Chapitre 3
La fin du printemps "1945"

Igor Orlan ne disait rien. Sonia soutenait seule la conversation avec ses amis depuis qu'il était arrivé, peu auparavant, dans des vêtements étonnement fripés.

Il y avait là des amis de Sonia, les Pavitch, notamment, dont le mari, petit fonctionnaire vieillot, était toujours vêtu d'un costume datant du siècle dernier, un lorgnon sur le nez ! Celui-ci l'avait accueilli d'un "Bonjour Igor Filloppovitch" ridicule. En russe ancien l'usage était de s'adresser, avec politesse, à quelqu'un en l'appelant par son prénom, en l'occurrence Igor, suivi du prénom de son père terminé par le suffixe "ievitch" ou "ovitch", signifiant "fils de". Un peu comme les Arabes avec leur "Ben". D'où le "Filippovitch"! C'était une coutume qui n'avait perduré qu'au siècle précédent, très vite recouvert du "Monsieur" Français ou "Mein herr" Allemand. Aujourd'hui c'était pédant et périmé. Mais Pavitch était comme ça. Igor n'avait jamais pu supporter l'ami de son ex-femme.

Une vieille histoire, remontant au début du siècle, les années 1900, lui revint en mémoire. Un diplomate d'origine Française, Vincent Mourlot, avait été nommé en poste à Damas. A la première réception à laquelle il avait assisté, leur hôte, Arabe, voulant lui montrer sa courtoisie l'avait appelé : "Vincent ben Gustav Mourlot !" Gustav étant le prénom de son père… Le diplomate n'avait jamais pu se débarrasser de ce surnom, ensuite…

Ils parlaient de la déclaration de guerre, bien entendu, et tous les poncifs défilaient. A cinquante ans Sonia paraissait encore plus à l'aise qu'autrefois. Comme si sa bonne éducation, peut être un peu vieillotte, elle aussi, se perfectionnait encore avec le temps, elle ne contredisait jamais personne, souriante, hôtesse parfaite. Elle avait le don de ne mettre personne en position délicate, dans une réunion, quel que soit le nombre de portes ouvertes que l'on enfonce devant elle ! A l'arrivée, imprévue, de son ex-mari, elle avait tout de suite vu qu'il était très troublé mais s'était abstenue de poser des questions. Igor n'était pas un homme à parler de choses personnelles en public.

Les trois couples d'amis que Sonia recevait, au comportement un peu raide, empesé, étaient par ailleurs loin de son monde. Igor était un homme énergique, emporté parfois, direct et droit en tout cas, pour lui un chat était un chat ; mais foncièrement juste et honnête, au point de ne jamais hésiter à reconnaître ses torts. Enfin, pour peu qu'il en soit conscient, ce qui n'était pas toujours le cas ! De ses ancêtres Hongrois il avait gardé la prestance et, à 55 ans aujourd'hui, il avait toujours belle allure. Cette allure qui avait tellement plu à Sonia, autrefois, et à bien d'autres femmes, ensuite…

Lorsque les trois couples finirent par s'en aller elle revint dans le salon où il était resté. Il était debout devant une large et haute fenêtre à petits carreaux ; comme dans la plupart de ces vieux immeubles bourgeois, en pierres de tailles, cossus, du centre de Brjansk, en Biélo Russie ; lui tournant le dos, contemplant le boulevard. D'ici il pouvait apercevoir sa voiture, une Delage de couleur beige, couverte de boue, garée le long du trottoir. Sans dire un mot Sonia servit de l'alcool de prune dans un petit verre à vodka, étroit et haut, qu'elle vint lui apporter. Quand il tourna les yeux vers elle, Sonia y vit une vraie détresse et la vieille tendresse remonta étrangement en elle. Elle dut faire un effort pour se borner à poser une main sur son bras.

Ce fut pourtant suffisant. Ses yeux s'embuèrent et il se tourna brutalement, pour masquer son trouble, renversant quelques gouttes d'alcool, sur sa main qui tenait le verre. Il porta brusquement celui-ci à ses lèvres et le vida d'une seule lampée. Même pour lui c'était beaucoup à la fois et il eut une sorte de frisson, en avalant.

- Tu crois que le petit va m'en vouloir ? dit-il enfin d'une voix un peu rauque.

- Pour ne pas l'avoir embrassé avant son départ ? Bien sûr que non Igor. Tu devrais connaître un peu mieux ton neveu.

- Bon Dieu j'étais coincé à Hambourg, Sonia ! J'ai voyagé pendant deux mois en Europe de l'ouest. J'avais des rendez-vous d'affaires pour la fabrique, c'était un voyage que je préparais depuis longtemps… J'ai voulu prendre le train pour rentrer, quand j'ai appris. Je me doutais bien qu'il allait être mobilisé. Mais l'Armée a fait le blocus sur les convois presque tout de suite. Tiens j'ai même essayé de prendre l'avion…

- Toi ?

- Oui. Enfin bon… C'est là que j'ai décidé de téléphoner. Quand tu m'as dit qu'il était mobilisé, j'ai acheté une voiture sur place !

- Mais tu en as déjà une, Igor, fit Sonia, stupéfaite.

Il hocha machinalement la tête et lui tendit le verre qu'il tenait toujours. Elle le prit et alla le remplir à nouveau, mais s'arrêtant à la moitié, cette fois.

- C'est une bonne auto, enfin peu importe. Mais les routes, Sonia, les routes… Une expédition pour revenir de là-bas. Le pays est dans une pagaille indescriptible, si tu savais… Les Nationales sont quasi réquisitionnées par l'Armée pour ses convois routiers et on te dévie sans te dire où tu vas aboutir. Tu rencontres aussi bien des camions militaires en face de toi que dans ton sens, que tu ne peux pas doubler. Ils montent vers le nord, vont au sud, vers l'est… L'Europe ressemble à une fourmilière où tout le monde s'agite dans un désordre inouï. J'ai vu des choses ahurissantes. Je me suis retrouvé en Roumanie, à force d'être détourné par de petites routes, tu te rends compte ! Je n'ai même pas compté le nombre de nuits où j'ai dormi dans la voiture. J'ai mis douze jours à rentrer. Et maintenant Antoine est parti. Tu as de ses nouvelles ? Tu sais où il se trouve ?

Sonia secoua la tête.

- Il partait vers un dépôt, dans le sud-est. Il n'a probablement pas encore eu le temps d'écrire. Ou alors l'Armée ne fait pas suivre le courrier.

- Et tu ne t'inquiètes pas ? fit-il soudain en colère.

- On ne peut rien faire, Igor. Il faut attendre. Ici aussi tout est déréglé, les commerçants sont dévalisés, comme si on s'attendait à ce qu'ils ne soient plus approvisionnés. C'est absurde. Ian Koltsky disait, avant que tu n'arrives, tout à l'heure, que c'était la même chose en 1915, et que la situation politique, avec ces futures élections auxquelles personne ne comprend rien, n'arrangent pas les choses.

- Oh Koltsky…

- Il est tout de même chef de service à la préfecture. Il dit que tout ça est une question d'argent. Que certains vont se remplir les poches. Qu'il n'y a pas de véritable pénurie mais que c'est un procédé pour faire monter les prix.

- Ca c'est sûrement vrai. J'ai pu téléphoner à la fabrique. On attend, paraît-il des contrats d'Etat. C'est ça une guerre. Des gamins vont perdre la vie, au front, et d'autres s'enrichissent, à l'arrière !

- Tu ne va pas recevoir une affectation ? demanda Sonia, la voix un peu moins sûre.

- Pas à mon âge. J'étais simple soldat, pendant la Première Guerre, je ne figure pas même dans la seconde réserve. Parle-moi du petit, comment était-il quand il est parti ?

- Tu le connais. Il ne montrait rien. Heureusement il avait terminé ses examens depuis une dizaine de jours. Il a obtenu sa maîtrise, tu sais ?

- Bien sûr, enfin non je ne le savais pas, mais je ne suis pas étonné. Il n'a jamais échoué à un examen, n'est-ce pas ? Bon Dieu pourquoi cette guerre, Sonia ? Pourquoi ?

***

- Mais comment c'est possible, hein ? Comment c'est possible ?

Tout n'était qu'agitations désordonnées faites de véhicules, entrant ou sortant de l'immense cour, plus ou moins chargés d'hommes, tantôt en uniforme, tantôt en vêtements civils, et de types à pieds, les uns se dépêchant, les autres paraissant désœuvrés, déambulant par groupes de deux ou trois, des bagages ou des ballots à la main. L'immense cour du Centre de Tri et d'Affectation, avec ces files d'hommes, si longues, paraissait chaotique. En revanche le bruit, faible, était surprenant. Beaucoup moins fort que ce à quoi on s'attendait devant des milliers d'hommes rassemblés. Une sorte de rumeur, de bourdonnement plutôt, dont le niveau ne s'élevait jamais. C'est ça qui était impressionnant.

Dans leur file, l'homme qui s'était à moitié retourné vers Antoine en posant cette question, secouait la tête, d'un air las, comme s'il cherchait à comprendre quelque chose.

Oui, c'était vrai, il avait raison ce type, comment était-ce possible ? Mais que lui répondre…? Et d'ailleurs cherchait-il véritablement une réponse ? Il avait un regard incertain. Mal à l'aise, Antoine haussa vaguement les épaules. Il n'y avait pas de réponse à cette question. Chacun devait s'efforcer de trouver la sienne. Celle qui ferait taire sa propre anxiété.

A 24 ans Antoine était un homme plutôt grand, un mètre quatre-vingt quatre ; sa génération était plus grande que les précédentes ; à la morphologie longiligne, une musculature dense et fine, davantage faite pour des efforts rapides et intenses que de longues durées. Le sprint plus que le fonds. En revanche il avait l'avantage de récupérer très vite d'un effort. Un sportif mais pas un athlète.

Ses cheveux, châtain clair, assez longs, coiffés avec une raie sur le côté, lui donnaient un air sérieux, d'intellectuel, que l'on aurait davantage vu dans un laboratoire ou dans une bibliothèque, entouré de gros livres. Le visage assez étroit et le menton un peu trop fort, pourtant, pour que l'ensemble soit parfaitement équilibré. Il avait une assez grande bouche, sensible, aux lèvres très dessinées et les petites rides, de chaque côté semblaient indiquer un goût pour la moquerie alors qu'il avait une mine concentrée. Ses yeux étaient étonnants par leur banalité. Alors qu'ils étaient d'une assez jolie couleur tantôt verte, tantôt grise, on ne les remarquait pas dans la vie courante. Mais s'il était en colère alors ils vous sautaient au visage tant leur expression était intense, imposant leur volonté ! Cependant ce qui frappait d'abord c'était son impression de calme, de réflexion. Il paraissait de ces gens de qui on demande toujours un conseil, comme s'ils savaient toujours résoudre tous les problèmes des autres.

- Ca leur a pas suffit cette boucherie de la Première Guerre continentale ? reprenait l'autre, sans paraître s'adresser vraiment à lui… Alors, tous les trente ans, faut un nouveau cauchemar ?…

Puis sa voix se fit plus dure.

- … Qu'est-ce qu'ils ont foutu, au gouvernement, hein ? Ils ont pas pu éviter ça ? A quoi ils servent ces gens là ? A quoi ils servent, hein ? On les paye pour quoi ? Les ministres et tout ça ?

Cette fois il avait saisi le col de la veste d'Antoine et commençait à le secouer. Celui-ci lui prit les poignets et le repoussa lentement. Il savait bien que l'autre ne lui voulait pas de mal. Qu'il s'en prenait à lui par hasard. Qu'il était seulement désespéré. Comme tout le monde ! Et puis ils étaient tous fatigués, aussi, après cinq interminables jours de voyage. L'Armée avait mis des trains de voyageurs ; et non pas des wagons de marchandises comme au début de la Première Guerre ; à la disposition des mobilisés pour les acheminer directement vers de grands Centres de Tri où les unités étaient immédiatement constituées, disait-on. On ajoutait même qu'à cause de cela il n'y avait pratiquement plus de trafic dans l'Europe de l'Ouest, en France, en Italie, en Allemagne, en Hongrie et partout. Le bruit courait qu'il n'y avait plus de trains civils, uniquement un trafic militaire, mais les routes étaient encombrées de voitures particulières.

Leur train, à eux, était immense. Huit grosses locomotives à vapeur le tiraient. Il fallait bien cela pour traîner les soixante-quatorze wagons, aux compartiments pleins, qui s'étaient éternisés à traverser la Russie et l'Ukraine, pour arriver ici, près de Raliz, à l'est de Balasow. Antoine n'avait même jamais entendu prononcer le nom de Raliz, auparavant. D'après les quais de la gare où ils étaient descendus, la ville devait être assez petite. On y sentait déjà des allures d'Asie. L'odeur de l'air, peut être, d'épices, la teinte du ciel ?

On les avait transportés relativement confortablement mais la nourriture était à leur charge jusqu'au Centre : ils n'étaient pas encore totalement membres de l'Armée, n'est-ce pas ? Bien que cela ait été formellement stipulé sur leur feuille de route, beaucoup d'hommes étaient arrivés aux gares d'embarquement sans rien à manger. Les copains, enfin les occupants des compartiments, avaient partagé leurs propres victuailles, retrouvant des habitudes vieilles comme le monde, vieilles comme la guerre. Ce devait être héréditaire, songea Antoine. Les attitudes sont inscrites dans les gènes. Violence ou générosité. Le hasard, ou la chance.

Le gars l'avait lâché et lui tournait le dos sans rien ajouter, se remettant dans la file. Le regard d'Antoine dériva vers les quinze ou vingt autres longues queues qui s'étendaient, depuis les hautes et grandes grilles du Centre, loin derrière eux, désormais, jusqu'aux petites portes de la suite ininterrompue d'énormes bâtisses, devant eux. Celles-ci constituaient une cour de caserne. Comme partout dans le monde, dans ces lieux-là : un immense rectangle de terre nue, entourant un mât et un drapeau, cent mètres d'un côté, bien le double de l'autre.

Il faisait chaud, maintenant, et beaucoup d'hommes avaient tombé la veste, ou ce qui en tenait lieu. Quelques trouffions en uniforme, des jeunes qui faisaient leur service militaire, probablement, venaient d'apparaître avec de grands seaux d'eau et des quarts métalliques qu'ils tendaient à ceux qui réclamaient à boire.

Depuis son premier jour le printemps avait été beau. A la fac tout le monde prétendait attendre les vacances avec impatience, peut être pour masquer l'angoisse des examens de fin d'année ! Lui, au moins, pouvait se dire qu'il n'avait pas perdu une année. Tous les étudiants de Maîtrise qui avaient rendu un Mémoire accepté, seraient dispensés de passer l'oral devant un jury, avait annoncé le recteur, à l'université de Minsk. Son dur travail des deux dernières années ; après ses dix-huit mois de service national, qui avait interrompu momentanément ses études, puisqu'il avait délibérément fait ce choix ; avait reçu l'approbation de son prof. Il était donc désormais Maître en Droit, futur spécialiste de Droit Constitutionnel. Loin du compte, cependant, étant donné ses projets. En outre combien de titulaires de Maîtrises de sa génération, quelle que soit leur discipline, Lettres, Mathématiques, Sciences ou autre, seraient encore en vie quand cette guerre prendrait fin ? Tant de gens sacrifiés, tant de connaissances définitivement perdues, tant d'efforts anéantis, une génération décapitée, probablement.

Et pour quoi ? Parce que les Chinois voulaient imposer la prédominance et la pureté de la race asiatique, de la culture asiatique ? Bon d'accord ils roulaient en char quand les Européens de l'ouest en étaient encore à l'âge tribal, ou presque. Mais ça ne tenait pas debout, pas au milieu du XXème siècle ! Jamais l'Empereur, jamais Napoléon, autrefois, n'aurait été pris au dépourvu. La Terre était assez vaste, Nom de Dieu ! Il n'avait pas tort l'autre type. Comment le gouvernement avait-il pu être assez aveugle pour ne pas reconnaître, en Chine, les signes inquiétants de réarmement, depuis déjà des années. Le sentiment national y était très fort. Après la cruelle victoire de la Première Guerre, vingt-cinq ans plus tôt, après ces millions de morts, comment le gouvernement de la Fédération des Républiques Européennes, comment les politiciens d'aujourd'hui, lointains héritiers de Napoléon, tout de même, avaient-il pu être aussi inconscients, incompétents ?

Il fut soudain agacé de son propre comportement. Ce n'était pas son genre que de s'apitoyer sur son sort. Pas un optimiste à tout crin, mais assez bien équilibré, pensait-il, pour se révolter seulement quand ça servait à quelque chose. Rester calme quand il ne pouvait que subir une situation qui le dépassait. Il tourna les yeux vers la droite et remarqua pour la première fois une autre file, à l'écart, assez loin, de l'autre côté de la grande cour. Beaucoup moins longue que celles qui se trouvaient de ce côté-ci. Un panneau était accroché au-dessus de la porte où elle aboutissait en pénétrant dans l'immense bâtiment. C'était loin et ses yeux mirent un instant à accommoder. Un mot assez court. Trop loin pour le lire véritablement, mais son cerveau fit une association et traduisit le nombre approximatif de lettres :

"OFFICIERS".

Il jura à mi-voix et se baissa pour saisir sa valise, qu'il poussait du pied depuis un moment pour suivre la lente progression de sa file. D'un coup de rein, il remonta la bride du sac qu'il portait à l'épaule et ne put s'empêcher de glisser au gars qui le suivait, comme pour s'excuser :

- Trompé de file.

Puis il quitta le rang et se mit en marche, un peu gêné des regards qu'il sentait dans son dos. Il calcula rapidement qu'il aurait une cinquantaine de personnes devant lui, seulement, dans l'autre file. S'il n'y en avait pas trop à l'intérieur, l'attente ne serait pas tellement longue.

- Eh vous… où allez-vous ?

La voix était désagréable, sèche, puissante. Sans avoir besoin de se retourner immédiatement, Antoine sut qu'il venait d'être interpellé par un sous-officier de carrière. C'est à cet instant précis qu'il fit mentalement un bond de deux ans en arrière, retrouva des habitudes, un climat. C'est à cet instant qu'il réintégra l'Armée.

D'instinct il stoppa et retrouva les mouvements calmes qu'on lui avait appris à maîtriser, pour se retourner lentement en montrant du doigt la petite file. Un Sergent-Chef se tenait à une vingtaine de mètres. Soldat de carrière, en effet, d'après le liseré longeant ses galons, son âge et la raideur de son attitude. Antoine faillit répondre sèchement et se rendit compte qu'il retrouvait la tentation des mois qui avaient suivi sa formation d' E.O.R., ElèveOfficier de Réserve.

Les E.O.R. éprouvaient souvent une rancune ridicule, mais parfois compréhensible, envers les sous-officiers de carrière qui les avaient parfois rembarrés, humiliés, pendant les mois de formation. Les sous-off avaient mis des années à franchir les différents grades, et ils avaient de la peine à accepter que ces étudiants, élèves-officiers, deviendraient leurs supérieurs après six mois de cours seulement. Alors leur dépit, naturel, les amenait à cette attitude cassante, blessante. De cette situation conflictuelle naissaient des aversions idiotes entre sous-off de carrière et réservistes.

L'attitude du gars rappela cette époque à Antoine qui fut tenté, fugitivement, de tendre un piège à ce pauvre type. Alors il se reprit et fit un effort pour sourire aimablement en posant sa valise. Le type parut hésiter et se décida à avancer, méfiant mais baissant d'un ton.

- Vous… vous êtes Officier de réserve…?

Il ne savait comment terminer sa phrase devant un civil, sans galons, pour lui indiquer quel grade employer.

- Oui, Chef. Je m'étais trompé de file, répliqua Antoine. Le sous-off hésitait devant le ton ; peut être insolite à ses yeux ; finalement assez courtois. Fallait-il le prendre comme un signe de faiblesse d'un petit couillon de réserviste ou… de la vraie "politesse"? Il pouvait toujours demander à voir l'ordre de mobilisation, bien sûr, mais si ce petit prétentieux était en réalité un salopard, il se ferait un ennemi pour rien, même si l'autre recevait son affectation en quelques jours et quittait le Centre. Alors le Sergent-Chef décida d'être prudent, il ralentit, mais opta, bêtement, pour une demi mesure, un geste vague de la main, un peu sec. Comme pour dire "vous pouvez passer, mais dépêchezvous". Un signe maladroit en soi. Il ressemblait trop à celui d'un policier, distant, plein de morgue, faisant circuler des passants soumis. Antoine ne réagit pas. Il n'était plus temps d'être susceptible. C'était la guerre, maintenant. Ces bêtises appartenaient au passé. Et c'est à sa réaction qu'il réalisa que lui, Antoine Kouline, vingt-quatre ans, citoyen de la Fédération des Républiques Européennes, d'origine Française, étudiant en Droit, résidant à Brjansk, Biélorussie, Lieutenant de réserve, venait d'entrer dans cette guerre.

***

Il finissait de déjeuner, au mess du Dépôt de Kazacka, une pièce rectangulaire, immense, haute de plafond comme tous ces vieux bâtiments du XIXème siècle, avec des fenêtres étroites qui donnaient une lumière si chiche que l'électricité restait allumée pendant tous les repas. Douze bâtisses grises, en fer à cheval, la traditionnelle cour au milieu, parcourue de pelotons en short et torse nu, la peau encore blanche montrant qu’ils étaient nouvellement incorporés trottant ou faisant l'exercice, sous les ordres d'un sergent hurlant, et un petit muret surmonté d'une grille, côté route, voilà à quoi ressemblait le Dépôt de Kazacka. Il y avait là de quoi abriter pour le moins une Brigade entière. Mais c'était loin du compte, en ce moment. En arrivant il avait aperçu une véritable ville de toile, sur la gauche des bâtiments. Des milliers de tentes du modèle standard de l'Armée en campagne, vingt hommes, dix lits de toile de chaque côté d'une allée centrale où se trouvaient les deux mâts soutenant l'ensemble. Avec des toiles de toutes les teintes du kaki, selon leur degré d'usure, d'exposition au soleil. Voilà donc où étaient cantonnés les mobilisés, le réservoir où l'on puisait pour constituer les unités. Car de l'autre côté de la caserne proprement dite s'étalait le Dépôt de matériel. Des véhicules, des canons, à perte de vue et d'autres tentes immenses, protégeant ce qui était livré en caisses, les armes individuelles et les munitions pas même enterrées dans des dépôts…

C'était l'un des deux mess du Dépôt et tous les officiers, ils étaient sûrement plusieurs centaines, en ce moment, y prenaient leurs repas, en trois ou quatre services. La salle était organisée en sortes de coins, chacun correspondant à une unité. Apparemment les officiers pouvaient s'asseoir où ils le voulaient mais il était de bon ton de rester parmi ceux de son unité. Et là les chefs imposaient un ordonnancement particulier. Il y avait des colonels qui voulaient des tables en fer à cheval ou en carré, les plus libéraux acceptaient des tables de quatre, disséminées sur leur territoire. D'ailleurs une pancarte, au bout d'un simple bâton indiquait de quelle unité il s'agissait. C'est ainsi qu'il avait trouvé celui de la 149ème DBIP.

Antoine n'avait pas encore mémorisé les noms des différents officiers de son unité. Au Centre de Tri et d'Affectation de Raliz, la veille, un Commandant avait vérifié son ordre de mobilisation, puis son livret militaire qui comportait le résumé des dix-huit mois qu'il avait déjà passés dans l'Armée pour faire son service national, la date, enfin, de ses nominations. Celle de Sous-Lieutenant, après l'examen final aux E.O.R., puis de Lieutenant ; automatique pour les réservistes ; un an plus tard, à son retour à la vie civile, et lui avait donné son affectation : 149ème DBIP, Demi-Brigade-d'Infanterie-Portée, en formation au Dépôt de Kazacka. Le Centre de Tri n'avait qu'une vocation d'accueil et de ventilation des mobilisés, de leur affectation, sur le papier, à des unités. La réalité commençait dans un Dépôt, l'étape suivante, où on les avait emmenés en camion, l'après-midi même, toujours en civil.

C'était l'habitude de l'Armée que de créer ce qu'on appelait ; si désagréablement d'ailleurs ; des Dépôts, pour donner naissance aux unités. A la fois un entassement fabuleux de matériels, la totalité de ce qui était nécessaire à l'équipement, au fonctionnement de régiments entiers, depuis les brosses à dents jusqu'aux cartouches, en passant par les pièces détachées pour les engins etc. Mais c'était aussi un dépôt… d'hommes ! C'est là que le mot devenait maladroit, blessant. On y envoyait des milliers d'individus, après leur passage dans un Centre de Tri d'où ils étaient orientés vers des régiments, à partir d'on ne savait quels mystérieux critères. C'était dans les Dépôts que ces unités voyaient vraiment le jour. L'idée de base devait être qu'il était plus rationnel d'envoyer d'abord les soldats au loin, en direction du front, plutôt que de constituer tout de suite des régiments à l'arrière et de leur faire faire mouvement ensuite, avec tout leur matériel, créant d'énormes problèmes de transport. Probablement bien vu. L'expérience de la Première Guerre avait au moins servi à cela.

Néanmoins, chaque Dépôt avait une destination précise, avait-il appris. Celui de Kazacka, tenue à demeure par les hommes du 19ème Régiment d'Infanterie de la Garde, dans leur tenue grise si reconnaissable, n'incorporait que des soldats d'infanterie. Toutes les sortes d'infanteries : Infanterie de Ligne, Infanterie d'Assaut, Infanterie Légère, Infanterie Portée. Antoine avait appris qu'il y avait un autre Dépôt, à une cinquantaine de km au nord, spécialisé dans l'artillerie et, à la sortie de Balasow, proche aussi, un troisième constituait des régiments de chars, l'importante gare de triage assurant probablement la livraison, par rail, de leur matériel lourd. Logique, même si un cantonnement à la sortie d'une grande ville aurait davantage satisfait tous les mobilisés…

Antoine était attablé dans l'un des mess d'officiers, empli aussi bien de mobilisés en civil, pas encore habillés, que de réservistes qui avaient déjà reçu leur tenue, dite de "travail". On y voyait essentiellement les nouveaux uniformes de l'Armée de terre. De l'Infanterie, plus précisément, blouson long descendant jusqu'aux hanches, marron moyen et pantalon plus foncé, couleur tabac, les épaulettes kaki avec les barrettes, métalliques maintenant, du grade. D'une manière générale, seuls les officiers de carrière portaient la vareuse avec le col officier, inspiré des vieux uniformes à la Prussienne.

***

- … faites quoi, avez-vous dit ?

La question venait de lui être posée par son unique voisin de table, un Capitaine en vareuse, bien coupée pour une tenue de travail ; le petit col officier montant juste ce qu'il fallait, pour dissimuler la chemise, le long du cou, et ne pas faire "nostalgique-Prussien". Son visage était sévère, tout en longueur, fermé, expression renforcée par des petites lunettes rondes aux montures métalliques. Il s'était sobrement présenté sous le nom de Charles Bodescu, au début du repas. Probablement d'origine roumaine. En tout cas son nom y faisait penser. Pourtant il n'avait pas l'accent chantant ni les roulements de "r" qu'ont les Roumains quand ils parlent le Français. Il devait avoir autour de trente ans, ce qui était assez jeune pour un officier de carrière, diplômé de l'école d'Etat-Major, comme l'indiquait le petit liseré rouge sur les épaulettes. Il portait donc la vareuse "de travail" qui ne se distinguait guère de la tenue "de sortie" que par la qualité du tissu ! Il était de taille moyenne mais avec un buste, long et fluide qui, à table, le faisait paraître grand. En vérité il devait être plus costaud qu'il n'en donnait l'impression. L'expression de sévérité de son visage était tempérée par une série de petites rides, sur les joues ; des rides verticales, et non pas en formes de "guillemets", de part et d'autre de la bouche. Tout allait de haut en bas sur le visage de ce type ; qui faisaient penser qu'il devait sourire plus souvent qu'il n'y paraissait, et on voyait une sorte d'humour latent dans ses yeux bruns. Mais ces sacrées petites lunettes rondes lui donnaient un air ahuri que l'on n'avait pas envie de mettre à l'épreuve quand on rencontrait ses yeux bleus. Manifestement il était à sa place, dans l'Armée, il avait le regard d'un type fait pour commander. Le front haut, ses cheveux étaient blonds foncés, à la limite du châtain, drus, coupés courts, mais pas en brosse, néanmoins. Ses traits, creusés, avaient tendance à le vieillir. Finalement il n'avait peut être pas encore atteint la trentaine. Il donnait une impression de sérieux et d'efficacité. Son visage était mince avec des pommettes qui trahissaient à l'évidence un mélange racial avec, notamment, une irruption sibérienne ou asiatique, à une époque ou une autre dans l'histoire de sa famille !

C'était l'une des conséquences de la conquête Napoléonienne et de son unification de l'Europe, depuis l'Atlantique jusqu'au Pacifique, au début du XIXème siècle. Il n'y avait pas loin de cent cinquante ans de cela. Une unification qui s'était faite dans la douleur, n'avançant qu'à tous petits pas, traités après traités, pour convaincre les républiques qu'elles ne perdaient pas leur identité, leur originalité. Pas davantage que les Provençaux devant les Alsaciens dans la vieille France, unie. Ceci surtout à l'est, depuis la Russie jusqu'aux républiques orientales. C'était finalement la guerre de 1880 qui avait marqué le vrai début de l'unification, terminée, véritablement, en 1920, à la fin de la Première Guerre. Près d'un siècle d'efforts successifs pour pas grand chose, en vérité, alors que cinq ans d'une guerre effroyable avait soudé les peuples constituant une nation ! La nation européenne.

La véritable épopée de la Grande Armée de Napoléon, avait vraiment commencé le 1 septembre 1812. Ce jour là, la Grande Armée abandonnait définitivement les traces de l'Armée de Koutouzov, en direction de Moscou ; qu'elle poursuivait depuis Smolensk, après la bataille de Borodino, pour obliquer soudainement, vers le sud, l'Ukraine. Ce ne fut qu'ensuite ; après qu'elle s'y fut reposée, pendant la fin de l'hiver et le printemps, qu'elle se fut réorganisée et, renforcée par des troupes ukrainiennes ralliées, notamment une division de cavalerie qui contribua, par une charge démente à écraser, laminer l'Armée du tsar, à Soumy, au nord est de Kiev. Celle-ci avait bien été obligée de descendre vers elle puisque Napoléon avait refusé de la suivre jusqu'à Moscou, c'est ensuite, donc, que la Grande Armée obliqua vers l'est pour accomplir le grand projet de l'Empereur. Recomposée, en une grande quantité de Colonnes, rendues très mobiles grâce aux chevaux de l'armée tsariste récupérés après la bataille, elle se lança à travers le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Kirghizstan et la Sibérie du sud jusqu'au Détroit de Béring et le Kamtchatka, mettant des années à unifier, pacifier des territoires immenses. Ces Colonnes avaient été, paradoxalement, rendues homogènes en étant constituées d'unités hétéroclites venant de toutes les origines, comme la Grande Armée en était l'exemple. A côté des divisions venant de la conscription française, on trouvait l'Armée de Dalmatie de Marmont, les Bavarois de Lefebvre, les Saxons de Bernadotte, les Hussard Polonais, les chasseurs de Westphalie et les Chevaux-Légers Ukrainiens, en tout 350 000 hommes, 200 000 de plus qu'à Wagram ! L'Armée la plus puissante que Napoléon n'eut jamais rassemblée et qu'il divisa pour lancer sa grande conquête de l'Est.

C'est ici que son génie militaire avait montré son efficacité. Pour les grandes guerres d'Europe de l'Ouest lui, l'ancien artilleur, avait doté son Armée des canons maniables, légers, propres aux guerres de mouvement. Des pièces attelées, de 4, de 8 et de 12, tirant 3 coups à la minute et d'une portée de 1200 à 1800 mètres. Cette artillerie là avait été le martyr de l'armée tsariste, à Soumy. Ensuite, pendant la Grande Conquête elle devait, effectivement, lui assurer une succession de victoires faciles lorsque des batailles d'importance s'avérèrent nécessaires. Mais, la plupart du temps, cette conquête fut une affaire de diplomatie, de négociations avec des tribus, des clans, des populations locales assez méprisées, jusque là, par le Tsar. D'où sa lenteur. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y eut pas de problèmes. A commencer par les hommes eux-mêmes.

Les soldats ont besoin de manger à leur faim, mais aussi de garder leur moral, au fil des années de campagne. A l'époque, les viols concouraient "traditionnellement" à conserver le moral des troupes…! Tout à son projet de "pacification", Napoléon n'en voulut plus ! Il fallait impérativement les éviter, dans des régions qu'il souhaitait unifier, rallier à l'Empire. Mais il devait compenser cet appétit là !

C'est ainsi que les généraux avaient reçu l'ordre de tenir sévèrement la troupe, d'interdire les pillages et de sanctionner sévèrement les viols. En échange les soldats de la Grande Armée avaient donc reçu la permission de… se marier en terres étrangères ! La nouvelle avait eu un surprenant et fantastique succès.

Ce que l'on ignorait, à l'époque, c'est que, depuis deux ans Napoléon avait un livre de chevet qui ne le quittait plus, même quand il était en campagne. C'était un ouvrage italien d'Edmundo Presti : "Les grandes erreurs des grandes conquêtes, de la Perse aux Croisades", expliquant par le menu pourquoi les grands conquérants avaient finalement échoué, au fil des siècles. On le sut bien après la disparition de l'Empereur, grâce aux mémoires de M. Constant, le premier valet de Napoléon. Et cette lecture, apparemment, avait profondément modifié son comportement, ses ambitions. Il voyait loin, rêvait d'un empire colossal, même si le mot ne lui plaisait plus, une Grande Europe, une "Fédération", il en eut l'idée en 1815. Qu'il réussit bel et bien à réaliser, tant bien que mal ! Les hasards de l'Histoire.

Sa politique évoluant fondamentalement ; après avoir été pour le moins rigide, il fut pris d'un libéralisme étonnant jusqu'à sa mort, pris par son grand projet de ne pas tomber dans le travers des grands conquérants, Persiques notamment. Il eut l'habileté de rétablir les familles régnantes, dans chaque pays qui le souhaitait. Mais sans pouvoir ! Cela commençait par retirer ses parents, ses alliés, des postes où il les avait placés, en Europe. Il n'hésita pas. En "exportant" le principe de la Révolution Française, en donnant des terres, établissant la liberté et l'égalité, installant un peu partout en Europe des Républiques authentiques, à l'image de celle de la France de 1795 ; épurée de ses excès, il fit l'union des populations ! Et les regroupant au sein d'une Fédération d'Etats, sous l'autorité d'un Sénat Fédéral et d'un chef unique, lui-même. Son orgueil, démesuré, le poussait à réaliser ce que personne, avant lui, n'avait réussi : installer, durablement, une nation immense, une fédération de Républiques, organisées "Républicainement", chacune avec son propre Sénat, soumis au Sénat Fédéral, des représentants du peuple et un Président. Une Fédération qui survivrait à son créateur. Son orgueil le poussa à conserver le titre ; ce dont on le moqua beaucoup, pendant un certain temps ; d'Empereur-Président pour réaliser son rêve : lier durablement des peuples d'origines totalement différentes. Même Alexandre le Grand n'y avait pas réussi ! Pour cela il comprit qu'il fallait accepter les particularités de chacun des composants, établir des grands principes de lois, applicables partout, mais après des aménagements locaux respectant les coutumes. C'est ce libéralisme qui montra son génie, car il devait se faire violence. L'étendue du projet le lui imposait et il sut se contrôler.

Par ordre d'ancienneté, les soldats de son Armée furent donc autorisés à fonder une famille et à s'installer sur place, au fil des étapes. Le prestige de la Grande Armée, jamais vaincue ; son armement exceptionnel, lui donnaient un ascendant stupéfiant auprès des populations locales de ces Territoires. Son nouveau fusil, lourd, mais à deux canons superposés modèle 1810; les deux chiens déplacés sur le côté ; était enfin arrivé en unité quand la Grande Armée descendit vers l'Ukraine. C'était une arme qui marquait une étape avec son tir tellement plus rapide et précis. Conçu dans les manufactures de France et utilisant des cartouches en carton, toute faites, qu'il suffisait de déchirer avec les dents, pour charger l'arme, le fusil Français impressionna terriblement les tribus de l'est. Plus facilement encore que par le passé, en Europe de l'ouest, les colonels n'eurent aucun mal à recruter de nouveaux soldats, Russes, Ukrainiens, Kazakhs, Kirghizes, Cosaques, Sibériens, pour remplacer les plus anciens soldats, autorisés à devenir de "nouveaux mariés", et laissés en cours de route. Car la seule condition exigée officiellement pour ces mariages était d'avoir plus de cinq ans de campagnes. C'était le cas de presque tous les anciens de la Grande Armée, souvent partis de chez eux depuis plus de sept ans ! En revanche les autorités avaient délibérément "omis" d'envisager le cas des soldats déjà mariés en France, et devenant ainsi bigames…

Il fallait aussi se souvenir que tout membre de la Grande Armée qui fondait une famille avec une jeune étrangère recevait des terres, des couples de moutons et de chèvres, et une petite, assez petite, c'est vrai, somme en or.

Cette décision avait une autre conséquence, politiquement et stratégiquement habile : les soldats qui épousaient une jeune russe, Ukrainienne ou sibérienne, s'installaient donc sur place, et devenaient d'autorité chef de village ! Pour les aider en cela, et pour augmenter leur prestige, ils recevaient de l'intendance un armement moderne. Des fusils, d'abord, de la poudre et des balles, outre des cartouches "complètes", afin de se constituer une sérieuse réserve. Mais aussi un pistolet d'arçon qui allait devenir célèbre, le Beauchamp-Lorenzoni de 1812.

Beauchamp était un ingénieur d'armement qui avait repris l'idée de l'Italien Lorenzoni. Celui-ci, à la demande des Medicis, en 1680, avait imaginé un pistolet avec trois canons rotatifs, disposé en triangle, que l'on faisait tourner à la main ! L'arme n'avait jamais eu de suite mais Beauchamp avait repris l'idée, 150 ans plus tard, et l'avait modernisée. Le pistolet, à trois canons ; assez lourd, il est vrai ; pouvait bel et bien tirer trois fois avant d'être rechargé… Avec le fusil modèle 1810 un soldat de la Grande Armée pouvait ainsi tirer cinq fois avant de devoir recharger ! Ce qui lui prenait, certes, du temps. Et le principe de la cartouche avait été appliqué au Beauchamp. Si bien que le temps de rechargement avait tout de même été réduit. Ces deux armes avaient donné à la Grande Armée un avantage fantastique, capital. Et l'impact de cet armement, sur les populations des villages, était énorme.

Car les nouveaux mariés s'engageaient à former une petite milice, afin de maintenir l'ordre, dans leur région. Le Kazakh, le Sibérien, l'Ouzbek, le Cosaque plus encore, sont des chasseursnés. Posséder un fusil ; et, mieux encore : un cheval et un fusil ; était le symbole de la vraie richesse et de l'autorité. Une sorte d'aristocratie du peuple. Alors un fusil à deux canons, comme le modèle 1810 français, et un pistolet à trois coups, tenaient du rêve ! C'était aussi la raison pour laquelle les "jeunes mariées" n'étaient pas les plus laides de leur village, malgré l'allure des "jeunes mariés" Français ! Chaque village-garnison eut donc sa milice. Ce qui évitait de laisser des troupes un peu partout pour surveiller la région "pacifiée" et les lignes arrière françaises. Le maintien de celles-ci était évidemment vital pour assurer le lien avec Paris, et l'acheminement des matériels, par le biais d'immenses convois de chariots. Et aussi pour rendre compte à Napoléon ; revenu en France pour faire face à l'Angleterre, même si celle-ci était désormais grandement préoccupée par la révolte des Québécois ; des progrès de l'avance.

Henri Lacouture, un trappeur canadien Français du Québec, avait lancé un mouvement indépendantiste, en 1810, qui connut tout de suite un grand soutien populaire. Néanmoins les troupes anglaises dépêchées sur place n'eurent aucun mal, au début à, rétablir l'ordre. C'est alors que Napoléon eut l'idée d'envoyer, par l'Atlantique nord, deux pleines cargaisons d'armement moderne aux révoltés. Et les brèves escarmouches opposant les troupes anglaises aux Québécois alliés à beaucoup de tribus indiennes changèrent d'allure. Ce fut une guerre de mouvements où les troupes anglaises, lourdes, lentes, furent dépassées. De plus en plus de troupes anglaises débarquèrent au Québec, les navires devant assurer le contrôle des côtes et, très vite, le blocus continental européen, fut symbolique, ce qui aida beaucoup Napoléon. Néanmoins l'indépendance du Québec mit plus de vingt ans à être signée et ceci grâce au talent de négociateur de Lacouture, qui se révéla un véritable homme d'état, lucide et voyant loin.

Les conseillers de Napoléon, qui avaient souhaité les mariages des soldats de la Grande Armée, avaient eu une idée juste de l'avenir. Un siècle et demi plus tard les Territoires de l'Est de Moscou, jusqu'au Pacifique, étaient raisonnablement peuplés et, surtout, ouverts à la civilisation. Ce qui ne s'était jamais produit précédemment, avec le Tsar, pour qui le paysan sibérien, comme le moujik russe, ou l'Ukrainien d'ailleurs, n'était qu'une forme évolué de l'animal. Ce comportement, l'intérêt qu'avait montré la Grande Armée pour les populations, mais aussi le partage des terres… avaient fait tache d'huile dans toute la Russie. Essentiellement dans les campagnes, cependant, parce que les villes et agglomérations avaient été conquises par un argument bien différent : l'accès à tous les postes réservés, la fin des privilèges. Et, aussi, une phrase célèbre de Napoléon qui s'était écrié du ton prophétique qu'il affectionnait, à la fin d'un dîner où tout le monde était très gai, "La France avait le Franc-or, l'Europe aura l'Eurargent !" Il avait fait un tabac…

Les conseillers de Napoléon avaient compris, dès 1800 que le prestige de la France s'était considérablement accru, auprès des populations, quand les grands principes de la Révolution avaient été connus : Egalité : plus de nobles et de serviteurs, encore moins de serfs, en Russie notamment ; liberté et, essentiellement, partage des terres. "Fraternité" leur avait paru un mot. Sans plus. Ils étaient simples mais pas naïfs ! Mais cette idée là : le partage des terres, avait été le vrai détonateur de ce mouvement historique dont le processus s'était, inexplicablement, amplifié. En conservant, partout, les familles régnantes ; mais sans aucun pouvoir ; il avait en partie calmé les nobles, quand même dépouillés d'une partie de leurs biens : les terres. Il s'était agi, ensuite, de surveiller la noblesse, une simple affaire de police, parce que les peuples, eux, étaient convaincus : ils avaient acquis la propriété… L'Histoire est comme ça, imprévisible. Et les hommes de Napoléon avaient donc commencé à installer des Républiques, un peu partout, là où les Armées Impériales avaient remporté une victoire. En Autriche, d'abord, peut être grâce au mariage de l'Empereur avec l'archiduchesse Marie-Louise, en 1807. Plus tard en Prusse, en Belgique, en Pologne, en Hongrie, aux Pays bas, au Portugal, et même en Espagne. Les monarchies avaient quand même en partie disparu, avec l'exode d'une partie des nobles vers l'Angleterre et vers la cour du Tsar, réfugié d'abord à St. Pétersbourg, avant de fuir vers la Finlande, après la défaite de l'armée russe.

Une partie d'entre elles seulement. Parce que certaines républiques avaient presque exigé de garder leur famille royale !

C'était le cas de la Belgique, de l'Italie, de l'Espagne, bien sûr, de la Hongrie, de la Pologne, de la Slovaquie, de la Roumanie, de la Grèce et du Danemark. Dans ces Républiques là les familles royales avaient subsisté, sans aucun pouvoir politique donc, mais avec une sorte d'autorité morale, non constitutionnelle ; de conscience plutôt ; comme si le roi était investi d'une espèce de bon sens supérieur, que la population respectait ! Et, curieusement, ces familles royales avaient, de leur côté, respecté la République installée dans leur pays ! Les gouvernements républicains avaient même accepté de leur voter un budget afin qu'elles vivent décemment, dans un Palais dont elles avaient reçu l'usufruit !

Des républicains s'étaient révélés dans toute l'Europe, assez forts et déterminés. Et bien conseillés, aussi, pour éviter les erreurs, les massacres, commis en France. Avec l'expérience, encore tellement proche, les inévitables complots avaient été muselés sans autant d'effusions de sang qu'il n'y en avait eu en France. Les règlements de comptes avaient été moins fréquents aussi. L'Europe avait été prise au dépourvu par le changement de comportement de Napoléon. Bref en quelques années, contre les prédictions des enragés, en Angleterre, qui prédisaient la fin du "monstre Buonaparte", comme ils appelaient l'EmpereurPrésident, l'Europe occidentale s'était "républicanisée" avec, relativement, peu de soubresauts.

Par ailleurs, partout en Europe, mais en particulier celles du centre, les pays slaves, notamment, Hongrie, Tchéquie, Roumanie, Bulgarie, comme dans les pays du sud, Grèce, Albanie, Slovénie, Croatie, Italie, les mots "partage des terres", avaient eu une consonance véritablement magique ! Là, les Républiques s'étaient installées très vite, sans heurts. L'Angleterre, abritant déjà les émigrés Français, avait d'abord amicalement accueilli cette noblesse européenne à la dérive qui fuyait. Mais devant ses activités comploteuses, revanchardes et turbulentes, lui avait fermement conseillé, à défaut de se rendre en Russie, chez le Tsar, comme un certains nombre de nobles Français l'avaient fait, à la fin du XVIIIème siècle, d'aller plutôt admirer la Norvège, la Suède et la Finlande, afin de vérifier si, finalement, elle ne s'y trouverait pas mieux ! Deux générations européennes de sang bleu ne le lui avaient pas pardonné ! Même si, en grande partie, les émigrants s'étaient, en effet, installés définitivement dans les pays scandinaves, après la chute du Tsar, dont la famille s'était définitivement donc établie en Finlande.

Le cas de la Suisse était totalement à part. La Confédération Helvétique était restée égale à elle même. Une enclave, neutre, et respectée surtout, au centre de la Fédération Européenne !

Cependant il s'était produit ce phénomène étonnant. Beaucoup de nobles, Français d'abord, puis, Portugais, Allemands, Slovènes, Bulgares et Bosniaques, etc s'étaient donc enfuis en masse. Il s'agissait, dans une certaine mesure, des premiers pays touchés par la "républicanisation", où l'exemple des débordements Français était trop frais pour ne pas éveiller des méfiances. Mais pas ceux, donc, d'Espagne, de Pologne, de Hongrie, de Roumanie, de Grèce, d'Autriche et du Danemark. En majorité, ils étaient restés. Et ceci pour une raison quasi anecdotique.

Dans tous les pays les terres avaient été distribuées ; mais pas les biens mobiliers : les demeures, les châteaux ; lorsque les nobles choisissaient de rester. Ces familles avaient même eu le droit de conserver une parcelle de terre, mais une seule, par membre de la famille, enfants y compris. Ce qui avait amené une quantité de mariages avec des roturiers afin d'augmenter la surface des terres accordées… Les grands gagnants, là où la noblesse avait fui, avaient été les membres de la bourgeoisie qui avaient racheté les biens mobiliers laissés vacants. Les gouvernements républicains avaient même établi des sortes de cours de justice où ces demeures étaient vendues à des prix relativement honnêtes, au profit des émigrés ! Si bien que ceux-ci étaient partis à l'étranger avec, parfois, de belles sommes.

Il avait fallu attendre la fin du XIXème siècle pour qu'un nouveau phénomène, inattendu, se produise. Les émigrés avaient été sensibilisés, à la fois, par la Guerre d'Invasion Chinoise de 1880, et l'attrait de l'Amérique. Une partie de la noblesse européenne, émigrée, s'était servie du tremplin britannique pour se rendre en Amérique où les récents autochtones ; parfois également nouveaux riches, avec la ruée sur les nouveaux territoires de l'ouest volés au peuple indien ; affamés de racines et de respectabilité, les avaient accueillis à bras ouverts. C'est ainsi que s'étaient constituées les "vieilles familles américaines"!

L'autre partie des émigrés avait ressenti un brutal besoin de rentrer en Europe envahie par la Chine. Et les premiers à le faire avaient été accueillis à bras ouverts ! Ils s'y attendaient si peu que le choc psychologique avait eu un fabuleux retentissement. La population européenne avait, depuis longtemps, oublié les révolutions qui ne s'étaient, finalement, pas si mal passées, hormis quelques règlements de compte là où des chefs de famille s'étaient montrés, auparavant, particulièrement brutaux, cruels même, dans le passé. Dans un premier temps ces familles étaient revenues s'installer dans les Principautés d'Europe : Monaco, Andorre, Lichtenstein, puis, devant leur nombre, les îles Baléares avant ; pour une bonne part d'entre elles ; de revenir dans leur pays d'origine.

Par ailleurs c'était le vrai début de l'industrialisation et les familles nobles, sans terre, avaient plongé dans ce nouveau domaine. Des ateliers, des petites fabriques étaient apparues, en beaucoup d'endroits. Dirigées, la plupart du temps par des fils de petits bourgeois, connaissant un peu de technologie. Les grands groupes industriels européens étaient nés, plus tard, de là, y avaient trouvé leurs racines. D'autant que ces émigrés, de retour, avaient ainsi montré la voie aux familles Tchèques, Bulgares etc, qui n'étaient pas parties. Et qui les imitèrent en investissant dans les fabriques. La vraie puissance de l'Europe, celle qui allait la sauver en 1915-20, pendant la Première Guerre continentale, était née de là.

Tant de choses avaient concouru dans cette conquête Napoléonienne, dans cette gigantesque unification d'un continent, qui ne fut d'ailleurs plus une véritable conquête au bout de quelques années. Une fois effectués le partage des terres et la libéralisation des postes et charges, le projet Français de Napoléon, d'une "Fédération" de Républiques, avait été accueilli avec une certaine indifférence par les populations. Mais il faut reconnaître qu'elles s'y perdaient un peu… La notion de nationalité persista, officiellement, dans un premier temps, mais sa durée était laissée dans le flou. Seul le problème de la langue avait amené des difficultés. En imposant aux populations de parler, puis d'écrire le Français, mais parallèlement à leur langue maternelle ; ce qui était habile ; Napoléon avait pris un risque de rejet, d'éclatement. Le hasard, la chance, avaient joué leur rôle. Les choses n'avaient d'abord guère bougé, pendant des années, puis les guerres avaient fait ce que les autorités politiques avaient de la peine à obtenir.

La guerre de 1880, d'abord, celle qu'on avait appelée "d'Invasion". La Mongolie avait été envahie par la Chine qui voulait, depuis longtemps, se l'approprier, et y avait d'ailleurs réussi momentanément en écrasant l'Armée de l'Est de la Fédération. Celle-ci était en train de se rendre compte que le chemin avait été long, difficile, depuis Napoléon, que sa grande idée avait souvent été sur le point de mourir, mais que la nation européenne existait enfin. Une sorte de patchwork mais finalement identique à ce qui s'était passé dans chaque pays. Quelle similitude entre un Provençal et un Breton ? Ni les coutumes ni la langue ! Pourtant, à la longue, ils étaient tous devenus Français…

Le gouvernement avait envoyé des renforts de troupes, par chemin de fer, sur place, mais bien trop tard. Elles avaient mis bien trop longtemps pour parcourir les milliers de kilomètres séparant l'Europe occidentale des confins de l'Est. Le temps qu'elles y parviennent, le conflit était terminé, l'armistice "Américain"; comme on l'appela, avec amertume ; signé. A cette époque les grandes Compagnies de chemin de fer n'étaient pas intéressées par des lignes traversant la steppe sibérienne. Il n'y avait pas là d'argent à gagner rapidement estimait-on. Elles n'atteignaient que l'Oural, au-delà de Moscou, et s'arrêtaient aux montagnes. Les Etats Unis, inquiets des débouchés commerciaux que représentait l'Europe, étaient intervenus très vite dans le conflit avec une flotte colossale, composée de leurs nouveaux bâtiments à vapeur, et incité la Chine à proposer, tout de suite un armistice à l'Europe. Avec une condition draconienne : la cession, par l'Europe, de la Mongolie du Nord à la Chine.

Mais c'était surtout la Première Guerre "continentale", de 1915 à 1920; le nom lui était resté ; qui avait achevé le projet de francisation. Déjà il y avait eu le long travail des premiers instituteurs, tout au long du XIXème siècle. Les dizaines de milliers d'enseignants ; ceux-là même qu'on avait appelés les "Hussards Noirs de la République", formés en France et en Belgique, pour aller s'installer, enseigner leur langue, en Asie Centrale ; avaient fourni un travail de base magnifique. Le brassage des hommes, surtout pendant cette terrible guerre de cinq ans, la découverte, par les soldats mobilisés, du monde moderne : du téléphone, des véhicules à moteur, des avions, des canons avec culasse, des rations alimentaires enfermées dans des boites de métal etc. L'installation de camps de l'Armée dans des territoires reculés, avaient fait faire un gigantesque bond en avant aux Sibériens, Kazakhs, Ouzbeks, Turkmènes, Kirghiz et autres peuples d'ascendance asiatiques. Mais aussi aux Slovènes, aux Tchèques, aux Roumains etc. A la fin de la guerre tous les soldats, originaires d'Asie, revenus dans leur village, parlaient un Français acceptable, un certain nombre l'écrivant tant bien que mal. Ils se considéraient comme savants. Et la réintégration de la Mongolie dans le territoire de la Fédération, lors de l'Armistice de l'été 1920, les avait poussés à exiger la même connaissance de leurs enfants et de leurs femmes. On avait vu fleurir les écoles pour femmes… qui l'avaient finalement assez bien pris, les idées féministes se répandant.

***

Antoine sortit de ses réflexions et releva les yeux vers son compagnon de table se disant, une fois de plus, qu'il paraissait être le prototype de l'officier d'active. Compétent mais sec et, peut être, vachard. Le jeune homme s'était assis à cette table par hasard, en arrivant au mess. Il y venait pour la première fois à une heure normale de service.

La veille au soir, tard, quand il était arrivé, en camion, au Dépôt de Kazacka, en provenance du Centre de Tri, il était passé aux fournitures et, dans la chambre qu'on lui avait attribuée, avait longuement exploré le paquetage provisoire reçu, contenu dans un grand sac marin. Il était censé acheter, très vite, un paquetage de ses propres Euras, à sa taille exacte. Puis il avait enfilé pour la première fois son nouvel uniforme. Les deux barrettes métalliques de Lieutenant, sur ses épaules ; et non plus en tissus, comme à l'époque de son passage aux E.O.R.; lui avaient fait un effet bizarre dans le miroir du placard. Comme s'il ne s'était pas agi de lui. Il n'avait plus jamais porté l'uniforme depuis que sa nomination lui était parvenue. Bref il ne s'était préoccupé d'aller dîner, en tenue, pour la première fois, qu'assez tard. Le dernier service était terminé, au mess qu'on lui avait indiqué. Il n'avait eu droit qu'à des sandwiches sur un coin de table, dans une salle passablement vide.

Après les avoir mangés il s'était attardé pour écouter les informations, à la radio, dans le coin proche du bar, avant d'aller écrire à Macha pour lui raconter son incorporation. Il avait hâte de recevoir la première lettre de la jeune fille. D'après la radio les leaders politiques étaient toujours partagés au sujet des prochaines élections présidentielles, le quinquennat actuel du Président Barkov touchant à sa fin.

Fallait-il considérer que la guerre, déclarée depuis maintenant douze jours par une Chine maladivement raciste, représentait un cas particulier prolongeant le mandat du Président sortant ? La Constitution de la Fédération n'avait rien prévu à ce sujet. Les législateurs de Napoléon, auteurs de la Constitution, en 1825, n'avaient pas envisagé ce cas et les journalistes de la radio commentaient, comme ils le pouvaient, les bruits circulant un peu partout, dans les partis politiques.

Ou bien fallait-il organiser d'abord de nouvelles élections, au Sénat Fédéral ? La vieille institution ; même si elle était très importante, trop lourde peut être, avec ses 900 et quelques membres ; était-elle capable de trouver dans ses rangs actuels un successeur au pâle Président Barkov ? Beaucoup d'hommes politiques disaient qu'il aurait d'abord fallu carrément élire de nouveaux Sénateurs, pour renouveler le Sénat en entier. Le vivier, en somme, où les nouveaux élus trouveraient un candidat qu'ils accepteraient d'élire président, puisque c'était la procédure de désignation de celui-ci. Sur le papier l'idée semblait acceptable, mais au tout début d'une guerre on avait sûrement d'autres problèmes à résoudre ?

D'après la radio de Kiev, sur le front, les Chinois entamaient la traversée du Kazakhstan. Comme pendant la Première guerre. On avait longtemps pensé que le quasi désert du Kazakhstan représenterait un bouclier contre n'importe quelle invasion venue du sud-est asiatique. Vingt-cinq ans plus tôt les Armées chinoises l'avaient pourtant bel et bien franchi ! Mais il semblait qu'aujourd'hui, 28 avril 1945, ce n'était pas leur seul axe de marche. D'après les observations aériennes, des forces importantes paraissaient avoir traversé, une troisième fois sans difficultés, la frontière de la Mongolie. Cette Mongolie du nord, de nouveau Européenne depuis la fin de la Première Guerre, et se dirigeaient approximativement vers la région de Novosibirsk. Peut être une tentative pour longer le sud de la Sibérie et venir couper la vieille Russie en deux en franchissant l'Oural par la première longue autoroute Européenne, la A1, gloire du gouvernement précédent qui, une fois terminée, irait de Paris àVladivostok ? Enfin, une autre Armée avait envahi le Tadjikistan, au sud. Même si son avance, en terrain montagneux, allait être plus lente et difficile c'était très inquiétant. Trois groupes d'Armées chinois, progressaient vers l'ouest, chacune sur son axe, avec pour but probable Kiev, la capitale de la Fédération des Républiques Européennes.

Kiev avait successivement remplacé Paris puis Moscou, en qualité de capitale de la Fédération, depuis près d'un siècle, maintenant.

Le Sénat se souvenait de la période, ancienne, où Kiev était la capitale de l’Europe orientale, la Kiévie, un territoire immense, uni par son roi, Vladimir. Qui allait de la Baltique, au nord jusqu'à la Mer Noire, au sud, et la Caspienne à l’est !

Iaroslav, son colosse de fils ; qui avait la manie de défier les chefs des territoires qu’il convoitait en combat singulier pour décider de l'issu d'un conflit ; avait converti la Kiévie au christianisme dont il trouvait que les rites étaient "beaux"… Il avait imposé sa langue, le slavon, à l’ensemble des populations de Kiévie. Et il y était parvenu ! Mais, surtout, la propre fille de Iaroslav avait épousé Henri Ier, le roi de France, avant l'an mille ! Bref Kiev avait fait l’unanimité.

C’est pourquoi sa chute éventuelle serait la fin de la Fédération. Beaucoup en étaient persuadés.

***

- Je suis toujours étudiant, Capitaine, répondit enfin Antoine à son voisin, le regardant tranquillement en s'efforçant de ne pas tenir compte de son abord rébarbatif et se disant que c'était, après tout, aimable de sa part de lui faire la conversation. Je viens d'obtenir, il y a tout juste deux semaines, une Maîtrise de Droit, répondit Antoine.

Il tira, machinalement, sur les manches de son blouson d'uniforme auquel il n'était pas habitué et dont le tissu, raide encore, n'avait pas de plis aux coudes ce qui amenait l'extrémité des manches à recouvrir le dos de ses mains.

- Vous avez fait votre service national pendant vos études, alors ?

- Après la licence, il y aura bientôt deux ans. Je préférais en terminer avec ça avant d'entamer la Maîtrise. J'avais choisi un difficile sujet de Mémoire de Droit Constitutionnel, qui allait me demander beaucoup de travail.

- Et vous alliez, maintenant, vous installer comme avocat, alors ?

- Non, je voulais… je veux dire que je veux poursuivre mes études, dit-il en insistant sur le mot.

- Ce n'est pas suffisant pour exercer ? interrogea son voisin, un peu étonné.

- Si, bien sûr. Une licence et l'obtention du Capa, le diplôme propre aux avocats, suffisent, mais c'est le Droit qui m'intéresse avant tout. Je veux passer un Doctorat de Droit Constitutionnel, et l'agrégation.

- Votre but est d'enseigner ?

- Pas seulement. Faire aussi de la recherche fondamentale et comparée sur le Droit Constitutionnel, dans le monde, les relations entre les hommes et leurs gouvernants, les devoirs des législateurs, la définition des Constitutions, les Lois qui portent ou non atteintes aux principes d'une Constitution, les dangers des régimes politiques, des choses comme ça…

Le Capitaine avait maintenant l'air plus attentif et Antoine se dit qu'il devait, en général, se composer une attitude ; celle qu'il affichait au début du repas ; pour que tous les réservistes le laissent en paix ! En revanche il n'avait pas réagi à la dernière phrase du jeune homme qui pensa qu'il n'avait pas été assez précis.

- Une Constitution doit être le vrai reflet de la société qu'elle régit. Tenez, si un régime raciste a pu s'installer en Chine après l'effondrement de l'empire, à la fin de la dernière guerre, ce n'est pas par hasard. D'une part il a été favorisé par l'absence de Constitution véritable, en Chine, mais cela correspond, aussi, à un goût d'une partie, au moins, de la population. Et si une Constitution avait existé elle aurait contenu ce racisme, en filigrane, au moins. Les gens qui écrivent le contraire sont irréalistes ou rêveurs. Xian Lo Chu n'a pas créé un électorat de toute pièce. Il a bien dû s'appuyer sur des forces politiques ; latentes, mais réelles ; afin de créer d'abord le Parti National Chinois, que les chinois attendaient, confusément, depuis la chute de leur Empereur, après l'Armistice de la Première Guerre. Puis son propre parti, l'"Avenir du Monde Asiatique" et sa branche action, ce maudit PURP, "Pour Une Race Pure", afin de s'imposer à leur tête au fil du temps, et réussir ensuite à se faire élire Chancelier de Chine. Dans des élections au suffrage universel, qui plus est ! Ce genre d'élection ne prête pas à ambiguïté, c'est un peuple entier qui amène un homme au pouvoir. C'est bel et bien le peuple chinois, dans sa grande majorité, qui l'a amené à la tête de la Chine. Même si certains Européens naïfs refusent de voir les choses en face, il en est l'émanation. C'était tout de même les premières élections au suffrage universel, dans le monde, pour un si grand pays. Même un pays aussi moderne que les Etats-Unis n'en est pas encore vraiment là… Notre Europe est composée de bien plus de peuples et d'ethnies différentes que la Chine. Les difficultés pour les harmoniser sont énormes. Un article de la Constitution peut satisfaire plusieurs Républiques et être inacceptable pour d'autres. Même par une seule, pour des raisons de traditions, de moral, de droit coutumier, peu importe. D'après notre Constitution, le législateur Européen doit imaginer des principes de gouvernement acceptables par tous, ou les exprimer, les aménager de telle manière qu'ils seront acceptés par tous…

C'est ce qui a permis à notre démocratie de perdurer. Personne n'est lésé, personne n'est laissé pour contre, pas même la plus petite République. Tenez, nous avons cinq types principaux de croyants, de religieux : les catholiques, romains et orthodoxes, les musulmans, les juifs et les protestants. Les législateurs doivent impérativement les respecter tous, surtout dans la vie de la nation. C'est d'ailleurs pourquoi les lois sont si lentes à être votées. Le Président Clemenceau l'avait bien compris, pendant la Première Guerre continentale, quand il a imposé que les boites de ration des soldats comportassent une inscription, précisant la nature de leur contenu. Des aliments sans porc, pour les musulmans et les juifs, des aliments cachère pour ceux-ci, les chrétiens ne veillant qu'au poisson, le vendredi, etc. Avec, à chaque fois, le cachet de la plus haute autorité religieuse, sur la boite, afin qu'il n'y ait jamais d'équivoques.

- Mais quel casse-tête, pour l'Armée ! fit le Capitaine avec un petit sourire, amusé cette fois. Il avait l'air de se détendre sérieusement.

- C'est vrai, Capitaine, c'est le prix à payer pour être une nation si grande et si diverse.

- Alors vous devez être à l'aise devant la situation actuelle de notre gouvernement. C'est votre domaine, non ?

Antoine hocha doucement la tête.

- Je crois que ça l' était, j'ai aujourd'hui d'autres préoccupations.

- Oui, je comprends, mais le problème ne vous intéresse pas ?

- Oh si, bien entendu. C'est un cas de figure intéressant, techniquement.

- Vraiment ? Techniquement ?

- Le mot est peut être maladroit, vous avez raison. C'est que les problèmes qui se posent en ce moment montrent des lacunes graves dans notre Constitution. Les gouvernements précédents auraient dû s'en soucier. La Constitution de notre Fédération est trop vieille. Elle n'a jamais été aménagée, corrigée en profondeur, depuis sa rédaction. Le code civil l'a bien été, lui, heureusement. Les choses, les mœurs, avaient tellement évolué. Les temps changent et les hommes aussi. Les textes de loi doivent suivre parallèlement. Une Constitution vit, elle doit convenir aux hommes de chaque époque, refléter leur morale, leurs mœurs, leurs façons de vivre. C'est le peuple le vrai Maître légal, pas la Constitution.

- Que voulez-vous dire ?

Les sourcils vaguement froncés, concentré, Antoine se mit machinalement à faire bouger la fourchette près de son assiette.

- On vient de mettre le doigt sur la principale lacune de la nôtre. Pour les élections présidentielles, le système n'est plus parfait, démocratiquement. Mais il fonctionne. Après la mort de Napoléon, selon ses désirs, le Président de la Fédération a été élu par les Présidents des Républiques réunis en assemblée et le premier fut le Président di Prezzi, qui fut un bon Président. Bien. Ensuite le Sénat a voté la loi instituant ce vote parmi les Sénateurs Fédéraux. Encore une fois bien. Le Président est en premier lieu un Sénateur fédéral et a l'habitude des décisions visant la Fédération. Pourquoi pas ? On avait voulu, ainsi, élire un homme au courant de la vie d'un gouvernement, un homme expérimenté, si vous voulez. C'est vieillot mais pourquoi pas ?

Mais les élections sénatoriales, elles, ont lieu au suffrage universel, dans chaque République. Et voilà où le bât blesse, où ça accroche, pratiquement, dans les circonstances présentes. Que fait-on quand les électeurs de moins de cinquante ans sont mobilisés, loin de chez eux, loin de leur bureau de vote, dans des unités où les mélanges nationaux sont fréquents ? Comment peuton accepter des élections hors des bureaux de votes locaux, où les électeurs sont connus, où des listes existent, sont contrôlées ?

Comment évitera-t-on la tricherie ? Le cas d'élection pendant une mobilisation générale ne s'est jamais présenté, n'a même pas été envisagé.

- Est-ce vraiment si grave ?

- Oui, Capitaine. Un principe démocratique, vital, de gouvernement, veut qu'une élection ne soit pas contestable. Que tout se déroule au grand jour, que personne ne puisse penser qu'il y a eu tricheries, ou contester les résultats officiels.

- Voyons, Lieutenant, vous savez bien qu'il y a toujours des petites tricheries quelque part. C'est quasiment un sport dans certains coins des pays du sud. Chez moi, notamment, ajouta-t-il avec un sourire amusé.

Maintenant il était pris par la conversation et ne jouait plus son rôle de militaire de carrière.

- Vous l'avez dit vous même : "dans certains coins". Ca fait toute la différence. Ce que l'on peut, à la rigueur, tolérer, épisodiquement, occasionnellement, ne doit pas devenir général. Surtout, on ne doit pas pouvoir "douter" de l'authenticité d'un scrutin, de sa signification, de ce qu'il indique à celui qui a été élu et à celui ou ceux qui ont été repoussés. C'est le crédit de nos gouvernants, de notre régime politique, qui est en jeu. Et dans des circonstances dramatiques, en outre. Or le nombre des bureaux de vote doublé, non… décuplé, avec tous les Dépôts, les unités en marche, au front même, représenterait un risque certain de surveillance douteuse, pardonnez-moi ce mot, et de tricheries. Pas forcément par mauvais esprit civique, d'ailleurs, simplement par ras-le-bol des hommes mobilisés, qui manifesteraient ainsi leur anxiété… On pourrait tout craindre, vraiment.

- Et cependant nous y allons tout droit, fit remarquer le Capitaine. Apparemment les Sénateurs vont demander des élections générales, un renouvellement total du Sénat.

Antoine secoua la tête.

- Je ne crois pas… vraiment je ne crois pas.

- C'est votre opinion ou vous avez des raisons pour avancer cela ?

- Faites-moi l'honneur de croire, Capitaine que je sais me servir de mon cerveau et de ce que j'ai appris, lança Antoine un peu sèchement, avant de se reprendre… Pardonnez ma susceptibilité, ces choses me tiennent à cœur. Je vais m'expliquer mais je vous préviens que ça va être un peu long… Pendant la Première Guerre continentale, qui a pourtant duré cinq ans, il n'y a pas eu d'élections, ni présidentielles, ni sénatoriales. Ceci parce que la Constitution a prévu des cas de ce genre. Le mandat du Président Clemenceau lui laissait encore un an et celui des sénateurs deux ans, au début du conflit, quand le Sénat lui a voté les Pleins Pouvoirs. Ceci afin qu'il puisse diriger les opérations. Et Clemenceau a assimilé le Sénat à cette mesure. Si bien qu'ils ont gouverné le pays pendant cinq nouvelles années, sans interruption. Tout cela était parfaitement constitutionnel il n'y avait rien à redire. D'autant que ce fut un grand Président qui avait le soutien total de la classe politique et de la population.

- Et bien Barkov pourrait recevoir les Pleins Pouvoirs, non ? demanda Bodescu, brusquement intéressé.

- Non, pour une raison à la fois bête et très simple. Les prochaines élections présidentielles devraient se dérouler le 15 juillet prochain, date anniversaire des dernières, celles de 1940. Jusque là tout est simple. Mais nous venons d'entrer, dans le délai de trois mois précédant le scrutin. Et là tout change. Les législateurs de Napoléon craignaient que des Pleins Pouvoirs accordès juste avant une élection n'incitent un individu ; qui aurait la mainmise sur l'Armée, par exemple ; à abuser de la situation pour installer un régime d'autorité personnelle. Ils ont donc instauré une règle précisant que jamais, durant les trois mois précédant un scrutin, les Pleins Pouvoirs ne pourraient être attribués. Légalement Barkov ne peut les recevoir. Et je me demande, d'ailleurs, si les Chinois n'avaient pas connaissance de cette particularité et n'ont pas lancé la guerre en fonction de cette date ? Cela aurait été très habile de leur part, l'Europe se trouvant sans un véritable gouvernement à un moment crucial.

- Mais les élections sénatoriales ? C'est de cela dont il est question.

- Attendez. Compte tenu du décalage entre l'heure de Pékin et celle de Kiev, le Sénat a eu, en réalité, une journée avant le début du délai. Mais pendant ces quelques heures de séance les Sénateurs ont refusé d'envisager les Pleins Pouvoirs pour Barkov. Et ceci pour la raison suivante. La veille au soir Barkov a annoncé, au cours d'une réunion houleuse des chefs de partis et des Présidents de Commissions du Sénat, son intention de solliciter un second mandat, soutenu, à contrecœur peut être, mais soutenu quand même par son parti, les conservateurs du Rassemblement Républicain. Or il a très mauvaise presse, vous ne l'ignorez pas. Il a été un très mauvais Président, mou et laxiste, ne prenant pas de décisions, laissant pourrir les situations conflictuelles, ce qui a déteint, dans l'opinion publique, sur les Sénateurs. Et ceux-ci, dans leur ensemble, ne méritent pas leur mauvaise réputation dans le peuple. Ils ont été très en colère de son intention de se représenter. Il n'est vraiment pas aimé sur les bancs du Sénat ! Il semble que, même au sein de son parti, on ne l'apprécie pas. Mais c'est un vieux politicien roublard qui connaît à fond le passé des responsables du Rassemblement Républicain… Ils le soutiennent, pour des raisons que j'ignore dans le détail, mais plus ou moins nettes. Les journaux en ont parlé par allusions sibyllines.

- Mais les élections sénatoriales ? insista le Capitaine.

- J'y viens, reprit le jeune homme. Je vous l'ai dit Barkov est très contesté, dans la population. Et ce mauvais jugement s'est donc étendu aux Sénateurs. On leur reproche, par exemple, de n'avoir pas su obliger Barkov à diriger vraiment le pays. De s'être installés dans le confort de leur position. En quelque sorte, d'être complices du Président. Le Sénat c'est la jungle, vous savez ?

Assez courageusement, l'aile gauche le Parti Radical vient de demander des élections sénatoriales, seulement il se heurte à un sentiment plutôt naturel. Les Sénateurs n'ont pas envie de se saborder eux mêmes ! S'ils se présentent, maintenant, devant les électeurs, leur mauvaise réputation risque fort de leur coûter leur siège. Et il est vrai que c'est injuste pour une bonne partie d'entre eux. Alors ils ne font rien… Ils attendent. Par ailleurs, mais pour d'autres raisons ils n'ont pas tort.

- Comment ça pas tort ? C'est de la lâcheté !

- Ou de la lucidité politique, Capitaine. Des élections sénatoriales, aujourd'hui, seraient désastreuses pour le pays.

Cette fois Bodescu posa les coudes sur la table et regarda fixement Antoine

- Vraiment ?… Pourquoi ?

- Déjà parce que l'arrivée d'une nouvelle génération de Sénateurs, inexpérimentés, serait dommageable pour l'Europe, en temps de guerre. Mais d'abord pour ce que je vous ai exposé plus tôt, l'extrême difficulté à organiser des élections crédibles avec des électeurs mobilisés partout dans notre immense pays. Et aussi pour la vieille, mais capitale, histoire du droit de vote des militaires, Capitaine. Elle n'a toujours pas été résolue malgré les interventions du parti Radical, depuis vingt-cinq ans. A propos de laquelle Barkov a lanterné, refusé de prendre position et de l'inscrire aux débats.

- Je dois dire que, même si c'est désagréable pour moi, militaire de carrière, je peux m'arranger avec mon amour propre et accepter de ne pas voter, puisque nous n'avons toujours pas ce droit, pour je ne sais plus quelle raison idiote.

- A cause des législateurs de Napoléon, encore. A l'époque on disait que les soldats étaient tout acquis à leurs chefs et qu’ils représentaient un électorat manœuvrable, manipulable. Or ils étaient nombreux, proportionnellement, puisque les femmes ne votaient pas. On craignait qu'un chef de l'Armée, factieux, puisse influencer les votes. C'est lorsqu'on a donné le droit de vote aux femmes, en 1921, après que leur rôle dans les usines, durant la guerre, eut été reconnu, qu'il aurait fallu résoudre, en même temps, la question des militaires, dans la foulée, pour ainsi dire. La population électorale a plus que doublé, brusquement, avec l'arrivée des bulletins des femmes et, statistiquement, le "danger" électoral avait disparu. Mais ce n'est pas le plus important. Il y a le grand problème des mobilisés.

- Quoi, les mobilisés ?

- Doit-on les considérer comme des militaires ?… En Droit pur certainement oui, puisqu'ils répondent justement de leurs actes devant la justice militaire et non civile, ce qui est la référence du Code.

Il y eut un blanc. Bodescu assimilait l'information.

- Vous voulez dire que…

- Est-ce que vous pourriez imaginer une élection sans l'immense majorité des Européens de moins de cinquante ans, si les mobilisés ne sont pas autorisés de vote ? Et d'ailleurs comment eux-mêmes le prendraient-ils ? Ils pourraient se révolter, véritablement se révolter contre le gouvernement, devant la privation d'un droit constitutionnel. Et le Droit, justement, serait pour eux ! Pas le "bon droit", non, le vrai Droit, la Loi ! La Constitution est formelle à ce sujet, tout civil, majeur, s'il n'a pas été déchu de ses obligations électorales, a le droit imprescriptible de voter. Ou bien faudrait-il laisser voter une partie de l'Armée : les mobilisés, et pas l'autre : les militaires de carrière ? Cela au moment où il est vital de souder l'Armée ? Et si les mobilisés ne votent pas et ne se révoltent pas, ne risque-t-on pas ensuite d'entendre que le Président en exercice ; et par extension son gouvernement ; est celui des femmes, restées chez elles, et dont le vote aura été essentiel ? "Le Président des femmes, élu par les femmes !" Comment ce nouveau Président, quel qu'il soit, pourrait entamer la conduite de la guerre dans ce contexte politique ? Comment pourrait-il faire l'union autour de lui ? C'est en fait de la survie de notre régime politique dont il s'agit. En outre on a l'impression que n'importe quelle solution choisie ne serait pas parfaitement légale et serait attaquable devant l'Assemblée Constitutionnelle, le juge de paix de la vie politique, qui dit ce qui est légal ou pas… C'est pourquoi, Capitaine, je ne pense pas qu'il y aura des élections sénatoriales.

- Quoi, alors ?

- Des élections Présidentielles, peut être anticipées, pour faire face à la situation de guerre ; cela est légal ; mais au sein du Sénat actuel.

Antoine laissa passer un temps puis laissa tomber :

- Mais vous voyez, Capitaine, malgré tout cela, qui devrait me passionner, vous aviez raison de le dire, c'est à la guerre que je pense, aujourd'hui, aux semaines à venir.

- Vous aussi aviez raison, Lieutenant, vous savez vous servir de votre cerveau… Je n'avais jamais rien lu d'aussi clair au sujet de tout ce que vous venez d'exprimer, et cependant je suis un bon lecteur des journaux, ça ne m'aurait sûrement pas échappé, laissa tomber le Capitaine d'une voix lente. Pourquoi diable le public ne sait-il pas ces choses ? Il en a le droit. Vos explications sont lumineuses, on s'y retrouve dans cet imbroglio. Les citoyens ont le droit absolu de savoir ces choses. Qu'on les leur explique.

Pris au dépourvu, Antoine haussa les épaules.

- Je… je ne sais pas. C'est assez technique. Peut être la presse craint-elle de ne pas intéresser ses lecteurs avec ces histoires de Constitution au moment où la guerre est là.

L'officier le regarda longuement avant de lui tendre presque brutalement la main.

- Moi vous m'avez intéressé, au contraire, et je ne suis pas différent des autres citoyens. Vous devriez y réfléchir, Lieutenant. Chacun a des devoirs, y compris des devoirs civiques. Qui ne sont pas forcément identiques, selon le poste que l'on occupe. Et vous me paraissez un homme de devoir, Lieutenant… Content de vous accueillir à la 149ème.

Puis il se leva et quitta rapidement le mess. Qu'avait-il voulu dire ? Un peu surpris, se demandant s'il avait commis un impair, Antoine regarda autour de lui, guettant les regards de ceux qui auraient pu surprendre leur conversation. Mais il n'y avait plus beaucoup de sièges occupés dans la salle. Tout le monde avait mangé sans s'attarder. Il jeta un œil à sa montre. Quatorze heures. 14:00, comme on disait dans l'Armée.

Le bref discours du Colonel Van der Schmil, leur chef, le matin même, à 08:00 heures, était sans équivoque. La 149ème demi-brigade n'existait que sur le papier, c'était à eux de la faire naître. Il leur avait fixé rendez-vous à 14:30 dans une grande salle de réunion, l'organigramme de la 149ème DBIP serait alors prêt et il pourrait commencer à distribuer les fonctions afin que chacun se mette au travail.

A la porte du mess se trouvait un immense miroir afin que les officiers puissent vérifier leur apparence, après le repas, avant de retrouver la troupe. C'était une vieille habitude militaire. On trouvait ainsi un miroir au poste de garde de chaque caserne, destiné aux soldats qui sortaient du cantonnement, pour qu'ils vérifient leur tenue et fassent bonne impression, dans la rue, dans le monde civil. Antoine retrouva le réflexe d'autrefois et s'arrêta. La tenue qu'on lui avait attribuée momentanément, le temps qu'il s'achète les siennes propres, était un peu serrée, aux épaules. Il fit la grimace, en se voyant, et sa bouche se tordit, comme autrefois. Sa bouche avait toujours été très mobile et traduisait parfois les nuances de son discours. Souvent il surprenait le regard des autres, attentif à elle plutôt qu'à ses yeux. Au début, quand il avait quatorze ans, il en était gêné et la tortillait démesurément, puis il s'y était habitué et ses grimaces avaient disparu, lui avait révélé sa tante. Il songea à elle, Tante Sonia, "tante Soso", comme il l'appelait parfois. Elle avait horreur de cela et il aimait bien la taquiner ! Il songea que ce serait bien de lui écrire pour lui raconter ses premiers jours de soldats. A elle et à l'oncle Igor qu'il n'avait pas vu, avant son départ.

Il n'avait que dix ans quand ses parents étaient décédès dans la grande épidémie de grippe, en 1931. La tante Sonia, soeur aînée de son père, mariée sans enfant, l'avait élevé. Plus grand-tante, ou grand-mère, que tante, d'ailleurs. Indulgente, mais assez peu démonstrative, conteuse intarissable, lui montrant combien il comptait pour elle, mais refusant de modifier sa vie pour lui. Son oncle Igor, le mari de Soso, était un assez bel homme, optimiste à tout crin. On l'appelait "Le cavaleur", à Brjansk ! Il ne pouvait s'en empêcher, disait-il. Tante Soso avait fini par en avoir assez, deux ans après l'arrivée d'Antoine chez eux, et l'avait mis au pied du mur. A l'époque il avait une amie tenant une boutique de mode et il avait préféré divorcer plutôt que de quitter la jeune femme. En revanche il s'était montré grand prince envers sa famille, sa fabrique de quincailleries lui permettait de verser une pension plus que confortable à Sonia. L'éducation qu'Antoine avait ainsi reçue avait fait de lui un garçon lucide, assez sensible, sain, plutôt équilibré, réfléchissant toujours à la façon la plus rationnelle de faire les choses, pensant toujours à l'avenir, comme un joueur d'échecs, et pourtant quelque fois instinctif. Trop, se reprochait-il, parfois.

Il se surprit, toujours devant le miroir, et en fut gêné. Son cerveau lui rappela qu'il avait prévu d'aller chez le tailleur de garnison ; encore une chose qui le faisait sourire, dans l'Armée. Il en avait juste le temps, maintenant. Le matin il avait exploré un moment les deux campements, celui des hommes et celui du matériel, déambulant en ouvrant grands les yeux pour se faire une idée. Suivant des panneaux il emprunta une succession de larges couloirs où il passa son temps à saluer des soldats poussant des chariots emplis de dossiers. Dans ses quartiers, l'Adjudant-Major tailleur, un petit homme au ventre confortable et au visage souriant, prit ses mesures rapidement et les inscrivit sur un carnet qu'il portait en sautoir, accroché par une petite chaîne à son cou.

- Un équipement complet, Lieutenant ?

- Oui… enfin qu'est-ce que vous appelez complet ?

-Tenue-de-campagne-tenue-de-sortie-tenue-de-soirée-tenue-de-travail-chemises-pour-chacune-manteau-sous-vêtements-chaussures-de ville-chaussures-de-marche-et-divers.

Il récitait sa leçon à toute vitesse et Antoine sourit à son tour.

- Restons-en à une tenue de combat, une tenue de travail, les chaussures de marche et les sous-vêtements. Pour l'instant ça suffira. Je ne suis pas là pour faire des élégances.

Le distinguo entre la tenue de sortie et la tenue de travail était, là aussi, essentiellement la qualité du tissu. L'Armée était bien bizarre. Seule la tenue de combat, en toile sèche de Nimeserge, un tissu serré, solide ; dont le procédé de fabrication avait d'ailleurs été vendu en Amérique à la fin du siècle précédent, et fabriqué au kilomètre sous le nom de "Jean"; une tenue faite pour ramper, aller dans la boue, la neige, qu'on appelait aussi un bourgeron, était bien adaptée.

Cette fois le visage de l'autre se rembrunit, il pinça les lèvres en voyant disparaître des bénéfices certainement intéressants et inscrivit quelque chose sur son carnet. Probablement le montant de la facture. Bien sûr les officiers recevaient une solde et devaient payer eux-mêmes leurs tenues, c'était la règle, mais elle irritait Antoine. Pour les officiers d'active, d'accord, après tout c'étaient leurs vêtements de tous les jours, mais les civils avaient déjà une garde-robe. En changer, à leurs frais, lui paraissait injuste.

- Alors s'il n'y a pas de coupe personnelle, reprenait l'Adjudant-Major, je trouverai des demis ou des quarts de tailles en magasin, dit-il plus sèchement.

- Peu m'importe, répondit Antoine sur le même ton, à condition qu'il s'agisse d'une qualité convenable pour chaque article. Pas question d'accepter des fonds de tiroirs.

L'Adjudant-Major eut un haut-le-corps.

- Les articles sont de qualité, Lieutenant, guerre ou pas, je ne fournis que des tenues convenables, réglementaires, ajouta-t-il en précisant : nous ne recevrons pas les nouvelles tenues décidées par le Ministère avant plusieurs mois, bien entendu. C'est ainsi à chaque guerre, n'est-ce pas ? Les tenues changent…

Il commençait maintenant à agacer Antoine. Surtout après sa dernière phrase.

- Si je suis toujours vivant à ce moment là je reviendrai du Kazakhstan ou d'ailleurs vous passer commande, vous pouvez y compter. En attendant je vais vous demander d'abord un autre blouson, celui-ci me gène un peu aux épaules et pour le reste j'opte pour les prélèvements mensuels sur ma solde, pour payer ceux-ci, c'est réglementaire aussi, non ?

Cette fois l'autre comprit qu'il était allé trop loin et sourit, vaguement gêné. Peut être pas habitué à se faire rembarrer, aussi. Les tailleurs de garnison étaient des petits rois dans leur domaine.

- Certainement, Lieutenant. Vous n'aurez qu'à signer la facture en venant chercher tout cela, ce sera prêt demain. Et je vous donne immédiatement un nouveau blouson d'un quart de taille supérieur.

Antoine se borna à hocher sèchement la tête et sortit quelques minutes plus tard plus à l'aise dans son uniforme. Il était encore mécontent quand il entra, à l'autre bout de la bâtisse, dans la salle où devait se dérouler la conférence des officiers de la 149ème. Le matin elle était emplie de chaises faisant face à une estrade, maintenant un certain nombre avaient été empilées dans le fond pour laisser la place, de part et d'autre de l'estrade, à de petites tables où étaient assis des officiers et des sous-off, des documents devant eux. Il était le dernier, apparemment. Un planton, à la porte, prenait les noms des arrivants. D'après la feuille qu'il tenait devant lui ils étaient 93 officiers dans la demi-Brigade. Il n'aurait pas pensé qu'ils étaient si nombreux, le matin. Il gagna une place et s'assit, regardant l'assemblée où tout le monde était en uniforme, maintenant, ce qui n'était pas le cas, le matin. Il se rendit compte, au nombre de vareuses, que les militaires de carrière étaient peu nombreux, guère plus que le cinquième ou le sixième. Il y avait là une flopée de Lieutenants et de Capitaines réservistes ; lui sembla-t-il. Puis il corrigea son appréciation, non il y avait aussi bon nombre de Sous-Lieutenants qui lui parurent avoir son âge. Des gars qui devaient avoir attendu la fin de leurs études pour faire leur service national et ne l'avaient pas encore terminé, enchaînant sur une guerre ! Ils sortaient peut être tout juste des écoles d'E.O.R. et n'avaient même pas l'expérience d'un an en unité… Pauvres gars. D'ailleurs ils avaient l'air sombres, vaguement inquiets. Normal, pour eux les officiers étaient encore d'un autre monde. Il n'y a guère de différence entre la vie d'un E.O.R. et celle d'un soldat. Ils ne côtoient que des sous-off et leur chef de peloton. Ce n'est qu'ensuite, en unité, qu'ils prennent l'habitude de travailler avec des officiers. Qui sait s'ils n'en étaient pas encore à cette période, courte mais joyeuse, où ils ne se rassasient pas d'entendre des soldats les appeler "Lieutenant" en les saluant ? Eux n'avaient peut être jamais commandé réellement, ne serait-ce qu'un exercice, et ils allaient faire une guerre !

- Messieurs…

Le Colonel Van den Schmil prenait la parole, sa voix résonnant dans l'auditorium à peine rempli.

- … Nous allons tout de suite passer au travail. Le Lieutenant-Colonel Rosner, à ma droite, est le commandant adjoint de la Brigade. Pour ceux qui ne sont pas encore au courant, sachez que, couramment, on dit "la Brigade" et non la "Demi-Brigade". Le commandant Moretti, qui est assis à la série de grandes tables à gauche, là-bas, avec ses adjoints, est le chef d'Etat-major. Ce sont ces deux officiers qui dirigent notre unité avec moi, et vous transmettent mes instructions. Vous pouvez vous adresser à eux, au besoin, mais ils ont eux-mêmes des adjoints ; officiers ou sous-officiers anciens comme vous pouvez voir près du Commandant Moretti ; adjoints que je vous conseille d'interroger d'abord afin que chacun puisse travailler efficacement sans être interrompu…

Il se tut un instant, baissant la tête, puis reprit :

- Aucun de nous n'a de temps à perdre. Au moment où je vous parle les troupes chinoises avancent. Devant elles il n'y a que les unités de carrière de la Garde, de la Légion et des Chasseurs qui peuvent s'efforcer de les ralentir… C'est tout ce que l'Armée de la Fédération peut faire à l'heure actuelle : ralentir l'ennemi qui nous a déclaré la guerre. Qui que vous soyez, quelle que soit votre préparation, jeunes officiers ou réservistes plus anciens, votre utilité n'est pas à prouver. Nous ne vous laisserons pas seuls, vous allez être entraînés par des gens qui savent ce qu'ils font, qui vous guideront, au début. Mais il vous faut faire vite pour apprendre. Parce que le prix à payer pour ce simple ralentissement de l'ennemi est lourd. Nos camarades se battent à un contre cinquante, peut être ? Devinez qui gagne… Et les troupes chinoises sont loin d'être toutes engagées, très loin de là. On le sait la grande force de la Chine est l'importance de sa population, donc de son Armée. Nous le savions en 1880, nous l'avons constaté cruellement entre 1915 et 1920, c'est plus vrai que jamais aujourd'hui. A chaque guerre, ce sont les troupes de carrière, la Légion, les Divisions de la Garde, et les Chasseurs, qui offrent la première résistance aux troupes ennemies. Ces unités vont être décimées, sachez-le, comme elles-mêmes le savent ! Elles donnent leur courage, leur abnégation, leur vie, pour vous, en ce moment. Pour nous laisser, à nous, à l'arrière, le temps de nous préparer. N'oubliez jamais qu'à chaque instant perdu dans notre entraînement des hommes tombent là-bas, à l'Est. Plusieurs hommes à chaque minute ! Je ne vous le répéterai pas mais je serai de la plus grande sévérité pour ceux qui l'oublieraient.

Il avait insisté sur ses derniers mots qui avaient fait mouche. Il eut un geste du bras vers la table.

- Maintenant présentez-vous aux tables du Commandant Moretti on va vous y donner votre affectation. Une affectation parfois provisoire, mais qui nous permettra d'avancer. Cette ventilation repose sur des critères qu'il ne vous appartient pas de connaître, je n'ai rien à justifier, ni à expliquer, cet endroit n'est pas un forum. Sachez simplement que nous vous avons affectés là où, a priori, vous serez les plus utiles à la Brigade. Si vous voulez contester le bien fondé de votre affectation je vous suggère d'attendre quelques jours, sachant que si je sais écouter j'ai aussi du flair pour repérer les tire-au-culs. En temps de guerre ces gens là sont très mal vus. Allez, hâtez-vous, Messieurs.

Il y eut un instant de flottement, comme si certains, remués, avaient envie d'applaudir et d'autres, au contraire, de contester. Ce qu'ils ne firent pas, ni les uns, ni les autres, par chance. Ce n'était pas un spectacle et les militaires de carrière présents dans la salle ne l’auraient pas pardonné aux réservistes, qui en auraient eu l'idée. Antoine, lui, avait été agréablement impressionné par le discours du Colonel. Il savait ce qu'il voulait, n'en rajoutait pas mais exposait, crûment, la situation. Maintenant au moins la tâche de chacun était claire et le Colonel ne ferait pas de cadeau. Ca lui convenait. En revanche il entendit devant lui deux Capitaines qui semblaient assez excités, se parlant presque à l'oreille.

- … se prend pour qui, hein ? Vous avez entendu ce ton ?

Je connais personnellement le sénateur Vironiew et je vais lui…

Antoine n'écouta pas la suite. Son premier mouvement avait été d'interpeller ces types, leur dire que le pays était en guerre et qu'il fallait espérer que le sénateur en question avait bien d'autres choses à faire que de s'occuper du bien être de son administré. Puis il se calma. Qu'ils aillent se faire voir. La guerre, elle même, se chargerait probablement de corriger leur vue des choses. Il se dirigea vers les tables où les adjoints de Moretti étaient assis, et commença à faire la queue, une nouvelle fois. C'est tout près, un long moment plus tard, qu'il distingua, assis derrière une table, son voisin du déjeuner, le Capitaine Bodescu. C'est vrai qu'il était officier d'Etat-major. Après tout pourquoi pas lui ? Il obliqua vers sa file. Devant lui un Sous-Lieutenant se dandina puis lui proposa, à voix basse, de lui laisser sa place.

- Bien sûr que non, mon vieux répondit Antoine sans baisser le ton. Ce n'est pas parce que j'ai une barrette de plus que vous que vous devez vous effacer. Avec une mentalité pareille vous courez à l'accident le jour où vous ferez la queue devant les toilettes des officiers.

Le type le regarda, effaré, et se remit dans la file, pendant qu'Antoine se demandait ce qui lui avait pris de répondre comme ça à ce type qui voulait simplement être gentil ? Peut être ça, justement, lui dire qu'il n'était plus temps d'être trop gentil. Ce n'est sûrement pas une bonne façon de penser, en temps de guerre, et mieux valait s'en rendre compte tout de suite. Mais personne ne lui avait donné pour mission de donner des conseils au reste du monde ! Il songea qu'il était décidément entré dans sa peau de militaire de fortune.

Quand ce fut son tour, devant la table, il rencontra le regard du Capitaine qui eut son drôle de petit sourire.

- Alors, Petit Lieutenant, vous vous entraînez pour aller aux chiottes ?

Antoine eut l'impression de rougir. Bon Dieu sa voix avait porté jusque là ?

- Désolé, Capitaine…

- Aucune raison pour cela, Lieutenant Kouline, j'approuve entièrement votre discours. Je n'aurais peut être pas pensé au même exemple, mais je lui ai trouvé un bon sens scatologique…

Il continuait à sourire et Antoine se demanda si c'était du lard ou du cochon. Puis l'autre baissa les yeux sur sa liste et chercha son nom.

- Voilà… Lieutenant Kouline, vous prenez le commandement du DAIR de la Brigade.

Antoine en resta interloqué. Le DAIR ? Il n'avait même jamais entendu cette abréviation ! Mais il ne connaissait pas non plus les Demis Brigades d'Infanterie Portée, en arrivant ici…

- Est-ce que je me trompe Lieutenant ou est-ce que vous êtes un peu surpris ? Vous ne connaissez pas les DAIR ?

- Non Capitaine, mais je vais m'informer immédiatement.

Bodescu se renversa un peu en arrière.

- Vraiment ? Comment cela ?

- Au bureau de documentation divisionnaire, Capitaine, je sais que réglementairement il doit y en avoir un, ici, répondit le jeune homme en se raidissant.

- Vous pensez y trouver quoi ? demanda l'autre, curieux.

- Je devrais y trouver les caractéristiques de ces unités, leur composition exacte, leurs missions, les tâches qu'elles sont censées accomplir, et les mouvements tactiques qu'elles doivent impérativement connaître pour faire leur travail. Tout ce genre de choses. Je sais que j'ai tout à apprendre, dans ce domaine, mais je m'adapterai.

Bodescu eut cette fois un vrai sourire, sans trace d'ironie.

- Ouais… il me semblait bien que vous étiez du genre à trouver la solution, Petit Lieutenant. Tenez, voici votre ordre particulier d'affectation, vous en aurez toujours besoin. Ne serait-ce que pour obtenir ce que vous voudrez dans vos demandes de matériels. On vous le demandera à tout bout de champs, au Dépôt. D'autant que c'est un commandement théoriquement assumé par un Capitaine. Mais, en temps de guerre, des Lieutenants peuvent en hériter, comme vous le voyez… Une dernière chose, Petit Lieutenant, le premier arrivé au mess garde une place à l'autre, d'accord ?

Un peu dépassé, Antoine hocha la tête.

- Bien, Capitaine… je veux dire avec plaisir.

Puis il se reprit et ajouta, un ton plus bas :

- J'ai donné une leçon idiote et j'ai passé un test, aujourd'hui. Mais je ne sais pas s'il faut y voir un signe.

Bodescu hocha la tête en souriant, amusé.

- Probablement que si. Je dirais que vous vous en êtes bien tiré les deux fois… pour un réserviste !

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