Chapitre 11
Le printemps "1946"

Chez les Litri, à Salamanque, en Espagne, chacun essayait encore de cacher son chagrin. La nouvelle était arrivée, quelques jours auparavant. A peine venait-il d'être affecté à son Escadron de chasse, au sortir des stages de formation, que Francisco, leur fils aîné avait été abattu, en mission !

La famille habitait un grand appartement vieillot tarabiscoté, avec des couloirs interminables, des marches, de hauts plafonds, au cœur de la vieille ville. Pablo Litri, le chef de famille, le visage dur, les mâchoires si serrées qu'il semblait ne pas pouvoir manger, était assis au bout de la longue table, immobile, les mains posées de chaque côté de son assiette. Il portait le nouvel uniforme du Génie et un galon d'Adjudant, sur les épaules. Affecté dans un immense dépôt près d'Avila, il avait obtenu une permission exceptionnelle.

- S'il te plait, essaie de manger lui dit sa femme, assise près de lui, en posant une main sur son bras.

- J'ai tellement honte, Pablo, murmura alors Akil Rokhamanov, installé plus loin. Nous avons perdu notre maison, tous ce que nous possédions, mais nous sommes tous vivants.

Les Rokhamanov étaient réfugiés de Douchanbé au Tadjikistan. Si Akil montrait des ascendances slaves, sa femme, Sassa, et leurs enfants avaient un type oriental prononcé, la peau des enfants et de leur mère avait un aspect velouté magnifique. Chaque année, à Millecrabe, les mères s'extasiaient devant la beauté des quatre enfants des Rokhamanov.

Dès les premiers jours de la guerre ils avaient fui in extremis les troupes chinoises. Akil avait fermé sa fabrique de tapis dès le deuxième jour de guerre, donné congé à ses cinq ouvriers, chargé sa famille dans leur vieille Citroën Rosalie à moteur flottant, quelques bagages sur le toit et autant de bidons d'essence que la voiture pouvait en porter. Puis ils s'étaient dirigé vers l'ouest à travers les routes de montagne, souvent mitraillées par les avions chinois ; ce qui terrorisait Akil, avec son chargement de carburant ; en direction du sud Ouzbékistan, puis du Turkménistan. Ils avaient ainsi réussi à gagner les rives de la Caspienne au cours de cinq semaines d'un voyage de cauchemar où Akil tremblait de peur que sa voiture ne tombe en panne dans les longs passages désertiques Turkmènes. Puis, arrivant à Turkmenbachy, sur la côte, Akil avait vendu sa voiture pour traverser la mer sur un bateau de pêche qu'il avait loué, et ils avaient débarqué à Bakou, en Azerbaïdjan. Ils y avaient appris, qu'ils s'étaient décidé à temps, il y avait eu des déplacements de populations, sous l'occupation chinoise, chez eux, sans que l'on sache très bien où avaient été emmenées celles-ci !

Ils avaient gagné les rives de la mer Noire, à l'ouest, dans un vieil autobus surchargé. Ensuite ils avaient continué, leur fuite, de bateau de pêche en bateau de pêche, comme si leur terreur les tenaillait tant qu'ils ne pouvaient s'arrêter : la mer Noire, la Mer Egée, la Méditerranée et l'Espagne où ils avaient fait connaître leur présence aux Litri qui les avaient accueillis immédiatement, à Salamanque. Les chambres des deux fils aînés étaient vides, ils les avaient occupées. Maria Litri avait même installé des lits supplémentaires pour les enfants des Rokhamanov, encore jeunes, le plus vieux n'avait pas neuf ans. Akil, aussi était jeune, mobilisable en tout cas, et il s'était signalé aux autorités militaires, son affectation allait arriver. Au Tadjikistan l'entrée des Chinois avait été si rapide que la population avait commencé à fuir avant que les autorités civiles ne puissent mettre en place le plan de mobilisation.

Le regard de Pablo Litri dériva vers son cousin.

- Il ne faut pas, Akil. Vous avez bien fait de venir, votre présence est un réconfort, pour moi, même si je ne vous le montre pas assez. Tu comprends nos deux aînés ont choisi l'aviation ; où il y a tant de pertes ; Juan est encore en école de pilotage, et Miguel va y suivre son frère, je le sais bien, quand il aura l'âge de s'engager, d'ici à un an… Enfin, j'ai l'air de me plaindre, nous ne sommes pas seuls dans ce cas ! Toutes les familles souffrent leur drame propre. Ce que vous avez vécu pendant ce si long exode… L'Espagne voit arriver beaucoup de réfugiés et c'est très bien, Akil.

- Pablo, ici ou à Millecrabe, vous êtes dans la famille, renchérit Maria Litri, la femme de Pablo, une pure Castillane aux cheveux sombres. Nous nous arrangerons, ne t'inquiète pas. Mon salaire et la solde de Pablo nous permettent de garder cet appartement et il est suffisant pour vous et pour nous. Bien plus, vous permettez de le remplir ! Imagine ce que je ressentirais si j'y restais seule, désormais ! Les réfugiés sont les bienvenus, en Espagne. J'ai appris hier, d'une collègue de la Mairie, qu'un plan allait être lancé pour fournir des emplois aux réfugiés, leur permettre de gagner leur vie, de vivre décemment. Ils sont de plus en plus nombreux et sont désemparés, loin de chez eux. On vit tellement différemment ici qu'en Europe de l'est qu'il faut les aider à prendre leurs repères, leur permettre de retrouver… une dignité, le sentiment qu'ils sont utiles, ce qui est vrai. On a besoin d'eux pour démarrer ce que le cousin Edouard demande à l'Europe, aujourd'hui. Ce mouvement spontané des Colis aux Réfugiés de l'est, qui est né cet hiver, a été repris par les autorités de chaque République. J'y ai collaboré, au printemps. C'était alors assez anarchique. Les gens envoyaient un colis de conserves, selon leurs moyens. Apparemment le gouvernement a trouvé que l'initiative des citoyens était bonne et commence à coordonner tout cela. On a besoin de monde, pour venir aider les bénévoles, actuels, qui ont tout démarré. Ce mouvement prend une telle ampleur, au niveau de l'Europe entière, qu'il faut codifier les envois, les regrouper, au départ, prévoir des centres de tri et de distribution, à l'arrivée, par République. Les réfugiés se sont dirigés n'importe où en Europe Centrale et de l'ouest. Il y en a partout, maintenant. On songe à former des villages de réfugiés pour remplacer les camps provisoires, installés près d'usines nouvelles pour fournir du personnel. Il faut désormais vraiment organiser les aides qu'on leur apporte, pas seulement la nourriture ou les vêtements, et rémunérer les bénévoles, car leur tâche devient écrasante. Il y a là du travail pour Sassa, si elle le désire… Pablo, vous nous avez honorés en venant ici ! Ne regrette rien, vous avez eu raison de venir. Vous nous aiderez à tenir, moralement.

***

A Lvov, Myko, vêtu d'un épais manteau clair, trois-quarts, qui lui arrivait au-dessus des genoux, marchait en direction du centre de la ville. Il faisait beau en ce début du printemps. Pas vraiment froid, un ciel dégagé, mais moins que là-bas à Millecrabe où il se trouvait récemment. Les voyages de la famille étaient toujours épiques. La grande Panhard de son père, que conduisait maintenant sa mère, était pleine, entre les bagages et les animaux, en cage ou non. C'était en revenant de l'île, quelques jours plut tôt, qu'il avait confié son chat, Binou ; auquel il était terriblement attaché, désormais ; à sa jeune sœur Cécile, celle qui voulait devenir véto, comme leur père, et qui avait deux ans de moins que lui. Probablement influencés par la profession du chef de famille, les Stoops ne concevaient pas de vivre sans animaux. Des animaux qui les suivaient partout, en vacances ! Son père lui avait dit qu'il pouvait garder le grand chat jaune paille, l'année précédente, quand il avait vu les relations entre son fils et l'animal. Et Myko l'avait appelé Binou, avant de le ramener à Lvov.

Cette année les étudiants avaient eu l'autorisation de passer le second examen semestriel avec près de trois mois d'avance, en donnant une bonne raison, pour cela, et après avoir cravaché pendant l'hiver. Ceux qui voulaient en profiter donnaient tous la même, en l'occurrence : leur engagement. Et, son premier certificat de licence en poche, en attendant son anniversaire proche, il avait enchaîné avec l'île, pendant quelques jours seulement, avec sa mère et ses sœurs, son père étant mobilisé. La comparaison avec l'année précédente était désespérante, un seul grand voilier avait été armé.

Déjà tant de cousins étaient morts dans cette guerre… Fin décembre Volodia, pilote à la 128ème Escadre de chasse, avait été abattu sur son Curtiss 75. Tous les cousins vélivoles âgés de plus de dix-huit ans s'étaient engagés dans l'Armée de l'Air. Mykola avait reçu, presque en même temps, une lettre de la grand-tante Elise Fournier, de Millecrabe, lui annonçant la mort de Francisco, et la dernière lettre de celui-ci.

Cisco, qui venait d'être transformé sur Spit V en arrivant à sa première affectation, sur le front nord, était très excité. Il donnait beaucoup de détails techniques sur la fin de formation et sur ce nouveau chasseur.

Sur la fin de sa lettre, rédigée en revenant de mission, sa seconde, sans avoir engagé un appareil ennemi, il se demandait s'il était bien au niveau. Aux tests de fin de stage il avait terminé en queue de peloton, mais il avait été validé. Cependant il se demandait comment, avec autant d'attention à fournir pour simplement tenir sa position, en formation de combat, il serait capable d'engager un Zéro ? Il ne le disait pas formellement mais Mykola avait compris que Cisco était presque content qu'ils n'aient pas eu à combattre…

Depuis, le jeune garçon avait toujours sur lui la lettre de son cousin, qu'il considérait un peu comme un talisman, ou quelque chose de ce genre. Celles que Piotr lui adressait étaient d'un ton tellement différent. Il paraissait si sûr. A la fois si tranquille, comme toujours, et si impatient. Lui aussi venait d'arriver en Escadron, mais pas dans la chasse. Dans l'appui-sol. Et puis d'autres morts. L'oncle André avait brûlé dans son char Renault, quelque part au Kazakhstan, et les cousins Yannick, Giovanni, Gustav, Horst, et encore cinq autres, morts au combat, sur l'un des fronts. Onze déjà. En moins d'un an de guerre !

Presque deux générations de Clermont étaient sous l'uniforme, dont une trentaine de filles ! Combien pourraient un jour le quitter, cet uniforme, revenir à la vie civile ? Il s'efforça de regarder autour de lui pour penser à autre chose. Il le fallait. Surtout aujourd'hui.

Il allait s'engager.

Sa sœur Cécile lui avait demandé pourquoi ? Et ça l'avait perturbé, l'obligeant à réfléchir. Il y avait plusieurs motifs. Il devait avouer qu'être formé comme pilote sur un avion de chasse, l'emballait, c'était ce qui lui venait en premier à l'esprit. Il reconnaissait, lui-même, que c'était assez gamin. Mais il y avait autre chose. Il venait d'avoir dix huit ans et pouvait demander un sursis pour poursuivre ses études. Les étudiants y avaient droit, l'Europe avait besoin de cadres, de techniciens et les préparait. Il ne serait mobilisable légalement qu'à vingt ans, en attendant il pourrait continuer ses études en fac. Seulement un autre sentiment était apparu. Un sens du devoir, un peu vieillot. Les Européens, en général, avaient un sens du devoir assez poussé. Mais ce n'était pas ça non plus. Enfin pas entièrement, il ressentait ce sentiment, mais il n'était pas le plus fort. Non, c'était quelque chose de plus personnel. A partir du moment où ses cousins de dix huit ans s'étaient engagés, où des quantités de garçon de cet âge, non sursitaires, s'étaient engagés, il estimait ne pas avoir le droit de rester en fac, en profitant d'un sursis. Il… il ne voulait pas que d'autres fassent son travail à sa place, il ne voulait pas rester tranquillement à l'arrière pendant que d'autres se battaient pour lui, pour cette quiétude. Il ne voulait pas se planquer derrière la loi, profiter d'elle. Il voulait occuper sa place, dans sa génération. Si les autres étaient sous l'uniforme, alors il devait être avec eux. C'était aussi simple que ça, il devait participer, être à sa place.

Il y avait une petite queue dans le bureau d'engagement de la vieille rue Fontaine à mulard, de Lvov, comme chaque jour ou presque. Mykola y était venu à plusieurs reprises les jours précédents. Il n'avait pas beaucoup grandi, depuis un an, guère plus de deux centimètres. 1,75 m, maintenant, mais ses épaules s'étaient un peu élargies et c'était désormais un garçon mince mais bien bâti, aux gestes plus précis, plus sûrs. Au visage beaucoup moins fermé, surtout, qu'auparavant. De ce côté la fac l'avait changé. Entrant dans le hall il ralentit le pas pour observer les jeunes gens qui venaient s'enrôler. Une grande majorité de garçons ; ceux qui venaient de fêter un anniversaire, comme lui ; mais aussi quelques filles et même des jeunes femmes. Depuis l'appel du Président, l'oncle Edouard, l'année précédente, elles étaient nombreuses à s'engager. Parmi les étudiantes c'était celles qui suivaient une voie scientifique qui étaient les plus nombreuses à le faire, et de loin. Il y avait de la place pour elles, aussi bien dans les innombrables laboratoires de recherches ; quand elles avaient une maîtrise ou un Doctorat ; que dans la nouvelle armée moderne qui se bâtissait, avec une licence. On disait que les Centres de Communications, de Coordination, et les Centres de surveillance Radar en étaient pleins. La cousine Véra était en formation d'analyste-radariste.

Il avait déjà repéré les lieux, savait que le bureau de l'Armée de l'Air était dans le couloir de droite. Là aussi il était déjà venu. Pour se renseigner. Il était au courant de toutes les filières de formation, depuis les stages de débutants complets, jusqu'aux "accélérés" pour les pilotes brevetés. Il avait repéré un Sergent-Major, pas bon à prendre avec des pincettes, et s'était juré, après réflexion, d'attendre de voir une autre personne. C'est de sa vie, des prochaines années, qu'il s'agissait et il n'entendait pas être manipulé comme un numéro. Des copains qui s'étaient engagés l'avaient prévenu qu'il avait le droit absolu de s'engager dans les conditions qu'il désirait, dans l'arme qu'il souhaitait. Pas question de se retrouver dans l'infanterie ou les chars, sous prétexte que, ce jour là, les blindés avaient la priorité.

Il n'y avait qu'une demi-douzaine de garçons et une fille devant lui, dans sa file et, une bonne demi-heure plus tard, il pénétrait dans le bureau "Armée de l'Air", qui était tenu, ce matin, par un Lieutenant.

- Bonjour Lieutenant, dit-il en entrant et débitant la phrase qu'il avait préparée, j'ai 18 ans et je viens m'engager dans l'Armée de l'Air.

L'officier avait une quarantaine d'années, un visage rond de slave et des cheveux blonds, pas tellement courts. Il portait les ailes de pilote et Myko en fut rasséréné. Ce type là comprendrait.

- Bonjour jeune homme, fit-il en s'adossant au dossier de son siège. Me permettez-vous de prendre une tasse de thé avant que nous remplissions la demande d'engagement ?

Mykola fut un peu surpris. Ce n'était pas du tout le ton des hommes qu'il avait vus les fois précédentes. Il hocha la tête rapidement. Le Lieutenant se leva difficilement et alla, en boitant, se servir à une théière qui reposait sur un réchaud à gaz, éteint, près de lui. Il reprit la tasse, fixant toujours le jeune homme et finit par demander :

- Je suppose que vous avez l'autorisation de vos parents ?

- J'ai la permission écrite de ma mère, sur le formulaire réglementaire, oui Lieutenant.

- Difficile à obtenir ?

- Pas trop. J'ai beaucoup de cousins qui font du vol à voile. Ils ont été incorporés dans l'Armée de l'Air et sont pilotes. Ma mère se doutait que je ferais la même chose.

- Et votre père ?

- Il est mobilisé. Lui aussi savait à quoi s'en tenir sur mes intentions.

- Quelle affectation a-t-il ?

- Il était vétérinaire, avant la guerre. Il est désormais Officier-assistant de chirurgie dans un hôpital de campagne, sur le front nord.

L'officier laissa passer un temps, but quelques gorgées et demanda :

- Il y a une chose que l'Armée doit savoir : votre motivation. Pourquoi ? Pourquoi vous engagez-vous dès maintenant ? Vous voulez casser du Chinois ?

"Casser du Chinois"? Il n'avait jamais entendu cette expression et en fut décontenancé, un instant.

Le regard du type ne le quittait pas, il fallait répondre, et que sa réponse soit claire, adulte.

- La plupart des garçons de ma génération sont dans l'Armée, ma place est avec eux. J'ai la chance de faire des études, je ne veux pas me cacher derrière un sursis pendant que les autres font mon travail, Lieutenant.

L'officier le regarda encore quelques secondes puis empoigna un stylo et s'apprêta à écrire.

- Bien, allons-y. Quel est votre âge avez-vous dit, mon garçon ?

- 18 ans, Lieutenant.

- Depuis peu, non ? ajouta l'officier avec un petit sourire mi-triste mi-amusé.

- Oui, en effet… depuis une semaine.

- Vous remplirez vous même la demande initiale, je vais noter ce que l'Armée de l'Air a besoin de savoir pour enregistrer votre engagement et vous faire un dossier. Profession ?

- Etudiant.

- Niveau ?

- Bac philosophie, premier certificat de licence de physique.

L'autre eut l'air un peu étonné.

- Ca ne ressemble pas à une voie classique, ça. Vous avez voulu changer de filière, après le bac ?

- J'avais eu une mention Bien, au Bac philo et mes notes en math et physique-chimie n'étaient pas mauvaises, répondit-il un peu gêné. J'ai pensé que ce serait une meilleure préparation pour l'Armée de l'air, Lieutenant.

- Au moins vous réfléchissez. Et comment ça marche, en fac ?

- Pas trop mal, compte tenu de la préparation que j'ai eue. Au contrôle semestriel, vers la fin de l'année, j'étais à la moitié, mais dans la bonne moitié, corrigea-t-il en souriant, plus en confiance, maintenant. Mon premier certificat est validé.

- Et vous voulez être pilote ?

- Oui, Lieutenant.

- Pilote de quel type ? Mono ou multimoteurs ?

- Monomoteur, la chasse… si j'en suis capable.

- Réaliste, en tout cas. Bien. Mais ambitieux, aussi, la chasse ! Elle est très demandée, vous le savez sûrement, et les places sont chères.

Il remplissait les blancs d'un questionnaire, au fur et à mesure.

- Avez-vous des qualifications particulières qui motivent votre demande ?

- J'ai un brevet "D" de vol à voile et 103 heures de vol planeur, j'ai beaucoup volé ces derniers mois, le vol à voile est toujours autorisé avec des lancers au treuil. Mais en avion j'ai seulement les cinq heures dites d'accoutumance.

Cette fois le lieutenant reposa son stylo pour mieux le regarder.

- Donc vous avez un brevet D, et vous avez commencé une licence de physique uniquement pour pouvoir demander la chasse. C'est bien ça ?

- La licence, oui. Je n'avais pas l'intention d'entrer dans l'armée, avant la guerre, le planeur c'était par goût personnel.

L'officier regarda Mykola.

- Vous avez dit que vous aviez des cousins vélivoles qui ont choisi l'Armée de l'Air, ont-ils déjà été engagés au combat ?

Mykola crispa nerveusement les lèvres.

- L'un de mes cousins était militaire de carrière. Il a été abattu au début de la guerre… Et un autre vient d'être abattu il y a trois semaines.

- Ils volaient sur quoi ? demanda le Lieutenant, après avoir laissé passer un temps.

- Volodia, le premier sur Curtiss 75, Francisco, le second, sur Spit V.

- Saloperie de Curtiss, murmura le gars. Il vous donne une fausse confiance, on a l'impression qu'il est redoutable jusqu'à ce qu'on tombe sur un Zéro. Le Spit V est déjà mieux. Nous allons avoir vraiment mieux, d'ici peu. Mais les Morane 406 et Bloch ont eu un mérite certain, c'est qu'il était facile de les évacuer en vol pour sauter en parachute, quand l'avion était touché gravement. S'il n'y avait pas eu cela notre chasse n'existerait plus aujourd'hui, tous nos pilotes seraient morts ! J'en sais quelque chose…

Comme un flash Myko se souvint d'un paragraphe de la dernière lettre de Cisco. Il racontait comment s'était passée la partie finale de sa formation, ses difficultés à suivre à la fois les cours et les exercices en vol. Ce qui avait beaucoup perturbé Mykola. Cisco était un bon pilote de planeur, ils avaient volé ensemble sur des pièges biplaces de début, des C 800 qu’ils maniaient comme des monoplaces ! Et ses gestes étaient très sûrs, ses choix instantanés. Le jeune garçon en avait été impressionné. Il pilotait presque aussi bien que Piotr, c'était tout dire…

Dans une précédente et longue lettre, rédigée en plusieurs jours, Francisco se posait des questions. Lui aussi avait été étonné de rencontrer tant de difficultés à suivre le rythme. Il n'en avait jamais parlé à Mykola dans ses premiers courriers où il s'attardait davantage sur les avions-écoles sur lesquels il volait, le type d'exercice et les difficultés à les exécuter proprement. " J'ai l'impression que quelque chose a cloché, quelque part, Myko, disait-il, ou alors je ne suis pas un aussi bon pilote que ça ? Je sais aussi que je suis passé dans la chasse par raccroc, que j'ai été repêché, après les tests de fin de stage. Après ma première mission mon N°1, l'Officier-Pilote Parski, un type de carrière, m'a fait faire des exercices de combat. Tout allait tellement vite, Myko, j'étais dépassé ! Je ne domine pas le Spit comme je le faisais avec les Nord 2 000 du club. Ensuite, Parski m'a interrogé, puis il m'a seulement dit, qu'en vol on ne pilote pas en réfléchissant, mais par réflexes immédiats, ce que je croyais faire ! Ca m'a perturbé".

Le Lieutenant baissa le visage, parut réfléchir et Mykola se demandait pourquoi quand le type reprit la parole en le regardant.

- Des pilotes de planeur on n'en voit pas souvent, c'est vrai. Je crois que je vais vous aider à survivre à cette guerre, faites confiance à mon expérience, jeune homme… Si, comme je le pense, vous passez facilement la visite médicale du personnel navigant, votre demande de suivre une formation de pilote sera probablement vite acceptée… Depuis peu nous avons un nouveau type de formation. Il y avait, jusqu'ici, une formation pour des "Grands débutants", qui n'avaient jamais mis les pieds dans un avion et une autre, "accélérée", pour les brevetés civils, avion ou planeur. On vient d'y ajouter une formation dite "Petits débutants" pour des gens qui ont vaguement tenu les commandes. Autrement dit une petite, toute petite expérience. Cela veut dire que vous auriez une formation presque initiale. En revanche vous auriez la possibilité d'apprendre vraiment à voler sur de grosses machines, de devenir un pilote militaire complet, sans faire l'impasse sur tel ou tel aspect du vol. Si vous me permettez, jeune homme, je crains bien que la disparition de votre cousin, sur Spit, vient de ce qu'il lui a manqué des bases qu'il n'a jamais totalement assimilées, ou rattrapées, en formation accélérée. Il y a un risque que j'ai raison, en tout cas. La formation de ces gens là fait l'impasse sur un certain nombre de choses qu'ils sont censés connaître avant d'entamer leur progression… Votre expérience, même succincte, en vol moteur, et vos 103 heures de vol à voile pourraient vous permettre, réglementairement, de rejoindre un Centre de formation accélérée, je le reconnais. Mais vous auriez beaucoup de difficulté à vous maintenir au niveau de vos camarades, déjà pilotes d'avion et assez expérimenté, des moniteurs d'aéro-clubs, par exemple. Il y a de sacrés différences entre les commandes d'un planeur et celles d'un chasseur ! Dans votre cas les conséquences d'un stage accéléré seraient qu'à la sortie ; où personne ne peut prévoir quel est le pourcentage de places dans la chasse par rapport aux bombardiers légers, bombardiers lourds, "reco", enfin je veux dire la reconnaissance, le transport, etc. A la sortie donc, selon vos notes, il y aurait un risque que vous soyez orienté, soit sur multimoteurs ; ce qui vous laisserait frustré ; soit vous passeriez, in extremis, dans la chasse et vous seriez descendu aux premiers combats, parce que vous seriez limite, comprenez-vous ? Bien sûr avec du temps vous combleriez votre retard, mais les Zéros ne nous laissent pas de temps ! Si vous voulez : vous devriez accorder trop d'attention sur votre pilotage afin qu'il soit au standard ; et il le serait, bien sûr ; mais vous ne seriez plus suffisamment disponible, assez vigilant, pour le combat aérien. Est-ce que vous me comprenez bien, jeune homme, est-ce que vous comprenez pourquoi je vous dis cela ?

Mykola avait toujours en tête la lettre de Cisco. Etait-ce bien ce qui lui était arrivé ? N'était-il pas vraiment prêt ?

- La formation, dans un centre de ce genre, est plus longue, je suppose ? demanda-t-il.

- En effet… mais vous serez vraiment au point, pas un pilote de seconde classe… Que décidez-vous ?

Ce fut ce mot, "seconde classe", et ce qu'avait écrit Cisco qui le décida. Son côté perfectionniste, son orgueil aussi, ne lui permettaient pas d'accepter une demi mesure, devenir une sorte de pilote de fortune, de ne pas être un bon pilote.

- … Je suis votre conseil, monsieur, je veux dire Lieutenant, je choisis ce stage de "petits débutants".

Le gars sourit.

- Vous êtes un jeune homme avisé. Je crois qu'avec vos bases vous aurez vos chances de devenir un bon pilote et de résister à cette guerre… Et ne vous inquiétez pas, vous aurez l'occasion de faire beaucoup d'heures de vol, dans les années à venir. Plus que vous ne le souhaiterez.

***

Incorporé quatre jours plus tard il passa tout de suite la visite médicale "Personnel Navigant", très approfondie. Elle lui révéla une chose surprenante. Il avait toujours su qu'il avait une bonne vue mais on ne l'avait pas testée à ce point. Il apprit qu'il avait 12/10ème à l'œil droit et 14 à l'œil gauche ! Il ne savait même pas qu'on pouvait avoir plus de 10/10ème. Le médecin avait dû lui expliquer qu'on ne pouvait pas fixer une limite supérieure au corps humain mais seulement constater ses capacités et fixer une valeur maximale moyenne. Ce qui expliquait que les records du monde d'athlétisme tombaient régulièrement grâce à des athlètes dont les performances dépassaient les moyennes établies. Et que les 10/10ème étaient une valeur moyenne, adoptée, comme correspondant à une "bonne vue". De même qu'il apprit que les individus dépassant les 10/10ème n'étaient pas si rares que cela. En tout cas c'était son meilleur atout pour obtenir la chasse où la vue donne un avantage exceptionnel. Bref, il se retrouva incorporé dans les heures suivantes et en partance pour le stage, le surlendemain ! Tout allait très vite. Sa mère ne dit rien mais le serra très fort dans ses bras, et sa sœur Cécile lui jura qu'elle s'occuperait bien de Binou !

***

Les quatre premières semaines que Mykola passa au centre de formation initiale de Lambiri, en Grèce, 30 kilomètres à l'est de Patras, le long du golfe de Corinthe furent consacrées exclusivement à une formation militaire de base, essentiellement physique, et à la théorie. Les 125 stagiaires durent avaler des cours d'aérodynamique, de mécanique, de radio, de technique des fluides, et de la terrible et fastidieuse réglementation aérienne. Ils ne voyaient pas le jour. Le printemps arrivait, dans cette région que Myko ne connaissait pas, mais il ne s'en rendait compte que pendant la mise en train physique, le matin à 6 heures et demi, dans la grande cour de l'établissement ! Les cours se succédaient à un rythme forcené, dont le but était de faire un premier tri parmi les candidats. Ce qui se produisit, onze d'entre eux, dont l'un des copains de chambrée de Mykola, demandèrent à gagner les troupes au sol.

Ils restèrent donc à trois, dans leur chambre : un type pas très grand, très maigre, avec un visage ingrat, Polonais de 22 ans, Jerzy Waast, qui s'avéra agréable à côtoyer, bosseur et bon en math. Le dernier occupant était Français, Gérard Lavant, 20 ans, qui avait une licence complète de physique ! Il avait obtenu son bac math' élem à 16 ans. Un type mince, de taille moyenne, au visage étroit, assez beau garçon, affecté d'un léger zézaiement qui lui faisait parler le russe de façon si amusante que les filles en raffolaient, avait-il affirmé un jour. Pourtant il n'était pas hâbleur et n'étalait pas sa science, alors qu'il était d'un très bon niveau technique. Entre eux, les copains disaient qu'il avait la morphologie d'un vrai pilote de chasse, sa petite taille devant lui permettre de bien encaisser les G en combat tournoyant, le fin du fin d'après les élèves-pilotes. En tout cas il était très agréable comme compagnon de chambrée, n'hésitant pas à expliquer un sujet de cours que les autres n'avaient pas compris. Ils étaient logés dans un ancien lycée dont ils occupaient les chambres des internes des classes terminales faisant leurs Humanités. Jerzy avait fait de l'avion, avant la guerre mais n'avait jamais été lâché. Et Gérard, bénéficiant d'un contrat de préparation militaire avait commencé à voler un mois avant de s'engager. Il avait une dizaine d'heures. En réalité ils étaient typiques des élèves du stage. Tous les deux ambitionnaient de passer dans la chasse. Mykola leur avait dit qu'il était breveté D en planeur mais aucun des deux n'avait bien mesuré ce que cela signifiait.

Les salles de cours étaient celles des générations de potaches qui y avaient défilé. Mais finalement ils n'étaient pas tellement plus âgés ! Mykola, avec ses dix-huit ans, était parmi les plus jeunes, évidemment, mais les plus vieux n'avaient pas plus de 24-25 ans. Les "vrais" vieux, trois ou quatre, qui venaient d'une autre arme, souvent le Génie, culminaient à 27-28 ans !

Après six semaines de cours, un examen sur la partie théorique qu'ils venaient d'ingurgiter élimina encore une bonne partie de la promotion 703, c'était le nom de la leur. Ils ne restaient que 82 avant d'aborder la formation au vol. Mykola avait beaucoup travaillé et eu le plaisir de terminer 19ème de la promo, essentiellement grâce à ce qu'il savait déjà de la réglementation et de l'aérodynamique, très importantes en vol à voile, un gros morceau à connaître par cœur. Il savait que s'il voulait avoir une chance de passer dans la chasse il devrait figurer dans les vingt premiers, à la fin du stage.

Ils n'eurent qu'une journée de permission avant de commencer les vols et Mykola la passa à dormir, pendant que ses deux copains allaient explorer Patras.

Le lendemain à six heures, un mercredi, des camions emmenèrent les 82 rescapés du stage 703, vêtus d'une combinaison bleu "Armée de l'Air" sous un blouson de toile épaisse, jusqu'à un grand terrain, en herbe, pas loin du Centre, installé sur une sorte de plateau au milieu de petites hauteurs et de vignes. Une longue file de Stamp SV4, le petit avion belge d'entraînement et de voltige, les attendait. Le choc !

Mykola connaissait le Stamp, Piotr ne trouvait pas de superlatifs assez forts pour en parler, dans ses lettres. Francisco et lui avaient été formés sur cette machine. Mais Piotr n'avait pas eu de chance, en fin de cursus, plus tard, toute sa promotion avait été versée dans les chasseur-bombardiers d'attaque au sol. L'Armée de l'Air manquait de ce genre de pilotes et un nouveau modèle, monoplace bifuselage, le P 38, arrivait en unités. A la fois pour contrer les attaques de chars chinois et abattre les JU 87 Chinois d'attaque au sol. Ceux-ci faisaient des ravages sur les troupes, les convois de camions ou de blindés européens et les files de réfugiés fuyant l'avance chinoise.

Piotr disait que le Stamp était un bonheur à piloter, doux aux commandes, d'un pilotage très précis et très démonstratif. L'élève-pilote voyait immédiatement les fautes qu'il commettait. Il disait aussi que c'était le meilleur piège pour apprendre la voltige. Bref, quand Mykola vit la file d'appareils il eut de la peine à attendre son tour de vol. Les stagiaires devaient faire deux vols d'évaluation et d'accoutumance, le matin, et deux l'après-midi. Au début de la matinée des moniteurs détaillèrent le tableau de bord et le poste de pilotage du Stamp. Mykola passa la suivante, pendant que les vols commençaient, grimpé sur un appareil en réparation, dans un hangar, à observer attentivement la carlingue et à mémoriser les instruments, les cadrans, les boutons et manettes et leur position. Les yeux fermés, tendant la main dans le vide, il mimait un vol, désignant les instruments à surveiller.

Son tour arriva à 09:30, sur l'ordre du Chef de piste qui hurla son nom et celui de son instructeur : "Sergent-Major Van der Belt, appareil J 185". Il se rendit près du piège qui s'était immobilisé, au bord de la piste pendant qu'un élève descendait, la tête basse, en écoutant l'instructeur, un colosse aux cheveux si blond qu'ils paraissaient presque blancs, debout près de l'aile, lui tenir un long discours illustré par les mains qui mimaient des positions en vol. Ca n'avait pas dû très bien se passer…

- Elève-pilote Stoops, à vos ordres, Major, se présenta-t-il à l'instructeur.

Le visage du Major était allongé et il avait une grande bouche au dessin ironique, qui semblait perpétuellement sourire. Mais un sourire dont on se disait qu'il ne fallait pas s'y fier.

- Stoops, hein ?… Tu sais ce que c'est, élève-pilote Perrrcival ? ajouta-t-il en désignant le Stamp.

- Excusez-moi, Major, mon nom est Stoops et la réponse à la question est oui…

- Si je t'appelle Perrrcival, tu t'appelleras Perrrcival, reçu ?

Il prononçait "Perrrcivaaal", à la russe !

- Oui, Major… Perrrcival, j'ai parfaitement reçu.

La bouche de l'autre s'élargit.

- Ca ne te plaît pas Perrrcival ? dit-il d'une voix douce dont Mykola déchiffra aussitôt la connotation dangereuse.

Son cerveau se mit au travail en une fraction de seconde. Se mettre à dos son instructeur avant même d'avoir commencé à voler pouvait briser net ses ambitions. D'un autre côté il n'était pas d'un naturel à se coucher et savait qu'un jour ou l'autre il se cabrerait. Peut être à contretemps et ça risquerait de lui coûter gros. Aussi il répondit tranquillement, sur ce ton qu'il utilisait avec les cousins, en stage sur la Mures :

- Si je peux parler franchement Major, je m'en fiche comme de mon premier biberon. Je n'ai qu'un but, apprendre ce que vous voudrez bien m'enseigner et ce que je serai capable de reproduire de votre enseignement. Le reste n'a pas d'importance. Je ne suis pas un homme célèbre pour me sentir vexé. D'autant que Perrrcival est insolite mais pas plus moche qu'autre chose.

Du coup le Sergent-Major le regarda plus fixement avant de dire :

- Alors qu'est-ce que tu sais de cet avion ?

- Biplan, moteur Renault de 140 chevaux, remplacé récemment par un Salmson de 160, 480 kg à vide, 200 km/h maxi, avion d'origine belge, bon avion école, démonstratif, bon avion de voltige biplace.

L'instructeur n'eut pas l'air impressionné par ces connaissances que ses cousins lui avaient communiquées.

- Une veine, dis donc.

- Pardon ?

- Qu'il soit biplace. On aurait eu un problème, nous deux. Il aurait fallu que je t'attache sur une aile non ?… Allez monte devant.

Mykola se dit que l'autre aimait avoir le dernier mot, même au prix d'une réflexion idiote, se tut et entreprit de fermer hermétiquement le col de son blouson avant de grimper à l'arrière, puis de se brêler et de régler le harnais du parachute qui servait de coussin, sous les fesses, et que chaque élève laissait en place en descendant. Il aperçut, fugitivement, le regard de l'instructeur, dans le rétro. Le gars ne fit aucun commentaire mais montra ses oreilles. Mykola comprit et enfila le casque de cuir comportant les écouteurs, pendus devant lui.

-" Tu as attaché les sangles, Perrrcival ?"

- "Je termine, Major".

Le moteur démarra au même instant faisant un bruit assez violent, d'autant que l'instructeur donnait de longs coups de la manette des gaz. Mais Mykola, attentif, entendit bien la question suivante, alors qu'il terminait l'installation à bord :

- "Puisque tu es dans ce stage je suppose que tu as déjà volé,"

- " Un peu."

- " Tu te sens capable de suivre aux commandes, sans me gêner ?"

- "Je pense… je veux dire oui, Major".

- "Alors allons nous amuser un peu."

C'était déjà comme ça, en double commande, sur planeur. Au début l'élève garde la main sur le manche, les pieds sur les palonniers, aussi légers que possible, et suit les mouvements du pilote instructeur, se mettant inconsciemment en mémoire le degré d'amplitude des déplacements des commandes. Ici il fallait y ajouter la manette des gaz et celle du réchauffage-carburateur ; une sorte de starter propre aux moteurs d'avion ; presque collées l'une à l'autre, comme les leviers d'un dérailleur sur le cadre d'un vélo, et fixées sur la paroi gauche de l'habitacle. Suivre au manche ne posait aucun problème à Mykola mais il devait être plus attentif pour les manettes, d'autant qu'il se doutait que le Major n'allait pas lui faire de cadeau.

***

Ils étaient en troisième position derrière deux autres appareils qui attendaient l'autorisation de pénétrer sur la piste elle même quand Van der Belt lança :

- "Avant de pénétrer sur la piste tout pilote fait un contrôle de la machine, en prononçant une phrase mnémotechnique, pour mémoriser chaque action, ne pas en oublier. Plus tard, avec des avions plus complexes, tu apprendras "Fais-Ton-Métier-Pour-Vivre-Entier. A ton stade c'est l'"ACHEVER", valable sur tous les avions simples, jusqu'au pas variable et train rentrant. A : Atterrisseur, sans objet ici ; C : Commandes libres et agissant dans le bons sens, Contacts : essai des magnétos séparément, 1, 2, 1+2 et essais coupures, Correction de la pression barométrique sur l'altimètre ; H : Hélice, sans objet ici, Huile : températures et pressions, tu les apprendras ; E : Essence : ouverte et autonomie suffisante, Electricité : ça charge ; V : Volets, sans objet ici, Verrière, sans objet ici ; E : extérieur : pas d'avions en approche ou sur la piste ; R : Réglage des trims, Réglage du compas."

Pendant qu'il lâchait, très vite, l'énumération des contrôles, Mykola avait tenté de suivre, dans son propre poste de pilotage, en vain. Tout allait trop vite. Dès qu'il eut reçu le vert du projecteur du chef de piste, Van der Belt s'aligna sur la bande en herbe, avec de grands coups de moteur ! Mykola n'hésitait pas à lâcher la manette dès qu'elle s'agitait frénétiquement pour la ressaisir aussitôt après… En tout cas il n'y eut aucun commentaire, dans ses oreilles, jusqu'à ce qu'ils fussent alignés sur la longue piste en herbe. L'instructeur donnait de grand coups de palonnier pour avancer en zigzagant. Avec le nez relevé du Stamp la visibilité était nulle sur l'avant, on ne voyait que le ciel, en face de soi et le plan supérieur des ailes. Puis il sentit que le Major procédait, à toute vitesse, aux vérifications de la check-list de départ car les commandes s'agitèrent brièvement. Le moteur s'arrêta fugitivement, eut un claquement sec, et la manette des gaz s'enfonça jusqu'en butée. Le moteur se mit à ronfler et fit vibrer toute la cellule. Le piège s'ébranla.

Presque tout de suite, après guère plus d'une dizaine de mètres, il sentit le manche se déplacer légèrement vers l'avant et la queue se souleva. L'avion se retrouva, toujours roulant au sol, mais horizontal, en ligne de vol, et Mykola récupéra ses repères visuels. S'il avait été chat il se serait mis à ronronner de plaisir !

Les roues quittèrent le sol pendant que le piège atteignait une confortable vitesse de vol, au ras de la piste. Mykola savait que c'était la méthode usuelle de pilotage. On disait qu'une autre méthode, mise au point à Saint Yan, en France, commençait à voir le jour, consistant à prendre la pente de montée dès qu'on quittait le sol. Apparemment son instructeur préférait l'ancienne technique. Ou alors il avait une bonne raison pour cela.

L'aiguille du Badin, le compteur de vitesse montait régulièrement, devant les yeux du jeune homme et, brusquement, le Major tira sur le manche. Le Stamp jaillit vers le ciel. Ouais !…

Ca ressemblait aux lancers par treuil, en planeur. Quoi que moins violent, quand même. En planeur, en crochet arrière, on montait à 45°. Il se rendit compte qu'il ramenait tout au planeur, se dit qu'il devait être plus attentif, les choses étaient différentes ici. Il se concentra.

- "Mal au cœur ?" interrogea Van der Belt, quand ils eurent atteint 500 mètres d'altitude et viré vers la mer, à gauche.

- "Non, Major, ça va."

- "Alors tu vas me montrer où tu en es. A toi les commandes".

Il y avait sûrement un piège quelque part mais Mykola était tellement excité qu'il ne s'en soucia pas. Il était aussi heureux que le jour où il avait réussi l'épreuve de distance du brevet "D" de planeur, six mois plus tôt. Ce jour là, le 20 octobre, loin dans la saison, le chef-pilote était venu le chercher dans la prairie où il s'était posé, près d'un village et l'avait ramené en vol remorqué, derrière le Morane 315 du club jusqu'au terrain. Dans son planeur Mykola chantait à s'en casser la voix !

S'efforçant de se calmer, il entama un virage standard par la gauche après avoir assuré la sécurité en se dévissant le cou pour regarder à l'extérieur. C'est vrai que les commandes étaient douces on ne sentait presque pas les efforts du manche. Il redressa à l'horizontale et enchaîna sur la droite. Il s'efforçait de surveiller la bille dans son niveau liquide. Elle bougeait et il pensa qu'il fallait être plus souple sur le manche. Il redressa à nouveau et entama un virage plus serré par la gauche, son côté préféré, comme pour la plupart des droitiers. Il inclina sérieusement, le piège, serrant le virage jusqu'à devoir inverser les commandes pour assurer le contrôle, la profondeur provoquant l'inclinaison et la direction la profondeur. Ca marchait ! A une demie bille près, quand même, et il s'efforça de la ramener à sa place. Il fit ainsi une succession de 360° jusqu'à ce que la bille bouge moins. Mais c'était loin d'être parfait et il fut furieux contre lui-même

- "Est-ce qu'on peut monter un peu plus haut, Major ?" demanda-t-il dans le micro.

- "Pourquoi ?"

- "J'aurais voulu faire un ou deux décrochages."

- "C'est par là que tu aurais dû commencer".

Qu'est-ce que ça voulait dire ? Il pouvait grimper ou non ?

Il décida que oui et plaça le nez vers le ciel en poussant la manette des gaz. Aussitôt il comprit qu'il avait fait une bêtise, enfin une erreur. Il sentit une forte pression en avant sur le manche pour contrer la sienne. Van der Belt venait d'intervenir. Puis il comprit en voyant l'aiguille du Badin qui se baladait vers 100 km/h seulement. Il avait réagi en vélivole. Là il avait un moteur et devait d'abord attendre que la vitesse monte, avant de cabrer l'appareil. Il se serait botté les fesses ! Il avait énormément de réflexes à acquérir pour bien maîtriser cet appareil. Dieu que les chasseurs étaient loin !

- "Autant pour moi, dit-il dans le micro."

- "Tu bluffes ou tu sais ce qui s'est passé, Perrrcival ?"

- "Je n'ai pas attendu que la vitesse augmente avant de prendre la pente de montée."

Pas de réponse mais le manche afficha une pente. Les tours moteur se stabilisèrent à 2 300 et il reprit le manche pour continuer. Arrivé à 1 000 mètres d'altitude il réduisit et stabilisa la machine. Puis il réfléchit rapidement et tira le réchauffage-carbu ; il se souvenait de cela, qu'il avait appris pendant ses cinq heures moteur ; avant de réduire de moitié les gaz tout en gardant la même assiette. La vitesse décrut et bientôt il ramena complètement la manette en arrière, en tirant sur le manche pour forcer le Stamp à garder le nez légèrement en l'air. Le moteur paraissait presque étouffé et le sifflement des haubans se fit entendre. Puis le Stamp devint légèrement instable, les ailes ébauchaient un affaissement, tantôt à gauche, tantôt à droite, qu'il corrigeait au pied pour ramener le nez perpendiculaire à la masse d'air. Sa main devait tirer de plus en plus sur le manche pour lui garder le nez en l'air. Il lança un coup d'œil au Badin : 82 km/h, au moment où le nez bascula dans le vide et plongea vers le sol en inclinant à gauche, entamant un début de vrille. Mykola rendit la main, repoussant le manche vers le secteur avant et bottant dans le palonnier droit. L'appareil stoppa immédiatement le mouvement de vrille. Il avait oublié les gaz ! Sa main gauche repoussa la manette en position plein gaz. Puis elle revint en arrière pour couper, avec retard, le réchauffage-carbu et permettre au moteur de délivrer toute sa puissance. Alors seulement il tira avec précaution sur le manche. L'avion réagit tout de suite et redressa en une ressource qui le tassa dans son siège. Il avait été trop lent dans toutes ces manœuvres et avait sûrement pris trop de G… Mais, Dieu que c'était bon !

- " Tu sais où est le terrain, Perrrcival ?"

- " Il doit être derrière nous à gauche" répondit Mykola en tournant instinctivement de ce côté.

- "A quelle distance ? Pourrais-tu y revenir en vol si le moteur coupait ?"

- "Je ne sais pas à quelle distance, Major… ah je le vois, maintenant, je dirais 6 à 7 kilomètres. Et je ne connais pas la finesse du Stamp, je ne sais pas si on pourrait le rejoindre."

Il sentit la manette de gaz revenir en arrière brutalement et vit le contact général basculer vers "arrêt", devant lui, puis le robinet d'essence tourner vers STOP. Le moteur s'étouffa, se tut brusquement et on n'entendit plus que le sifflement de l'air dans les haubans. L'hélice moulinait devant le capot, ralentissant très vite.

- "Tu me préviendras quand tu auras une question à poser, Perrrcival."

Mykola eut le réflexe d'empoigner le manche à pleine main puis il se dit qu'il était en train de faire du vol à voile et qu'il ne fallait pas s'affoler et il le reprit avec trois doigts seulement, comme il en avait l'habitude. Au pire il y avait assez de surfaces plates, alentour, entre les hauteurs entourant le terrain pour faire une vache. Même s'il n'avait jamais fait un atterro sur Stamp ! Il surveilla sa vitesse pour rester à 106 km/h ; 30% au-dessus des 82 km/h qu'il avait déterminés plus tôt comme étant la vitesse de décrochage ; et s'efforça de trouver la vitesse à laquelle le piège s'enfonçait le moins tout en mettant le cap sur le terrain pour passer à la verticale des installations. S'il arrivait jusque là il serait temps de déterminer s'il pouvait faire une prise de terrain en U ou glissée, pour raccourcir et toucher en début de piste. De toute manière, dans l'un ou l'autre cas, il s'attendait à prendre un savon du Chef de piste…

A 500 mètres d'altitude il réalisa qu'ils étaient encore à 3 bons kilomètres. Il annonça, dans le micro :

-" Major, je ne suis pas sûr de pouvoir rentrer, surtout sur cette machine que je ne connais pas et avec le vent qui nous déporte. Au stade où j'en suis et compte tenu de ce que je sais faire, je pense préférable de relancer le moteur."

- "Et s'il ne démarre pas ?"

- "Alors je poserai la machine sur… l'étendue dégagée devant à droite."

- "Mais tu n'essaies pas de rentrer ?"

- "Non, Major, désolé si je parais dégonflé, je n'essaierais pas, au stade où j'en suis, au premier vol sur Stamp, je risquerais d'endommager la machine," répéta-t-il fermement.

-"Regarde comment on relance le moteur".

Le manche s'inclina en avant et le piège parut s'enfoncer, piquant vers le sol. Avec le vent relatif l'hélice se mit aussitôt à tourner plus vite et Mykola vit le robinet d'essence passer sur "ouvert" et le contact général passer également sur "marche". Le moteur toussa, et sous la main de l'instructeur, la manette des gaz eut des petits sursauts, qui le lancèrent définitivement. Le jeune homme reprit les commandes et attendit que la vitesse monte avant de redresser le manche et voler horizontalement. Ils étaient maintenant à 150 mètres d'altitude, il afficha la pente de montée, plein gaz. Il se sentait euphorique. Ce piège était merveilleux. Tellement doux ! Il sentait qu'on devait pouvoir en faire ce que l'on voulait quand on savait piloter correctement. Piotr avait raison, Bon Dieu !

- "Comment tu te sens, Perrrcival ?"

Il répondit sans réfléchir :

- "Fabuleusement bien".

- "Fabuleusement bien, hein ? Et bien regarde ton étendue plate où tu envisageais de te poser, à droite."

Mykola aperçut un sol couvert de grosses pierres dont la couleur se confondait avec celle de la terre…

- "Tu auras au moins appris une chose, Perrrcival, autour de la base le terrain est imposable, des vignes ou ces caillasses. Alors on rentre ou on crash la machine, compris ?"

- "C'est compris, Major," répondit-il d'une voix cassée.

Il se rendait compte qu'il n'avait pas pensé, dans son projet de se vacher, à s'arranger pour être assez haut afin de vérifier l'état du sol et changer d'endroits, au besoin. Il aurait du choisir un terrain plus proche de la position où ils se trouvaient à ce moment là pour avoir encore une marge d'altitude. Au pire en se posant sur le chemin de terre qui traversait cette étendue… S'il en avait été capable. Il se trouvait minable, comprenait qu'il avait tout foiré, pendant ce vol.

- "Tu te sens assez habile pour le poser, Perrrcival ?"

- "Je peux toujours essayer, non en fait j'aimerais essayer."

- "Vas-y."

Il s'efforça de se souvenir des vols moteur qu'il avait fait deux ans plus tôt… C'était loin. Il se souvenait quand même qu'il fallait amener l'avion près du sol, à le toucher. Ensuite… Le vide. Mais il s'était avancé il fallait essayer ! Il réduisit les gaz, ouvrit le réchauffage et augmenta la pente en poussant un peu sur le manche, pour afficher une vitesse maximale de 106 km/h. Qu'avait dit Piotr, déjà, aux Mures ? Ah oui : "Il faut connaître tous les paramètres, toutes les caractéristiques de sa machine". Il en était loin. D'un autre côté on ne leur avait rien dit. Les instructeurs devaient prendre note de ceux qui posaient des questions intelligentes, avant de décoller. Il avait sûrement déjà un handicap de note ! Il aurait bien dû réfléchir au lieu de se laisser s'emballer à l'idée de voler. Il avait agi comme un gosse excité et cette pensée ramena sa fureur contre lui même. Van der Belt allait avoir une mauvaise opinion de lui dès le premier vol.

Il vit la manette des gaz s'enfoncer et le moteur gronda plus fort.

- "On se traîne, Perrrcival, les vols sont de quarante minutes. T'es pas seul, ici," fit la voix de l'instructeur, dans ses écouteurs.

Ils passèrent à la verticale des hangars et Mykola vérifia, en penchant la tête à l'extérieur, que la piste en service était bien la même qu'au décollage et que la biroute ne montrait pas que le vent avait forci. Puis il fit un virage à gauche pour se positionner en vent arrière, parallèlement à l'axe de la piste mais en sens inverse. Après quoi il réduisit les gaz. Un autre virage, de 90° pour venir en "étape de base", perpendiculairement à la piste, cette fois, et quand il vit le bout de son aile inférieure gauche dans la direction des hangars il bascula encore à gauche pour le dernier virage, l'amenant en finale. Il se pensait un peu haut et réduisit complètement les gaz surveillant le Badin pour ne pas passer en-dessous de 92 km/h. Là le piège descendait bien, Mykola le "sentait" en lui. Difficile de dire à quoi il se référait. Le sol approchait si vite qu'il fut content quand ils se trouvèrent au-dessus de la piste. Il s'appliqua à garder les ailes bien horizontales. Une petite rafale de vent inclina celles de droite et il corrigea instantanément, au manche, sans brusquerie. Ils étaient à deux mètres de la piste quand il se souvint de relever un peu le nez. Ce n'était pas un planeur qui se pose en ligne de vol. Là il y avait les roues qui rehaussaient l'avant ! Il laissait la vitesse décroître et le Stamp décrocha… Il tomba d'un mètre, sur le sol où il rebondit ! Tout de suite le manche vint cogner le ventre de Mykola et y resta pendant que la manette des gaz s'enfonçait, une fraction de seconde, avant de revenir en arrière. Le piège rebondit encore une fois, beaucoup moins durement, et resta collé au sol, roulant la queue basse en perdant sa vitesse.

- "Je le ramène aux hangars, suis aux commandes".

La voix de Van der Belt ne traduisait rien mais Mykola eut un frisson de frayeur à la pensée de ce qu'il allait entendre plus tard. Il ne répondit rien se bornant à observer les manœuvres. Quand l'avion fut arrêté et le moteur stoppé il commença à se déharnacher puis se redressa en se tournant afin de tâter du pied, à l'extérieur, pour trouver l'endroit marqué de rouge où l'on pouvait poser le pied sur l'aile inférieure et descendre. Van der Belt était déjà au sol et l'attendait.

- Tourne-toi vers moi, fit-il…

Tendu, le jeune homme s'exécuta.

- Ferme les yeux et lève un pied, les bras tendus devant toi.

Surpris il obéit et resta comme ça un instant. Il sentit un léger vertige mais ne dut pas reposer le pied pour corriger son équilibre.

- Ca va, ouvre les yeux. Maintenant raconte-moi où tu en es du vol.

Sa voix n'avait pas la raillerie que Mykola craignait.

- J'ai un brevet D de vol à voile, 103 heures de vol mais 5 seulement en moteur, il y a deux ans, c'est tout.

- Tu savais qu'avec un brevet complet, avion ou planeur, tu pouvais suivre un stage accéléré ?

- Oui, Major. Mais au bureau de recrutement un Lieutenant qui portait les ailes de pilote m'a dit que si je voulais mettre toutes les chances de mon côté pour devenir un bon pilote, cette voie là serait plus efficace.

- Et tu suis toujours ce qu'on te dit de faire ?

Où était le piège…?

- Pas toujours, non Major, mais ses explications étaient logiques et il en connaissait infiniment plus que moi.

Van der Belt commença à enlever son casque.

- T'es un drôle de gars, Perrrcival. En vol tu évolues, rien à te reprocher au stade où tu en es de ton expérience. Tu sais trouver tout de suite la vitesse de décrochage, ça c'est bon, mais tu ne réfléchis pas assez. Et tu devras te persuader, très vite, que tu n'es plus en planeur. Tu mets trop de pied. Il en faut moins en avion qu'en planeur. Sauf en voltige. Quand tu en seras là tu pourras botter à nouveau. Pense "avion". Ton atterro était dégueulasse, on va travailler ça cet après-midi. Tu as une qualité, tu as un bon cul ! Les fesses c'est le meilleur instrument de vol d'un pilote, c'est comme ça qu'il "sent" son avion, si le décrochage est proche… Je vais t'en faire suer, Perrrcival. A toi de savoir si tu veux t'accrocher et devenir passable ou si tu veux devenir pilote de transport. C'est moi qui te donnerai la réponse sur ce que tu vaux, quand je le jugerai utile. Quelque chose à dire ?

- Oui, Major… Ne me faites pas de cadeau, s'il vous plait. Je veux devenir un bon.

Le sous-officier le regarda en plissant légèrement les yeux, comme s'il le jaugeait encore.

- Tu es très ambitieux, Perrrcival. Si tu deviens seulement passable ce sera déjà bien. Allez, va voir le Chef des vols et dis-lui de t'inscrire pour la fin de matinée.

Il y avait un grand nombre d'élèves agglutinés autour de l'officier qui écrivait sur une planchette retenant une liasse de feuillets. Il se faufila dans le groupe et dit son nom quand il rencontra les yeux de l'officier.

- Elève-pilote Stoops, le J 185, Lieutenant, dit-il.

L'autre consulta ses feuilles jusqu'à ce qu'il coche son nom, puis il releva la tête, attendant.

- Le Sergent-Major Van der Belt m'a dit de m'inscrire pour un autre vol ce matin, Lieutenant.

Le regard de l'officier se fit plus incisif.

- Ce matin ? répéta-t-il, vous êtes sûr qu'il a dit ce matin ?

- Oui, Lieutenant, c'est ce qu'il a dit.

- Le Sergent-Major Van der Belt ?

- Oui, Lieutenant.

Les yeux ne le quittèrent pas de plusieurs secondes, au point que Mykola se demanda ce qui se passait, puis l'officier hocha la tête et inscrivit quelque chose en lançant :

- 12:00.

Mykola se détournait pour s'extraire de la foule quand une main se posa sur son bras.

- Comment ça s'est passé ? demandait Gérard Lavant, on a entendu parler de ton instructeur, Van der Belt, il paraît que c'est la vraie peau de vache. Tout le monde le craint, ici !

Ils s'éloignèrent de quelques pas, rejoints par Jerzy, apparemment excité.

- Il est avec Van der Belt, laissa tomber le Français.

- Oh merde…

- Pourquoi vous dites ça, les gars, fit Mykola. Il est sec, ça c'est vrai, il aime bien se foutre des élèves, manifestement, mais c'est un instructeur comme les autres, non ?

- Le pire, laissa tomber Jerzy, d'un ton sinistre. Il a la réputation de sacquer les élèves. C'est lui qui a le plus fort taux de candidats virés ! On dit qu'il n'a jamais recommandé un gars pour la chasse, jamais ! Au mieux le bombardement ! Tâche de te faire passer avec un autre, il paraît qu'on peut encore, le premier matin.

- Mais je ne vois pas pourquoi, je vous assure ? Il est sûrement très exigeant, on le voit. Mais des types comme lui il y en a plein les terrains de vol à voile. Des mecs qui prennent un air supérieur, cassant, mal aimable, déplaisant, c'est fréquent, oui. Mais au début ! C'est pour rebuter les types peu motivés. Ensuite ils deviennent comme toi et moi.

- Pas lui, dit Gérard. Il reste une peau de vache. Ecoute, les taux de mecs virés ça n'est pas inventé, on ne le dit pas par hasard qu'il est vachard… Comment ça s'est passé pour toi ?

- Oh j'ai fait des conneries, bien sûr. Pas assez concentré. Il ne m'a pas loupé. Remarquez, moi j'aurais fait la même chose, à sa place. Peut être pire, même.

- Et ben… t'es plus vicieux que je pensais, fit Gérard, avec un mouvement de dégoût de la main. Mais être pire que Van der Belt là tu pousses. Ca n'a pas l'air possible, d'après ce qui se dit.

- Il est provocateur, c'est certain mais c'est aussi un genre qu'il se donne. Tiens, il a décidé de ne pas m'appeler par mon nom.

- Il t’appelle comment ? demanda Jerzy, interloqué.

- Perrrcival, répondit Mykola, un peu gêné, maintenant. Prononcé comme ça.

- Per…

Le jeune Français était soufflé.

- C'est gonflé, tout de même, non ? Il n'a pas le droit de se foutre de quelqu'un comme ça !

Myko haussa les épaules.

- Oh, je m'en moque assez. Tout ce que je lui demande c'est de m'apprendre à voler. On ne va pas se marier ensemble.

- Mais tu vas le subir pendant trois mois !

- Etant donné le nombre de choses que j'ai à apprendre il vaut mieux. Et vous comment ça s'est passé ?

- Je me souvenais encore bien de mes cours du mois dernier, dit Gérard et j'ai eu l'impression d'en prendre un nouveau, à la suite. Si ce n'est que j'ai trouvé le Stamp drôlement plus délicat que le bon vieux Morane que j'utilisais. Et ce qu'il fait froid là-dedans ! Mais pour le reste j'ai trouvé que ça allait assez bien. Même mon atterrissage n'était pas si mal, finalement, j'ai rebondi mais pas si longtemps que ça.

- J'aurais dû vous prévenir, regretta Mykola, qu'il faut bien se couvrir sinon on attrape la crève, comme ça à l'air libre. J'ai oublié de prendre mon vieux foulard de vol ce matin et je l'ai regretté.

En réalité il ne l'avait pas pris volontairement, pour ne pas avoir l'air de la ramener devant son instructeur…

- Moi j'ai pas mal perdu, dit Jerzy. Je n’étais pas fier, au début. Mais mon instructeur m'a redonné confiance. Il m'a dit que ça reviendrait très vite. Je revole à midi, j'espère que les réflexes commenceront à rappliquer.

- Moi je vole à 14:00, dit Gérard. Mais tu as raison Myko je vais essayer de trouver quelque chose à me coller autour du cou.

- Si tu ne trouves rien enlève ton slip et met-le en passant la tête dedans, sous ta chemise, suggéra Mykola.

- Hein ?

Son copain avait l'air scandalisé et le jeune homme sourit.

- Oui, je sais, ça surprend. C'est un vieux truc de vol à voile. Personne ne le verra, ne t'inquiète pas.

- Mais en attendant de voler je vais crever de chaleur. Si j'ouvre la combine, machinalement, tu vois la scène ?

- A toi de voir, hein ? fit Jerzy qui s'amusait. Evidemment, la petite culotte en soie d'une fille ça ferait mieux.

- Dites, les gars, fit Mykola, je voudrais demander à quelqu'un les paramètres, les limites, du Stamp avant le prochain vol, je vais aller voir aux hangars.

- Pourquoi tu veux savoir ça ? demanda Gérard, on nous le dira bien en cours, tu ne crois pas ?

- "Ne jamais voler sans connaître parfaitement sa machine", c'est une règle de mon cousin.

- Je t'accompagne, lança Jerzy.

A 12:00, au deuxième vol Mykola salua Van der Belt qui avait l'air de mauvaise humeur, près de l'avion dont des mécanos venaient de refaire le plein. Ils s'installèrent en silence et quand Myko leva les yeux vers le rétro il rencontra les yeux du Major qui attendait.

- "Alors tes copains ne t'ont pas conseillé de demander un autre instructeur, Perrrcival ?"

Myko se sentit rougir pendant qu'il mentait :

- "Non Major".

- Ouais… Dis-moi quand tu seras prêt."

Mykola leva le pouce et l'instructeur lança le moteur. C'est lui qui fit le roulage au sol.

- "A toi, Perrrcival lança-t-il enfin. A partir de maintenant je ne prends plus les commandes, sauf si tu fais une grosse connerie, mais là tu m'entendras et ça ira vraiment très mal pour toi. Reçu ?"

- "Reçu, Major".

- "Pendant que j'y suis je te préviens de mes petites habitudes. Quand on décolle tu monte à 1000 mètres et tu fais ce que tu veux en attendant mes instructions ou mes commentaires. De ton côté quand tu as une question à poser tu attends pas l'an prochain, ça doit sortir tout de suite. Et tout ce que je viens de te dire est valable jusqu'à ce que tu quittes Finikous… tôt ou tard."

Le décollage se déroula sans problème. Myko s'efforça de reproduire ce qu'avait fait le moniteur au vol du matin, emmagasinant de la vitesse, à un mètre du sol, avant de tirer franchement pour afficher la pente et la vitesse de montée. Les sensations revenaient et il se sentait déjà plus à l'aise qu'au premier vol. Il s'efforçait de moins pousser sur le palonnier et sa bille avait l'air un peu plus stable. Mais il coordonnait encore mal. A 1000 mètres d'altitude il prit le temps de regarder le détroit de Corinthe, d'un bleu intense qui découpait les côtes montagneuses, au nord, presque plates au sud. On distinguait Delphes, au nord, sur les pentes aboutissant à la mer. Il s'emplit les yeux de ce spectacle avant de commencer des évolutions d'école. Des 8 classiques qui permettent de vérifier, avec la bille, que l'on tient bien l'inclinaison, que l'avion vole symétriquement, et avec l'altimètre que l'on reste en ligne de vol. Il en enchaîna un bon nombre puis attaqua des virages serrés, en changeant la cadence, la vitesse de rotation. N'oubliant pas d'assurer la sécurité à l'extérieur, avant d'engager une évolution. A chaque fois qu'un autre Stamp se trouvait à une certaine distance il balançait les ailes de son appareil, de droite à gauche, avec le manche pour montrer à l'autre qu'il l'avait aperçu.

- "Qui est-ce qui t'a appris à faire ça ?" fit la voix de Van der Belt, au bout d'un moment.

- "En école de vol à voile. Dans les pompes on se retrouve parfois à quatre ou cinq à spiraler, dont deux dans le même tour. Ca permet de vérifier qu'on est bien en visuel des copains."

Un silence, puis l'instructeur laissa tomber :

- "Dans la chasse c'est pour prévenir d'une manœuvre."

La chasse ! Myko dut se forcer à regarder ses instruments pour ne pas se mettre à rêver. Il enchaîna sur des prises de pente rapide, poussant le manche en avant pour mettre l'avion en piqué se rappelant de manœuvrer le réchauffage-carbu pour éviter le givrage du carburateur un poil avant de réduire les gaz. Puis des pentes de montée, enlevant le réchauffage et faisant grimper les tours moteurs avant de tirer sur le manche. Un peu les gammes d'un musicien, la répétition des gestes pour leur donner plus de précision, plus de vitesse d'exécution. Il eut envie de tenter un huit paresseux mais se dit qu'il ne connaissait pas assez la machine pour ça. Il avait obtenu les renseignements qu'il désirait sur les limites du Stamp auprès d'un autre instructeur, dans les hangars, et connaissait maintenant les vitesses max et, surtout, le nombre de G acceptables par la cellule, et indiqués par un petit cadran tout à droite. Sa bille bougeait encore pas mal, dans ces évolutions, et il le supportait de plus en plus mal. Il s'était fait une règle, en planeur. Il s'imposait de faire en sorte qu'elle reste bien au centre, même quand il spiralait. Et ici il n'arrivait pas à la stabiliser plus de quelques secondes dans des évolutions d'école, malgré ses efforts au palonnier ! Il finit par se décider.

-"Major, je ne vois pas les erreurs que je commets, aux commandes, pour que ma bille se promène à ce point là."

- "Je me demandais quand tu allais t'en occuper. Tu es un peu lent, Perrrcival. Regarde… je décompose les mouvements."

Il fallait anticiper d'un cheveu, il s'en rendit compte après plusieurs mises en virage, lentes d'abord, rapides ensuite. Puis Van der Belt lâcha d'un ton brusque :

- "Dernier avertissement, Perrrcival. Quand tu as quelque chose à demander c'est à moi que tu t'adresses, comme tu viens de le faire. Pas ailleurs. Tu ne vas pas demander les limites du domaine de vol du Stamp à un autre instructeur. C'est ce matin quand tu as fait cette ressource cafouilleuse, après le décrochage, qu'il fallait me demander combien le Stamp pouvait encaisser de G, sous quel angle de montée. Pas une heure plus tard, bien tranquille au sol."

Myko ouvrait la bouche pour lui expliquer pourquoi il l'avait fait quand il se retint de justesse. Le Major n'avait pas envie d'entendre ses explications, pas d'excuses non plus. Il disait ce qu'il avait à dire, un point c'est tout. Il était comme ça. Du coup il se borna à répondre, laconique :

- "Reçu."

Deux minutes plus tard il lançait :

- "J'aimerais avoir une carte, à bord, est-ce que c'est autorisé à ce stade de la formation, Major ?"

- "Pourquoi, tu veux faire de la navigation ?"

- "Je me suis presque paumé, un jour, en vol local parce que je suis monté assez haut et que j'ai vu le paysage différemment. Je voudrais pouvoir me situer, pendant ces vols ci."

- "Négatif. Ca te déconcentrerait. Si tu es paumé demande-moi, tu n'es pas jugé sur la nav, en ce moment."

- "Reçu."

- "Bon on rentre, tu t'es assez amusé. Maintenant on commence à travailler. En début d'après-midi on fera une série d'atterro jusqu'à ce que tu aies dans l'œil l'angle de cabré du nez et que tu me fasses des "trois-points" à chaque fois… Tu as repéré le terrain ?"

- "Oui, derrière à droite".

- "On dit à 05:00 heures, comme si tu regardait le cadran d'une montre."

Les trois-points c'était la signature d'un pilote d'avion. Un avion reposant sur les deux roues situées sous les ailes et la roulette de queue, tout à fait à l'arrière, faire un trois-points consistait à amener l'appareil à la vitesse minimum, le nez en l'air, pour qu'il vienne toucher en même temps sur chaque roue ou roulette. Les trois points de contact avec le sol. Un pilote qui posait sa machine en faisant un "trois-points" était considéré comme un artiste qui venait de montrer sa maestria. Si bien que Myko fut impressionné de la remarque de Van der Belt. Que l'on attende, ici, que les élèves-pilotes sachent faire des trois-points à chaque atterrissage montrait le niveau qu'on attendait d'eux ! Et il repensa à Francisco.

Il fut loin de le réussir en se posant. Il rebondit encore deux fois, mais il comprit comment on récupérait la machine. Il fallait remettre les gaz, quand l'avion remontait, pour les couper aussitôt après et placer le manche au ventre immédiatement afin de garder le nez dans le ciel, et faire décrocher la machine à seulement quelques centimètres du sol. La plupart des Stamp étaient alignés comme le matin et le Major y mena le J 185. Il lui dit d'aller s'inscrire pour deux vols, l'après-midi et tourna les talons.

***

Une roulante avait été amenée, derrière un vieux hangar au toit percé, sous lequel des tables de bois, pour dix personnes chacune, semblaient dressées à demeure. Les deux cuves principales de la cuisinière roulante étaient pleines d'une purée servie avec ce qui apparaissait comme des steaks cuits, calcinés plutôt, sur le feu allumé dans le foyer. Mais les stagiaires ne protestèrent pas, trop excités par ces premiers vols qu'ils commentaient d'une table à l'autre. Jerzy et Gérard vinrent le chercher pour déjeuner ensemble. Le Polonais avait refait un vol, lui aussi, et dit qu'il avait vu le Stamp de Myko, en l'air.

- Qu'est-ce qu'il te montrait, dit-il, en évoquant les 8 ? Je n'ai jamais fait ça.

Mykola fut un peu gêné. Il avait toujours éludé le niveau de pilotage des planeurs avec ses copains de chambrée. Il songea qu'il faudrait bien s'expliquer à un moment ou un autre. Alors il entreprit de préciser pourquoi décrire des 8 était un exercice de pilotage complet.

- Mais… qui est-ce qui pilotait ? redemanda Jerzy.

- Et bien… c'était moi.

Son camarade ouvrit des yeux stupéfaits.

- Seul…

- Oui. C'est un exercice, tu comprends ?

Jerzy secoua lentement la tête.

- Je comprends surtout qu'on a du te paraître ridicules avec nos petites histoires de vol. Tu es loin devant nous, hein ?

- Pour l'instant j'ai un peu d'avance, peut être, enfin oui. Mais c'est momentané, à la fin du stage on en sera au même point.

- Dis-nous quand même pourquoi tu fais ce stage, demanda Gérard. Tu aurais pu faire l'accéléré, je suis sûr.

- Je sais piloter un planeur, pas un avion. Il y a des différences importantes. Et je voulais devenir un bon, tu vois ? La meilleure solution était de choisir ce stage-ci qui n'est pas pour des débutants complets, de façon à tout acquérir dans la continuité, pour ne pas avoir de trous dans ma formation, si vous voulez. Regardez combien je peine en technique. Et on n'a pas abordé le plus dur, dans ce domaine. Je devrai y apporter toute mon attention. Ce sera aux dépens de ce qu'il faudra donner en pilotage pratique. Dans un stage accéléré j'aurais peut être pu décrocher les ailes de pilote, mais pilote de quoi ? De bombardier ? Ce n'est pas mon but. Et puis… j'ai un cousin, Francisco, qui a été descendu il n'y a pas longtemps. Il était vélivole comme moi et a suivi un stage accéléré. Il a été abattu à son premier vrai combat. Mon autre cousin, Piotr, qui est beaucoup plus fort que moi, en vol et techniquement ; puisqu'il est ingénieur ; a été versé dans les chasseurs-bombardiers, après un stage accéléré, vous voyez ?

Un voisin de table se pencha vers Myko.

- Dis donc c'est toi qui es dans le groupe de Van der Belt ?

- On est huit, mais enfin j'en fais partie, oui.

- Je voulais parler du stagiaire qui a volé deux fois ce matin, poursuivit l'autre.

- On a tous volé deux fois, non ?

- Nous, oui, mais pas le groupe Van der Belt. Il paraît qu'il ne vole deux fois par demi-journée qu'avec des stagiaires de haut niveau, des cracks. J'ai entendu dire qu'en général il donne un véritable cours aux pilotes moyens, en descendant d'avion. Il reprend les bases, techniquement. Pour ça qu'ils ne volent qu'une fois.

- Tu sais le seul crack c'est celui qui terminera le stage premier. Et ce ne sera pas moi, je ne suis pas assez fort en math et en technologie.

- N'empêche que j'ai entendu des instructeurs discuter tout à l'heure. Ils se demandaient qui était le type qui avait volé deux fois avec Van der Belt. Et ils avaient l'air sérieux. Dis donc tu pourrais m'expliquer un truc ? C'est sur la mise en virage. Quand j'incline le manche…

Très mal à l'aise, Myko passa le reste du repas à préciser des détails pratiques à ses copains de table avant de lâcher :

- Ecoutez, je suis un stagiaire, comme vous. Il vaut mieux que vous posiez ces questions à vos instructeurs. Je pourrais très bien vous donner de mauvais conseils, mal vous expliquer quelque chose, et vous auriez de la peine, ensuite, à vous en débarrasser. D'autant que dans moins d'une semaine on sera au même niveau.

***

L'après-midi il passa les deux vols à enchaîner les atterrissages, se mettre en tête alpha, l'angle de plané du Stamp pour se présenter à la bonne altitude en entrant en étape de base, la dernière branche, perpendiculaire à la piste, juste avant de s'aligner sur celle-ci pour commencer sa descente : la Finale. Mais le soir il avait réussi un vrai deux points, les deux roues principales, sans rebondir. Un peu par hasard, pensait-il, conforté en cela par le commentaire laconique de Van der Belt.

Le soir, quand les lumières furent éteintes dans leur chambre, il repensa à ces vols et avait les yeux pleins de couleurs, celles du bleu du détroit de Corinthe et de celui du ciel, par ici.

***

Van der Belt lui fit commencer le perfectionnement pilotage, à la fin de la semaine, après avoir officiellement lâché seul le jeune homme. Celui-ci fut heureux de se retrouver son propre maître, aux commandes. Mais ce n'était pas la première fois et ce ne fut pas l'immense joie qu'il avait connue en planeur. Il s'arrêta à côté de Van der Belt qui l'attendait le long de la piste et fit un trois-points presque entièrement réussi. Le Major remonta à bord et lui dit :

- Bon c'était une formalité mais il fallait le faire. Maintenant on va s'attaquer à plus important. Il serait idiot de ne pas continuer ta préparation, de piétiner. Tu prendrais l'habitude de ne pas te fatiguer, de ne plus te concentrer et, la concentration, c'est 50% d'un vol. On a encore du temps devant nous avant d'attaquer la navigation pour le brevet de base. A ton niveau ça ne doit pas être ton objectif principal. Tu dois te concentrer sur la qualité du pilotage.

"Se concentrer". C'était son mot favori. En tout cas à partir de ce jour ils volèrent un peu à l'écart et travaillèrent la précision. Et effectivement Myko transpira en place arrière du Stamp, désormais. Parfois le Major hurlait de fureur quand il n'avait pas un geste assez doux. "Doux et rapide, tu ne comprends pas ce que je te dis ou quoi ?", gueulait l'autre en postillonnant dans le micro. Oui, seulement pour Mykola doux et rapide étaient opposés… Pendant dix jours, à raison d'une moyenne de trois vols par jour, il eut l'impression de piétiner. Ils revoyaient toutes les phases de vol et les réétudiaient avec pour but de voir les instruments ne montrer qu'une progression régulière, comme sur un film de montage, la bille devait être vissée à sa place en toute circonstances. Il n'avait pas le droit de rattraper une manœuvre, même s'il le faisait très vite et parfaitement. Il n'avait tout simplement pas droit à l'erreur. Pendant ce temps les autres stagiaires progressaient régulièrement et il voyait leurs appareils évoluer de plus en plus aisément. Et puis un matin Van der Belt lui dit, dans le micro, avant le départ :

- " On va se retourner la crêpe".

Il en cherchait toujours la traduction, à 1 000 mètres d'altitude, quand le Stamp pivota brutalement sur son axe et effectua un tonneau !

- "T'as pigé, Perrrcival ?"

- "Pas vraiment… j'aurais besoin de décomposer les actions sur les commandes, Major" dit-il d'une voix mal assurée.

- "Qu'est-ce qu'il y a, tu as mal au cœur, Perrrcival ?"

Il y avait une vague menace derrière les mots et Myko protesta. L'instructeur ne dut pas être dupe parce qu'il enchaîna une série de figures. Le jeune homme était secoué comme une salade qu'on essore et avait perdu le sens de la verticale. Il n'en était pas à avoir envie de vomir mais tout tournait, devant ses yeux. Il se dit qu'il était perdu, qu'il ne serait jamais pilote de chasse si une simple séance de voltige sur avion-école le mettait dans cet état… Un mot lui parvint, dans les écouteurs, au milieu du fatras qu'il n'essayait même plus de comprendre ; il était largué depuis longtemps ; "concentré". Ce mot là, plus la rage qui le saisit, lui firent reprendre pied. Ils étaient en train d'achever un tonneau barriqué, différent des "facettes", comme le lui expliquait l'instructeur, occupé maintenant à garder le Stamp en vol horizontal mais sur la tranche ! Les ailes gauches basses semblant s'enfoncer droit dans le sol, loin en dessous, le pied droit écrasant à fond le palonnier pour forcer la machine à obéir. Van der Belt semblait avoir entamé un combat contre l'avion et lui imposait sa volonté, de force !

- "Je voudrais essayer, dit-il soudain dans le micro, d'une voix mauvaise."

- "Qu'est-ce qu'il y a, Perrrcival ? T'es en colère ?" dit l'instructeur en ramenant l'avion à l'horizontale.

Il ne s'était pas rendu compte du ton qu'il avait employé. Mais c'était vrai, il était en colère. Contre lui, contre cette machine qui n'arrêtait pas de le secouer, contre le monde entier. Il releva le nez du Stamp et balança le manche sur la gauche pendant que, fugitivement, son pied enfonçait le palonnier droit, avant de revenir au neutre, les deux pieds à la même hauteur… Ils étaient sur le dos. Cette fois il repoussa le manche en avant, pour faire remonter le nez, comme l'avait fait l'instructeur, étant donné qu'ils étaient à l'envers, et à nouveau les coups de pieds dans le palonnier… Et le Stamp se retrouva en vol horizontal !

- "Tu as pas mal écouté la suite des séquences, Perrrcival, fit la voix de Van der Belt. Je croyais que tu pensais à autre chose et ça m'agaçait de perdre mon temps avec un ringard… Mais tu doses tes mouvements comme un cochon. On va reprendre ça. Regarde… tu commences par redresser le nez sur l'horizon, de 15° pas davantage, pour le mettre dans la bonne position avant de pivoter… puis tu bascules le manche, doux et rapide, hein…"

La suite du vol fut une succession des mouvements répétés inlassablement. Sur le chemin du retour le Major insista :

-" Ne te fais pas de fausses idées, Perrrcival, pour l'instant on passe ces figures très lentement, mais il faudra accélérer sérieusement l'enchaînement. A propos, déjeune assez légèrement, aujourd'hui, c'est après le repas qu'on a le plus de mal à se concentrer…"

Ce jour là la cuisine servit encore une purée de pois cassés !… Il n'en mangea qu'une cuillérée. Mais eut la satisfaction de la garder pendant les deux fois quarante minutes de vol. C'était en soi une prouesse.

***

La semaine suivante eurent lieu les évaluations de la formation vol, après cinq semaines d'entraînement. Elles se déroulaient avec un autre instructeur que le sien. Myko, appliqué, fit un sans faute, capable de répondre aux questions posées dans les écouteurs pendant l'exécution d'une séquence, test classique pour mettre le candidat en difficulté et voir comment il réagissait. Il atterrit avec un trois-points que l'instructeur ne commenta pas. Quand les résultats de la promo 703 furent affichés il vit qu'il était en tête, mais suivi à quelques points par un stagiaire qui était arrivé avec un niveau très faible. Ce type là était vraiment doué et Myko songea qu'il aurait beaucoup de chance s'il terminait dans les vingt premiers. Les autres aussi allaient progresser tandis que lui était déjà à son maximum et perdrait son avance, avant les examens complets, techniques, tout. Là ses moyennes s'effondreraient…

Van der Belt, à qui il osa parler, après un vol, debout près de la machine, le regarda longuement avant de répondre.

- Tu caches bien ton jeu, Perrrcival. Tu as l'air calme et tout, comme ça mais en réalité tu as la trouille, hein ? Tu te dis que ce qu'on fait là, l'entraînement à la voltige, ça ne sert à rien, que les autres se rapprochent de toi. Que la notation voltige, dans l'examen final, compte très peu … T'as raison, Perrrcival. Mais quand tu te retrouveras dans un chasseur, dans huit ou dix mois, tes notes à l'examen elles te serviront à rien, devant un Zéro chinois bien piloté ! Ce que tu emmagasines là, en ingurgitant la voltige à haute dose, cette maîtrise du pilotage, ça oui, ça te donnera toutes tes chances, dans ce combat. Cette maîtrise te laissera l'esprit libre des problèmes de pilotage pur pour observer ton ennemi, la façon dont il pilote, ses petites habitudes, la façon qu'il a de couper ses virages, de grimper ou je ne sais quoi. Etre capable, dans les conditions de combat, de réfléchir aux manœuvres et comment coincer ce salopard, ça te sauvera probablement la vie. C'est ce qu'il a voulu te dire, ce Lieutenant du bureau de recrutement dont tu m'as parlé. Alors c'est vrai que t'es pas tellement bon en théorie-technologie, et tu termineras pas premier du stage, d'accord. Et même pour un résultat moyen faudra que tu bosses très dur. Mais en ce moment je suis en train de te préparer au combat, pas exclusivement à l'examen final. Ce que tu apprends là ça va te servir pour toute la suite de ta formation et après. Dans ton chasseur tu verras combien il a peu d'importance cet examen. Je te le dis, je suis peut être en train de te sauver la vie Perrrcival.

Ce fut le fait que Van der Belt utilise le mot "chasseur" qui remit le jeune homme en selle, plus que les arguments avancés. Le fait que l'instructeur envisage la chasse pour lui ! Et ils continuèrent, inlassablement à répéter les mêmes gestes jusqu'à la fin de cette partie pilotage du stage. Ils attaquèrent ensuite la navigation, firent des longs vols, sillonnant le Péloponnèse tourmenté. Myko avait assez bien assimilé la tenue-machine pour apporter toute son attention à la navigation pure, aux calculs, et il s'en sortit bien. Puis vinrent l'entraînement au pilotage aux instruments, le poste arrière parfois recouvert d'une protection de toile qui empêchait l'élève de d'avoir des références extérieures et l'obligeant à n'utiliser que ses instruments, à leur faire confiance. Puis vint la période vol aux instruments ET navigation. Tous les quinze jours les stagiaires passaient un examen intermédiaire et le classement changeait beaucoup. Myko ne cessait d'y descendre. Puis il demanda l'aide de Gérard et de Jerzy. Ils le firent bachoter, apprendre l'essentiel, mais le connaître sérieusement, lui faisant répéter, chaque soir, des tranches entières de cours. Et ses notes remontèrent un peu. Dès qu'il le pouvait Van der Belt lui faisait travailler la voltige exigeant maintenant une vitesse d'exécution dont Myko ne se sentait pas capable, si bien qu'il avait l'impression de ne jamais donner satisfaction.

***

Un après-midi où les stagiaires allongés le long de la piste attendaient leur tour d'aller faire un vol, l'un d'eux arriva, penché en avant tellement il riait. C'était un Letton, Farsch, petit et nerveux, qui avait l'art de se faire des copains n'importe où. Les cuistots, les types de l'administration, les mécanos, tout le monde l'aimait bien.

- Je viens d'apprendre une histoire fabuleuse, aux hangars, dit-il. A propos de Pigeot.

C'était un instructeur qui était l'inverse de Van der Belt. La gentillesse même, chouchoutant ses stagiaires. Bref l'instructeur en or.

- Vous savez, dans les précédents stages il y avait deux "Van der Belt", deux types qui terrorisaient les gars en vol. De manières différentes mais de sacrés trouilles. Van der Belt et Pigeot !

Tout le monde montra son scepticisme. Pas Pigeot, la crème des instructeurs !

- Attendez la suite. Pigeot prenait un malin plaisir à foutre la trouille aux gars au vol précédent le lâcher. Il avait son truc à lui, qui faisait bien marrer tous les autres instructeurs. Quand il estimait qu'un élève était prêt, il lui donnait ce qu'il appelait "la touche finale"…

Farsch se remit à rigoler comme un fou. Maintenant la moitié de la promotion 703 était autour de lui.

- Il faisait un passage au-dessus de la piste, penché dans l'habitacle puis il se retournait vers l'élève, derrière et, sous ses yeux, ostensiblement, il balançait le manche à balais par dessus bord, dans le vide.

- Hein ? Le manche !

- Non ? Il faisait vraiment ça ?…

Ca fusait de partout. Les gars imaginaient la scène. C'était faisable, en effet, le manche est simplement vissé, au fond de la cabine, dans un petit manchon de cinq ou six centimètres de haut, débordant du plancher.

- Ouais il se penchait, dévissait le manche et le balançait… Il paraît que certains gars ne s'en remettaient jamais, ils posaient la machine tant bien que mal mais démissionnaient le lendemain. Et puis, un jour, un de ses élève du stage suivant a appris l'histoire et il a décidé de lui faire une blague. Quand l'époque du lâcher arrive il se prépare. Donc, un matin, il grimpe à bord, avec Pigeot, normalement. Ils font leur vol, sans histoire et puis Pigeot reprend les commandes, revient vers la piste et la suit, à deux cents mètres d'altitude. L'élève le voit d'un seul coup plonger dans la cabine, en ressortir en tenant son manche et, en se fendant la bouille, le lancer dans le vide… Alors l'élève se penche à son tour fait mine de s'agiter et réapparaît avec un manche, qu'il s'était procuré aux hangars, sur un avion en réparation. Et il le balance aussi par-dessus bord !

Ce fut énorme ! Quarante cinq jeunes hommes pliés en deux, dans l'herbe.

- Attendez, attendez, fit leur camarade… L'élève voit alors, dans le rétroviseur avant le visage de Pigeot se décomposer… La trouille de sa vie ! Vert de peur. Il était persuadé que l'élève avait fait la même chose que lui et balancé son vrai manche. Alors il plonge dans la cabine agrippe à pleines mains le tout petit manchon, au ras du plancher et tente de piloter la machine comme ça. Mais il n'avait pas les bras assez longs pour tenir le manchon et regarder dehors en même temps. Alors il devait le lâcher pour voir à l'extérieur et il replongeait pour corriger. L'élève, en place arrière, s'efforçait de ne rien montrer et tenait légèrement son manche intact. Ils ont atterri comme ça. L'élève suivant aux commandes pour empêcher le Stamp de prendre des positions dangereuses ! C'est depuis que Pigeot est aussi gentil avec les élèves… Mais, après ce coup, il a été remplacé pour la fin du stage. Il avait attrapé une jaunisse, de trouille ! Sans blague, je vous jure que c'est vrai…

***

Quinze jours avant l'examen final Mykola apprit que le choix de proposition : chasse, avions d'attaque au sol, bombardement, transport, les trois grandes orientations, était essentiellement basé sur la maniabilité, où la voltige comptait beaucoup, contrairement à ce que prétendaient les instructeurs !

Du coup il se sentit regonflé et trouva son second souffle pour bûcher les matières techniques. Parmi celles ci l'aérodynamique et la réglementation étaient ses points forts. L'année de physique en fac et les heures de planeurs payaient leurs dividendes. Il se remit à espérer pouvoir remonter de la 32ème à la 20ème place.

Il termina 21ème. Mais il était premier en pilotage-maniabilité et sa note de voltige dépassait de loin celles de ses poursuivants. C'est ce qui le sauva. Son dossier reçu le cachet : "proposé pour la chasse, sous réserve de confirmation". Les 52 rescapés de la promo 703 furent convoyés vers une base d'Allemagne du nord pour être transformés sur T6, le nouvel avion d'entraînement avancé. C'était là que tout se jouerait : l'aptitude aux avions de combat, chasseurs, chasseur-bombardiers, bombardiers en piqué ou d'attaque au sol. Et la chance, surtout, surtout. Qu'il y ait de la place dans une école de perfectionnement à la chasse ! C'est ainsi que Myko vit ses premiers vrais avions militaires, en soulevant la bâche du camion qui les avaient pris à la gare d'Erfurt ; après un voyage, en train, de quatre jours ; et les avaient amenés à Basriden, la base d'entraînement spécifique. Une rangée de T6 jaune, la couleur des avions-école avec une large bande blanche en travers du fuselage avec de grands chiffres d'identification.

Avec ses 2 405 kg au décollage, presque dix fois plus lourd que le Stamp, son moteur en étoile de 550 chevaux, trois fois et demi plus puissant, biplace en tandem sous une verrière coulissant vers l'arrière, une cellule tout en métal et non plus bois et toile, ils n'avaient rien de comparables avec le Stamp, c'était évident. Le cheval à côté du léopard, c'était de cet ordre là. Et encore, un cheval de trait, parce que les purs sangs, les chasseurs, c'était encore autre chose. Pour plus tard…

C'était sur le T6 qu'ils allaient devoir réapprendre tout ce qu'ils avaient déjà acquis sur avion léger, mais cette fois au niveau supérieur. Il fallait revoir la technologie-moteur avec l'électricité, la mécanique, l'hydraulique, les systèmes appliqués à un avion moderne, complexe. Et y ajouter la partie vol. Reprendre toutes les phases déjà étudiées, puis les formations, à 2, à 4, à 12 avions, les évolutions en formation de combat. Il allait falloir maîtriser le T6 aussi bien que le Stamp, mieux même. Cette fois le Pilotage Sans Visibilité se ferait dans les nuages, pas sous capote ! Il faudrait apprendre à voler dans n'importe quelle condition… Acquérir les manœuvres d'alerte, les manœuvres de combat, en formation et seul, le combat tournoyant ; pour ceux qui seraient désignés pour la chasse ou les avions d'attaque ; les études tactiques, connaître à fond les méthodes d'identifications rapides des avions, et faire de multiples campagnes de tirs. Leur chance était qu'ils allaient aborder l'accoutumance au T6 et la majeure partie de l'entraînement de base, pendant l'été pour terminer pendant la pire période de l'année, par ici, l'automne. Ils étudieraient ainsi toutes les configurations possibles, en ciel clair, au moment où des instructeurs étaient là pour les aider. Tous les stages n'avaient pas cette chance.

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