Chapitre 8
L'automne "1945"
Il faisait chaud à Constantza, ce dimanche. C'était le début de l'automne, l'été avait été très beau et semblait se poursuivre doucement. Les fenêtres de l'appartement des Bodescu, au deuxième étage d'un immeuble donnant sur la mer, au nord de la ville, à l'opposé des chantiers navals, étaient grandes ouvertes. La mer Noire, calme, ne reflétait pas la tristesse de la réunion familiale.
Il y avait là des membres de plusieurs familles de la tribu Clermont. Raymond Bodescu, le père de Charles, avait été mobilisé. Compte tenu de son âge il appartenait à la seconde réserve et sa qualité de chirurgien-dentiste civil lui permettait d'exercer ses fonctions dans l'Armée. Il avait donc été affecté à l'hôpital militaire de la ville, ce qui lui permettait de rentrer plusieurs fois par semaine chez lui.
L'appartement familial ; un duplex situé entre le premier et le deuxième étage, la partie basse destinée au cabinet, et le haut aux pièces à vivre ; était sur occupé. Une famille de cousins de Raymond, les Surinois, demeurant à Ekaterinbourg, en Sibérie, avait fui in extremis devant l'avancée Chinoise, pendant l'été et avait été recueillie en Roumanie, par les Bodescu. Essentiellement des enfants, des filles, et leur mère, la femme de Gilbert Surinois, mobilisé.
Il y avait là aussi les Kalemnov, les Brodj, tous d'Europe centrale, ou de Russie de l'ouest, venus spécialement à Constantza. Ils s'étaient réunis en apprenant les noms des premiers Clermont tués ou portés disparus. Un oncle, officier de Marine Marchande, versé dans les Escorteurs de convois maritimes avait coulé avec son bâtiment dans le Pacifique, André Lindler l'un des officiers de carrière de la famille : un oncle aussi, Colonel de Blindés, en Sibérie, avait sauté avec son char, et le premier représentant de la jeune génération des cousins, Yannik Petrov, Sergent d'infanterie sur le front Kazakh avait été tué.
Partout, en Europe, des Clermont s'étaient ainsi spontanément réunis en apprenant les nouvelles. Sans s'être donné le mot la famille s'était reconstituée par petits groupes, à Prague, à Saragosse, à Naples etc.
-… est-ce que l'Europe est maudite de connaître ainsi des guerres effroyables tous les vingt cinq ans, laissa tomber d'une voix lasse Nadja Brodj, une grande femme au visage sévère, d'une fermeté démentie par son regard où les autres pouvaient voir une grande détresse. Est-ce que nous sommes un peuple maudit ? L'Europe ne veut de mal à personne que je sache. Même si nos politiciens ne sont pas très brillants ils n'ont jamais montré d'hostilité aux autres populations, n'est ce pas ? Je ne comprends pas, je ne comprends pas ce qui s'est passé.
Raymond Bodescu, qui avait gardé son uniforme de Capitaine du service de santé, l'un des rares hommes présents, haussa les épaules.
- Aucun de nous ne comprend, Nadja. Je ne suis même pas sûr qu'il y ait quelque chose à comprendre. C'est ainsi. Il n'y a pas eu d'hostilité de notre part, à l'égard de la Chine, pas davantage qu'en 1915. Mais on ne peut pas maîtriser ce qui se passe chez ses voisins.
- Allons Raymond, intervint le grand oncle Andreas Kalemnov un petit homme sec qui formait un couple étrange auprès de sa femme qui le dépassait presque d'une tête, il y a des responsabilités quelque part. C'est vrai que l'on tombe des nues, je veux dire nous autres, les Européens, mais nos gouvernants, eux, devaient bien se rendre compte qu'il se préparaît quelque chose. Je ne connais rien à la diplomatie mais j'imagine que c'est un monde qui ressemble un peu au commerce. Quand un concurrent te prépare un mauvais coup il y a des indices. C'était comme ça dans le monde de la chaussure, quand j'avais mon magasin, autrefois, en 1930, à Lvov. Un commerçant avisé se tient au courant de ce qui se passe chez les autres, quand même ! Tu ne te réveilles pas un matin avec un concurrent installé à deux pas de chez toi sans que tu n'aies pu t'en rendre compte auparavant voyons ! Edouard a eu raison de dire, dans son discours, l'autre jour, qu'il y aurait un temps pour établir les responsabilités de chacun. Moi la question qui me harcèle c'est pourquoi personne ne s'est rendu compte de rien, dans la population ?
Il y eut un silence.
- Tu as probablement raison, oncle Andreas, répondit enfin Raymond. Mais ça ne nous aide pas à sortir de là.
- Le pays se met quand même au travail, remarqua soudain Adriana, sa femme, on dit que dans les usines on recrute à tour de bras.
- Qui ? répliqua Nadja. Qui va aller travailler en usine, ceux qui n'ont pas pu être mobilisés ? La belle affaire. Il n'y en a pas tant que ça. Chez nous à Budapest on ne voit que des hommes en uniforme, alors où va-t-on trouver des ouvriers ? Les Chinois sont si nombreux qu'ils peuvent avoir à la fois une armée énorme et des usines qui tournent à plein rendement, mais nous ? Je ne sais pas ce qu'on dit, par ici, mais chez nous les gens sont très inquiets, plus que ça même. Ils disent que cette fois on n'arrêtera pas les Chinois, qu'ils viendront jusqu'en Hongrie.
- Les femmes vont retourner en usine, tu le sais bien, Maman, lâcha alors Petra Brodj, la fille aînée de la famille, qui avait dix-sept ans et était lycéenne.
- Tu penses à ça, toi ? gronda sa mère. Aller travailler en usine ?
- Non, Maman, je crois que je pourrais être utile autrement, mais des tas de filles de mon âge y pensent, tu sais, même des filles de ma classe. Ne serait-ce que pour les salaires. On dit qu'ils sont assez élevés. Les filles qui ne se fatiguent pas trop, au lycée et savent qu'elles n'ont aucune chance au Bac.
- Mais combien de temps faudra-t-il pour que nos usines fonctionnent ? demanda, découragé, Igor Kalemnov, le fils d'Andreas, père de Piotr et Vadia, comptable dans une société de vente de pneu, déjà trop âgé pour être mobilisé. Est-ce qu'il sera temps quand les Chinois seront à Cracovie, à Varsovie ? Est-ce qu'il faudra que les habitants d'Europe soient réfugiés dans l'ouest ? Et toutes nos usines de Russie, aura-t-il fallu les abandonner ? Vous entendez bien les informations, nos troupes reculent partout, les fronts sont enfoncés et nos soldats tombent comme les cousins, les jeunes oncles… Un bruit court, à Lvov. Il paraît que des familles entières fuient vers l'Espagne, la France !
Nos deux fils, Piotr et Vadia, qui se sont engagés afin de choisir leur affectation, sont dans une école de pilotage en Autriche. Là-bas aussi il y a de nouveaux arrivants. Sans travail, bien sûr.
- Est-ce qu'aucun de vous n'a confiance en Edouard ? dit alors, de sa voix douce, Macha Bodescu, l'épouse de Raymond. Vous faites comme nous, je pense, vous écoutez ses discours. Est-ce qu'il vous a jamais donné l'impression de baisser les bras ? Il n'a jamais dit que ce serait facile, non plus. Et les lettres de Charles, qui est au Kazakhstan, maintenant, ne sont pas si pessimistes que ça.
- Edouard ne peut pas faire autrement, Macha, répondit Nadja, il est le Président, maintenant.
- Justement ! Personne ne connaît mieux Edouard que nous, sa famille. L'avez-vous jamais vu mentir ? Il a dit qu'il fallait se mettre au travail, c'est à nous, les peuples d'Europe d'obéir. Je ne connais rien à ces choses, bien entendu, mais je suppose qu'il faut du temps pour lancer la machine, vous ne croyez pas ?
- Bien sûr, tu as raison, petite, dit Andreas. Mais nous, ce que nous voyons ce sont les trous dans la famille. La guerre n'est commencée que depuis cinq mois et nous avons déjà des morts. Et l'espoir de voir cette tuerie s'achever est tellement loin, si loin, Macha.
***
- Où le 1er DAIR en est-il de ses munitions, Kouline ? demanda le Commandant Moretti.
Ils se trouvaient dans le PC de la Brigade, un abri creusé dans le sable et la rocaille, le plafond renforcé par des poutres de bois, recouvert de plusieurs épaisseurs de sacs de sable qui en laissait s'écouler des filets quand des obus faisaient trembler le sol en explosant à proximité.
Chaque Demi-Brigade de la 149ème possédait un Etat-Major, mais très succinct désormais, compte tenu de ce que le corps était une Brigade entière et non plus une Demi-Brigade. Van Der Schmil avait récupéré la plupart des officiers de son ancien Etat-Major pour constituer celui de la Brigade, renforcé de nouveaux et Moretti en attente d'un cinquième galon, en était toujours le chef. Et le Capitaine Bodescu y travaillait toujours. Le Colonel Rosner, à la tête de la Première Demi-Brigade, comme son collègue, le Colonel Vilic de la Seconde, n'avaient guère que trois spécialistes.
- J'ai seulement une demi dotation en réserve, que j'ai laissée dans mes véhicules, répondit Antoine qui, le visage marqué, paraissait fatigué ; comme tous les membres de la 149ème, d'ailleurs. Ils sont dissimulés un kilomètres en arrière des lignes, Commandant, répondit Antoine. Je dois dire que je me demande si je fais bien d'anticiper un retour d'urgence aux engins pour une intervention ailleurs avec la nécessité de disposer de munitions à bord. Hier nous avons été à court d'obus de mortier, dans les tranchées. Mon sous-officier fourrier m'a assuré qu'il allait recevoir une dotation entière en fin d'après-midi et j'ai risqué le coup de ne pas toucher à ma réserve. Mais je n'étais pas tranquille.
Moretti réfléchit une seconde.
- Je pense que vous avez bien fait, Kouline, mais n'hésitez pas à faire ramener le tout si nous avons une attaque majeure et que vos pièces commencent à manquer d'obus. Faites-vous tenir au courant régulièrement. Vos téléphones fonctionnent correctement ?
- Oui, Commandant.
- Bien, attendez-moi j'ai peut être des ordres particuliers pour vous.
Il s'éloigna et Antoine regarda autour de lui, machinalement. Bodescu n'était pas là. Une grande carte était disposée sur une table de fortune, annotée avec les symboles militaires désignant les unités amies et les mouvements de l'ennemi. Il se pencha dessus, repérant le secteur dont il était chargé. Une grande plaine de sable durcie par de la pierraille s'étendait devant leurs tranchées. Tout le 14ème Corps d'Armée se tenait là, depuis les contreforts des hauteurs, au sud, jusqu'à la longue plaine de sable mou, au nord. Ca avait l'air d'une ligne de défense sérieuse mais il savait que les blindés Chinois du Maréchal Lon Su pouvaient attaquer n'importe quand. Chaque jour des batailles aériennes se déroulaient au-dessus de leurs têtes pour empêcher les JU 87 ennemis de venir les pilonner. Ces bombardements en piqué étaient éprouvants pour les nerfs et leurs précisions ; ils prenaient les tranchées en enfilade ; faisaient des dégâts parmi les hommes, malgré les coudes que faisaient maintenant les boyaux. Quant aux véhicules stockés, mais mal dissimulés, derrière le front, c'était la roulette russe. Ils pouvaient être pulvérisés à chaque attaque aérienne. La Brigade avait dû apprendre à camoufler, tant bien que mal, les engins, sans matériel adéquat. Les filets de camouflage manquaient. Sur la carte il distingua des flèches quittant la colonne principale ennemie, devant eux, en direction du sud et il se demanda quel était le but de cette manœuvre ?
Moretti revenait vers lui et il se releva.
- Vous allez recevoir aujourd'hui même un officier en renfort, Kouline, pour remplacer… comment s'appelait-il déjà ?
- Woniew, Sous-Lieutenant Woniew, répondit-il machinalement, sans s'étonner de l'oubli du Commandant. Il y avait tant de pertes que les noms disparaissaient de la mémoire quasiment aussi vite que les hommes tombaient.
- Ah oui… Ca a pris du temps, les officiers sortent encore au compte-goutte des écoles de formation accélérée. Celui-ci est un cas à part. On vous gâte, pour ainsi dire. C'est un ancien Sergent, volontaire étranger, Québécois, qui vient d'être promu pour bravoure et initiative, sur l'ancien front, celui que les Chinois ont enfoncé, il devrait vous soulager pour votre Premier Peloton.
- A ce propos, Commandant, l'Adjudant-Chef Vosjnek qui commande le Deuxième Peloton, est un homme de qualité, je suggérerais de le nommer Sous-Lieutenant.
- Vous en avez déjà parlé, Kouline et on vous a répondu non. Ne soyez pas trop gourmand, mon garçon. Vous recevez un officier, aujourd'hui, et apparemment un bon, n'en demandez pas trop. On pourrait vous retirer Vosjnek pour l'envoyer dans une école de perfectionnement, après nomination. Vous seriez perdant. Les Officiers et Sous-Officiers expérimentés sont réclamés partout, vous savez ? Gardez précieusement ceux que vous avez. C'est encore une chance qu'il ait le brevet de chef de peloton, votre Adjudant-Chef, ce n'est pas toujours le cas.
- Vosjnek n'aurait rien à apprendre, en école, sur le travail d'un Sous-lieutenant, Commandant. Je pensais à une nomination sur place. Cela existe, je crois, d'après les nouvelles directives.
- En effet. Mais il faut une bonne raison pour cela, un acte remarqué, ou une chose comme ça. C'est le cas de votre renfort, précisément. On ne l'a changé d'affectation que parce que son Régiment a été décimé et une partie des survivants envoyés à l'arrière pour le reconstituer. Vosjnek n'a rien fait de tel, n'est-ce pas ?
- Il fait un bon travail.
- C'est son métier, il a été formé pour cela. Nous verrons dans quelque temps. Ne pensez plus à cette histoire, Kouline. Rejoignez vos hommes, maintenant. Vous avez juste le temps de regarder le dossier de votre nouveau Sous-Lieutenant, là sur la caisse, avant de regagner vos tranchées, l'artillerie ne va pas tarder à remettre ça.
Antoine pinça les lèvres de déception et ouvrit machinalement le dossier du nouveau. Le Sous-Lieutenant Léon Labelle, 21 ans, originaire du Québec, effectivement, n'avait pas encore terminé ses études d'ingénieur de l'Ecole Supérieure d'Electricité, à Paris, Sup'Elec' comme on commençait à dire. Engagé volontaire indépendant. Il y avait des unités de volontaires étrangers, des Bataillons, des Régiments plus exceptionnellement. Lui avait demandé à servir tout de suite dans une unité Européenne. Nommé Sergent immédiatement en fonction de son niveau d'études ; ça c'était vraiment risible : un élève d'une Grande Ecole Sergent ! Il venait du 628ème de Ligne, sur le front central. Le 628ème s'y trouvait au moment de la grande attaque, sur la route d'Argôz à Madenjet, trois semaines plus tôt. Une ligne de front solide qui fut ébranlée en fin d'après-midi par une attaque de blindés, suivie, alors que la nuit tombait par une charge d'infanterie. Le front avait été pulvérisé en quelques heures ! Labelle avait un dossier mince mais exceptionnel, reposant essentiellement sur le témoignage de son Lieutenant Chef de section.
Le rapport de celui-ci couvrait plusieurs pages. Il racontait que lui-même avait été blessé quand une demi douzaine d’hommes des troupes d'assaut Chinoises avaient pénétré dans leur petit fortin, mitraillant à tout va. Les quinze soldats Européens, aux meurtrières, s'étaient effondrés les uns après les autres. Et lui même avait pris une balle dans la cuisse. Là-dessus les Chinois avaient entrepris d'enfoncer leurs baïonnettes dans la poitrine des blessés, histoire de terminer le travail ! C'est alors que le Sergent Labelle était entré par la porte latérale donnant sur le fortin suivant, son fusil à la main, et avait attaqué, seul, les soldats Chinois, en hurlant de colère ! Le Lieutenant racontait qu'il n'avait pas compris comment Labelle avait fait mais il avait bel et bien massacré les Chinois à lui seul frappant à coups de crosse, quasiment de tous les côtés à la fois…
Le Lieutenant s'était alors évanoui et avait repris connaissance en travers des épaules de Labelle, alors qu'il faisait encore nuit. Ils avaient fait halte, en pleine retraite. On entendait des obus tomber partout, des hurlements et des explosions de grenades, et des moteurs de chars grondaient pas loin. Le Sergent gueulait des ordres, agitait les bras et cavalait, avec son officier sur le dos. Et ça avait continué comme ça tout le reste de la nuit !
Labelle hurlait ses ordres, une fusillade s'ensuivait et le gars cavalait, son Lieutenant sur les épaules ! Au jour pendant une halte, celui-ci avait vu qu'une centaine de soldats, débraillés, arborant toutes sortes d'uniformes, mais chacun tenant une arme, des munitions autour de la taille, était groupée autour de Labelle qui donnait ses instructions. Il se souvenait avoir vu des Sergents Majors qui attendaient ses ordres !
Et la retraite avait continué, lui toujours sur le dos du Sergent, tout au long de la journée, se dirigeant vers le sud ! A la nuit ils étaient tombés sur un groupe de chars amis qui les avaient chargés et ramenés en arrière. Le Sergent Labelle avait été promu Sous-Lieutenant sur le champ, dès le rapport de son officier. Il avait aussi reçu la Croix de Fer de Première classe et la Croix de guerre.
Antoine reposa le dossier en songeant qu'il recevait un authentique héros et en fut gêné. Dehors, le soleil lui fit cligner des yeux. Il devait être midi et la lumière était intense. En revanche la chaleur était agréable, comme toujours à l'époque où l'automne s'installe doucement, au Kazakhstan. Jusqu'à 25-26° dans la journée mais 18° le matin et beaucoup moins la nuit. Pourtant, durant le voyage depuis le sud sibérien, ils avaient touché des tenues "régions chaudes"! Des shorts et des chemises légères. Ils avaient tous préféré garder les tenues de combat, en toile sèche. Seuls les chauffeurs, qui avaient les jambes près du moteur de leur engin, toujours brûlant, avaient opté pour les vêtements légers.
Ils les portaient toujours quand ils avaient participé à la grande attaque, le surlendemain de leur arrivée. Antoine en gardait une impression de bordel innommable ! Les unités s'étaient mélangées en cavalant. Les hommes étaient hors d'haleine, épuisés et marchaient dans toutes les directions, y compris parallèlement aux lignes de front, alors qu'ils étaient encore au milieu du no man's land ! Il avait compris que l'attaque ne parviendrait jamais aux lignes chinoises. Lucide il avait pris sur lui de commencer à rassembler ses hommes pour limiter les pertes, les faire s'installer sur place, en attendant l'ordre de repli qui n'allait probablement pas tarder. C'est là qu'il était tombé sur un tout jeune Sous-Lieutenant de carrière, pas plus de vingt ans, atteint d'une balle à l'épaule droite et d'une autre à la cuisse. Il portait, sur la tête, son casoar à plumet blanc de la tenue de cérémonie des Saint-Cyriens ! Il devait être Français. Antoine avait senti une furieuse colère l'envahir. Il s'était arrêté près de lui pour l'aider à se mettre à couvert dans un trou, avait soigné tant bien que mal ses blessures, mais n'avait pas pu empêcher la hargne de s'écouler.
- Petit couillon, tu te croyais très courageux à attaquer avec ton casoar ! Ca avait de la gueule cet assaut, dans ta tête, hein ? Tu sais de quoi tu avais l'air, en vérité…? D'un con fini !
Est-ce que tu sais combien le pays a dépensé pour toi, jusqu'à présent ? Combien d'hommes ont fait d'efforts, pendant tant d'années, pour te préparer, pour faire de toi un professionnel de la guerre, un officier de carrière ? Pour t'enseigner tout ce qu'ils savaient, tout ce qu'ils avaient mis une vie à apprendre ? Ton premier devoir, gamin, c'est de rester en vie, de conserver tout ce savoir qu'on t'a inculqué. Parce qu'il n'a pas de prix, aujourd'hui. Le pays a besoin de toi, tu comprends ça, petit con ? Besoin de ce que tu sais. Pas d'un amateur de panache ! C'est maintenant que tu vas pouvoir rembourser ta dette. En restant en vie ! Pour faire le plus de mal possible à l'ennemi. Pour mettre en pratique ce que tu as appris, pour faire cesser ce bordel ! Cette attaque en casoar c'était du cinéma ! Ca ne servait à rien sinon à te faire repérer par les mitrailleurs chinois. Et tu vaux davantage que les quelques balles qu'ils ont tiré sur toi, tu comprends ça andouille ?
Le blessé l'avait regardé, interloqué, encaissant l'engueulade en silence. Il n'avait même pas gémi quand Vassi l'avait placé en travers de ses épaules, plus tard, quand ils avaient reculé vers leurs lignes. C'était vrai qu'il avait du courage, le gamin. Mais il était tête nue, maintenant, le plumet de son casoar dépassant de sa poche de pantalon…
Antoine ne lui avait pas demandé son nom, il ne connaissait que le numéro de son Régiment, 248ème d'Infanterie Légère.
L'attaque avait coûté douze hommes au DAIR. Douze vies pour rien ! L'attaque n'avait pas abouti. Au départ on sentait qu'elle n'avait pas été suffisamment préparée. Mais rien ne l'était. Dans tous les domaines. C'était toujours la pagaille dans le camp européen. Les unités chargées d'apporter les recomplètements de munitions, la bouffe, le courrier, changeaient tous les trois ou quatre jours et les nouvelles ne savaient pas où se trouvaient les tranchées. Comme si les compagnies qu'elles avaient relevées n'avaient laissé aucune indication, aucun plan des tranchées, des chemins d'accès. C'était comme si personne ne réfléchissait à rien ! On commençait à voir des unités de seconde réserve assurer ce boulot. Des hommes de 40-45 ans. L'idée en elle-même n'était pas mauvaise mais ces hommes n'étaient pas en bon état physique et souffraient trop, s'épuisaient à accomplir ce travail. Il aurait d'abord fallu leur donner un minimum d'entraînement. Ou les employer à d'autres tâches, plus en arrière. A chaque fois qu'Antoine revenait vers l'arrière du front il était effaré de voir la pagaille, les unités qui se déplaçaient, se mélangeaient. Les soldats, exaspérés, paumés, qui demandaient des ordres clairs…
Il mit une demi-heure pour regagner ses positions, marchant mal dans le sable et utilisant parfois des tranchées lorsqu'il n'était pas protégé des tirs directs par un repli de terrain. Les Chinois avaient des tireurs au fusil à lunette et avaient ainsi abattu beaucoup d'hommes, depuis leurs lignes, à six cents mètres.
Comme tous les membres du 1er DAIR, et toute la Brigade en fait, il était crevé. L'Antoine du début de la guerre, cinq mois seulement auparavant, s'était transformé. Aujourd'hui il avait les traits marqués par le manque de sommeil. Même sa façon de s'exprimer était différente. Ses ordres étaient plus secs, son débit de voix plus saccadé. Il en était conscient et s'efforçait de se corriger. Ils étaient sur le front depuis trois semaines et les tirs d'artillerie chinois s'abattaient n'importe quand. En outre une artillerie divisionnaire européenne était installée derrière leurs positions, avec des obusiers de la 149 ème, et quand ce n'était pas les canons chinois c'était les leurs qui tonnaient. La nuit comme le jour, bien entendu. Si bien qu'ils manquaient tous de sommeil. Se souvenant de ce que racontaient les anciens, ceux de la Grande Guerre, il avait donné l'ordre que chaque homme non employé dorme, n'importe où, n'importe quand, pour reprendre un minimum de forces. C'était cela le plus dur, à l'heure actuelle, le manque de sommeil. Deux jours après leur arrivée les Chinois avaient lancé une attaque, mais l'axe était centré plus au sud de la position tenue par la Brigade et le 1er DAIR s'était borné à des tirs d'appui, avec les mitrailleuses, pour décourager un débordement de son côté. Par la suite il avait reçu l'ordre de faire donner également les mortiers et les Groupes d'Appui étaient maintenant experts sur le maniement rapide de leurs armes.
Quand il arriva à son abri-PC, enterré également, comme toutes les installations des hommes, Igor apparaissait, venant de l'autre côté, avec les porte-gamelles du repas.
- Encore des rations réchauffées, Lieutenant, fit-il avec un sourire triste…
C'était un bon mangeur et il parlait souvent à ses copains, avec une tristesse touchante, de la cuisine de sa femme. Les retardataires-déserteurs qui composaient le groupe de commandement s'étaient bien intégrés, ils allaient mieux, moralement. Antoine soupçonnait que beaucoup d'hommes du DAIR étaient vaguement au courant de leur aventure. En tout cas personne n'en parlait, c'était le principal. La solidarité des soldats, au front, probablement. Et les retardataires avaient régulièrement touché leur prêt et les rations de cigarettes. L'administration de la Brigade n'avait pas tiqué en voyant les listes de personnels. En principe les retardataires étaient officiellement intégrés, maintenant.
- … Le nouveau Lieutenant est dans l'abri du groupe Appui, ajouta Igor. Le Lieutenant Brucke lui a fait faire le tour des retranchements sud. Ils sont allés voir les véhicules. Vont pas tarder à revenir, à mon avis.
C'était un truc à lui, ça. Il ponctuait sa conversation de "à mon avis". Son avis n'était pas mauvais car les deux officiers apparurent à l'entrée du PC cinq minutes à peine après l'arrivée d'Antoine.
- Sous-Lieutenant Léon Labelle, au rapport, Lieutenant, se présenta le nouveau en saluant.
Il avait une voix de basse qu'il paraissait devoir contrôler en permanence tant elle était puissante, et s'efforçait de parler lentement, articulant avec soin. Mais elle correspondait tout à fait à son allure. C'était un incroyable colosse de près de deux mètres de haut, des épaules d'une largeur incroyable et une taille si fine qu'on voyait immédiatement le grand sportif, chez lui. Il pesait certainement cent kilo, mais pas plus : un athlète. Antoine comprenait mieux comment il avait pu porter son officier une nuit et une journée sur le dos ! Ses cheveux étaient hirsutes, incoiffables, plus que roux : presque rouges, surmontant une bouille de collégien, avec des taches de rousseur !
- Bienvenu au 1er DAIR, Lieutenant, répondit Antoine en tendant vivement la main. Le Lieutenant Brucke vous a fait faire le tour de notre secteur, je vous présenterai à votre peloton moi-même, après le repas, vous allez manger ici.
- Si vous le permettez je vais m'occuper des munitions, Lieutenant, intervint Brucke. Je crois qu'on nous les amène. J'ai vu la corvée dans la tranchée ouest. Je mangerai plus tard. C'était une chose qu'Antoine appréciait chez son adjoint, ce tact. Il ne cherchait jamais à envahir le domaine du chef du DAIR. Prêt à le remplacer, au besoin, mais pas ostensiblement. Comment ce type avait-il pu avoir d'aussi mauvaises appréciations, aux EOR ? Il était tombé sur quelques andouilles bornées, mais c'est vrai qu'une armée est le reflet fidèle de la société qui la génère. La vie civile comportait de beaux spécimens de crétins aussi !
- Allons racontez-moi, en mangeant, d'où vous venez et qui vous êtes, Labelle ? commença-t-il en montrant une caisse sur laquelle Igor avait posé trois gamelles recouvertes de leur couvercle pour les tenir un peu au chaud, et de couverts d'aluminium. Prenez n'importe laquelle de ces gamelles et servezvous de pain et de vin. Ils s'assirent tout les deux et commencèrent à manger les lentilles au mouton habituelles. Tièdes comme toujours, à moins d'avoir une cuisine roulante à proximité, c'était la règle. Le gars paraissait à l'aise, ici. Ou plutôt habitué à la fois à ce décor et aux rituels du repas, ce qui était normal puisqu'il venait du front.
- J'arrive toujours pas à croire que je suis reçu de la médaille, Lieutenant, commença le gars d'un ton plus rapide, maintenant.
- Pardon ? fit Antoine en stoppant sa fourchette à deux centimètres de sa bouche grande ouverte.
- Oh oui… je veux dire : que j'ai été décoré. Je suis Qu'bécois, Lieutenint. Quand je suis ému, ou en colère, le parler de chez moé reminte tout seul. Il faut me pardonner, Lieutenint, je ne le fais vraimint pas exprès.
Antoine sourit doucement en se disant que le DAIR allait devenir amusant avec ce type.
- D'accord. Allez-y je vous interromprai seulement lorsque je ne comprendrai pas, Labelle.
- Ca c't'incore une affaire qui me met dans la brum' ! Là-bas, au 628ème, ils étaient tous Belges. Ils m'appelaient par mon prénom, c'était l'habitude, ils disaient. Et puis j’étais Sergint tout frais. Je n'avais plus l'impression d'être in étringer, vous comprenez ? Seulemint ils le disaient à la Belge, ça faisait "Léyon"! Pas comme chez moi du côté de la Baie des Chaleurs, vers l'océan, où ça donne plutôt "Liion". Et je ne sais pas pourquoi ça m'a bien plu ce "Léyon". On m'acceptait, v'comprenez ? J'étais plus le volontaire étranger… Mais maintenint que j'suis officier personne m'appellera plus "Léyon", c'est dommage !
Maintenant Antoine avait de la peine à s'empêcher de rire. Ce grand type lui plaisait. D'autant qu'en dépit de son langage particulier, de son accent incroyable, il était presque un jeune ingénieur de Sup'Elec' et l'école parisienne représentait un joli niveau. Au minimum il écrivait forcément un Français parfait et devait le parler aussi. En faisant attention, peut être ? Mais là il se laissait aller et l'accent remontait en force. Quoi qu'il en soit il était sympathique.
- Enfin bref j'étais au Huitième Corps, Lieutenint, quand on a pris une sacrée débarque… je veux dire qu'on s'est fait prindre les culottes baissées, non c'est… je veux dire qu'on a été pris par surprise. Voilà, c'est ça, par "surprise" Lieutenint. C'est l'infanterie Chinoise qui a été la plus terrifiinte. Ils poussaient des hurlements ininterrimpus in fonçint à travers les barbelés ! On aurait dit qu'ils ne sintaient pas l'pointes qui les blessaient ! Quand ils sint arrivés sur nous ils saignaient de partout. Les hurlemints et ce sing… In cauchemâr.
Il s'interrompit et Antoine laissa le silence s'installer. Ce type en avait bavé, bien plus que lui-même, songea-t-il. Et on le mettait sous ses ordres…
- Racontez-moi ce que vous faites, dans le civil.
- Vingt et un ans, dernière année de l'Ecole Supérieure d'Electricité de Paris. Après je devais faire des stages pindint un an, avint d' rintrer au Qu'bec. C'est ce que voulait min père. Vous savez lui aussi a été Volontaire Etringer pindant l'autre guerre !
Enfin bon, il voulait que j’aie une bonne formation avant de travailler avec lui, à l'usine de la Baie des Chaleurs, à la pointe du Saint-Laurent. Ses affaires marchent plutôt bien et il minte des usines, comme ça, dans le sud. Quand la guerre s'est déclarée je me suis inrôlé tout d' suit'.
Il releva la tête pour regarder Antoine bien en face, parut vaguement troublé et reprit avec un accent qui alla en s'accentuant au fil des phrases.
- C'est normal, hein, je v'nais d'apprindre l'métier d'ingénieur in Frince, à Paris, j'lui d'vais bien ça, à l'Europe. Au Qu'bec on est pays, avec la Frince ! Et puis, à la Baie des Chaleurs 'core plus. Vous c'nnaissez l'histoire de l'amiral-pirate ? Nin ? J'vais vous la dire. Ca r'monte à 1604, bien avint la guerre d'Indépindince des Américains et la nôtre, plus tard. C'tait un incien officier de la Marine Inglaise, Peter Easton, qu'est de'vnu pirate. Jamais su pourquoi il détestait tint qu'ça les Inglais. Il pillait les villes inglaises de la côte, les navires, même les Espagnols, tout ça. In 1612 il a monté in raid sur Porto Rico et il est rev'nu cousu d'or ! In 1613, couvert d'or, j'vous dis, il est allé s'installer in Frince, il a acheté in château et il est dev'nu Marquis ! In disait qu'c était l'homme l'plus riche du minde… Oh je crois bien que min accent est rev'nu, pas vrai Lieutenint ?
Antoine hocha la tête en riant.
- Pour l'instant je vous comprends encore, Labelle.
L'officier respira profondément et en revint à son réçit, surveillant son langage en parlant plus lentement et, du coup, son accent disparut presque totalement !
- J'ai fait trois semaines de classe seulement, après mon engagement, maniement d'arme et tout ça et, comme j'avais pas encore le diplôme de l'Ecole, on m'a expédié comme Sergent au 628ème… Mais vous savez, Lieutenant, après l'attaque et tout ça, j'aurais bien échangé ces décorations contre un stage dans les Corps Francs. Mon père était Corps Francs, en 1918, il était assez bagarreur, vous comprenez ? Moi c'est pas pour ça, plutôt parce que l'Infanterie de Ligne ça ne me convenait pas tant que ça. Il faut être une vraie mitaine pour se plaire là-dedans… je veux dire… accepter de se laisser manipuler. Ils font que du fla fla, là-bas ! Mais on m'a dit qu'on verrait plus tard, qu'on gardait ma candidature. On avait besoin d'hommes au front.
- Et vous voilà Sous-Lieutenant.
- Je me le demande encore pourquoi ! Oh je ne fais de fausse modestie, Lieutenant. Non, c'est que je ne comprends pas, vraiment… Je n'ai pas l'impression d'en avoir fait davantage que les copains. Je me suis sauvé comme eux… Enfin bref, on a été attaqués les derniers. Les chars chinois nous avaient tournés par le nord, on le savait, mais on n'avait pas de pertes sérieuses et les ordres étaient de tenir. L'artillerie nous avait sonnés mais les blockhaus avaient résisté et on avait beaucoup de munitions pour les mitrailleuses. Enfin bon, l'infanterie chinoise est arrivée aux barbelés et on s'est mis à tirer sans arrêt. C'est fou ce qu'un canon de mitrailleuse peut chauffer, vous savez ? J'en ai même vu qui devenaient rouges ! Les gars versaient de l'eau dessus mais ça dégageait des nuages de vapeur et on ne voyait plus au travers des meurtrières. Je ne me souviens pas de ce qui a suivi, je vous le jure, Lieutenant, je ne me souviens vraiment pas ! Des grenades pétaient partout, il y avait de la fumée, des hurlements… Je me suis rendu compte qu'on nous tirait de derrière le blockhaus depuis un moment, alors je suis passé dans celui d'à côté et j'ai vu les Chinois ! J'ai foncé en tapant comme une brute. Après, c'était la pagaille, il fallait sortir le Lieutenant de là. C'est une bolle, c't'homme là, je veux dire une tête, un type supérieur ! Alors j'l'ai chargé sur mon dos… Des Chinois partout, on n’arrêtait pas de tirer. Je ne sais pas pourquoi les gars sont restés autour de moi. Je me souviens que je gueulais comme un dingue pour en rameuter. Faire une percée vers nos lignes arrières, mais je ne sais pas trop ce que je disais. On courait, on bousculait tout ce qui était devant, avec les crosses des fusils… Et puis, dans la nuit, on s'est retrouvé seuls, toute une bande, au sud de la route. Il y avait là des types que je ne connaissais pas, rescapés d'autres unités, même des artilleurs ! Je pensais bien qu'il fallait pas rester sur place, que les Chinois allaient ratisser le secteur, alors on a marché vers le sud, hors de leur axe de marche. Plus tard on est tombé sur un petit groupe de nos chars qui nous ont chargés. Et voilà. Je vous le jure, Lieutenant, il n'y a rien d'héroïque là-dedans. J'avais une belle trouille, c'est pas la tête à Papineau… je veux dire qu'il fallait pas être particulièrement intelligent pour faire ça !
- Si les hommes sont restés autour de vous ce n'est pas par hasard, Labelle. Vous leur donniez des ordres, vous vous occupiez d'eux. Vous ne vous l'expliquez peut être pas, mais ils vous ont fait confiance, vous donniez les ordres qu’ils avaient envie d'entendre, des ordres logiques, qui correspondaient à la situation. Tout est là, et ce n'est pas rien. De toute façon il était ridicule de vous nommer Sergent, vous deviez être officier, vous aviez le niveau pour cela. Mais tout n'est pas encore au point, en Europe, vous l'avez vu ! Bien, vous allez reprendre le peloton du Sous-Lieutenant Woniew qui a été tué en Sibérie, d'où nous venons. C'était un bon officier mais il a commis une grosse faute d'inattention, il a traversé une clairière, dans la forêt, à découvert, au lieu de suivre une lisière. Une mitrailleuse l'a cueilli au beau milieu. J'espère que vous vous souvenez de ce que l'on vous a appris, pendant vos classes, même courtes, sur "les mouvements du soldat en campagne". Sinon suivez les conseils de vos sous-officiers en attendant de faire votre expérience, ils ont compris la leçon, maintenant. Vous allez être surpris par notre travail, bien différent, plus mobile que celui de l'Infanterie de Ligne d'où vous venez, mais vous vous y habituerez vite. Au combat efforcezvous de réfléchir, de garder votre lucidité pour ne pas prendre de risques inutiles, même si tout paraît assez calme. Et ne vous faites pas tuer, Labelle, je vous l'interdis !
Le Sous-lieutenant le regarda mi-étonné, mi-amusé.
- Je… je n'y comptais pas, Lieutenant, c'était pas dans mes projets. J'en ai d'autres et je vous obéirai, croyez-moi. Au moins il comprenait l'humour. Même de mauvaise qualité.
- D'un autre côté, votre expérience des unités de ligne et de la défense d'un périmètre va nous servir, ici. Je vous accompagnerai tout à l'heure à votre peloton et vous vous installerez. Quand ce sera fait vous reviendrez ici. Je veux que nous refassions le tour de nos positions ensemble. Vous me ferez des suggestions, au besoin. Ah, une dernière chose, si vous vous posez des questions sur le comportement que vous devez avoir, en qualité d'officier, au PC de la Brigade, par exemple, soyez naturel, nous sommes tous passés par là, et demandez carrément au Lieutenant Brucke, ou à moi.
Cette fois la bouille de Labelle se fendit en deux dans un sourire de soulagement. Vraiment il avait une drôle de tête, ce type.
- Alors là je vous remercie, Lieutenant ! Je n'ai pas l'habitude des Etats-Majors, des mess et tout ça. Je me faisais un peu de souci pour ces trucs là. Parce qu'à l'Infanterie de Ligne ils sont toujours en train de faire du fla fla, des manières, quoi, ils ont l'air de malamains… je veux dire de types malcommodes ! Plutôt coincés, quoi. Je ne suis pas au courant de la présentation et toutes ces choses. Moi hein…
Nature, ce gars ! Antoine se dit qu'il avait de la veine avec ses adjoints. Quand il se retrouva seul, plus tard, Labelle installé dans son peloton, ses yeux tombèrent sur sa carte du secteur, déployée sur une cloison du blockhaus. Il s'en approcha, cherchant la route dont lui avait parlé son nouvel officier. Il la localisa et se souvint que plus tôt, au PC de la Brigade, il avait vu des petites flèches, à cet endroit là, précisément. Intrigué il étudia la carte puis décida de reporter tout ce dont il se souvenait sur la sienne. C'est en le faisant qu'un détail lui sauta aux yeux. Au sud d'Argöz sa carte portait un symbole dont il trouva la signification en légende. Il y avait là des forages pétroliers.
Du coup il commença à examiner le chemin que parcouraient les Groupes d'Armées Chinois. Il avait tout noté soigneusement, au fil des semaines, depuis le début de la guerre et Bodescu la lui avait mise à jour. Une armée suivait donc le sud de la Sibérie en direction de l'ouest, le chemin classique depuis la guerre de 1880. Une autre filait vers l'ouest à travers le Kazakhstan. Et un Corps d'Armée traversait le Tadjikistan, visiblement en direction du Turkménistan. Il étendit sa carte à côté de la carte militaire, réfléchissant. Pourquoi ces trois axes… non ce n'était pas ça la bonne question, c'était : pourquoi le Tadjikistan ? Puis il revint aux petites flèches des colonnes qui quittaient le tronc central et réalisa que chaque axe d'attaque donnait naissance à des rameaux qui s'en détachaient sans raison. Longtemps il resta devant ses cartes, jusqu'à ce qu'un sifflement monstrueux retentisse. L'artillerie chinoise remettait ça. L'impact parut tout proche mais Antoine avait maintenant suffisamment l'habitude pour savoir que l'obus était tombé à plus de cent mètres de l'abri. Les batteries européennes répondirent et le duel quotidien démarra. Il y en avait pour des heures. Felov entra, suivi d'Igor et Vassi, et d'un opérateur graphie du groupe de Transmission. Les deux premiers s'installèrent dans un coin, leur fusil posé à côté d'eux. C'était leur poste de combat. Vassi, tranquillement, allongea ses jambes, le torse calé contre la cloison et ferma les yeux. Ce type était étonnant. Il n'y réussissait pas tout de suite mais, très souvent, il s'endormait malgré les explosions !
Le radio s'était assis devant le poste 694 qu'il mit en veille sur la fréquence de la Brigade et posa les écouteurs sur sa tête. Comme ça il avait des parasites plein les oreilles mais il entendait un peu moins les explosions. Felov se posa sur sa caisse habituelle, adossé tant bien que mal à un pilier de bois. Il ne choisissait jamais une autre place. Comme si celle-ci lui portait chance. C'est vrai, Antoine l'avait constaté, beaucoup de soldats devenaient superstitieux, faisant les mêmes gestes dans les mêmes circonstances, s'installant de la même manière, derrière les sacs de sable, quand on craignait une attaque. Le jeune homme s'efforçait de ne pas se laisser aller. Il faut dire que les endroits où ils vivaient étaient assez restreints et la tentation, instinctive, de se placer au même endroit était grande. Ses yeux revinrent à ses cartes mais il décida de ne plus y penser pour l'instant et les rangea.
***
Il était près de 23 heures, le bombardement venait de s'interrompre, quand Antoine décida de se rendre aux avants postes, les "sonnettes" en langage militaire. Il était fatigué mais se sentait nerveux et avait besoin de bouger. Chaque unité entretenait des postes de guet, 150 mètres en avant de leurs lignes, dans le no man's land, pour prévenir en cas d'infiltration ennemie, ou d'attaque surprise.
- Felov, je vais aller faire un tour aux sonnettes, dit-il. Savez-vous où est le Lieutenant Brucke ?
- Je crois qu'il est dans l'abri du Groupe Appui-mitrailleuses, Lieutenant. Je le fais prévenir, et je demande le guide, ajouta-t-il en saisissant un 536 qu'il porta à son oreille. Immédiatement Igor fut debout, donnant un coup de pieds dans les jambes de Vassi. Un quart d'heure plus tard Brucke arrivait. Antoine lui dit son intention et demanda, laconique :
- Les Pelotons ?
- Ca va. Labelle fait le tour de ses tranchées et discute avec les gars.
- Ils le comprennent ? demanda Antoine.
Brucke sourit.
- Ils se sont demandé si c'était du lard ou du cochon, alors il leur a dit qu'il était "Qu'bécois" et le courant est passé. D'autant qu'ils ont appris, pour ses décorations. Pour le reste…
Du regard il fit comprendre au jeune homme que tout se passait bien avec le nouveau. De plus en plus souvent ils se comprenaient à demi-mots, tous les deux. Antoine s'équipa soigneusement, vérifiant que sa gourde était bien fixée sur le côté gauche de son ceinturon, près de la fesse, puisqu'il allait être amené à ramper et qu'elle ne devait ni le gêner ni faire du bruit. Puis il s'assura du bon accrochage de ses grenades, dans les poches de poitrine et, sortant son arme de poing, il en contrôla le chargeur. L'expérience lui avait appris qu'il fallait toujours emporter l'équipement, même une gourde, quand on s'éloignait de son poste. On ne savait jamais ce qui pouvait survenir. Se retrouver sans rien à boire, par exemple, pouvait devenir intenable. Une fois de plus il se dit qu'il devrait bien demander l'attribution d'une mitraillette Thompson, malgré son poids excessif et sa piètre efficacité, au-delà de 20-30 mètres. Ici ce détail n'avait pas la même importance que lorsqu'ils intervenaient en qualité d'infanterie légère. Le guide, un caporal, arriva alors qu'il en finissait.
Les avants postes étaient déplacés tous les deux jours, pour éviter que l'ennemi ne repère les emplacements et ne vienne faire quelques prisonniers, de nuit. Les soldats, toujours par deux, désignés pour occuper les trous d'hommes creusés dans le sable, ou dans des cratères d'obus aménagés, étaient des individus particulièrement calmes. Ainsi isolés, ils restaient donc, en principe, 48 heures à leur poste, s'y rendant et en revenant de nuit, avec un caporal. Sauf si les conditions interdisaient le trajet de retour avec un minimum de sécurité. Auquel cas ils se dissimulaient et patientaient jusqu'à ce que la relève arrive. Ils emportaient des réserves de rations pour cela. Ils possédaient aussi plusieurs mots de passe, chacun valable pendant 24 heures uniquement, et pour eux seulement. S'il se produisait une attaque ils étaient censés donner l'alerte en tirant une fusée rouge, avant de rentrer au galop. Antoine avait ajouté à cela un compte-rendu par radio, en cas d'incidents. Les guetteurs avaient un 536 allumé en permanence, le bruit de fond diminué au maximum, et des piles de rechange. Dans le dédale des trous d'obus il fallait vraiment un guide pour s'y reconnaître et trouver les bons emplacements, de crainte de tourner toute la nuit ou de se faire tirer dessus par un autre poste. Le guide était toujours le caporal qui avait été les installer.
C'est ainsi qu'Antoine se retrouva en train de ramper derrière une forme sombre qui lui montrait le chemin. Lui même était suivi d'Igor, avec son 536 et de Vassi, qui ne portait, ce soir, que son fusil. Il savait très bien que Felov, sous prétexte de lui donner un agent de liaison pour porter des messages : Igor, lui avait affecté, en vérité, un garde du corps. La radio SCR 300 de Vassi suffisant largement à assurer ses communications, la plupart du temps. Mais cela partait d'un sentiment louable et il ne disait rien. En outre il aimait bien les deux hommes.
Le sable était encore chaud et se montrait agréable, sous le ventre, pendant qu'ils progressaient, alors que le dos subissait déjà la fraîcheur de la nuit. Le guide ne parlait jamais mais se retournait pour faire des signes, sous le nez d'Antoine qui sursautait à chaque fois, avant de se retourner et de les transmettre à Igor, derrière. Il était déjà allé une nuit voir les avant-postes mais il ne gardait pas le souvenir que ce soit si loin. Ca n'en finissait pas, ce soir. La nuit était très belle et la voie lactée déversait une lumière étonnement vive entre les passages de petits nuages. Il finit par s'impatienter et allongea le bras pour saisir le pied du caporal. De la main il lui fit un signe que l'autre comprit. Il parut hésiter puis entreprit de se retourner pour venir coller sa bouche contre l'oreille du jeune homme. Quand il parla le chuchotement fut si léger qu'il était à peine audible.
- "… va pas… ils auraient dû nous montrer qu'ils nous avaient entendus."
Antoine savait que les hommes s'envoyaient des petits objets, cailloux quand il y en avait ou n'importe quoi, à la fois pour attirer l'attention de l'autre, ou pour lui faire savoir qu'il était repéré. Apparemment rien de tel ne s'était produit. Il tourna son visage vers l'oreille du caporal pour répondre de la même façon :
- "A quelle distance est le premier poste ?" Quelques secondes avant la réponse :
- "Pas plus de vingt mètres. Mais c'est le deuxième poste, le premier a pas répondu."
Effectivement, à cette distance il y avait quelque chose qui n'allait pas…
- "Votre avis ?"
Il distinguait assez le visage du caporal pour deviner que le soldat, qui fit une grimace, était dans le brouillard.
- "Ils ont pu s'endormir ? insista Antoine."
- "Pas eux, je les connais bien."
- "Vous êtes sûr que c'est le bon endroit ?"
- "Je les ai amenés ce soir, à la tombée de la nuit. Il y a juste trois heures."
Dans ce cas il n'y avait qu'une alternative, soit ils n'étaient plus là, soit ils n'étaient plus vivants ! Mais il fallait en être sûr. Un avant poste est un endroit trop capital. D'un geste de la main Antoine fit signe au caporal de ne pas bouger et se retourna lentement vers Igor, inquiet, qui avait amené son fusil devant lui. Il s'en approcha pour lui parler aussi discrètement :
- "Problème avec l'avant poste… Vassi et toi écartez-vous l'un de l'autre, sur une ligne, prenez votre temps. On va tenter quelque chose, transmets à Vassi".
Puis il revint à gestes lents vers le caporal
- "Les gars connaissent bien votre voix ? chuchota-t-il à son oreille"
- "Ben oui…"
Antoine hocha lentement la tête, il savait maintenant ce qu'il fallait faire. Mais il eut un serrement au cœur et sut qu'il ne devait pas attendre sinon, s'il réfléchissait trop, il ne pourrait plus suivre son idée. Il se pencha à nouveau et donna ses ordres, lentement pour être certain d'être bien compris. Il devina, dans la faible lumière, la stupéfaction du caporal et lui tapa doucement le bras. Le type hocha la tête à son tour et se remit face au trou qu'on devinait à peine. Antoine calcula longuement ses gestes, vérifia qu'Igor et Vassi étaient bien en place, estima une dernière fois la distance puis saisit deux grenades, à sa poitrine, et mordit les goupilles avec les dents, l'une après l'autre pour les arracher, tenant serrées les cuillères des engins, inertes tant qu'il ne lâcherait pas celles-ci.
Il vit le caporal se contorsionner pour tourner le visage de son côté. Il baissa alors brusquement la tête pour donner le signal au gradé qui se redressa à moitié, sur les genoux, et cria d'une voix qui dut porter loin :
- Viktor, Pietro… taillez-vous, sautez hors du trou,
VITE !
Antoine s'était redressé à son tour, sur les genoux et avait ramené le bras droit en arrière. Il lança la première grenade aussitôt le dernier mot hurlé, puis saisit la seconde et la balança. Il avait calculé que le temps qu'elles arrivent au-dessus du trou, les deux guetteurs, s'ils étaient encore là, pourraient s'éjecter. Mais il fut pris de panique en les imaginant, endormis…
Il n'eut pas le temps de penser à autre chose. Il vit confusément le caporal se jeter sur le côté pendant qu'une rafale éclatait plus à gauche, ponctuée de brefs éclats lumineux, juste avant l'explosion de la première grenade. En même temps il enregistrait une série de claquements secs, de part et d'autres de sa tête. Puis il reçut une bourrade qui l'envoya bouler sur le côté. La deuxième grenade claqua sèchement à son tour, et il se retrouva, le pistolet à la main, en train de courir comme un fou en direction du trou, précédé par le caporal qui levait les genoux si haut qu'il en était risible. Il perçut vaguement les formes d'Igor et de Vassi qui couraient, déjà à sa hauteur, arrivant au trou.
Le caporal plongea à l'intérieur et, dans le même mouvement, cogna de la crosse de son fusil un visage couvert de sang, qui se soulevait, provoquant une terrible nausée chez Antoine. Il était persuadé avoir reconnu un des guetteurs. Une voix criait, en lui, "qu'est-ce que j'ai fait, Mon Dieu qu'est-ce que j'ai fait !"
Quand il reprit son calme il avait son bras armé tendu vers les formes gisant au fond du trou. Il mit un certain temps à traduire ce que lui disait son cerveau : il y avait cinq cadavres ici, pas deux !
Le caporal redressait l'un d'eux en disant d'une voix incrédule :
- Regardez… regardez ce qu'ils ont fait, Lieutenant, ils les ont égorgés… regardez, c'est Pietro, c'est Pietro !
La tête du soldat ne tenait pas droite mais basculait en arrière, la gorge ouverte, le cou quasiment tranché sous la pomme d'Adam ! Vassi se tenait debout sur le bord du trou, le fusil pendant au bout du bras. Antoine ne voyait pas son visage mais devinait que le soldat était en état de choc. Il se détendit, l'attrapa par l'autre bras et le fit tomber lourdement en avant, sur les corps. Le gars commençait à pousser un cri de révolte quand des rafales claquèrent. On entendit les impacts dans le sable et les miaulements des balles passant au-dessus. Curieusement Antoine pensa qu'il avait eu droit à tout, ce soir. En Sibérie il avait appris à traduire les sons. Les balles qui passent tout près de votre tête claquent comme un coup de fouet : c'était la rafale, tout à l'heure ; et maintenant les balles sifflaient en passant, donc elles étaient à plus d'un mètre. Sans être dangereuses, bien sûr. Aussitôt il comprit que ce genre d'idées était une façon, pour son cerveau, de récupérer le temps réel, de revenir au présent, en lui envoyant ce message. Il lança :
- Planquez-vous, tous ! Caporal trouvez le corps de l'autre guetteur. Igor contact le DAIR et dis que nos avants postes ont été occupés par les Chinois, dans ce secteur. Dis au Lieutenant Brucke de lancer un tir de mortiers au-delà de nos positions. Qu'on prévienne aussi la Brigade au sujet des avants postes. Vassi, mets-toi en position face à l'est, Caporal face au nord. Prenez les armes automatiques des Chinois, au besoin. Il est possible que leurs copains veuillent nous descendre avant de partir, on aura besoin d'une grande puissance de feu. Puis il se reprit, non pas vous, Caporal, utilisez votre Thompson, ce sera très bien.
Il allait se pencher vers le fond du trou quand Igor lâcha d'une voix curieusement calme :
- Les voilà, Lieutenant, de mon côté.
Antoine se tourna et vit des silhouettes courir dans leur direction. Il se pencha et agrippa un pistolet-mitrailleur chinois, l'arrachant aux mains d'un mort avant de se lancer contre la paroi du trou, près d'Igor ; qui parlait dans son 536 ; levant son arme pour faire feu. Il fut surpris, à la fois par le hurlement strident de l'arme qu'il tenait et par le recul beaucoup plus faible que celui dont il se souvenait, sur la Thompson européenne. En revanche il se rendit compte que ses dernières balles se perdaient dans le ciel vers la droite. Il tint l'arme plus solidement et entreprit de lâcher des courtes rafales de quatre à cinq balles seulement et, cette fois, le canon du PM resta en ligne.
- J'en ai aussi toute une bande de mon côté, lança le caporal, d'une voix cassée.
Celui-ci commença à tirer une longue rafale de Thompson dont le son parut encore plus grave que dans le souvenir d’Antoine, qui changea de côté pour venir l'aider. Mais il ne put tirer que deux courtes rafales avant que la culasse, en claquant, ne lui apprenne que le chargeur était vide. En jurant, il se retourna une nouvelle fois pour fouiller le sol du trou, tant bien que mal, à la recherche des cadavres des Chinois pour trouver de nouveaux chargeurs. Il mettait la main sur un harnachement de poitrine quand le caporal cria :
- Ils laissent tomber.
On ne voyait plus rien, autour du trou.
- Ils ne sont pas forcément partis, dit Antoine en s'efforçant de contrôler sa voix pour paraître calme. Continuez à surveiller.
Il voulut demander à Igor de lui passer le DAIR quand une détonation sourde retentit dans les lignes amies, presque aussitôt suivie de cinq autres. Des départs de mortier. L'Adjudant-Chef Polewski n'avait pas perdu de temps, il commençait à arroser avec un tir d'interdiction. Sans avoir besoin d'attendre les impacts au sol, Antoine comprit que la direction était bonne. La cadence de tir montrait que Polewski savait ce qu'il faisait. Il tirait trop loin peut être, mais ainsi il était certain de ne pas bombarder le petit groupe des avants postes. Ils entendirent les sifflements des obus qui retombaient vers le sol, assez loin vers les lignes chinoises, après avoir parcouru leur trajectoire courbe.
- Igor, passe-moi le 536… dit-il en tendant la main en arrière…
- "Brucke ? Dites à Polewski de raccourcir de 100 mètres et d'arroser de droite à gauche… Et dites-lui aussi merci de notre part !" ajouta-t-il avant d'écouter la réponse de son adjoint.
- "Les gars du Peloton de Wosjnek veulent sortir pour vous rejoindre."
La voix de Brucke était tendue mais il restait concis.
- "Attendons encore quelques minutes, Botulisme bis, répondit-il en corrigeant son absence d'indicatif de la phrase précédente, je ne suis pas sûr que tous les Chinois infiltrés soient partis. Inutile de leur donner de belles cibles. Mais ce sera nécessaire d'ici peu. Il faut vérifier nos autres avants postes dans la demi-heure qui vient, avant que l'artillerie ne se réveille. Faites préparer les guides pour chacun. En outre c'est au tour du Peloton Rouge de faire l'intervention, pas de raison de changer l'ordre des sorties."
Il savait que Brucke décoderait facilement. Chaque peloton sortait à tour de rôle, Vert, le deuxième Peloton, avait assuré la dernière, c'était le tour du Peloton Rouge. L'arrivée de Labelle à sa tête ne devait rien y changer. C'était, au contraire, l'occasion d'apprendre quelque chose, pour ce gars. En tout cas de s'imposer comme patron de son unité. Il pensa fugitivement à l'engueulade de Van Der Schmil et se dit que cette sortie n'était pas si difficile, hormis le danger d'un tir d'artillerie. Cela, Labelle devait être capable de le comprendre seul, sinon il n'avait pas sa place ici, conduite héroïque ou pas. De toute façon Brucke le contrôlerait, avant qu'il ne quitte les tranchées. Dix minutes plus tard tout était encore calme et les mortiers avaient cessé leur tir. Par radio Antoine donna l'ordre au Peloton Rouge de s'infiltrer en silence, puis d'aller vérifier les autres avants postes. Assez vite des hommes se dressèrent près de son trou. Une voix chuchota :
- Lieutenant, lieutenant ?
- Je suis ici, répondit-il en reconnaissant le Sergent-Major Paramidès, l'adjoint de Labelle, qui sauta à l'intérieur au moment où le jeune officier ordonnait : "Nos gars ont été liquidés, on emmène leurs corps et ceux des Chinois aussi, il y a peut être des choses intéressantes dans leurs poches."
Plusieurs silhouettes s'affairaient, soulevant les cadavres. Le temps passait trop lentement au gré d'Antoine qui reprit le 536.
- "Rouge autorité, faites vite. Vous rendrez compte chez nous."
Pendant qu'ils avançaient, courbés en deux cette fois, sur le chemin du retour, il s'aperçut qu'il tenait toujours le pistolet-mitrailleur chinois dans la main gauche et le harnachement dans l'autre. Il s'était rendu compte, depuis longtemps, que son petit 7,65 était dérisoire, dans une action comme celle là et qu'il devrait bien se décider à emporter quelque chose de plus sérieux. Finalement ces armes ennemies ne pesaient pas si lourd et il décida immédiatement de garder celle-ci ! Ils étaient à une vingtaine de mètres de leurs tranchées quand on entendit des bruits sourds au loin, dans les lignes ennemies. L'artillerie. Avant qu'il n'ait pu réagir il entendit le hurlement de Labelle, à une certaine distance :
- En avaaaaant !
Il commandait un assaut vers leurs propres tranchées !
Pas bête. Antoine eut le temps d'apercevoir des types qui se redressaient un peu partout ; certains chargés de corps, sur l'épaule ; et se ruaient en avant. Ils furent à l'abri avant l'arrivée des premiers obus tombant derrière eux dans le no man's land, ce qui lui confirma que les Chinois avaient bien coordonné l'infiltration de cette nuit. Ils ne tiraient pas au hasard.
- Ca va, Lieutenant ?
Brucke était là.
- Oui. Allons au PC, faites savoir à Labelle… non convoquez tous les chefs de Peloton et de groupe au PC. Je veux connaître le détail de nos pertes et savoir combien il nous reste d'avant-postes occupés. Il faudra aller en placer de nouveaux dès que l'artillerie se taira.
Ils arrivèrent par deux, les responsables et leurs adjoints. Immédiatement Antoine leur demanda s'ils avaient eu des pertes. Il s'avéra qu'un seul avant-poste n’avait pas été investi par les Chinois. Il y avait donc six morts en tout. Une nuit coûteuse ! Le pilonnage continuait, dehors, obligeant à élever la voix et à s'interrompre quand un impact résonnait trop près.
- C'est une leçon sévère que nous avons reçue ce soir, fit le jeune homme, d'une voix dure, quand tout le monde fut attentif. Nos sonnettes se sont fait surprendre. Je pense que les Chinois ne sont pas venus directement de leurs lignes sinon nos gars les auraient vus et auraient réagi. Ils ont dû faire mine de venir de nos lignes pour simuler une patrouille de chez nous. Ca signifie deux choses : que nous devons prévenir les guetteurs quand on fait une sortie, tout autre mouvement dans le no man's land est supposé ennemi, les radios sont là pour ça ; et aussi que nos hommes ne sont pas assez vigilants. Bien sûr je sais qu'ils craignent d'allumer un copain mais les mots de passe sont prévus pour sécuriser ces moments là. Les avants postes ne sont pas des vacances. Des commentaires ?
Personne ne dit mot. Antoine observait Paramidès qui se retrouvait coiffé par un officier après avoir commandé seul le Premier Peloton pendant près de deux mois, après la mort de Woniew. Il ne paraissait pas faire la gueule.
- Bien, regagnez vos postes. Brucke, Labelle, Vosjnek, vous restez un instant.
Lorsqu'ils furent seuls Antoine s'empara du pot censé contenir 24 heure sur 24 du café chaud, et leur servit un quart à chacun. Puis il commença, leur tournant le dos, d'abord, pour se concentrer avant de leur faire face au fur et à mesure où sa colère éclatait.
- Nous avons eu six morts inutiles, ce soir. Cela veut dire qu'il faudrait expliquer aux familles que ces hommes sont morts pour rien ! Vous imaginez ce que ça veut dire mourir "pour rien"? Pas par malchance, personne ne maîtrise sa chance, c'est la vie, tout le monde le sait et l'accepte. Enfin plus ou moins. Non, ils sont morts pour rien ! Bon Dieu, nous sommes comptables des vies qu'on nous confie. Un homme a le droit, inaltérable, de ne pas mourir pour rien ! C'est sa seule, son unique vie. Nous devons la protéger chaque fois que c'est possible… Je sais que nous sommes les premiers à la mettre en danger par les ordres que nous donnons. Mais s'ils la perdent ainsi, dans l'exécution d'une mission, ça a un sens, au moins. Même s'il est absurde de la perdre dans une attaque qui a pour seul objet de tâter les défenses adverses. Cette mission est foutrement contestable, mais elle existe, inhérente à cette guerre, qu'aucun de nous n'a choisie. Mais eux, eux ! Voulez-vous que je vous dise ? Ils sont morts parce que vous ne les avez pas suffisamment engueulés. Parce que vous ne leur avez pas botté le cul ! Est-ce que mon langage est assez imagé ? Engueulés pour qu'ils suivent les consignes à la lettre, mais aussi "l'esprit" des consignes. Ils ont un cerveau, ils sont capables de comprendre que vous ne pouvez pas tout prévoir, qu'ils doivent être méfiants. Et, ce soir, ces six gars là n'ont pas été méfiants. Tout ce qui sort du cadre que vous leur avez expliqué doit attirer leur méfiance. Tout ! C'est à vous de le leur faire comprendre. Des gens viennent de nos lignes ? Jusqu'à ce qu'ils soient reconnus comme amis il faut les considérer comme ennemis. Les mots de passe c'est fait pour ça. Pas pour amuser la galerie… Dieu, je suis furieux ! Furieux parce que ces morts auraient pu être évitées. Vous êtes des chefs, ça ne veut pas dire que vous devez être aimés, ça veut dire que vous transmettez les ordres et en donnez de votre propre initiative. C'est la seule chose importante. Le reste c'est du luxe. Alors réfléchissez. Cette guerre sera longue, d'autre occasions comme celle-ci se présenteront, je ne veux plus de ce genre de morts !… Voilà, c'est tout.
Ils se levèrent lentement, sans un mot, et sortirent. Quelques secondes plus tard Antoine eut le sentiment qu'il n'était plus seul et se retourna. Bodescu était là, à la porte, le visage grave.
- Il a drôlement changé le Petit Lieutenant, dit-il en allant se servir un quart de café…
Le jeune homme comprit qu'il avait entendu sa sortie mais ça ne le contraria pas. Il était au-delà de la susceptibilité, ce soir.
- Le patron sait qu'on est ami et il m'a fait une fleur en m'envoyant pour te cuisiner, ajouta le Capitaine en s'asseyant. Raconte. Avec beaucoup de détails. C'est de ça dont j'ai besoin, des détails. Tout, depuis la lumière, jusqu'aux effectifs ennemis, tout.
Antoine alla s'asseoir sur une caisse et lui fit le récit détaillé de la sortie. Quand il se tut, Bodescu, toujours debout, montra le pistolet-mitrailleur chinois posé dans un coin.
- Souvenir ?
- Non. Usage. J'en ai marre des armes de mômes, ou des kilos superflus, du manque de précision et de portée de nos Thompson. De notre matériel dépassé, de nos équipements risibles. J'ai besoin d'une arme sérieuse. Celle-ci me convient. Elle est efficace. Chinoise ? Je m'en fous. Elle tue aussi bien des Chinois que des Européens. Pas réglementaire ? Rien à foutre. Quand on nous fournira de bonnes armes je les utiliserai, d'ici là je combats comme je l'entends, je me fournirai en munitions sur les corps des Chinois, Il y a un vrai dépôt de munitions, ici, devant… Tu diras ça au Général !
- Hé, ne me bouffe pas. Je ne suis pour rien dans la perte de tes gars. D'ailleurs tu n'es pas seul en cause. Les Chinois avaient lancé une opération d'envergure, on a trouvé les deux tiers de nos avants postes vides, ou les hommes massacrés. Trente deux types. Ca sent la préparation d'une attaque et c'est une information sacrément importante qu'on te doit. Le Général t'a plutôt à la bonne, ce soir.
- Si tu savais combien je m'en fous.
- Je crois que je le sais, Petit Lieutenant… Tu vois je m'aperçois, ce soir, que tu commences à ressembler à l'officier que j'aurais aimé être si, par lassitude, je suppose, le temps de paix ne m'avait pas conduit vers les Etats-Majors. Et ça me met plein de regrets au cœur de n'avoir pas su attendre… Bon, je ne pense pas que le Corps d'Armée tente une sortie générale pour voir où en sont les gars d'en face et gêner leurs préparatifs, mais si c'est le cas, fais gaffe à toi, mon camarade. On aura besoin de types dans ton genre d'ici à la fin de cette saloperie.
Il ne lui avait jamais parlé comme ça et Antoine réalisa que son ami devait être assez mal dans sa peau.
- Tu ne peux pas obtenir une affectation qui te conviendrait davantage ? On manque de vrais commandants de compagnies, je veux dire des militaires de carrière, bien formés.
Bodescu s'assit à son tour et prit le temps de boire une gorgée de café.
- Je suis formé pour le travail d'Etat-Major. C'est ça l'Armée, tu sers là où tu es le plus entraîné, en quelque sorte. Il y a maintenant deux ans que je suis officier d'Etat-Major, je commence à être rentable, après avoir été formé. Donc je reste à ce poste.
- Mais tu as aussi une longue pratique de la troupe.
- Exact mais je ne m'y suis pas distingué particulièrement. Je veux dire que je me débrouille plutôt bien à l'Etat-Major et que le patron s'en rend compte. Il ne veut pas perdre un élément sans histoire qui serait peut être remplacé par un réserviste à qui il faudrait tout apprendre trop rapidement.
- J'ai parfois de la peine à comprendre ce qui vous motive, ou ce qui vous a motivés, vous autres professionnels.
Bodescu leva les épaules.
- Le besoin de servir. Un mot difficile à expliquer. Aucun de mes camarades de promotion n'avait la moindre idée de ce qu'est une guerre, bien entendu. Je ne sais pas s'ils auraient eu la même volonté s'ils avaient su… C'est vrai qu'on a beaucoup écrit, après la Première Guerre continentale et qu'on pouvait faire une projection pour s'imaginer la réalité des obus, des assauts, des cadavres et ces choses là. Je suppose que ça restait abstrait, pour nous, sinon il n'y aurait pas eu beaucoup de volontaires pour faire les Ecoles militaires. Tu sais, une chose irrite beaucoup les militaires d'active. Ils ont l'impression que dans une guerre ceux qui se distinguent le plus sont les réservistes, des civils ! Et, finalement, c'est vrai. Ce n'est pas une affaire de proportion, il y a davantage de réservistes qui se distinguent, au combat. Davantage ! Ca vient, d'après moi, de ce que des individualités se révèlent. Des gars qui n'avaient jamais pensé que leur vraie place était là, dans l'Armée, et que les évènements font émerger.
Regarde les pilotes, pendant la Première Guerre. 95% des pilotes de chasse étaient des types mobilisés, et 98% des plus célèbres d'entre eux. J'ai eu un oncle réserviste dans l'aviation, en 1916.
- Ca voudrait dire que l'état de guerre est nécessaire à l'homme ? Que la guerre représente une attirance telle que l'homme s'y découvre, s'y révèle, s'y dépasse ? Sincèrement je ne crois pas. Je sais que le fait de donner la mort a un effet pervers d'attirance. Le vieux démon de se montrer plus fort. Auquel certains succombent. C'est l'explication de quelques meurtres, dans la société civile. Mais ça ne veut rien dire, je pense. L'attirance est là, c'est évident, plus ou moins forte selon les individus, plus ou moins bien combattue, dans l'inconscient, par la morale apprise, par les tabous installés. Mais je crois que ce sont les circonstances qui nous mettent à l'épreuve, pas nos pulsions personnelles. Nous ne sommes pas tous des assassins en puissance, contrairement à ce que quelqu'un a écrit ! Même si je me pose parfois la question, ici, quand j'entends dire qu'un peu plus loin, sur le front, des gars comme moi, comme mes hommes, ont fait une patrouille et ont supprimé, froidement, les soldats Chinois qu'ils ne pouvaient pas ramener.
Bodescu eut un sourire un peu triste.
- C'est le juriste qui parle, là ?
Antoine secoua la tête lentement.
- Le juriste ? Tu sais, Capitaine, nous sommes plongés dans cette guerre depuis assez peu de temps, finalement, et je me rends compte que mes repères sont entamés. Le Droit était ma seule préoccupation, mon unique certitude. Aujourd'hui… je ne sais plus. Le Droit Constitutionnel est le plus important pilier de la civilisation humaine, celui qui tient tout en équilibre. Rien n'a changé, dans ce domaine, la guerre ne peut pas y avoir de conséquences. Cependant, est-ce moi, est-ce que j'ouvre les yeux, je ne sais pas, mais je pense moins au Droit et plus aux hommes, depuis des mois. Non, en fait je pense moins, c'est tout ! Juste un foutu réserviste, quoi.
- Un de ceux qui font les héros.
- Les héros ? Non grand Dieu, pourquoi dis-tu ça ?
- Amertume d'officier de carrière, probablement ! C'est l'une des rancœurs des gens comme moi. Pourquoi faut-il que ce soit justement un réserviste qui se trouve là où une action héroïque se présente ? Nous on s'y est préparé pendant des années, on y a pensé, on en a rêvé, on a tout ce qu'il faut pour bien agir, les connaissances et le courage ; enfin souvent ; et c'est un petit Sergent, un Capitaine ou un soldat, avec seulement une expérience de quelques mois ou quelques années qui en hérite et récolte une gloire qui nous appartenait.
- C'est ça ton rêve ?
- … A dire vrai non… Je suis plutôt du genre à préférer une action réfléchie, cogitée, une belle manœuvre. C'est mon côté prétentieux, intellectuel, peut être ! Il n'empêche que je t'envie, Petit Lieutenant. Tu es au combat, tu t'y débrouilles vraiment bien, et moi je suis à l'Etat-Major, sans trouver le moyen d'aller là où je me sentirais à ma place. Enfin la chance se présentera peut être ? Les bonshommes sont bien complexes, hein ? Allez, je dois rentrer faire mon compte-rendu au Général. Salut Petit Lieutenant.
Il n'en avait jamais tant dit, jamais tant révélé de lui-même. Il se leva et sortit, laissant Antoine décontenancé et touché de cette confiance.
Machinalement il ramassa la mitraillette chinoise et l'examina longuement. Puis il entreprit de chercher comment elle se démontait. Après quoi il la nettoya soigneusement et s'occupa du harnais. Il contenait huit chargeurs pleins qu'il vérifia, l'un après l'autre, vidant les cartouches et les rechargeant. Enfin il s'efforça de les glisser dans un harnachement européen, avant d'empoigner l'arme et de la manœuvrer rapidement, découvrant la meilleure façon de la tenir, aussi bien pour marcher que pour tirer. Elle avait un canon court, une longue culasse, trop longue, d'ailleurs, une crosse métallique, et le trou d'éjection des étuis des balles tirées s'ouvrait sur le dessus. Il songea que les étuis devaient sauter devant le visage si on tirait à l'épaulé. Et pourtant elle lui paraissait meilleure que les armes européennes…
Puis il haussa les épaules et, après avoir réfléchi, il s'installa pour écrire un nouvel article signé "le Vieux Gaulois".
**