la ville et filait vers le sud. Edouard Meerxel-Clermont, était venu chercher un peu de fraîcheur. Il eut un geste d'agacement, dans l'obscurité, et enleva sa veste avant de déboutonner et d'enlever son gilet, pourtant de coton léger, qu'il plaça en travers de son bras. Il avait voulu aller se changer aux toilettes, dans le hall, mais il y avait une queue d'une vingtaine de Sénateurs ! Il faisait si chaud, depuis le début de la séance, que tous avaient trop bu de cette eau minérale vendue exclusivement au Sénat. Plus qu'il ne l'aurait fallu pour se réhydrater, certainement, et les conséquences étaient douloureuses pour beaucoup ! Meerxel, l’un des trois Sénateurs de Belgique, avait l'air sombre. Ces élections le navraient. Le président sortant Barkov faisait certes l’unanimité contre lui et il n'avait récolté, au premier tour, qu'un nombre ridicule de voix, pour un ex-président, l'amenant à se retirer définitivement, avant le deuxième tour. Mais aucun chef de parti n’avait pris le dessus dans les dix premiers tours de scrutin, loin de là.
En réalité les partis se déchiraient eux mêmes, les scores ne révélaient rien hormis un désordre politique. Les leaders ne pouvaient se mettre d’accord, chacun faisant sa propre guerre pour se faire élire. D’après la Constitution dès le troisième tour les candidats ne devaient plus forcément être cautionnés par un parti. Si bien qu’on en était aux candidatures individuelles, parfois sauvages, inspirées par les caciques dans des manœuvres si subtiles que personne ne comprenait plus rien ! Les huit ou dix grands noms de la politique européenne réglaient leurs comptes en utilisant l'élection au poste suprême ! Le poste de Président de la Fédération méritait autre chose que cette parodie d'élection. C’est cela qui attristait et mettait Meerxel en colère.
Plutôt mince et de taille moyenne, à cinquante et un ans ses cheveux bruns commençaient à peine à se nuancer de gris autour des oreilles. Ses sourcils, encore noirs, épais, dessinaient une ligne horizontale, très droite, de part et d'autre de l'emplanture du nez. Comme une barrière partageait son visage en deux, le front et les cheveux, au-dessus, les yeux, le nez, la bouche et sa grande mâchoire dessous. Son visage était allongé, il avait des yeux d'un bleu presque noir, assez rapprochés. Ils étaient profondément enfoncés dans les orbites et de forme plutôt étirée. Parfois, quand il était mécontent ou vraiment en colère, il les fermait légèrement en vous regardant et alors son regard, filtré, dense, devenait insupportable. Un interlocuteur se sentait jaugé, condamné, repoussé ! D'autant que leur couleur semblait soudain plus métallique, plus brillante, et ils donnaient l'impression que leur propriétaire savait des choses que vous ignoriez ! Son nez était légèrement aplati. Meerxel n’était certes pas bel homme avec ce visage si énergique, mais quelque chose, dans l’expression peut être, accrochait le regard. Il était vêtu d’un costume croisé, gris foncé d’une assez belle coupe mais qui avait vu de meilleurs jours. Pas encore élimé, seulement plus tout jeune.
- Edouard, tu ne t’es pas exprimé depuis un moment. Tu en as marre, hein ?
La voix venait de sa droite, en contrebas, où deux hommes étaient assis. Dans l'obscurité, silencieux jusque là, il ne les avait pas remarqués. Le sénateur, Iakhio Lagorski était représentant du Tadjikistan, membre du "Parti Libéral de Progrès", proche du "Parti Radical Européen" de Meerxel. Bientôt la cinquantaine, une ascendance asiatique très visible sur son visage rond, le teint tantôt jaune tantôt blanc ; chaque couleur semblant hésiter à prendre le dessus, chacune n'étant nettement décelable qu'en fonction du degré de fatigue. L'Asie réapparaissait au niveau des yeux, quand il riait et que son visage semblait s'élargir. Son crâne était totalement chauve. Il était curieusement posé sur une fesse, directement sur une marche ; comme si l'autre était douloureuse ; à côté d'un homme plus âgé, apparemment très grand et mince, adossé, lui, à une haute vasque, placée en contrebas.
Celui-ci, Nyrup Pilnussen, la chevelure exceptionnellement fournie et entièrement blanche, faisait bien ses soixante deux ans. Il était Sénateur du Danemark et membre du petit "Rassemblement Humaniste Européen". C'était un vrai centriste, adversaire des excès en tout. Il y avait quelque chose qui prêtait à sourire à voir ces deux hommes d'allure respectable assis comme des gamins attendant que les portes de l'école s'ouvrent ! En même temps, quand on les connaissait, on trouvait leur posture normale. Même Pilnussen avait un côté anticonformiste, tout aussi rigide qu'il puisse paraître, par ailleurs. Les deux hommes tenaient une bouteille d'eau à la main et un mouchoir qu'ils imbibaient périodiquement pour le passer sur leur visage.
A des titres divers, Meerxel avait beaucoup d'amitié pour eux, si différents, représentant des pays aux antipodes l'un de l'autre, mais parlant net, tous les deux. Après des années de politique ils avaient encore une certaine naïveté. Chacun réagissait à sa manière, Lagorski s'emportant malgré ses origines orientales qui auraient dû lui donner une certaine philosophie, Pilnussen toujours froid et maître de ses réactions, mais aux réflexions sèches. Ils avaient des attitudes semblable devant la vie politique, détestaient les manœuvres, les concessions de convenance, selon la valeur de la contrepartie, et le disant carrément. Assez naïfs, en somme, compte tenu des critères politiques. Pilnussen avait été en quelque sorte leur mentor, les avait tous deux initiés à la politique, à leur arrivée au Sénat, un peu plus de onze ans plus tôt. Finalement ils s'étaient rendus compte, au fil des années, qu'ils partageaient souvent les mêmes idées. Si bien que l'estime qu'ils se portaient s'était transformée en amitié. Tous trois étaient profondément libéraux. "Libéraux-réalistes", comme ils aimaient le préciser ! Et cependant ; très naïvement, ils le savaient ; hostiles aux compromis politiques. Si bien que les uns comme les autres n'avaient pas fait carrière, jamais occupé durablement de postes vraiment importants, dans les Commissions, par exemple, au sein de leurs partis politiques, cousins dans l'hémicycle.
- Je ne vous avais pas vus, pardon. Iakhio, excuse-moi, répondit Meerxel d’une voix grave, au débit assez lent. Salut Nyrup… Comme vous, comme tout le monde, oui, j’en ai assez. Ces sempiternelles analyses bidons, ces manœuvres tellement simplistes, toutes ces grosses ficelles… enfin cette attitude politique me rebute. On ne devrait pas en être là, tout de même !
Pas aujourd’hui, vous ne croyez pas ? Comment le prennent les représentations du Tadjikistan et du Danemark ?
- Tu ne te souviens pas des élections de Provach’ en 35, demanda Pilnussen, pas longtemps après ton arrivée ? On a eu 32 heures d'élections, sans interruption. Des collègues dormaient sur leur banc ! Finalement c’est à l’usure que son parti l’a fait élire, pas grâce à ses arguments. Et il n’a pas été un si mauvais président, après tout. En revanche, au siècle dernier le français René Coty a battu les records : 13 tours de scrutin pour en finir. Les Sénateurs l'ont élu par fatigue, pas par conviction, c'est vrai, et ce fut un Président falot.
- Oh vous, les Centristes, vous avez toujours été indulgents avec Provach', remarqua Lagorski. N'empêche qu'il s'est borné à expédier les affaires courantes. Si le pays a progressé pendant qu'il était au Palais de l'Europe, ce n'est pas grâce à lui ! Et Coty moins encore.
- On les a dépassées les 32 heures, non ? intervint Meerxel. Et si…
Un huissier survint derrière eux, interrompant les trois hommes. Eclairé de côté par un lampadaire tarabiscoté, typiquement "Sénat", en habit noir à queue de pie ; la vieille tenue remontant à l'époque Napoléonienne ; une large plaque métallique surmontée de deux têtes d’aigle, pendant sur la poitrine, au bout d'une longue et grosse chaîne. Il avait une assez belle allure, malgré les sillons de transpiration que l'on voyait avec cet éclairage, sur son visage fatigué.
- Ah, Sénateurs… Les membres du Bureau du parti Radical vous réclament, Sénateur Meerxel. Et le comité des élections voudrait vous consulter, Sénateurs Lagorski et Pilnussen, pour une affaire de quotas, m'a-t-on dit.
Edouard Meerxel hocha la tête en se levant lentement.
- Merci, Huissier, dit-il, gentil à vous de vous être déplacé pour nous trouver ici.
C’était l’une des raisons pour lesquelles Meerxel était assez populaire auprès du personnel de séance du Sénat. Il avait souvent un mot gentil pour les huissiers, comme s’il était nouveau venu alors qu’il était sénateur depuis onze ans déjà. C’était ses troisièmes élections présidentielles.
Les trois hommes regagnèrent le hall et se séparèrent. Meerxel fut tout de suite saisi par le bras ; comme un petit garçon qui a un secret à délivrer ; par un grand type agité, Lazlo Vikunovitch, membre du bureau politique des Radicaux, qui le conduisit à part.
- Pas question de laisser passer Colombiani le petit gros, au tour prochain, on est tous d’accord, dit-il, vous autres les Belges vous suivez, bien entendu ?
- Pourquoi ? répondit Meerxel, calmement, qui n'avait jamais accepté le surnom dèsobligeant qu'on avait donné, ici, au jeune Sénateur "Démocrate de Progrès".
- Hein ? Vous allez encore ergoter ?
- Non, je dis seulement "pourquoi pas Colombiani"? J’ai trouvé que son discours était extrêmement clair. Il a des idées très lucides sur la conduite de la guerre et il mesure la gravité de la situation. Il est le seul orateur à en avoir parlé aussi clairement. Il est jeune…
- Vous le voudriez comme président ?
Vikunovitch en hurlait presque.
- Peut être pas encore, c’est vrai, mais des voix lui donneraient du poids. C’est un bon politicien, honnête…
- Vous êtes en train de parler d’un Démocrate de Progrès, Meerxel ! Un petit parti qui ne fait pas 7% au Sénat. En outre c’est cet abruti qui a fait refuser notre motion sur les tarifications de l’élevage, par son discours ridicule, au début de l’année et…
- C’était une mauvaise motion, partisane, vous le savez très bien, le coupa Meerxel d’un ton sec. C'est de la politique au rabais que nous faisions, là ! Nous sommes Radicaux, pas Républicains, nous défendons d’autres idéaux qu'un conservatisme outrancier, un mercantilisme minable, ah voilà que je parle comme vous ! Et puis le pays est en guerre !
- Précisément. On ne va pas laisser un imbécile des Démocrates de Progrès prendre la direction du pays, enfin. Vous repartez dans vos utopies, Meerxel. Cette candidature est un épiphénomène. Il est temps de vous remettre, mon cher. C’est du Président dont il est question, en ce moment… Les Républicains vont manœuvrer, il ne faut pas se laisser prendre à leur jeu. D’autant qu’ils vont masquer leur vrai candidat pendant plusieurs tours encore, nous sommes tous d'accord sur cette analyse, au Bureau Politique. Nous allons donc manœuvrer, nous aussi. En attendant soyez fidèle à votre parti, il compte sur vous.
Le sénateur belge fixa son interlocuteur, qui avait raison dans une certaine mesure. Du moins, sur la nécessité de fidélité.
- Vous savez très bien que je suivrai, dit-il. Il laissa passer un temps et ajouta : et nous ? Que faisons-nous ? Notre candidat est toujours Valiu ? Au delà de ces manœuvres ?
- Pour l’instant, bien entendu. C’est le candidat radical par excellence. Par la suite, nous verrons, il faut laisser les choses se décanter. Venez, la séance va reprendre.
Meerxel hocha la tête lentement. Mais, en suivant son guide, il se demanda si les caciques des Radicaux, avaient une idée en tête, avançaient leurs pions, ou se bluffaient les uns les autres ? Il savait que des accords secrets se négociaient en particulier, comme dans les autres partis, bien sûr. C’était cet aspect de la politique qui le faisait se hérisser, comme à ses débuts. Bien sûr on ne gouverne pas sans compromis ; il en était bien conscient et l'acceptait ; mais au niveau du gouvernement, pas dans les partis. Il se dit qu’il n’avait guère changé depuis sa première élection, lorsqu’il était encore auréolé de ses étoiles de Général de Division, le plus jeune général de réserve de l’Armée, après la Première Guerre Continentale.
Son ascension, pendant la guerre, avait été fulgurante. Tout jeune sous-Lieutenant en 1915, au début du conflit, il avait survécu à son unité, très vite décimée, et s’était retrouvé Capitaine, commandant de compagnie après six mois de guerre. Et deux mois avant la fin de la guerre il était Général. Un petit général de Brigade mais général quand même. Allez savoir pourquoi il était dorloté par l’Etat-Major de la VIIIème Armée ?
En tout cas, après la guerre, il était resté quinze ans sous l’uniforme. Après l'Armistice, on lui avait dit, au Ministère, qu’on avait besoin d’hommes comme lui pour poursuivre la modernisation des cadres de l’Armée. Dans les faits il s’était rendu compte qu’il ne recevrait pas une étoile supplémentaire avant une bonne vingtaine d’années. Les généraux d’active ne lui pardonnaient pas de n’être pas passé par une école d’officiers, Saint-Cyr, Saint-Pétersbourg, Hambourg ou Prague. Il avait donc fini par rendre son uniforme, et ainsi reçu sa troisième étoile de Divisionnaire, comme c'était la règle. A son retour à Bruxelles, juste après la mort de sa femme, emportée par l'épidémie de grippe espagnole, alors qu’il se sentait perdu et se demandait comment vivre, quoi faire de sa vie, maintenant, il fut contacté par des politiciens, Radicaux belges, qui lui avait dit que son passé le désignait pour se présenter directement aux élections sénatoriales, sans passer par la députation nationale. Ca l’avait flatté, bien entendu. Et tenté. Il avait été élu. C’est après coup, après son second mandat, qu’il avait découvert qu’il n’avait pas l’échine assez souple pour faire carrière dans ce monde. Il avait alors décidé de faire de son mieux pour ses concitoyens. Ce n’était pas un ambitieux forcené, loin de là.
A deux heures du matin, s'épongeant carrément le front avec un grand mouchoir blanc, le président du Sénat rendit compte que la Constitution prévoyait que des élections ne pouvaient être interrompues! Ils devaient continuer à siéger jusqu'à ce qu'ils trouvent un Président dans leurs rangs. Cela faisait quarante et une heures que les orateurs se succédaient, entre les délibérations. Mais il n’était plus possible de s’inscrire pour prononcer un discours, les partis avaient demandé des temps de paroles pour tant des leurs qu’il faudrait deux jours encore pour qu’ils passent tous ! Bloquer les temps de parole faisait partie des ruses politiques pour empêcher un bon orateur d'un camp adverse de s’exprimer à la tribune. Il suffisait, maintenant, qu’il y ait deux candidats pour qu’un tour d’élection soit organisé. Pratiquement des candidats de toutes les formations étaient inscrits sur la liste, pour une raison ou une autre. Probablement pour diviser les votes et empêcher une élection, tant qu'une tête de liste ne se présenterait pas, chaque parti votant pour son candidat. Les grandes formations jouaient la lassitude, la fatigue, avant de présenter LEUR candidat.
Bref, chaque tour durait longtemps, entre les discours d'intentions, le vote lui même et le dépouillement. Les Sénateurs qui, au début, se retiraient dans les locaux de partis, entre chaque tour, pour mettre au point leur stratégie, y avaient renoncé. La fatigue, et les trois volées d'escaliers aux hautes marches, les avaient incités à rester dans un coin du vaste hall où des huissiers avaient apporté des longues tables et des bancs, et ouvert chaque fenêtre, chaque porte, chaque vasistas pour tenter de créer un mini courant d'air. En outre cette disposition facilitait les négociations, d’un parti à l’autre. Pour l’instant ni les Républicains, ni les Radicaux, les deux plus importantes formations politiques, représentant chacune un bon tiers du Sénat, n’avaient pu se mettre d’accord sur le nom d’un candidat et se bornaient à faire opposition, par leurs votes, à l’élection d'un adversaire. On sortait d'une présidence Républicaine et, en toute équité les Radicaux auraient dû obtenir le soutien du parti sortant. Mais les conservateurs Républicains n'avaient pas digéré l'échec de la présidence de Barkov et voulaient redorer leur blason. Les autres familles politiques, beaucoup moins importantes ne pouvaient pas, à elles seules, faire pencher la balance. Colombiani avait fait un tout petit score, bien entendu.
A cinq heures du matin on en était au 18ème tour et les sénateurs étaient épuisés. Pilnussen avait été mis sur la liste par son parti, deux tours auparavant et avait récolté un 4% modeste mais honorable ! Même le bruit de voix avait beaucoup baissé, dans l’hémicycle et dans le hall. Les Etats-Majors politiques étaient à court de manœuvres, lorsque le bruit courut que Saparmyrat Sultanov, un Consentioniste d’Asie, le nouveau mouvement ultra conservateur, né au Kirghizstan, se présentait. Les Républicains, comme les Radicaux sourirent, puis quelqu’un se demanda s’il n’y avait pas là une manœuvre inédite pour tester une volonté de vote du Centre. L’idée parut tellement angoissante aux stratèges qu’ils se réunirent une nouvelle fois en comité restreint. Meerxel était allé fumer un petit cigare léger de Virginie sur les marches du Sénat, toujours devant le Dniepr que l’on ne distinguait que par les lumières bordant la rive occidentale. Il avait honte.
Honte que ses collègues n’aient pas assez fortement à l’esprit que des hommes mouraient, là-bas à l’Est, en ce moment même. Il se sentait impuissant. Il venait de s'exprimer violemment pour dire son mécontentement, dans le hall, à portée de voix des Radicaux et des Républicains. Il avait toujours aimé ces instants où il laissait échapper sa colère. Petit Sénateur d'un petit pays, il n'avait eu que deux fois l'occasion de parler depuis la tribune, alors il avait l'habitude de se défouler dans le grand hall ! Ses collègues du Sénat connaissaient son travers et l'écoutaient assez souvent. On aimait assez son discours carré, ses phrases sans détours. Enfin il avait, généralement, une vingtaine de Sénateurs autour de lui quand il piquait ses petites colères ! Pourtant il n’était jamais aussi bon tribun qu’à ces moments là, pensait-il, quand il en avait gros sur le cœur d'avoir dû voter un texte aberrant. Un brouhaha le fit se retourner et il vit qu’on rappelait tout le monde. Un nouveau tour allait commencer. Il se leva avec lassitude et revint vers l’amphithéâtre. C’est en passant la porte qu’il jeta machinalement un œil à la liste affichée des candidats. Les deux premiers noms étaient ceux d’un Sénateur de Hongrie qui aimait se pousser en avant et un Républicain de seconde zone, au passé pas très net. Le troisième nom le fit sursauter. C’était le sien !
Il fit demi-tour et agrippa le bras du numéro 3 du parti Radical, Brensch, qui le suivait.
- Qu’est-ce que cela veut dire, cette plaisanterie ? demanda-t-il d’un ton sec.
- Ne vous inquiétez pas de ça, Meerxel. Une façon de montrer à nos adversaires que nous ne sommes pas dupes et de proposer un Radical. Vous avez vu qui se présente ? Ce minable de Hongrois !
- Ce qui signifie que vous me mettez au même plan ?
Brensch, un petit homme au bon tour de taille ; dont il se servait souvent pour se frayer un passage dans la foule ; toujours vêtu d'un costume noir, croisé, qui lui donnait une allure de croque-mort eut un sourire forcé.
- Mais non, voyons, Meerxel, ne le prenez pas comme ça. Ne soyez pas si susceptible. C’est un simple avertissement pour montrer que nous sommes en position d’attente, nous aussi. Nous voulons proposer un candidat à chaque tour, c'est un principe. C'est tombé sur vous, c'est tout. Il n’y a là aucune connotation péjorative, croyez-moi. C’est de la politique. Juste de la politique.
Cette fois la colère saisit le Sénateur de Belgique, on le manipulait ! Il empoigna le bras de Brensch.
- Vous voulez dire que vous n'avez trouvé personne de moindre importance ! Personne ne dispose de moi de cette façon, Brensch, alors vous avez deux minutes, avant que le scrutin ne commence, pour ajouter le nom du Sénateur Lagorski à cette liste en remplacement du mien, ou bien je dépose une plainte officielle au bureau du Président de séance.
- Lagorski ? Mais il n'est pas de notre Parti, pourquoi voulez-vous…? Oh, je vois, vous voulez que votre ami ait droit au statut d'ex-candidat à la présidence pour impressionner les électeurs de sa circonscription. C'est du chantage, Meerxel, du chantage !
- Prenez-le comme vous voudrez, il ne vous reste plus beaucoup de temps.
- Vous aurez des comptes à rendre au parti, Meerxel, je vous l'assure ! fit l'autre, hors de lui, en s'éloignant rapidement. Meerxel allait répondre encore plus brutalement lorsqu’il y eut un mouvement de foule, derrière eux, et ils furent séparés. Il vit Brensch se précipiter vers le bureau du Président, pris d'assaut. La colère était toujours là, effaçant la fatigue qui l'envahissait. Il ne savait même pas lui-même pourquoi il avait posé cette exigence. Pour empoisonner Brensch, probablement. Mais c'était vrai qu'un ancien candidat officiel à la présidence jouissait d'une certaine réputation devant ses électeurs, pendant un certain temps, en tout cas. Pas seulement cela d'ailleurs… mais sa mémoire ne lui restituait pas les détails. Le sénateur belge haussa les épaules et prit place dans la file encore courte, qui aboutissait au bureau de vote, renonçant à déposer une plainte qui ne ferait qu'ajouter au ridicule de cette nuit. Il eut ainsi le temps de voir le président de séance regarder la grande pendule et secouer la tête, devant Brensch. Trop tard, apparemment, pour changer un nom dans la liste des candidats, le sien allait y rester ! Sa colère avait changé d'objectif et il n'y prêta plus autant d'importance. Autant se débarrasser de ça rapidement. Ils étaient 917 à voter et il faudrait près de deux heures pour que ce soit terminé. Il ne pouvait évidemment donner sa voix aux deux autres candidats, dont un Libéral de Progrès qui n’avaient pas la carrure d’un homme d’état, et ne voulait pas, non plus, s'abstenir. Quitte à voter il décida de voter pour sa propre candidature. Qu'il ait au moins une voix, songea-t-il, se moquant de lui-même avec un peu d'amertume.
Vingt-cinq minutes plus tard il en avait terminé et revenait dans le hall. Plusieurs collègues lui sourirent au passage. Souvent des hommes qu’il connaissait à peine, d’ailleurs. Il se borna à les saluer d’un petit geste de la main. Son ami Lagorski vint à lui et il lui raconta l'incident.
- Tu dois être furieux, Edouard ?
- Oh j'ai piqué ma petite crise avec Brensch en le menaçant de déposer plainte ! Je suis en train de me demander si le parti va me garder longtemps. Je rue souvent dans les brancards depuis quelques années. Je ne peux pas accepter qu'on dispose ainsi de moi, comme si j'étais un pion ! Cette fois, mon exigence de placer un autre nom sur la liste n'était pas bien méchante…
Il n'osa pas dire à son ami que c'était son nom à lui qu'il avait avancé.
- …et puis ça donne un petit coup de pouce, je crois me souvenir. En dehors des électeurs, je veux dire, mais impossible de me souvenir quoi. Enfin bref… J'ai surtout voulu empoisonner Brensch et ses petits copains de la Direction du parti, je les supporte de plus en plus mal.
Lagorski le regarda fixement avant d'éclater de rire.
- Tu ne mesureras jamais ce que tu représentes dans ton propre parti, Edouard, l'honnêteté, la droiture… bon enfin je ne vais pas te convaincre maintenant, hein ? Non, crois-moi, ils ne te vireront pas.
- Je ne sais même pas ce que cherche le parti ! Je dois être vraiment incapable, je ne comprends pas la manœuvre, Iakhio. Pourquoi laisser des candidatures spontanées avec des inconnus ? Je ne vois pas l'intérêt à attendre, comme le veulent les Etats-Majors.
Son ami eut un sourire vague.
- Moi non plus. Je crois que nous sommes de plus en plus nombreux à ne rien comprendre. Tu as remarqué le visage de nos collègues ? Ils en ont assez Edouard. Cette élection tourne au ridicule. Nous nous couvrons tous de ridicule. Et si le peuple ne nous réélit pas, la prochaine fois, ce sera peut être une bonne chose pour l’Europe.
Meerxel s'énervait, laissait s'ouvrir la soupape et ne faisait plus attention au ton qu'il employait. Sa voix portait comme toujours lorsqu'il était vraiment en colère.
- Si l’Europe existe toujours, Iakhio ! C’est ça qui me terrifie, dans la farce que nous jouons en ce moment. L’enjeu est tellement important. Je pense à nos troupes, là-bas en Sibérie, au Kazakhstan, au sud. Pour eux ce qui se déroule ici est une trahison, une trahison ! Notre fonction est de choisir l’homme qui saura conduire l’Europe au bout de cette guerre et nous sommes en train de jouer à qui sera le plus fort. A "tu ne me fais pas peur". Et pendant ce temps, eux, ils crèvent de frousse, tu comprends ?
J’ai déjà connu tout cela, autrefois, la trouille, intense, qui te bouffe le ventre, tes membres qui deviennent faibles. Si tu n’as pas confiance en ceux qui conduisent la guerre, alors autant sortir de ton abri et foncer te faire tuer tout de suite. Pour en finir !
Il n’avait pas conscience que sa voix avait encore forcé et que d’autres sénateurs commençaient à s’amasser autour d’eux. Quelqu’un dit :
- C’est vrai que vous avez été général, Meerxel.
- Un petit général de Brigade, riposta-t-il en se retournant vivement. Ce qui me donne seulement le droit de dire que je connais la peur et que je sais ce que ressentent nos hommes. Quoi que non, ça me donne aussi le devoir de dire ici combien nous sommes indignes des fonctions que nous assumons. Nous en sommes à lutter pour notre parti alors que le pays attend que nous choisissions un chef. Dieu…quel gâchis.
Sa colère éclatait, maintenant, et il la laissa s’écouler, s’épuiser. Tout ce qu’il avait retenu pendant tant d’années sortait de sa bouche, il ne pouvait plus s'arrêter. Toutes les consignes de parti, toutes les acceptations d’une loi qui ne lui semblait pas assez réfléchie, incomplète, avantageuse pour certains, mais qu’il avait dû se résoudre à voter, parce que c’était toujours mieux que rien. Alors qu’il aurait suffi de réfléchir un peu mieux, de parler, de refuser l’influence de tel ou tel groupement économique… Un long moment plus tard, fatigué, il se tut, baissa la tête et traversa des rangs pour chercher la solitude, le peu de paix que sa conscience lui refusait.
Il fallait parfois plusieurs heures pour dépouiller les scrutins. Chaque parti déléguait deux représentants pour surveiller le bon déroulement des opérations. Régulièrement l’un d’eux venait donner les résultats provisoires aux responsables de sa formation. A sept heures et demie passées du matin un radical se présenta devant Brensch assis, seul, sur un banc près de l’endroit où s’était installée sa formation, autour du grand candidat du parti, Valiu.
- Votre tactique fonctionne bien, mon cher. Meerxel prend doucement la tête.
- Pardon ?
Brensch avait l’air stupéfait.
- Et bien… je disais que les scores se sont longtemps tenus d’assez près, mais que maintenant Meerxel est en train de se détacher, il se dirige vers le pourcentage de voix admissible dans une élection.
- Et les abstentions ? Il doit y en avoir beaucoup, non ?
Comme aux tours précédents ?
- Justement non. C’est bien ce qui montre que vous avez joué finement, mon cher. Cette fois il y a assez peu d’abstentions.
- Et le score monte, dites-vous ? Mais de quelle proportion ? Tout de même pas vers les chiffres de validation du scrutin ? Pas vers les deux tiers des inscrits ?
- Pas encore, mais il y a encore beaucoup de votants dans la queue. D’après l’huissier chargé des décomptes le nombre des abstentions diminue très fortement, dans ce tour.
Brensch parut figé puis se dirigea vers l’Etat-Major des Radicaux, un peu plus loin, et s’entretint avec les autres leaders. Très vite tout le groupe s’excita, agitant les bras, discutant avec nervosité. Curieusement, au fil des minutes, les sénateurs de tous les partis qui se trouvaient dans le hall se montrèrent plus excités. Le ton des conversations montait, la fatigue s'effaçait. De plus en plus de sénateurs se groupaient autour des tables de vote, au point que le président du Sénat, au visage marqué par la fatigue, dut leur demander de laisser de la place à la file de ceux qui n’avaient pas encore voté. A sept heures et demie les résultats, provisoires, indiquaient que Meerxel n'avait plus que 8% à gagner pour que le scrutin soit valable ! Valiu, lui-même, vint voir celui-ci, de nouveau seul.
- Mon cher Meerxel notre petite astuce obtient un succès surprenant. On dirait que nos collègues prennent cet acte de candidature au premier degré… Mais il y a aussi votre petite harangue de tout à l'heure. Vous étiez très remonté, m’a-t-on dit ?
Vous avez eu des paroles assez dures pour la classe politique, paraît-il ? Enfin c’est votre affaire. Mais nous ne sommes pas habitués à cela, au parti Radical. Et nous sommes surpris de votre attitude, je ne vous le cache pas.
- Est-ce que ce sont des reproches, Monsieur le secrétaire général ? riposta le sénateur belge, très calme. Je vous signale que le Comité directeur a placé mon nom sur la liste des candidats sans me prévenir, sans même me demander mon accord. Pour qui me prend-t-on, à la fin ? C’est un manque de courtoisie, inacceptable que d’éviter de me consulter. C’est de ma vie, de ma carrière, de ma réputation, qu'il s’agissait…
Valiu, un homme grand et sec au visage si ridé que l’on ne remarquait que cela en le regardant, sembla marquer le coup. Il n’était pas habitué à ce qu’on conteste ses paroles. Puis il se reprit.
- Mais si vous n’en étiez pas satisfait il fallait le dire avant, Meerxel. D’ailleurs il n’est pas trop tard pour vous dèsister ! Tant que le vote n’est pas terminé vous pouvez encore légalement renoncer.
Meerxel le regarda longuement, cherchant à comprendre ce qu'il y avait derrière ces mots, puis haussa les épaules.
- Il ne manquerait plus qu'un renoncement ! Cette fois le Sénat aurait atteint l'extrémité du ridicule, devant le pays. En outre avec un renoncement le Parti Radical serait discrédité, vous le savez bien. Non, vous avez voulu me manipuler, assumez vos responsabilités, Valiu !
C’était la première fois qu’il s’adressait à lui sans utiliser son titre de secrétaire général et Valiu se raidit.
- Est-ce que vous me menacez ?
- Vous n’avez pas encore compris que nous n’en sommes plus là ? C’est de l’Europe dont nous parlons au travers de ces élections.
Puis il tourna les talons laissant Valiu stupéfait. En réalité Meerxel était désemparé, cherchait à se ressaisir, beaucoup moins calme qu’il n’en donnait l’impression.
Il eut soudain le sentiment qu’il était à nouveau sur le front de Sibérie, autrefois, alors que, récent Colonel, il essayait de comprendre ce qui arrivait. Tout avait été trop vite, il se retrouvait avec des responsabilités énormes dans des circonstances où tout pouvait se produire. Qu’il se trompe et le petit secteur, la petite enclave dont il avait le commandement serait enfoncée, pulvérisée, laissant la possibilité aux Chinois de s’enfoncer dans la brèche. Il avait passé des moments terribles, angoissants. Il retrouvait cette sensation de solitude, d’avoir à prendre des décisions sans savoir lesquelles étaient dangereuses ou acceptables, parce qu’il manquait d’expérience, de consignes précises. Et ses lignes téléphoniques étaient coupées ! Il était absolument seul, sans pouvoir demander des conseils aux membres de son petit Etat-Major, composé de réservistes, comme lui, et manquant autant de métier que lui…
Des sénateurs vinrent à lui. Pas seulement des radicaux, mais aussi des républicains, des membres des petits partis. Ils lui demandèrent quel était le but de cette manœuvre. Comment leur dire que son nom avait été lancé simplement pour faire diversion, sans que cette candidature ne repose sur une volonté de son parti. Pour gagner du temps ! Une manœuvre, une simple manœuvre ?
- Mais je n’en sais fichtre rien, répondit-il exaspéré. Il y eut des sourires entendus, comme si ces gens devinaient des choses qu’il ne connaissait pas et il fut furieux. On le manipulait, il s’en rendait compte et cela le mettait hors de lui. Il n’était pas conscient de l’image qu’il donnait de lui-même, en ce moment même, raide, le visage fermé, les mâchoires verrouillées.
Et puis, à dix heures, le président du Sénat rappela tout le monde dans la grande salle. Les Sénateurs parurent se traîner à leur place.
- Messieurs, nous avons les résultats de cette consultation, dit-il dans le micro, l'air curieusement plus frais que les heures précédentes.
Un silence impressionnant se fit, dans l’amphithéâtre.
- Sachez tout de suite, mes chers collègues, reprenait le Président, que ce scrutin est parfaitement constitutionnel, le comité de contrôle des scrutins l'a confirmé. Les votes exprimés sont au nombre des huit dixièmes de l’assemblée. Le quorum prévu dans la Constitution est donc largement atteint, dans le cas des candidatures individuelles qui était le nôtre…
Meerxel fut envahi d’un étrange sentiment, comme si tout cela se passait ailleurs, comme s’il était spectateur, mais pas physiquement là. Etonnamment il ne ressentait plus la chaleur étouffante de l'hémicycle. Son incompréhension était totale, il n’appréhendait pas la situation. Il n’entendit pas vraiment l’annonce des chiffres, vivant au ralenti, son cerveau paralysé mettant un certain temps à assimiler les paroles qu’il entendait. Puis son cerveau traduisit les mots qui lui parvinrent :
-… donc élu Président de la Fédération des Républiques Européennes le candidat Edouard Meerxel, sénateur Radical de Belgique, se présentant librement, qui obtient 66% des suffrages exprimés.
Il se réveilla en une fraction de seconde, réalisant que sa vie venait, par un incroyable hasard, à cause d'un manque de jugement des responsables politiques de son parti, d'une invraisemblable lacune de la Constitution, de basculer une nouvelle fois, comme autrefois, en Sibérie. Qu’il devait faire face à cette situation grotesque, tout de suite, sans s’être préparé, sans avoir été préparé à cette éventualité. Il venait d'être élu par hasard !
Et son cerveau se remit en marche. Les idées lui venaient soudainement, à une vitesse folle, des choses à faire, à un moment ou un autre, selon un ordre d’urgence, la fatigue venait brusquement de disparaître, il était lucide, d'une stupéfiante lucidité, lui sembla-t-il. La salle était debout, tous les visages tournés vers lui, dans les rangs les plus hauts des gradins. Etrangement ça ne le troubla pas. Quelque chose venait de se produire en lui, qu’il était encore incapable d’analyser. Il savait qu’il y avait une décision à prendre, immédiatement, et son esprit la lui mit en évidence dans la seconde même, lui restituant par la même occasion ce qu'il cherchait depuis un moment. Son regard dériva machinalement vers les sénateurs, debout et applaudissant, pour une raison qu’il ne comprenait pas encore. Mais ça n’avait pas d’importance. Une seule chose était importante : que jamais une situation pareille ne se reproduise. Stopper, définitivement ces ruses politiques, modifier la Constitution… Sans l'avoir décidé consciemment il se leva et descendit rapidement les marches des gradins, se dirigeant vers la tribune. Lorsqu’il y fut parvenu il se pencha en avant et murmura quelques mots à un huissier qui hocha la tête et grimpa jusqu’à la hauteur du président à qui il parla à l’oreille. Celui-ci acquiesça et s'inclina en avant vers le micro, devant lui.
- Chers collègues, le candidat élu veut s’adresser au Sénat maintenant. Qu’il monte à la tribune.
Du coin de l’œil Meerxel aperçut Valiu qui s'était levé et jouait désespérément des coudes pour venir vers lui et il sut qu’il avait bien anticipé et pris la bonne décision. Il monta les quelques marches pour se retrouver à la tribune. Le silence se fit, instantanément. Comme au jeu de " Jacques a dit " les sénateurs étaient figés, les mouvements arrêtés. Tout s’était immobilisé, comme si une photo avait été prise, enregistrant, pour l’éternité, un instant fugitif.
- Messieurs, chers collègues…
Meerxel avait beaucoup passé de temps à étudier la Constitution quand il avait été élu sénateur pour la première fois. Il se souvenait d'un article précisant qu’un vote ne devenait définitif que sous une condition express. Il sut ce qu'il fallait faire.
- Je sais que ce n’est pas la tradition, mais nous vivons des heures exceptionnelles, nos soldats luttent, en ce moment même, pour retarder l’ennemi qui a envahi notre territoire, alors je vais, moi aussi, hâter les choses…
Il s’interrompit quelques secondes pour donner plus de poids à sa déclaration et leva la main droite, comme lorsque l'on va prêter serment.
- " J’accepte le verdict de ce scrutin… récita-t-il, de mémoire, j’accepte la Présidence de la Fédération des Républiques Européennes, je jure solennellement de la servir de mon mieux… En application du vieil article 105 de la Constitution je désigne le Vice-Président parmi les Sénateurs qui se sont portés candidats à un tour ou un autre et ont recueilli plus de deux pour cent des voix, il s'agit du Sénateur du Danemark, appartenant au Rassemblement Humaniste Européen, Nyrup Pilnussen. Toujours en application de la Constitution, je déclare que le présent Sénat exercera son mandat jusqu'à la fin de la guerre…"
Le début était, à peu de chose près, les paroles prévues dans la Constitution. Désormais personne ne pourrait jamais contester son élection. Pas même son choix du Vice-Président. Il était définitivement Président de la Fédération des Républiques Européennes ! Seule sa mort, ou un procès pour Haute Trahison, pourrait interrompre son mandat de cinq ans.
Et sa désignation du Vice-Président était parfaitement légale, incontestable, même si l'article 105 était tombé en désuétude ! Il était assez lucide pour se rendre compte qu’il n’avait pas mesuré pleinement ce qui se passait, se sentait comme dédoublé. Une part de lui était figée, effarée par ce qui venait de se dérouler. L'autre était prise de frénésie, il y avait des choses à faire, tant de choses ! Et il devait se mettre au travail. Il était dans un état second. Les problèmes de conscience seraient pour plus tard. D’après la tradition il devrait faire, dans un ou deux jours, ici même, un "discours d’Intentions", un développement du programme politique du nouveau Président, en général précédé de la déclaration qu’il venait de prononcer à l'instant. Il avait très accéléré les choses et il poursuivit :
-… Si je choisis le Sénateur Pilnussen c'est parce que je le connais bien, que je sais pouvoir compter sur lui, que je connais ses qualités et aussi que l'Europe a besoin d'unir ses forces sans se préoccuper de clivages politiques. Il n'est plus temps pour cela… Maintenant nous sommes tous fatigués alors je vous donne rendez-vous dans cette salle, à 18 heures, ce soir même, pour le Discours d’Intentions, sans attendre les quelques jours traditionnels. Mais je demanderai au Président du Sénat de m’accorder une faveur, celle de permettre à la radio d’Etat d’installer son matériel, ici même, afin que ce discours soit retransmis partout en Europe, en direct. Les peuples européens, et nos soldats, ont le droit, incontestable, de savoir le plus tôt possible ce que je vais entreprendre. Je vais moi-même prendre du repos dans le Sénat, ici, si le Président m’y autorise, et je vous demande de faire l’effort d’être tous présents à 18 heures, malgré le peu de temps qu'il vous reste pour vous reposer…
Une ovation lui coupa la parole. Il eut le temps de se demander ce qui se passait. Jamais, en onze ans, il n’avait assisté à une manifestation pareille, les Sénateurs étaient avares de leurs ovations. Il se dit que quelque chose avait changé, qu’un vent de frénésie soufflait sur le Sénat ! Ou alors les sénateurs étaient simplement soulagés d’être sortis de la crise ? Il salua de la tête et descendit les marches.
Il ne se souvint jamais des minutes qui suivirent. Il se retrouva, seul, dans une de ces petites chambres dites "de passage" du Sénat. Machinalement il commença à se déshabiller, repoussant l’idée qui lui venait de préparer son discours. Il avait davantage besoin de sommeil que de préparer soigneusement son texte. Curieusement il ne se demandait plus ce qui venait de se passer. Son cerveau avait assimilé le prodigieux événement qui venait de se dérouler, s'y était adapté, et réfléchissait maintenant aux actions à venir. Il avait conscience qu'un invraisemblable concours de circonstance venait de se produire, qu'il n'aurait jamais dû être élu, que l'indécision, la fatigue, le ras le bol de ses collègues avaient causé tout cela. Il le savait et l'acceptait. Il avait, brutalement, changé de monde et ne se posait pas de questions…
***
Une main le secoua et il ouvrit les yeux.
- Monsieur le Président, Monsieur le Président, réveillez-vous il est dix sept heures quinze…
Un huissier, qu’il reconnut, le secouait. La plaque métallique que l’homme portait au cou, flottait devant les yeux d’Edouard.
- Monsieur le Président, pardonnez-moi de vous avoir secoué comme ça, mais vous aviez insisté sur l’heure de votre réveil, lorsque je vous ai conduit ici, ce matin.
- Merci, Monsieur Boulov, dit-il en s’asseyant. Vous avez eu raison.
Il passa les mains sur son visage, se frottant les joues avec force.
- J’ai pris la liberté de vous apporter du café, Monsieur le Président. Je ne savais pas ce que vous préféreriez, à cette heure ci.
- En général du thé, mais ce sera très bien, Boulov.
- Voulez-vous que je vous fasse couler un bain, Monsieur le Président ? Excusez-moi je ne suis pas habitué à ces choses, je ne suis qu’huissier du Sénat, je n’ai pas été formé à cela.
"Monsieur le Président" ! Il allait falloir qu’il s’y fasse. Tout lui revenait en mémoire, mais déjà recouvert par d’autres pensées, comme si son inconscient avait effectué un travail d'assimilation, que lui, Edouard Meerxel, avait accepté cet invraisemblable scénario. Finalement, il se rendit compte que c’était déjà le passé ! Il avait autre chose en tête, maintenant.
- Moi je n’étais que Sénateur, répondit-il, vous voyez nous avons tous les deux des choses à apprendre. Mais je trouve que vous vous débrouillez très bien, Boulov. Pour le bain, non, merci. J’ai l’habitude de prendre une douche très chaude et je vais m’en occuper moi-même, bien entendu. Mais si vous me trouvez une brosse à dents et de quoi me raser, je vous en serai reconnaissant.
Boulov eut un sourire curieux. Il ouvrait la bouche en cul de poule, comme s’il prononçait un O.
- Ca j’y avais pensé, Monsieur et… permettez-moi de vous dire combien je suis fier d’avoir été là ce matin, enfin je veux dire ce soir, pour vous aider un peu.
Meerxel tourna le visage de son côté. Celui de l’huissier ne montrait que de la fatigue et autre chose… On aurait dit une petite lueur, dans ses yeux. Cet homme était sincère, il n’avait pas pu s’empêcher de prononcer ces mots. Ce n’était pas de la flatterie mais ce qu’il pensait vraiment ! Et le "Président" réagit immédiatement.
- Boulov, beaucoup de choses vont changer pour moi. Je suis veuf depuis des années et je me suis habitué à faire bien des choses moi-même. Aujourd’hui tout change et je dois m’adapter. Si vous en êtes d’accord, j’aimerais demander à l’administration du Sénat que vous passiez au Palais de l’Europe ; où je devrai résider, désormais ; en qualité d’huissier attaché au Président. Je me sens à l’aise avec vous et nous apprendrons côte à côte à faire notre nouveau métier. Qu’en pensez-vous ?
La stupéfaction. Le visage de Boulov resta inexpressif pendant plusieurs secondes.
- Bien entendu vous pouvez refuser, reprit Meerxel, je ne vous en voudrai pas.
- Non, non, Monsieur. Je veux dire que je ne m’attendais pas à… Huissier du Président ! Enfin si vous pensez que je peux rendre service, j’accepte.
- Alors c’est décidé. Faites-moi penser à… non j’ai encore le temps pour ça. Il y a bien un téléphone ici, non ? Alors demandez la direction, le Directeur Général du Sénat en personne pour le Président élu, et passez-moi la communication pendant que je commence à me préparer.
Le directeur-général de l’administration avait une voix bizarre, hachée par la surprise, l'émotion, quand il eut directement Meerxel lui-même à l’appareil, qui l'entretenait d'un transfert de personnel entre le Sénat et le Palais présidentiel. Mais il assura que, "bien entendu, Boulov devait considérer qu'il appartenait dès maintenant à la Présidence, que ce n'était qu'une formalité…" Meerxel raccrocha et se tourna vers l'huissier :
- Si vous le voulez bien, à partir de la minute présente et au moins jusqu’à ce soir accompagnez-moi partout, s’il vous plaît Boulov, si vous arrivez à surmonter votre fatigue. L’huissier sourit largement, cette fois, révélant des dents abominables tant elles étaient abîmées ! Voilà la raison de son sourire si étonnant. Edouard nota de lui faire arranger ça, aux frais de l’Etat. Après tout il en était le serviteur, lui aussi, et son allure aurait une certaine importance, au Palais. Si on lui demandait impérativement de passez entre les mains d'un chirurgien-dentiste il était juste qu’il en soit dédommagé, non ? Meerxel tendait la main vers la cafetière, un peu refroidi quand Boulov se frappa le crâne.
- Pardon, Monsieur le Président, avec tout ça j'ai oublié de vous prévenir que le Sénateur Pilnussen, je veux dire le Vice-Président, était là et sollicitait une audience. Nyrup ? Il l'avait oublié. Comment son ami avait-il pris la décision le concernant ? Ils n'en avaient évidemment pas parlé !
- Faites-le entrer, dès que j'aurai fini de me préparer, je vous prie.
Nyrup, le visage aux traits tendus, mais souriant comme jamais Edouard ne l'avait vu sourire, entra vivement, un peu plus tard et vint à lui la main tendue. Il s'était changé et portait un costume gris à petites rayures qui lui allait particulièrement bien.
- Dieu, je suis fier de toi, Edouard ! Tu as trouvé les mots justes, bien sûr, j'allais dire comme toujours. Et la bonne tactique, aussi. Valiu voulait déposer une réclamation pour faire suspendre le résultat du vote. Tu l'as pris de vitesse en prononçant immédiatement le serment. Bien joué, Edouard, bien joué ! C'était là un exemple de leur politique. Tu les as battus à leur propre jeu.
- Merci. Tu n'es pas en colère contre moi ?
- Quoi, pour ma désignation de Vice-Président ?…
Il y eut un silence. Le visage de Pilnussen changeait, comme s'il était en train de comprendre quelque chose.
- Tu veux dire que tu étais sérieux ? reprit-il… Oui ?… Je pensais que tu voulais que je me rétracte au moment où tu aurais choisi ton véritable Vice-Président… Je suis très surpris, Edouard… Jamais je n'avais pensé à une chose pareille. Je n'ai pas l'expérience, tu le comprends bien, voyons ! Je n'ai même jamais été Secrétaire d'Etat ou appartenu directement à un gouvernement.
- Mais tu as été Rapporteur de plusieurs Commissions à plusieurs reprises et sous des présidents différent. Pas moi, Nyrup. On est dans le même bateau, mon vieux. Si tu as de vraies raisons je les respecterai mais pas celles là. J'ai moins d'expérience que toi, infiniment moins. Tu m'as guidé par la main à mon arrivée ici, tu connais bien mieux la politique que tu ne le prétends. Je vais être isolé au Palais de l'Europe, on va me tirer de tous les côtés. J'ai besoin de ta connaissance des manœuvres sénatoriales, des coups bas, surtout au début… Dieu, j'ai besoin de toi, Nyrup. Avoir au moins quelqu'un qui me dira quand je me trompe. Simplement ça. Quelqu'un en qui j'ai confiance, quelqu'un qui réfléchit juste !
Pilnussen le regardait en silence. Puis il finit par hocher lentement la tête.
- Dieu m'est témoin que jamais je n'aurais envisagé une chose pareille. Mais tu as bien accepté, toi. Tu plonges… d'accord, je serai à côté de toi, Edouard.
Meerxel lui tendit la main sans un mot, d'un mouvement spontané, assez gamin pour des hommes qui ne l'étaient plus depuis si longtemps, et ils restèrent ainsi quelques secondes. Aussi embarrassés, aussi mal à l'aise l'un que l'autre, à la fin.
- Ton discours ? demanda finalement Nyrup.
- Je voulais y réfléchir maintenant.
- Tu ne le fais pas écrire ? dit son ami avec un demi-sourire.
- Pas question, j'improviserai. Mais je sais, en gros, ce que je vais dire.
- Si c'est de la même veine qu'hier tu vas faire un succès, comme disent les artistes de music-hall, qui sont un peu des parents, pour nous, professionnels de la représentation ! Mais c'est vrai que tu n'es jamais aussi bon que lorsque tu parles avec tes tripes ! C'est bien pour ça que Valiu ne voulait jamais te laisser prononcer un discours au nom du Parti. Il craignait la concurrence et ce que tu allais balancer ! Bon je m'en vais, je serai dans la salle, évidemment.
Meerxel sourit et, une fois seul, s’assit dans un fauteuil pour réfléchir. Puis il se leva. Toute sa vie quand il voulait cogiter il marchait de long en large, la tête baissée. C’est ainsi qu’il se concentrait le mieux. Aucune raison de changer avec son nouvel état. Quand Boulov revint pour lui annoncer qu’il était six heures moins cinq il le trouva arpentant la petite pièce. A peine trois pas dans un sens, quatre dans l'autre. Une cellule.
- Plusieurs Sénateurs du parti Radical demandent à vous voir, Monsieur, dit-il en entrant.
- Pas question. Je vous charge d’aller le leur dire, maintenant, Boulov. Je ne recevrai plus personne avant mon discours et ensuite je veux me rendre immédiatement au Palais de l’Europe pour commencer à travailler. Voudrez-vous appeler également le Chef de cabinet du Président sortant afin de lui dire qu’il va rester à mon service, de même que son équipe, jusqu’à ce que je les libère. Voulez-vous lui dire de ma part qu’il doit se considérer comme "requis sur place", au nom de la Fédération.
Ceci étant valable pour ses collaborateurs également… Et gardez le secret sur cette mission, n'est-ce pas ?
- Certainement Monsieur, fit l'huissier, ahuri.
Il disparut une minute et Edouard entendit des éclats de voix dans le couloir. La délégation des radicaux allait être furieuse mais peu importe. Meerxel n’avait pas l’intention de quitter les Radicaux, c’était sa famille de pensée, mais les hommes qui dirigeaient le parti l’avaient beaucoup déçu, leurs manœuvres de petite politique avaient mené à cette élection ridicule, tant pis pour eux.
Quand il pénétra dans l’hémicycle la salle était comble et les rangs de chaises réservées au public, au balcon au-dessus des Sénateurs, étaient pleins à craquer. Dès qu’il apparut des applaudissements s’élevèrent. Beaucoup moins nourris que le matin, néanmoins. Il en sourit intérieurement en songeant que ses ex-collègues avaient réfléchi et qu’ils étaient peut être en train de se mordre les doigts d’avoir élu un quasi inconnu ! Une installation avait été aménagée sur la tribune où des fils couraient et des micros étaient en place, un peu partout. Des techniciens s’affairaient autour d’instruments. La radio de Kiev était en place. Calmement il alla vers la tribune pendant que la salle se levait. Il monta les marches jusqu'à la place de l'orateur, inclina la tête en direction du Président du Sénat, toujours assis, comme le voulait la règle, et le remercia à voix haute de l’accueillir. Là aussi c’était la tradition. Du regard il interrogea un technicien de la radio qui comprit et lui fit signe que la liaison était établie. Puis il se tourna vers l'hémicycle où tout le monde s’asseyait. Il laissa son regard le parcourir de gauche à droite et repéra Pilnussen et Lagorski, au premier rang, le visage levé. En onze ans il avait pris la parole bien peu souvent, de cet endroit, mais il se rendit compte qu’il se sentait plus calme qu’aucune des fois précédentes. Tous ces visages tournés vers lui ne l'intimidaient pas. Ne l'intimidaient plus. Il avait une tâche à entreprendre, d'une importance telle que rien d'autre ne venait l'en distraire.
- Mesdames, Messieurs, chers collègues, commença-t-il d’une voix assez lente, vous devez être surpris. Certains d’entre vous ne me connaissent pas ou savent seulement de moi que j’ai été soldat au cours de la Première Guerre continentale, il y a vingt cinq ans. Il est troublant, pour moi, de m’apercevoir que c’est durant des guerres que j’assume des responsabilités importantes. Sachez que je regrette infiniment cette situation pour l’Europe. Je vais faire mon devoir n’en doutez pas. Sachez aussi que je ne mâche pas mes mots, vous allez le constater très vite dans ce qui va suivre. Mon langage n'est pas habituel dans le monde politique. Lorsqu’il faut dire quelque chose je pense que le mieux est de le dire carrément ; vous le voyez même mon vocabulaire est insolite, ici ; tout autre comportement débouche sur une mauvaise compréhension ou des interprétations… C’est en tout cas mon avis… Et celui également du Vice-Président Pilnussen. Nous n'appartenons pas à la même formation politique mais nous avons le même langage, précisément, les mêmes vues générales, la même conception du devoir politique. Si vous vous posez des questions au sujet de ce choix n'y voyez que ma volonté d'unifier le pays. Toute l'Europe doit faire face à la situation de guerre. Tout le pays, pour moi, cela veut dire les forces vives, au-delà des clivages de partis. A cause de la Chine nous n'en sommes plus là. C'est donc un bloc soudé qui se trouve, par vos votes, à la tête de la Fédération. J'espère que ce sera sa chance, que la nation européenne viendra se serrer autour de nous.
Il y eut une énorme salve d'applaudissements, venant essentiellement du public, qu'il laissa passer pendant quelques secondes avant d'entendre chuchoter, dans le silence revenu : "Il n’a pas de notes… il n’a pas de notes". La phrase sembla courir les rangs des Sénateurs. C’est alors qu’il entama vraiment son discours.
- De même qu'une grève est toujours la preuve d'un échec. Celui de l'incapacité dans laquelle chacune des deux parties ; le patronat et les salariés, au travers de leurs représentants ; se sont trouvés de faire comprendre leurs raisons, leurs arguments, à la partie adverse. De même une guerre n’a jamais une autre signification que l’aboutissement de mauvaises évaluations, d’échecs diplomatiques. Si nous sommes en guerre aujourd’hui c’est que de mauvais jugements ont été portés sur la situation internationale. Si nous sommes apparemment mal préparés, c’est qu’il y a eu des lacunes ici et là, à des échelons divers. Il n’est pas temps, en ce moment précis, de faire le procès de l’un ou de l’autre, de rechercher les responsables, ce n'est pas d'actualité, la faillite est peut être collective. Même s'il faudra bien, un jour, se pencher sur cette douloureuse question, ne serait-ce que pour qu'un tel fait ne se renouvelle jamais. Nos morts, tous nos morts, actuels et futurs, l'exigent ! Ce serait leur faire injure, considérer leur disparition comme peu importante, que de penser que nous devons oublier pourquoi, dans quelles conditions, ils ont disparu ! Il n’est plus temps non plus de se lamenter, mais de faire face. Nous nous trouvons devant un ennemi bien équipé et nombreux. Nous avons toujours su que la Chine a un réservoir d’hommes impressionnant. Les estimations les plus récentes montrent que l’Armée chinoise est plus importante encore qu’elle ne l’était pendant le dernier conflit où, sur le front, elle nous paraissait inépuisable. Nous devons aujourd’hui trouver, tout de suite, des solutions pour combler ce handicap. Dans un cas de ce genre il ne survient pas de magicien pour faire apparaître de nouveaux soldats. Tout coûte, d’une manière ou d’une autre. Il ne faut pas croire qu’un miracle va se produire. Il faudra le provoquer, mieux utiliser nos soldats pour qu’ils soient plus nombreux sur les fronts. Ce moyen existe. Ce sont nos femmes…
Il y eut des murmures dans la salle. Meerxel s’y attendait et poursuivit du même ton.
- Nous les avons déjà mises à contribution pendant la Première Guerre continentale où elles sont venues remplacer les hommes dans les usines d'armement. Ce n’est plus suffisant. Des soldats, aujourd’hui, sont chauffeurs, plantons, estafettes, spécialistes administratifs, ambulanciers, techniciens que sais-je ? Toutes ces fonctions, non combattantes, peuvent être tenues par des femmes. Elles peuvent apprendre à conduire une voiture comme n’importe quel homme et cela représente un chauffeur de char de plus pour le front. C’est ainsi qu’il faut raisonner. Pas question, bien entendu, de les exposer au feu, de les envoyer au combat, mais d’utiliser leur courage, leur intelligence, aux côtés des hommes. Elles ne sont pas différentes des hommes. Rien n’est différent. Demandez-vous si une mère a moins d’angoisse, moins de chagrin si une de ses filles disparaît plutôt qu’un de ses fils ? Demandez-lui si sa peine est différente ? Elle vous giflera, parce que vous mettrez son amour en doute. Vous pensez peut être que les femmes seront déjà sollicitées pour travailler dans les usines d’armement ? C’est vrai et c’est pour cela que nous devrons demander aux hommes qui ont pris leur retraite, mais qui peuvent encore travailler quelques heures par jour, de revenir. Jamais leur expérience n'aura été aussi déterminante. Certes il faudra aménager leurs horaires, ils se remplaceront peut être à deux, trois hommes âgés, pour un poste normal, mais tout cela n’est qu’une question de volonté, d’organisation surtout. Ce n'est pas difficile. L’Europe doit se mettre au travail. Nous ne pourrons gagner cette guerre que si nous nous en donnons les moyens, si nos armes sont plus perfectionnées que celles des Chinois, assez nombreuses, aussi. Les usines doivent tourner 24 heures sur 24. On ne peut plus demander à certains seulement de faire tous les efforts. Le monde moderne ne peut plus survivre ainsi. Nous sommes tous concernés. Tous !
Il s’interrompit une nouvelle fois et leva les yeux vers le public, en haut de la salle.
- Cette guerre sera cruelle, probablement longue, mais il faudra tenir. Nous n’avons pas le choix. Nous sommes le dos au mur. Les racistes chinois se sont exprimés clairement, il y a des années déjà : "la nation chinoise doit dominer l'ensemble du continent, aujourd'hui comme dans son lointain passé. La race chinoise est faite pour dominer." Ce sont les paroles mêmes du Chancelier Xian Lo Chu, lors de son investiture, il y a six ans déjà. Je ne les ai jamais oubliées. Alors le problème est simple, soit nous gagnerons et nous survivrons en tant que nation. Soit nous serons vaincus et il n’y aura jamais plus d’Europe. Nous devons chacun envisager les deux solutions dans notre conscience. Parce qu’il n’y en a pas d’autres ! Surtout pas de demi-mesures, vous le savez, le chancelier Xian Lo Chu l’a dit formellement. Et c’est sur cette volonté que le racisme chinois a basé sa campagne politique, pseudo nationaliste. Ils se sont déjà partagés nos Républiques ! Ils en sont là ! Leurs opposants ont été déportés dans des camps, de "rééducation" dit-on. Il n’y a donc rien à attendre de la population chinoise, comme quelques naïfs inconscients le proclament. Xian Lo Chu a l’appui, soit actif, soit tacite, du peuple chinois, soyons-en certains ! Leurs élections l’ont abondamment prouvé, il ne sert à rien de revenir la-dessus, d’attendre une hypothétique révolte de la population. Il ne nous reste qu’à puiser dans nos cœurs assez de courage pour lutter, sans relâche. Je ne doute pas que l'Europe connaîtra à nouveau la paix… de même que je ne doute pas que le chemin pour y parvenir est fait de sueurs… de sangs… et de larmes…
Il n’avait pas terminé mais il fut pratiquement bâillonné par l’ovation qui était partie du public, là-haut. Un vacarme qui poursuivit son chemin parmi les Sénateurs et qui parut ne pas vouloir s’arrêter. Nyrup et Iakhio étaient debout et applaudissaient à tout rompre, comme leurs voisins du premier rang ! Il en fut réduit à lever les mains, au bout d'un moment, pour demander le silence. Ce fut comme s’il avait basculé un interrupteur et il en fut stupéfait.
- … C’est pourquoi je demande maintenant au Sénat l’application totale de ce qui est prévu par la Constitution, le degré ultime des responsabilités, c’est à dire qu’il m’accorde non pas Tous Pouvoirs mais les Pouvoirs Spéciaux, pour mener cette guerre.
Les sénateurs se dressèrent, comme s’ils avaient attendu cet instant, et levèrent un bras tandis que le public hurlait véritablement… Il fallut plusieurs minutes pour que le Président du Sénat, qui s'agitait comme un forcené sur son siège, puisse prendre la parole.
- Le Sénat accorde les Pouvoirs spéciaux au Président de la Fédération Européenne par vote à bras levés, à l’unanimité absolue, lança-t-il dans son micro, d’une voix qui se cassa sur la fin.
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