Chapitre 4
Le début de l'été "1945"
- Et pour les détachements, Petit Lieutenant ? demanda Bodescu.
L'habitude lui était restée, il appelait Antoine "Petit Lieutenant", du moins en privé. Impossible de savoir pourquoi, et le jeune homme n'avait pas eu envie de le lui demander. Le type était sympathique, l'accueillait gentiment dans l'Armée, alors qu'il aurait pu être hautain et méprisant, comme beaucoup d'officiers de carrière, en ce début de guerre. Il ne voulait pas risquer un heurt pour une expression qui, en soit, ne le gênait pas. En outre il avait l'impression de surprendre souvent l'officier qui, à travers lui, se faisait une opinion des réservistes. Deux jours après la conférence où le Colonel avait lancé ses ordres Antoine avait bien avancé.
- J'ai fait la même chose que pour les pelotons d'infanterie. J'ai choisi soigneusement au dépôt des sous-offs plus tout jeunes, donc expérimentés, d'après ma règle, trois d'active et les autres réservistes, et je les ai mis au travail pour trouver le genre d'hommes qui me convient.
Bodescu sourit. Il souriait beaucoup plus souvent, maintenant, et son visage prenait une autre allure. Il avait toujours ces traits verticaux, ces rides curieusement marquées qui le vieillissaient, mais elles semblaient s'écarter, vers les oreilles, pour laisser le sourire monter aux lèvres.
- Et quels hommes vous conviennent ? Petit Lieutenant.
- Des petits secs, avec le regard droit.
Le Capitaine eut l'air estomaqué.
- Vous plaisantez, non ?
Le comportement d'Antoine le prenait souvent au dépourvu. Il ne savait pas si le jeune homme parlait sérieusement ou s'amusait. Il faut dire que celui-ci contrôlait bien son visage et qu'y chercher un indice était décourageant. Il se servit de borj en faisant tranquillement non de la tête. Ils avaient pris l'habitude de prendre leurs repas à l'une des rares petites tables pour deux et bavardaient de tout et de rien. Bodescu s'était beaucoup ouvert et son humour à froid plaisait bien à Antoine. Manifestement il était bien l'officier d'active, archi compétent et sec, mais aussi un homme probablement plus ouvert qu'il ne voulait le laisser paraître.
- Pas du tout. Les petits secs font de bons soldats, je vous assure !
Bodescu ne savait toujours pas s'il devait rire ou non.
- Mais enfin… on ne choisit pas des hommes comme ça !
- Vraiment ? Et comment, Capitaine ? Vous me voyez éplucher les livrets militaires de milliers de soldats pour déterminer lesquels seront les plus capables ? Il me faudrait des mois. Ceux qui ont une bonne tête ? Ils peuvent aussi bien être des faux-culs. Sur leur carrure, leur taille ? Et bien c'est ce que je fais, je prends des petits qui seront plus à l'aise à bord des véhicules. Je les prends secs parce qu'ils ont des chances d'être vifs, de réagir vite. Et le regard droit c'est une simple condition supplémentaire, le droit du seigneur, si vous voulez, ou la cote d'amour, ou simplement l'instinct, pour ne pas avoir qu'un seul critère. Mais, rassurez-vous, j'ai aussi quelques grands !
- Kouline vous me stupéfiez. Vous ne correspondez absolument pas aux normes d'un officier de réserve… Vos critères de jugement sont…
Il se tut, à bout d'arguments.
- Capitaine, répondit Antoine, vous êtes allé voir de près les hommes, au dépôt ?
- A vrai dire, je les ai vus, oui, mais je ne suis pas entré dans le cantonnement.
- Je vous défie de faire un choix cohérent. Ces types sont là, comme du bétail. Perdus, se demandant ce qui va leur arriver. Les rumeurs les plus idiotes circulent. "On demande des volontaires pour un Régiment du sud mais en réalité c'est pour les Corps-Francs". Des choses comme ça…
- Enfin, voyons les Corps-Francs doivent être volontaires, tout le monde le sait.
- Pas eux. Et, surtout, ils n'ont pas confiance, Capitaine. Ils se souviennent de leurs classes, quand on demandait des gens sachant écrire parfaitement le russe, pour finalement les affecter à une corvée de peluche de pommes de terre russes ! Ils n'ont confiance en personne, pas même dans leurs nouveaux copains. C'est comme ça ! Mon système n'est pas plus mauvais qu'un autre. Je demande aux petits secs de sortir des rangs. Il y a un flottement et quelqu'un finit par demander pourquoi. Alors je réponds que c'est mon jour des petits secs, que j'alterne un jour sur deux avec les grands costauds. Mais que je préfère les petits parce que je n'ai pas besoin de me mettre sur la pointe des pieds pour les regarder dans les yeux. Il y en a un ou deux pour rigoler et c'est gagné, ils ne me considèrent plus comme quelqu'un qui va leur tendre un piège. Les petits secs sortent des rangs. Il me reste à regarder leur visage, ils ne sont plus sur leurs gardes et ne dissimulent pas. Je vois tout de suite si j'ai à faire à un petit fantaisiste ou non. C'est simpliste, je le reconnais, j'aurais de la peine à le justifier devant le Colonel mais pour l'instant ça marche. Mes trois sergents d'active sont plutôt satisfaits, même s'ils ont cru, au début, que j’étais un fameux branleur !
- Où en êtes-vous précisément, alors ?
- J'ai donc droit à deux pelotons d'infanterie légère portée, des pelotons de 40 hommes, un détachement d'appui, avec une batterie de six mortiers de 81, un petit détachement de mitrailleurs avec dix mitrailleuses lourdes de 12,7 et quelques hommes des Transmission avec des émetteurs de véhicules, phonie et graphie. J'ai choisi un Sous-Lieutenant qui achevait son service militaire, Woniew, d'origine polonaise, qui était sur le point de regagner la vie civile. J'ai un Adjudant-Chef, de trente ans, Wosjnek, un Slovène, pour commander le premier des pelotons, et deux Adjudants anciens pour les détachements. Les trois Adjudants sont d'active.
- Vous n'avez pas droit à un officier adjoint ?
- Si, mais je suis embarrassé pour le choisir. Un Lieutenant aura mon grade, ça me gène, et puis je suppose qu'il devra être moins ancien que moi et je ne le suis guère, j'ai moins d'un an seulement d'ancienneté de Lieutenant ! Et un Sous-Lieutenant risque de n'avoir pas assez d'expérience. Je suis conscient que je n'en ai pas beaucoup non plus et ça me semble suffisant comme risque.
- Pourtant il vous en faut impérativement un, qui puisse donner des ordres si vous êtes absent. Ne vous compliquez pas la vie et prenez un jeune Lieutenant, sans vous préoccuper d'autre chose que de son acceptation. L'Etat-Major de la Brigade décidera si la situation, vos anciennetés respectives et vos dossiers, lui conviennent ou non.
- Un type comme ça, au hasard ?
- Ce n'est pas du hasard. D'autres l'ont déjà jugé avant vous : ceux qui l'ont nommé officier de réserve. Il a fallu qu'il montre de quoi il était capable, pour cela. Faites confiance à vos chefs, Kouline.
Antoine songea qu'il n'avait pas vu les choses sous cet angle et fut réconforté d'avoir une solution. Bodescu avait du bon sens et un jugement sûr. Le jeune homme acquiesça de la tête. Du coup il décida de lui faire confiance.
- J'ai pris une décision, probablement contestable, avant-hier soir.
- Oui ?
- J'ai repensé à notre conversation de l'autre jour et je me suis mis à table.
- A table ?
- Je me suis dit que les européens avaient effectivement le droit de comprendre ce qui se passait. J'ai écrit un article sur la situation politique, en expliquant clairement d'où venait l'imbroglio actuel, au gouvernement. Et j'ai fait des commentaires sur les raisons des législateurs, les probabilités, les risques, tout ça. Finalement, pour le détailler il m'a fallu près de huit pages.
- Et ?
- Je sais qu'un militaire n'a rien le droit de publier, pendant qu'il est sous l'uniforme, sans avoir l'aval de l'Etat-Major, alors je l'ai daté de la veille de mon départ de Brjansk, alors que j'étais encore civil, mis sous enveloppe et adressé à une amie très chère, Macha, qui est en fac de sciences et de lettres, chez moi. Elle fait une double licence : lettres et chimie, c'est une grosse tête. Je l'ai chargée de le faire parvenir au siège de "Kiev Matin", à Kiev.
Bodescu rit longuement derrière sa serviette.
- Je devais être dans la lune, Petit Lieutenant, je n'ai rien entendu de ce que vous venez de dire !
Antoine ne voyait que ses yeux, derrière la serviette mais le Capitaine avait l'air de beaucoup s'amuser.
-… il y a une chose que j'aime bien, chez vous, reprit celui-ci, c'est que vous comprenez au quart de tour.
Antoine se sentit rassuré. Ainsi il avait bien traduit le message, à la fin de leur premier repas ensemble.
- Cette amie de fac, Macha, vous lui faites confiance ?
- Je vous l'ai dit elle m'est très chère. Peut être ferons-nous notre vie ensemble ? Sa première lettre m'a fait beaucoup de bien.
- Si elle est interrogée ?
- Elle est assez intelligente pour parler avant qu'on ne la malmène, répondit le jeune homme, le visage à moitié sérieux. Elle est victime dans cette affaire, c'est moi le coupable.
Bodescu haussa les sourcils en faisant une petite moue.
- Je ne pense pas qu'elle risque grand chose, en réalité.
Ils avaient terminé et un serveur leur apportait des fruits dans une petite corbeille, avant de changer les assiettes.
- Moi non plus, sinon je ne lui aurais pas fait ce coup là.
- Parlez-moi de votre matériel, fit le Capitaine en changeant de sujet.
- J'ai trouvé des espèces de camions semi-chenillés dans un coin du dépôt. Non bâchés, le pare-brise assez incliné, avec des volets blindés pouvant basculer pour venir recouvrir les fenêtres et protéger l’équipage. La cabine s'ouvre sur le plateau arrière où un rail circulaire, horizontal, juste au-dessus, permet d'installer une mitrailleuse sur roulement pour tirer sur 360°. J'aimerais bien y placer mes mitrailleuses de 12,7. Quelques unes, en tout cas. Et le plateau arrière, précisément, est entouré d'un blindage jusqu'à un mètre cinquante de hauteur. La porte d'évacuation est située tout à fait à l'arrière.
- Ah oui, ce sont des HT. Le fin du fin pour les troupes portées, j'en ai déjà vus, je ne savais pas qu'il y en avait ici. Vous avez eu le nez creux. Ils se déplacent à 60 Km/h, moteur essence, jusqu'à 15 hommes d'équipage. C'est bien ça ?
- Oui. Et dans le même coin j'ai vu des trucs qui pourraient intéresser le Colonel : huit ou dix batteries d'obusiers de 105. Portés, pas tractés. Les engins porteurs sont chenillés et tirent une remorque sur roue, avec les munitions.
Bodescu leva la tête brusquement.
- Vous êtes sûr que ce sont des 105?
- Absolument, j'ai vérifié.
- Des HU 105… Il n'y a eu qu'une série limité de construite, la trésorerie générale les trouvaient trop chers. Où les avez-vous vus exactement, dans le dépôt ?
- Sur la bordure nord, complètement au fond, à gauche, il faut tomber dessus, on ne les voit pas.
- Excusez-moi…
Bodescu se leva et traversa le mess pour aller à la table du Lieutenant-Colonel Rosner, l'officier adjoint de la Demi Brigade à qui il parla à l'oreille. Celui-ci se leva à son tour et quitta rapidement le mess pendant que Bodescu revenait à leur table.
- On va se les faire attribuer tout de suite. Un coup de chance pour nous, ces engins là. Il n’y en a pas beaucoup, en dotation. Vous êtes observateur, Petit Lieutenant. Si ça marche le Colonel ira peut être jusqu'à vous offrir une vodka !
- Dites-donc ! fit Antoine amusé.
Il jeta un œil à sa montre et laissa tomber :
- Je voudrais écouter les informations… à ce soir, peut être ?
- Oui. Ah, Kouline, vous avez bien mérité un petit coup de pouce. Il ne vous reste que deux jours pour vous procurer tout le matériel et réunir votre personnel. Nous faisons mouvement, dans trois jours, par la route, vers l'est, pas très loin, pour faire un entraînement à l'armement, et du tir réel à toutes les armes, pendant une semaine. Et après direction un terrain de manœuvres pour une mise au point intensive : physique et combat, avec deux autres Brigades et une Division d'Infanterie de ligne. Mieux vaudra être prêt à temps. A coup sûr des têtes vont tomber s'il y a des retards importants.
Ca y est, ça démarre, songea Antoine qui renonça au Bulletin d'Informations radio et se dirigea vers le mess des sous-off pour faire demander les siens. Un quart d'heure plus tard ils étaient tous les onze devant lui, dans le grand couloir central. Mais il avait cherché vainement le Sous-Lieutenant Woniew, son seul officier jusqu'ici.
- Ne me demandez pas comment je le sais mais nous devons avoir tout notre matériel, les munitions, les vivres, les réserves de carburant, les radios, les piles, toutes les rechanges, tout, absolument tout d'ici à après-demain soir dernier délai : nous avons deux jours pour être prêts.
- C'est trop court, Lieutenant, laissa tomber d'un ton péremptoire, l'Adjudant Da Costa qui commandait le détachement de mitrailleurs. Un type grand et costaud, qui avait fait de la lutte dans l'équipe de sa division, disait-on. Assez agaçant à force d'être sûr de lui et de vouloir lui donner des leçons. Personne ne pourra y arriver, personne, assura-t-il !
Antoine hocha la tête pour montrer ostensiblement son accord et décida, au même moment de mettre les choses au point devant tous les sous-off. En fait il était temps qu'il prenne, effectivement le commandement, qu'il s'impose. Da Costa avait probablement l'impression que c'était en réalité une décision de son officier pour faire hâter les choses, il fallait le moucher un peu.
- Entendu, Da Costa. Vous allez tout de suite expliquer ça au Colonel Van den Schmil, il est encore au mess, je pense qu'il ne se rend pas compte de ce qu'il a prévu. Et vous me tiendrez au courant… D'autres questions ? Non ? Alors, les autres, commencez à rassembler tout le monde dans le cantonnement et faites mettre aux hommes les tenues de combat, en attendant le retour de l'Adjudant Da Costa. Je vais maintenant, avec vous, Wosjnek nous faire attribuer les véhicules et les chauffeurs. On les emmènera ensuite directement aux dépôts où le reste du DAIR nous rejoindra pour charger des vivres et des munitions. Ah, Sergent-Major Paramidès, allez tout de suite à la recherche du Sous-Lieutenant Woniew ; il n'est pas au mess central ; pour lui transmettre ces ordres. C'est tout Messieurs.
Da Costa avait le regard perdu de quelqu'un qui se sent largué.
- Lieutenant… Le Colonel ne me recevra pas, dit-il, gêné.
- Entendu, Da Costa, alors allez simplement avec les autres et faites en sorte, tous ensemble, que tout soit chargé. Simplement chargé, on s'occupera de la répartition entre les véhicules plus tard, quand on le pourra, ce n'est pas le plus urgent. Mais on doit recevoir tout notre matériel. Veillez notamment aux bidons de carburant. Si vous pouvez en avoir un peu plus, ce sera très bien.
***
Il passa le début d'après-midi avec l'Adjudant Chef Wosjnek qui commandait le Premier peloton, à choisir les véhicules, au dépôt. Il se fit attribuer 10 semi-chenillés HT, 3 camions GMC, 3 C6, des camions plus légers, bas, à six roues, 2 C4, quatre roues, hauts sur pattes pour passer partout, et une voiture de liaison, une Delahaye Tout Terrain à quatre roues motrices. Avec ses hautes roues et, par conséquent un arbre assez haut placé on disait qu'il passait partout, et sortait de la boue comme aucun autre. En tout cas c'était un engin rustique et simple, costaud. Chaque véhicule était affecté avec un pilote qualifié. Quand Woniew rejoignit l'ensemble du DAIR, il laissa le Sous-Lieutenant se débrouiller pour le chargement. A 17 heures il entrait dans le bureau des affectations de la Brigade une pièce toute en longueur, mal éclairée, tout au fond de laquelle était assis un Lieutenant qui travaillait là. Un homme d'une quarantaine d'années ; officier d'Etat-Major bien qu'il s'agisse visiblement d'un réserviste. Il se présenta et lui demanda de lui fournir les dossiers des Lieutenants encore non affectés.
- Il n'en reste qu'un, du premier lot d'affectation : Brucke, lui répondit le gars, ah non deux, le dernier, nous a rejoint ce matin. Il avait prévenu qu'il aurait un peu de retard mais s'est présenté après une semaine ! Mais si vous le choisissez vous risquez peut être de le perdre rapidement. Le Colonel ne s'est pas encore occupé de son retard…
- Où se trouve-t-il ?
- Dans sa chambre, je suppose, le numéro figure sur la couverture du dossier. Il avait l'air "trrrrès" fatigué, ce matin. Antoine sourit.
- Bien. Pourrais-je avoir un planton, s'il vous plaît ?
- Pour convoquer Monsieur le Lieutenant Brucke ?
- Les deux officiers.
- Je vais les faire venir immédiatement. Je suppose que vous voulez lire leurs dossiers tranquillement ? Installez-vous là, sur l'autre table, on va vous les apporter.
Le retardataire s'appelait Alexandre Fistine. D'après son dossier il venait de Varsovie où il était agent de change. Antoine commença à lire les notes et les appréciations que le gars avait reçues aux E.O.R. Visiblement il savait se débrouiller, ce type ! Il avait trouvé le moyen d'obtenir une moyenne générale de 14/20 en aptitude physique sur toute la formation d'E.O.R. après avoir été exempté de marche pendant cinq mois ! En exercice de combat il avait fait mieux encore : 15/20 après avoir été évacué vers l'infirmerie, dès le matin, pour insolation, pendant le test final… Quand au séjour en corps de troupe, ensuite, il avait apparemment été nommé officier des loisirs de la caserne ! Les appréciations de ses supérieurs le citaient comme un officier "tout à fait intéressant mais à surveiller". Antoine aurait eu envie de rire s'il ne s'était pas agi de son éventuel adjoint.
Brucke était moins remarquable. D'après sa photo il avait près d'une trentaine d'années, l'œil sombre, le cheveu sombre. Des notes moyennes, très moyennes même, aux E.O.R. Et les appréciations qu'il avait obtenues en corps de troupe, après les E.O.R. étaient mitigées. Tantôt franchement médiocres, mettant en doute ses capacités à commander, tantôt le qualifiant de tempérament de leader, se portant toujours volontaire ! Il achevait la lecture quand Fistine entra. Antoine lui fit signe d'approcher.
C'était un type longiligne, au visage fin qui affichait une expression mécontente. Il s'affala sur une chaise, à côté d'Antoine qui le dévisagea en silence, bien décidé à laisser le gars se présenter. Ce qui ne se produisit pas. Fistine avait un sang froid plutôt hors du commun. Il ne se troublait pas facilement ! Il le regardait tranquillement, bien en face. C'était Antoine qui commençait à être mal à l'aise et qui lâcha effectivement le premier. Ce petit duel d'intimidation commençait à ressembler au jeu de gosse à qui fera baisser les yeux de l'autre le premier, et Antoine était en tain de perdre !
- Je suppose que vous avez des raisons sérieuses pour votre retard à vous présenter à la Brigade et…
- La Demi-Brigade, rectifia Fistine d'un ton ostensiblement sec.
Là il avait commis une erreur, et il commençait à échauffer sérieusement Antoine.
- Non, la "Brigade". Puisque vous ignorez des choses assez élémentaires on vous expliquera tout ça plus tard, riposta-til… Mais vous répondrez de ce retard devant le Colonel, ça ne m'intéresse pas.
- Pourquoi m'avez-vous demandé de venir ? interrogea Fistine d'une voix un peu agacée.
- Je vous ai dérangé ? demanda Antoine aimablement.
- J'étudiais les cours de Paris avant de téléphoner mes ordres, dit-il. Je suis chargé de porte-feuilles chez le plus important agent de change de Varsovie, que je ne vais pas tarder à regagner, je pense. Mes fonctions là-bas sont d'une telle importance qu'un poste de petit Lieutenant paraît témoigner d'une erreur absurde et…
Antoine lui coupa la parole en montrant ses propres pattes d'épaules.
- Vous savez ce que c'est ? demanda-t-il sèchement.
- Bien entendu, répondit l'autre sans se démonter, des barrettes de Lieutenant mais…
- Bornez-vous à répondre aux questions que je vous pose, Lieutenant Fistine ! dit-il en forçant sa voix. Je suis Lieutenant de réserve. Quand vous parlez de "petit" Lieutenant vous faites allusion à moi ?
Cette fois Fistine parut perdre un peu d'assurance.
- Non… euh Lieutenant.
- Parce que je pourrais le prendre comme une attaque personnelle, vous voyez ? Et j'étais votre supérieur potentiel à votre entrée dans ce bureau. Vous vous souvenez peut être de ce qu'il coûte d'insulter un supérieur, devant un témoin ? Jusqu'à un mois d'arrêts de rigueur devant le chef de corps, passible d'être transformés en arrêts de forteresse par le général commandant le secteur. Des arrêts équivalents à une peine de prison civile. Une peine communiquée aux autorités policières pour inscription sur votre casier judiciaire, à votre retour à la vie civile. Qu'en dirait-on dans le monde des agents de change de Varsovie, Lieutenant Fistine ? Dans le cas où un individu avec un casier judiciaire peut encore exercer votre profession, d'ailleurs ?
L'autre était si estomaqué qu'il ne répondit pas et Antoine poursuivit :
- Vous vous en expliquerez devant le Colonel. Moi je ne voudrais pas même de vous comme chauffeur, dans mon unité, Lieutenant. Disposez… et saluez, avant de sortir, Fistine.
Le lieutenant se leva, esquissa un simulacre de salut et, raide, entreprit la longue traversée de la pièce en direction de la porte, au loin ! C'est à ce moment seulement qu'Antoine remarqua un petit officier mince comme un fil, petite silhouette timide à côté de celle-ci, qui se dirigeait maintenant vers lui : Brucke, sûrement. Il avait dû arriver pendant l'altercation. Il portait la tenue réglementaire, long blouson et pantalon tabac. Antoine lui sourit, un peu gêné.
- Désolé de vous avoir imposé cette scène, Lieutenant, dit-il en se levant pour lui tendre la main. Je suis le Lieutenant Antoine Kouline, commandant le Détachement d'Appui et d'Intervention Rapide de la 149ème. Asseyez-vous, je vous prie.
Brucke fit un salut presque impeccable et murmura quelque chose que Antoine ne comprit pas.
- Vous avez du m'entendre parler du DAIR, j'ai besoin d'un adjoint et je rencontre les officiers disponibles. C'est la raison pour laquelle votre dossier est ici. Nous pouvons en parler ?
- Oui, Lieutenant, fit Brucke après s'être raclé la gorge.
- Vous en connaissez le contenu ? en le désignant, sur la table.
- En partie, Lieutenant. Mes commandants d'unité m'ont parfois donné lecture de leurs appréciations.
- Bien. Vous savez donc que vous êtes tantôt blanc, tantôt noir, aux yeux de vos anciens supérieurs ?
Brucke eut un air étonné.
- Je ne savais pas qu'il y avait de bonnes appréciations, Lieutenant.
Il était désarmant de naïveté.
- Mais si, plusieurs. A votre avis pourquoi ces différences ?
- Je n'aime pas… ou plutôt je ne sais pas, me mettre en valeur, Lieutenant. Je pense qu'on juge quelqu'un sur ce qu'il fait, sur ce qu'il montre, pas à sa façon de la ramener.
Antoine en fut désarçonné et du coup le petit Lieutenant lui parut intéressant.
- Vous avez eu des ennuis avec vos supérieurs ?
- Non Lieutenant, pas des difficultés. Je dirais plutôt qu'ils ne m'appréciaient pas beaucoup, enfin certains d'entre eux, les vrais décideurs, ceux qui remplissaient mon dossier.
- Ca tombait mal ! Et vous pensez que c'était de leur faute ?
- Certainement pas. Je veux dire que je ne leur paraissais probablement pas intéressant, en conférence.
- Pourquoi précisez-vous "en conférence"?
- Parce que sur le terrain, en exercice ou en manœuvres, je n'ai pas reçu de reproches directs. Je sais que je faisais un travail convenable.
Antoine hocha la tête et se pencha pour regarder le dossier. Il avait raison ses notes d'exercices étaient correctes, essentiellement des 12, à part trois 14. Il tourna des pages pour découvrir que les 14 avaient été donnés par les officiers qui lui attribuaient des qualités de leader.
- Brucke, avez-vous été approché par d'autres officiers chef d'unité, avant moi, ici ?
- Deux seulement…
- Et savez-vous pourquoi ils ne vous ont pas choisi ?
Brucke eut un sourire un peu amusé qui transforma étonnement son visage, soudain plus ouvert.
- Je vous l'ai dit, Lieutenant, je ne fais pas de cinéma… Enfin je suppose qu'il y a aussi de ma faute. J'ai manqué d'enthousiasme, certainement. Mais, ou bien on me fait confiance, ou on ne me fait pas confiance. J'ai été nommé Lieutenant de réserve par des gens qui connaissaient leur métier, je respecte leur jugement.
Il avait du bon sens, ce gars, dont les paroles venaient en écho à celles de Bodescu.
- Entendu, Brucke. Si vous en êtes d'accord, je vous prends comme adjoint du DAIR. Si nous avons un problème, tous les deux, nous en parlerons franchement, en particulier. Mais les yeux dans les yeux, cela vous convient ?
Brucke, sourit encore une fois.
- Pourquoi me demandez-vous mon accord, Lieutenant ? Vous êtes le premier à vous intéresser vraiment à moi, je ne vais pas laisser passez ça.
- Parce que vous avez plus d'ancienneté que moi. Vous seriez en droit de contester votre subordination à un officier plus jeune.
- Vous parlez un langage qui me convient, Lieutenant. L'ancienneté je n'en fais pas une histoire. Je serai heureux de servir sous vos ordres.
Un peu pompeux mais sûrement honnête. Antoine se leva et lui tendit la main que l'autre serra fortement, voulant y faire passer des non-dits que le jeune homme apprécia.
- Quand est-ce que je commence ?
- Vous avez commencé. Suivez-moi, dit-il en se dirigeant vers la porte, je vais vous mettre au courant de l'essentiel en allant rejoindre les détachements qui sont allés chercher le matériel qui nous manque encore.
- Lieutenant Kouline, attendez.
C'était le Lieutenant d'Etat-Major qui était resté à sa table pendant les entretiens. Il avait assisté à la première scène et, après coup, Antoine en fut contrarié.
- Oui ?
- Je dois remplir l'ordre d'affectation du Lieutenant Brucke… Par ailleurs que décidez-vous pour le Lieutenant Festine ? Vous l'avez menacé d'une semaine d'arrêts… je ne pouvais pas ne pas entendre, ajouta-t-il avec un sourire.
Antoine prit sa décision rapidement.
- Ce type est déplaisant et je regretterais qu'il s'en tire trop facilement avec ses relations, mais demander une sanction officiellement… l'incident, en lui-même, ne le justifie probablement pas, je l'ai provoqué. Si vous le voulez bien faites simplement un rapport verbal au Colonel de ce à quoi vous avez assisté. J'imagine que vous le voyez fréquemment, à l'Etat-Major. Il est évidemment plus habitué et plus apte que moi à prendre une décision disciplinaire s'il la juge utile. Et il connaît peut être des choses que j'ignore sur la protection dont ce gars bénéficie manifestement.
L'officier d'Etat-Major sembla approuver et eut un petit signe de tête pour leur dire au revoir, en tendant son affectation à Brucke.
Tout en marchant, dans les longs couloirs, hachés tous les cinquante mètres, de lourdes portes coupe-feu Antoine exposa la situation à Brucke.
- Il faudra que vous trouviez le temps, ce soir, comme moi d'ailleurs, de trier vos affaires, dans votre chambre avant de la quitter. Ne mettez dans votre sac marin que ce qu'il vous paraît nécessaire et dans le sac à dos ce que vous emporterez au combat. Pas d'effets personnels. Le reste sera enfermé dans votre cantine, que vous laisserez ici où se trouvera notre base arrière. Vous avez bien une cantine ?
- Oui. J'ai eu assez de temps pour me procurer tout l'équipement, depuis que je suis là. J'ai eu très peu d'entretiens, mon dossier devait paraître suffisant pour se décider de faire appel à moi ou non, ajouta-t-il avec un léger sourire.
Il était plus détendu, maintenant, et sa capacité de se moquer de lui même, de son mauvais dossier, plut à Antoine. S'il était assez bon, professionnellement, ce serait peut être une bonne recrue. Le plus marrant était son allure, c'était un petit sec ! Ca allait perturber ses sous-off qui se demanderaient si, en réalité, leur chef n'était pas sérieux en choisissant ce genre d'hommes. Bodescu allait se marrer…
- Je veux que tout le DAIR soit rassemblé au même endroit, dans le cantonnement, ce soir. Officiers, sous-off et troupe ensemble. Pour les sous-off et pour les officiers faites-nous affecter des petites tentes, des 6 ou 8, par exemple. Il est temps que nous commencions tous à vivre ensemble si l'on veut que le DAIR soit vraiment une unité.
Quand ils arrivèrent au cantonnement, à la limite des rangées de tentes qui paraissaient s'étendre à perte de vue Wosjnek était en pleine conversation avec le Sous-Lieutenant Woniew. Antoine leur présenta Brucke. Les deux officiers s'éloignèrent pour aller inspecter les cantonnements, tandis que le jeune homme demandait à Wosjnek de s'occuper des installations des sous-off et des officiers pour le soir.
- C'est fait, Lieutenant, répondit le gars de son ton tranquille. Il y a une tente de quatre pour le Lieutenant Brucke et le Sous-Lieutenant Woniew et une autre pour vous tout seul. Elles sont au bout de la rangée des deux pelotons. Je me suis dit que pour si peu de temps ce n'était pas la peine de mettre la pagaille dans ce coin en les plaçant au centre des effectifs, comme on le fera par la suite.
- Vous avez bien fait, Wosjnek. Et celle des sous-off ?
- Deux tentes de six, les rondes, à l'autre bout. Mais j'ai pensé à autre chose, Lieutenant. Si vous le permettez.
- Allez-y.
- En campagne on a besoin d'une organisation précise. Ce n'est pas pour quinze jours, vous comprenez, chacun doit avoir un boulot particulier à exécuter, tout doit être prévu. On ne peut pas faire l'impasse en se disant qu'on sera de retour au cantonnement dans quelques jours, vous voyez ?
- Où voulez-vous en venir ?
- Et bien Lieutenant, je crois que vous n'avez rien prévu pour le commandement du DAIR. Je veux dire que vous n'avez pas désigné d'hommes ni de gradé, un Groupe de commandement, quoi. Les pelotons, les détachements ont tous des gens pour s'occuper de la bouffe, de l'installation, et tous ces trucs là. Tout est prévu, organisé. Rien pour vous. Ca ne collera pas, en campagne. Vous ne pouvez pas faire votre tambouille vous même. Quand on s'arrêtera vous aurez autre chose à faire qu'à vous occuper de votre couchage ou de votre ration, vous comprenez ?
Antoine se dit qu'il avait raison et se demanda pourquoi il ne s'y était pas attardé ? Gêne ? Il n'y avait plus d'ordonnance officielle, depuis une vingtaine d'années, dans l'Armée, et même s'il y avait eu une domestique chez sa tante il ne la considérait pas comme telle. Il avait un problème avec la notion de service, de domesticité, et le prenait en pleine figure, ici. Il se demanda comment réagir et pensa à Bodescu.
- Pouvez-vous vous occuper de ça, Wosjnek ? Peut être avez-vous une idée, d'ailleurs ?
- Euh, oui Lieutenant. J'ai pensé au Sergent-Major Felov. C'est un mobilisé. Dans le civil il était chef magasinier dans une usine et sait se faire obéir. Il a l'air méthodique et par son métier il est organisé. Il a déjà trente-huit ans et il va souffrir, en détachement. Pas très sportif, vous voyez ? J'ai pensé qu'il pourrait être chargé du groupe de commandement. C'est là qu'il sera le plus efficace, je pense. Il lui faudrait plusieurs hommes, depuis un cuistot jusqu'à des plantons, une dizaine en tout, pas plus.
- Mais nous avons reçu tous les hommes prévus dans l'effectif d'un DAIR.
- On peut en retirer trois ou quatre par détachements d'appui.
- Non, ils ont les mortiers ou les mitrailleuses à servir. C'est du matériel lourd ils devront se remplacer souvent pour le porter, au besoin.
- Alors, si vous le permettez…
Il avait l'air gêné et Antoine , intrigué, le poussa.
- Allez-y, Adjudant-Chef. N'hésitez jamais à me dire ce que vous pensez.
- J'ai un copain au dépôt… il m'a dit qu'il y avait des types…
Quelque chose ne passait pas. Wosjnek hésitait à se livrer. Comme s'il avait peur, ne savait s'il pouvait faire confiance à son supérieur.
- Wosjnek, nous sommes dans la même unité, nous devons tous nous faire confiance, dit Antoine en regardant le sous-officier en face.
L'adjudant était visiblement très mal à l'aise, il hésita puis lâcha, brusquement :
- Quand ils ont reçu leur feuille de routes certains mobilisés ont eu la trouille, ou bien ils étaient dans une situation qui… enfin ils ne sont pas partis, quoi…
Bon Dieu des déserteurs, ils voulaient parler de dés…
- … Au bout de quelques jours ils ont compris qu'ils avaient fait une connerie et ils se sont glissés dans des convois qui gagnaient leur dépôt. Là ils se sont fait donner des paquetages, ce n'était pas difficile, on ne réclame pas de papiers aux gars qui font la queue, et ils sont restés en se planquant, n'osant pas dire qui ils étaient. Mais ils arrivaient trop tard, ils ne figuraient pas comme présents, sur les listes, et on ne les affectait jamais, bien sûr. Ils se mettent dans les files pour la bouffe, dorment dans des tentes et tout ça, mais ils n'ont pas trouvé de solution pour s'en tirer, pour être reconnus officiellement. S'ils se livrent ils iront tout de suite en prison pour plusieurs années, on les considère comme déserteurs, vous comprenez ?
- Oui, je comprends tout ça. Et qu'est-ce que vous proposez, Adjudant-Chef ?
- Si on les incorpore sur nos listes, comme si on les avait reçus en affectation normale, ils seront repérés tôt ou tard mais seront déjà en unités, on pensera qu'il y a eu une erreur administrative, au dépôt, qu'on aura oublié de les inscrire. Même si on les soupçonne on ne pourra pas aller plus loin puisqu'ils seront affectés en unités.
- Wosjnek, le principe des dépôts c'est d'avoir des dossiers sur les hommes. Ils sont connus, vous comprenez ? On sait qui ils sont, quelles sont leurs qualifications et ils sont affectés selon ces précisions. Ces gars là on ne sait rien d'eux. Il y a peut être des malfrats, parmi eux, qui se cachent de la justice. Ce sont peut être de sales types !
- Certains d'entre eux, oui, Lieutenant, peut être. Mais pas tous. Mon copain saurait les choisir.
- Pourquoi faites-vous cela, Wosjnek ? Je veux dire que votre intention est respectable, même si elle est insolite chez un soldat de carrière, à propos de mobilisés. Mais je veux vous comprendre. Nous allons entamer une guerre ensemble, j'ai besoin de connaître mes hommes, vous comprenez ?
Le sous-officier eut un geste vague.
- Oh, on m'a souvent dit que j'étais inclassable. Je suis resté dans l'Armée sans bien savoir pourquoi. J'ai vu un de ces types, il y a quelques jours. Il avait l'air tellement paumé qu'il m'a fait pitié. C'est tellement con de foutre sa vie en l'air pour quelques jours de retard, non ? Il n'y est pour rien s'il y a une guerre. Ils ont fait une connerie, oui, mais c'est cher payé…
Antoine comprit que, pour une raison inconnue, le sous-off s'identifiait à ces hommes et il prit sa décision.
- Combien de vos camarades sont au courant de ça ?
- Pas beaucoup. Mais comme rien n'a encore été découvert officiellement, je pense qu'ils savent la fermer.
- Parmi ces types il n'y a pas beaucoup de petits secs, j'imagine ?
Wosjnek releva le visage et eut un sourire incertain.
- A vrai dire je ne sais pas, mais…
- Attendez, c'était une blague ! Je préfère des grands baraqués honnêtes, même s'ils ont fait une connerie, plutôt que des petits secs qui ne me donneront pas confiance, d'accord ?
Alors si vous pensez pouvoir modifier nos listes, les inscrire comme spécialistes que j'aurais choisis au dépôt, moi-même, sans passer par la Brigade, n'est-ce pas ? Je ne veux surtout mouiller personne d'autre à cette combine ; si vous pensez que c'est possible alors allez-y, choisissez-les soigneusement et amenez-les moi. Ils constitueront le groupe de commandement, de façon à rester ensemble et ne pas dépendre des autres. Comme s'ils avaient eu une affectation particulière, une provenance différente… Et croisons les doigts pour que rien ne soit jamais découvert. Vous pouvez faire ça rapidement ?
- Maintenant. Mon adjoint, le Sergent-Chef Desfours s'occupera très bien, seul, du peloton. Le temps de joindre mon copain, de contacter les gars séparément pour pouvoir leur parler avant de vous les présenter.
- Pour leur équipement particulier et leur armement, vous avez une solution ?
- L'équipement ça ne pose pas de problème, on passera bien par un autre dépôt, tôt ou tard. Après les manœuvres à coup sûr, pour remplacer le matériel perdu ou endommagé. Pour l'arme, je m'arrangerai pour leur trouver quelque chose. On en changera par la suite.
- Il faudra mettre Felov au courant, vous pensez qu'il acceptera de commander des hommes assez douteux a priori ?
- Il a l'habitude de commander à des manœuvres difficiles à manier, et il a l'air d'un brave type, je lui fais confiance.
- Vous, oui, mais lui acceptera-t-il ?
- Oui, Lieutenant.
Il avait l'air assez sûr de lui pour ne pas insister davantage. Antoine pensa soudain à autre chose.
- Les vivres. Il va manquer des vivres pour ces gars là.
- Je m'occuperai de ça au premier ravitaillement sur route il n'y aura pas de problème, Lieutenant.
Antoine se décida.
- Bon allez-y.
***
Il arriva au mess, pour le dîner, alors que Bodescu achevait le plat de résistance et il entreprit de le rattraper en sautant l'entrée.
- Beaucoup de travail, Petit Lieutenant ?
- Je vidais ma chambre et emplissais ma cantine. Je m'installe ce soir dans le campement avec mes hommes.
Le Capitaine approuva d'un mouvement de tête.
- Alors il paraît que vous vous prenez pour le Chef de corps ?
Antoine sursauta. Encore une blague de Bodescu ?
- Vous prenez plaisir à me malmener, Capitaine.
- Le Lieutenant retardataire, expliqua Bodescu en s'amusant. Le Colonel voulait le recevoir ce soir. J'étais là quand notre Lieutenant réserviste de l'Etat-Major, a fait son rapport, détaillé d'ailleurs, il jouait tous les rôles… Le Colonel n'a rien dit, mais quand il est revenu, après avoir vu le type en question il était encore rouge de colère et il m'a demandé s'il s'agissait bien de vous.
- De moi ? Mais pourquoi ? Il ne me connaît pas !
Cette fois ce fut Bodescu qui fut un peu gêné.
- Eh bien… il se trouve que j'avais proposé votre nom pour le DAIR quand nous avons établi l'organigramme de la Brigade. Et comme vous n'étiez que Lieutenant il m'a demandé des précisions, voilà comment il vous connaît.
Il y eut un silence. Antoine se demandait s'il devait le remercier ou non. Le Capitaine résolut le problème en reprenant :
- En tout cas le Colonel a dit que vous aviez eu un bon jugement. Il a ordonné une enquête de la Police Militaire et demandé la mutation du type dans une unité disciplinaire en ajoutant une notation prioritaire dans le dossier.
- Je ne connais pas ça.
- Une note qu'on ne peut pas faire disparaître du dossier sans laisser la trace de l'enlèvement ! Tous les appuis du monsieur se casseront le nez sur ça et il va suer sang et eau dans un désert quelconque.
- A mon avis il trouvera un moyen de s'en tirer.
- Vous le croyez vraiment ?
- Si vous aviez vu son dossier des E.O.R., il est d'une débrouillardise incroyable.
- Mmm. Alors nous n'allons donc plus déjeuner ensemble pendant quelque temps ? reprit-il en passant à autre chose.
- L'Etat-Major ne participe pas à l'entraînement ?
- Cette question est-elle une attaque sournoise, petit Lieutenant ? fit le Capitaine en se servant un verre de vin.
- Seulement une question naïve.
- Naïve en effet. L'Etat-Major a un sacré travail de préparation à accomplir. Pour le cas, infiniment probable, où vous ne le sauriez pas, jeune homme, une Demi-Brigade d'Infanterie Légère Portée a des tâches spécifiques à exécuter. Des interventions rapides et puissantes qui exigent des actions tactiques précises et décisives, du moins nous l'espérons. Il s'agit d'unités nouvelles dont personne n'a encore l'expérience, en état de guerre. Tout est à découvrir et nous devons mettre au point des schémas adaptables à toutes formes de terrains. Quelles attaques faut-il privilégier, infanterie pure ? A pied ? Où déposer nos hommes, je veux dire à quelle distance du front ou des lignes elles-mêmes ? Comment faut-il utiliser notre artillerie mobile ; qui pourrait arriver très près des lignes ; en tir direct ou en tir courbe ? Et que faire devant des blindés ? Et bien d'autres questions beaucoup trop ardues pour votre petit cerveau civil, comprenez-vous ?
- Je n'ai pas cette audace, Capitaine. Je ne suis qu'un tout petit commandant d'unité qui a tout à apprendre, lui aussi !
Les yeux de Bodescu pétillaient d'amusement et Antoine s'avoua qu'il avait plaisir lui aussi au ton faussement méprisant du Capitaine. Il lui manquerait, les jours prochains.
- A propos, Capitaine, reprit-il j'ai suivi votre conseil en prenant pour adjoint un Lieutenant dont personne n'avait voulu.
- Mais je ne vous ai jamais conseillé cela, Kouline !
s'écria Bodescu.
- C'était un raccourci. Bref c'est un homme plus âgé et plus ancien que moi, mais il n'en fait pas une affaire. Il m'a donné assez bonne impression. Et, surtout, il est petit et sec.
Bodescu s'étrangla en achevant son verre qu'il reposa tant bien que mal.
- Kouline si vous parlez de votre critère à qui que ce soit à l'Etat-Major, je vous arrache le nez, comme on dit chez moi. Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Il n'est pas petit.
- Si… et sec. Oh, amusant, le voilà précisément !
Brucke était en train de traverser la salle se dirigeant de leur côté.
- Capitaine, je vous présente le Lieutenant Brucke… Lieutenant, le Capitaine Bodescu.
- Mes respects, Capitaine, fit Brucke en se mettant un instant au garde-à-vous.
- Bonjour Lieutenant.
Brucke se tournait vers Antoine
- Lieutenant Désolé de vous déranger l'Adjudant-Chef Wosjnek souhaiterait vous parler de quelques hommes.
- Vous les avez vus ?
- Oui.
- Votre opinion ?
Brucke parut un peu surpris.
- Mon opinion à moi, Lieutenant ? Je… je pense que ça doit aller.
- Bien je rejoins Wosjnek… Avez-vous dîné Brucke ?
- J'ai mangé une gamelle, avec les hommes, Lieutenant, pas le temps de venir ici. Par ailleurs je souhaitais vous accompagner pour cette inspection, et je n'étais pas en tenue, pour venir au mess, ajouta-t-il en montrant sa tenue de combat.
- Ne vous préoccupez jamais plus de ça, Brucke, dit Antoine vivement. Vous pénétrez dans un mess comme vous êtes, sauf si nous sommes de passage dans une caserne de l'arrière. Vous n'avez pas à avoir honte d'une tenue de combat. Nous sommes en guerre. Et si quelqu'un vous fait une réflexion vous saluez, respectueusement, sans commentaires, et sans tenir aucun compte de que vous aurez entendu, et vous vous asseyez où vous trouvez de la place. De préférence à une table d'officiers subalternes… Excusez-moi Capitaine, je dois régler un léger problème.
Il se leva et ils s'éloignèrent. Près de la porte il se retourna et vit Bodescu qui le regardait toujours et mimait des applaudissements avec les mains. Il se demandait pourquoi quand il pensa à sa petite tirade sur la tenue dans les mess, et sourit intérieurement. Mine de rien Bodescu le guidait dans les méandres de la vie militaire.
- J'ai laissé la Delahaye devant cette porte. Je me suis dit que puisque nous l'avions en dotation autant s'en servir.
- Vous avez eu raison, Brucke, j'aurais bien dû y penser avant, moi aussi, on perd trop de temps à aller à pied d'un bout à l'autre de ces installations, répondit le jeune homme.
La nuit était tombée et le chauffeur, qu'il n'avait jamais vu, attendait debout près de la voiture dont la capote était installée. Antoine s'assit à l'avant droit après que Brucke se fut glissé derrière.
- Soldat, vous savez comment baisser cette capote ?
- Oui, Lieutenant.
- Alors ce soir avant de dormir baissez-la et laissez-la comme ça, sauf s'il pleut des cordes.
- Bien Lieutenant.
Le chauffeur conduisait bien, très à l'aise. Il tourna à plusieurs reprises, sur les indications de Brucke qui finit par le faire arrêter au bout du gigantesque parking. Les deux officiers continuèrent à pieds et débouchèrent sur un petit emplacement chichement éclairé, où une dizaine d'hommes attendaient en silence. Wosjnek, les mains dans le dos, faisait les cents pas, nerveux.
Les "retardataires-déserteurs" étaient visiblement mal à l'aise et Antoine ne se sentit pas bien, non plus. Il ne savait toujours pas s'il ne faisait pas une boulette énorme. Wosjnek les avait vus approcher et jeta un ordre discret. Aussitôt les hommes s'alignèrent, sur une file, sous l'éclairage. Antoine ralentit le pas pour prendre le temps de les examiner avant d'arriver jusqu'à eux. Ils étaient vêtus de tenues diverses, rarement appareillées, ce qui ajoutait encore à leur air pitoyable. Quand il fut tout près, Brucke restant deux pas en arrière, Wosjnek mit les hommes au garde-à-vous, se retourna de son côté et le salua. Les dix hommes avaient obéi mollement, davantage par découragement que par hostilité, lui sembla-t-il.
Le jeune homme rendit son salut au sous-officier et alla au bout de la file en se demandant ce qu'il allait bien pouvoir leur dire et si leurs réponses auraient la moindre trace de vérité ? Et puis il distingua leurs visages et cela n'eut plus d'importance. Il stoppa et lança d'une voix qu'il s'efforça de ne pas forcer, improvisant au fur et à mesure :
- Je connais votre situation… Je vais passer devant chacun de vous et vous me donnerez votre prénom. Je dis bien votre prénom.
Il voulait les surprendre d'emblée, voir qui ils étaient. Puis il alla vers le premier, un type de taille moyenne, râblé, au visage fermé. Non, verrouillé. Ce type ne voulait pas laisser passez ses sentiments. Visiblement il était slave et cette absence d'émotion ne voulait pas dire grand chose. Les slaves sont pudiques comme des chats en public. C'est en rencontrant ses yeux qu’Antoine comprit que ce gars était au bout du rouleau.
- Ton prénom ? dit-il d'une voix plus basse.
- Igor… Lieutenant.
Il voulut ajouter quelque chose mais sa gorge ne le lui permit pas. Sa pomme d'Adam s'agitait frénétiquement, comme s'il tentait de maîtriser une émotion. Antoine ne dit rien mais songea que cet homme n'avait pas l'air d'un mauvais bougre. En tout cas s'il jouait c'était un acteur remarquable. Il était bouleversant. Il avança d'un pas pour passer au suivant. Et il reçut à nouveau le choc d'un regard. Les yeux d'un homme qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Qui n'a pas été préparé à cette épreuve-là, perdu. Le jeune homme sut tout de suite qu'il allait le prendre. Ces yeux-là ne mentaient pas.
Le troisième n'arrivait pas à relever la tête, comme s'il était coupable d'un crime affreux. Il essaya visiblement de redresser son visage, mais ne put soutenir le regard du jeune officier :
- Ton prénom, mon gars ? fit Antoine, encore plus doucement.
Ce fut comme si le type était arrivé au bout de sa résistance. Deux larmes commencèrent à couler sur ses joues mal rasées, le visage raide, crispé. Il n'émettait pas un son et ; dans le silence total, qui régnait maintenant ; c'était terriblement émouvant, parce que cet inconnu n'avait pas perdu sa dignité. Le jeune officier réprima difficilement la tentation de poser une main sur l'épaule du soldat. Le quatrième, un grand faux fluet qui devait, en réalité, être sacrément costaud, s'appelait Vassi. Il avait l'air en état de choc, absent, les traits contractés comme s'il souffrait physiquement. Lui non plus ne simulait pas. Les lèvres du cinquième tremblaient tellement qu'il fut incapable de sortir un son. En passant au suivant Antoine se dit qu'il s'était piégé lui-même. Il serait obligé de les accepter tous. Ceux qu'il refuserait seraient susceptibles de raconter l'histoire ensuite, par dépit, par jalousie, et tout serait fichu. Il fallait espérer que Wosjnek avait bien choisi les candidats…
Il ne garda du reste de la rangée qu'un souvenir confus, fait de chagrins, de détresses d'hommes faits ; ils avaient tous la trentaine ; pas de gamins qui ne savaient pas comment sortir d'un mauvais pas. Au bout de la rangée il se déplaça lentement de quelques mètres, le temps de se remettre lui-même, songeant, aussi, que Wosjnek les avait bien choisis. Ces hommes-là souffraient et leur souffrance était la seule garantie qu'ils pouvaient donner de la véracité de leur histoire. Puis il leur fit face.
- L'Adjudant-Chef Wosjnek a entendu vos récits. Ils ne l'ont pas forcément convaincu mais il me conseille de vous donner une chance. Vous avez intérêt à la saisir fermement. En guerre la chance ne se présente pas souvent… Je vous prends tous les dix… Vous allez constituer un groupe. Sachez vous soutenir les uns les autres, et qu'aucun de vous ne parle jamais de ce qui s'est passé, de votre retard, ni de cette soirée-ci. Jamais ! Pas même si vous êtes beurrés à ne pas distinguer un âne d'un cochon. Aucun autre soldat, d'aucune unité ne devra être au courant. Comportez-vous naturellement avec vos camarades et ils ne se douteront de rien. Sinon vous finirez par éveiller leur curiosité. Au sein du DAIR, c'est votre unité, à partir de demain matin, on vous appellera le renfort de dernière heure. Ca devrait suffire comme explication. Vous serez sur nos listes d'effectifs donc vous recevrez votre prêt à la fin de ce mois, votre ration de cigarettes etc. Si quelque chose ne va pas, parlez-en tout de suite au Lieutenant Brucke, qui est derrière moi en ce moment, ou à moi-même, comme le ferait n'importe quel autre soldat du DAIR… Maintenant, suivez l'Adjudant Wosjnek jusqu'à la tente qu'on vous a affectée… Reprenez confiance. C'est tout.
***
Il était près de cinq heures, quand un planton secoua l'épaule d'Antoine pour le réveiller et lui remettre un ordre de départ. Avant de sortir de la tente il laissa aussi un peu d'eau dans le quart du jeune homme qui était posé sur une caisse vide renversée.
La Brigade faisait mouvement, par la route, en direction d'un camp d'entraînement, à 300 km. Entre Petrovsk et Saratov, au nord-est. Départ fixé à 8 heures. Dans leur coin du campement ce fut un vacarme épouvantable du côté des deux bataillons d'Infanterie Légère. Quasiment la panique. Des sous-offs hurlaient des ordres à s'en faire claquer la voix. Antoine bénit Bodescu de l'avoir prévenu à temps. Départ à 8 heures ? Ce ne serait sûrement pas possible. Certaines compagnies de la Brigade n'avaient pas encore touché leur dotation en munitions !
Brucke surgit en trombe dans la tente, pieds nus, vêtu d'un caleçon à rayures mauves et d'un tricot de corps !
- Lieutenant, Lieutenant… La Brigade fait mouvement nous avons trois heures pour nous préparer !
- On vient de me prévenir, mon vieux, dit Antoine qui achevait d'enfiler ses chaussettes, assis sur son lit. Ne vous inquiétez pas nous serons prêts. Allez passer quelque chose de plus… disons seyant, et dites au Sergent-Major Felov de venir au rapport, avec vous, dans dix minutes. Entendu ?
Brucke ébaucha un salut machinal puis il parut réaliser. Son regard dériva vers le bas de son corps, vers son caleçon, et un sourire insolite monta à son visage.
- Je dois avoir l'air idiot, je suppose ?
Antoine, amusé, sourit à son tour.
- Moi je vous trouve seulement assez "nature"!
Brucke sortit et le jeune homme continua à enfiler sa tenue de combat qu'il avait seulement essayée depuis qu'il l'avait reçue. Elle était raide aux coudes et aux genoux, mais, finalement, assez pratique. Il fit un minimum de toilette avec le peu d'eau dont il disposait, pas suffisamment pour se raser, en tout cas. Au dernier moment il songea que maintenant il devait être en tenue de combat complète et passa autour de sa taille le ceinturon supportant son arme réglementaire, un 7,65 long, MAC, Manufacture d'Armes de Chatellerault, en France.
Le temps de ranger son lourd sac à dos et Brucke et Felov s'annonçaient.
- Félov, commença-t-il, groupez nos différentes corvées de café et envoyez-les aux cuisines avec un caporal-chef dès que possible, d'ici peu les autres compagnies vont s'y ruer. Pour l'instant elles font face au plus pressé avec leur retard en dotations qu'elles doivent aller chercher à l'armurerie. Mais ensuite leurs hommes devront manger. Profitons du creux. Faites en sorte, également, d'avoir du rab de café et de pain, nos gars auront faim et soif, dans la matinée, sur la route. Qu'il y ait ce qu'il faut dans chaque véhicule, au chaud si possible. Brucke, allez voir chaque chef de détachement et voyez s'ils n'ont pas de problème particulier. Prévenez-les qu'on est pratiquement prêts mais qu'il ne faut pas traîner pour autant. Quand les tentes auront été vidées et les camions chargés faites ranger ceux-ci à la sortie du parking en ordre de route : les véhicules des deux pelotons d'infanterie en tête, puis le groupe de commandement, le groupe des Trans, les groupes d'Appui-mortiers, puis l'Appui-mitrailleuses, et le groupe Mobile en fin de convoi. Je me placerai dans un semi-chenillé, celui dont la radio est équipée graphie, le groupe de commandement dans un C6, et vous prendrez la Delahaye avec un planton, que nous appellerons désormais agent de liaison, je suppose ! Je veux que les Trans déposent, avant notre départ, une radio portable, 536, dans chaque véhicule, y compris le vôtre, je veux pouvoir vous joindre à chaque instant. Je me rends maintenant à la salle de commandement de la Brigade. Si je le peux j'irai prendre quelque chose au mess ensuite. Mais gardez du café dans mon véhicule, s'il vous plaît Felov.
- Bien Lieutenant, répondit le Sergent-Major. Ah Lieutenant j'ai dèsigné deux agents de liaison du groupe de commandement pour vous accompagner en permanence et vous procurer ce dont vous avez besoin. Ils embarqueront avec vous dans le semi-chenillé.
- Deux c'est beaucoup, non ?
- Je ne sais pas encore ce qu'ils valent… S'il vous plait, Lieutenant, faites-moi confiance. Il y a assez de place dans le véhicule. Je verrai très vite si je me suis trompé.
Après tout il avait raison, c'était son boulot et le jeune homme décida de lui faire confiance.
- Bien… je suis en train de penser qu'il faudra, dans l'avenir, que j'ai une radio près de moi en permanence, afin que n'importe lequel d'entre vous puisse me parler. Brucke voulez vous organiser ça avec le Sergent-Major Trans, Ramones, je crois ? Et l'un de ces agents de liaison désignés pour me suivre en sera chargé.
- Entendu, acquiesça l'officier. Nous avons une dotation de portable SCR 300 et les petits 536, Lieutenant. Mais vous vous souvenez qu'ils ne sont pas compatibles et que leur rayon d'émission-réception est très différent. Je suggérerai qu'un de vos agents de liaison porte aussi un 300 sur le dos, ça résoudra les problèmes de distance, en opération.
Antoine fut un peu surpris, l'autre en connaissait davantage que lui sur les radios. Tant mieux. Il approuva de la tête.
- Occupez-vous de ça, voulez-vous ?
Puis il se dirigea vers les bâtiments, songeant qu'il fallait trouver le moyen de se raser avant de risquer une rencontre avec le Colonel… Il alla directement vers l'étage des chambres et chercha un officier qu'il connaissait, au moins de vue, pour lui demander d'utiliser son rasoir. La chance, le premier à qui il dit que son unité faisait mouvement dans deux heures lui tendit son rasoir et son blaireau sans discuter. Si bien qu'un quart d'heure plus tard il entrait dans la salle de commandement de la Brigade, les joues un peu balafrées mais présentable. Il y régnait une agitation démente. Des papiers à la main, des Capitaines arrivaient à chaque instant et se ruaient vers les tables des officiers d'Etat-Major en demandant des explications.
Antoine chercha des yeux quelqu'un de disponible puis entreprit de faire le tour de la pièce, regardant les documents et les cartes affichées aux panneaux. Il finit par trouver ce qu'il cherchait, l'ordre de marche de la Brigade. Il sortit un carnet et commença à prendre des notes.
- Qu'est-ce que vous faites, Lieutenant ?
Derrière lui un grand Capitaine d'Etat-Major, moustachu, âgé d'une quarantaine d'années, le regardait, un peu agacé.
- Je note la position de mon unité, Capitaine. Tout le monde est très occupé… Lieutenant Kouline, commandant le DAIR, ajouta-t-il réalisant qu'il ne s'était pas présenté.
- Ah oui, Kouline. Demandez vos ordres particuliers au Sergent-Major, à la table du fond, à gauche.
- Merci Capitaine. Ah, puis-je vous poser une question ?
Le type le regarda, attendant. Econome de mot !
- Si l'un de mes véhicules tombe en panne puis-je le faire réparer par mon détachement Mobile, qui a un peu de matériel, ou dois-je attendre l'échelon dépannage de la Brigade ?
- Cela devrait figurer dans vos ordres… Mais si ça n'est pas le cas commencer par essayer de vous débrouiller seul, en prévenant la Brigade de ce qui vous arrive.
- Merci Capitaine.
Antoine se dirigea vers la table où le Sergent-Major était en discussion avec l'un des Commandants de l'Etat-Major qui leva les yeux vers lui.
- Oui ?
- Lieutenant Kouline, du DAIR, je viens chercher les ordres, Commandant.
- Où en êtes-vous de votre préparation, Lieutenant ?
- Nous sommes dans les temps, Commandant.
L'officier supérieur eut l'air un peu étonné en répétant : "dans les temps"…
- Nous avons encore à équiper les chefs de véhicules de radios, mais ça va.
- Vos dotations, vivres, matériels, munitions ?
- Tout est embarqué. Nous attendons de connaître le lieu de formation du convoi pour nous y rendre.
Le Commandant secoua la tête comme s'il avait de la peine à le croire. Puis il prit une feuille dactylographiée et la lui tendit.
- Voici les ordres complets, Lieutenant.
- Serons-nous en contact radio avec le commandement de la Brigade ?
- Tout est dans ces ordres. Lisez-les avant de poser des questions.
Pas aimable mais il avait raison, évidemment. Antoine prit la feuille, salua et quitta la pièce. Il n'était que 06:00 et il se rendit au mess où il finit par apercevoir Bodescu, prenant un petit déjeuner pantagruélique. Il avait de tout, devant lui, depuis du pâté jusqu'à deux œufs à la coque, et se confectionnait des "mouillettes" qu'il saupoudrait soigneusement de sel et de thym…! La salle n'était pas pleine. Les jours de départ les partants étaient prioritaires, si bien que les autres ne venaient qu'assez tard. Il était attablé avec deux officiers, d'artillerie apparemment. Ce matin tout le monde était en tenue de combat. Il ne voulut pas s'imposer et s'installa seul, un peu plus loin, avant d'aller au buffet se servir de charcuteries et d'œufs coques, lui aussi. Quand le Capitaine se leva, un peu plus tard, et l'aperçut, il vint près de lui, tenant à la main des sandwiches enveloppés de papier déjà gras.
- Vous êtes passé chercher les ordres, Petit Lieutenant ?
Ce n'était pas vraiment une question et Antoine se demanda s'il devinait ou s'il était vraiment toujours au courant ?
- Oui. D'ici à un quart d'heure nous allons gagner l'emplacement de formation du convoi. Nous étions largement prêts… Dites-moi, Capitaine, les voyages vous donnent bon appétit ou je me trompe ?
Bodescu rit en secouant son paquet.
- L'expérience, Lieutenant, l'expérience. A propos, si vous vouliez me passer un message, sur la route, mon indicatif radio, sur 536, est Bleuet, charmant n'est-ce pas ?
Puis il fit demi-tour en agitant la main négligemment. Quand Antoine regagna le DAIR l'agitation était peut être encore pire, sauf du côté des tentes de son unité qui paraissaient vidées. Un soldat, à la fois râblé et costaud, en tenue impeccable, un fusil en bandoulière, vint à lui et salua. C'est à cet instant que le jeune homme reconnut l'un des anciens déserteurs, Igor.
- Le Lieutenant Brucke vous fait dire que le DAIR est au parking et vous attend. Le Sergent-Major Felov a fait porter vos affaires dans le semi-chenillé de commandement. Il m'a dèsigné pour être votre agent de liaison, Lieutenant.
- Comment vous appelez-vous, soldat ? demanda-t-il.
- Boukev, Lieutenant. Igor Boukev.
Il avait l'air moins tendu que la veille mais ses yeux montraient toujours cette anxiété qui avait tant marqué Antoine. Ils se dirigèrent en silence vers le parking.
***
Ils roulaient depuis dix heures, après une seule halte pour refaire les pleins des véhicules et embarquer des rations et des boissons. Antoine ; installé dans la cabine du semi-chenillé, ouverte sur la plate-forme arrière, dans son dos, et au-dessus de sa tête, sur le rail circulaire d'une mitrailleuse absente ; se pencha sur sa gauche en se retournant. Le radio assit devant son poste fixé à une paroi repoussa l'un de ses écouteurs en arrière, lui tendant un papier. Le bruit était assourdissant, entre le moteur, le vent dans les oreilles et le grondement des chenilles sur la route.
Antoine lut :
" Je reçois radio-Kiev sur le 694, un bulletin spécial d'informations, voulez-vous des écouteurs"? Le jeune homme hocha la tête et posa sur son crâne le casque que lui tendait le soldat.
-" …sur Karkaraly. Ce nœud routier est important et les combats sont très âpres. La ville n'avait pas encore reçu les renforts prévus dans le plan de défense du Kazakhstan oriental et les troupes parachutistes chinoises ont pris les défenses par surprise. La ville tient toujours mais les parachutistes ennemis sont en grand nombre et il semble qu'il en tombe de nouveaux à chaque heure. C'est la première fois qu'une armée utilise ces unités dont on pensait qu'il s'agissait davantage d'une nouvelle mode militaire que de troupes capables d'être mises en œuvre tactiquement. Par ailleurs les routes, à la sortie des villes et villages, sont surchargées de réfugiés qui fuient les combats. Mais leur qualité de civils ne semble pas être prise en compte par l'aviation Chinoise qui les pilonne avec des avions de bombardement en piqué terrorisant ainsi la population. Les morts sont innombrables…".
Karkaraly. Antoine ne connaissait pas cette ville et tendit la main vers son porte-carte. Il lui fallut plusieurs minutes pour trouver le nom. Il cherchait trop loin à l'est ! Avec ce lâcher de parachutiste les Chinois s'emparaient d'une ville loin en arrière des lignes européennes, plus de 300 kms à vol d'oiseau de la frontière ! Antoine comprit sans difficulté la signification de ce raid. Les Chinois prenaient possession d'un point clé de leur avance, avant que les divisions européennes ne l'aient consolidé. Ainsi le gros de leurs troupes pouvait avancer sans peine à travers un pays où cela allait être la pagaille. Il suffisait que les parachutistes tiennent la ville et le gros de leur armée y arriverait vite et sans perte. A ce compte là, la conquête du Kazakhstan serait infiniment plus rapide que personne ne l'avait jamais imaginé.
Le chancelier Xian Lo Chu avait annoncé à la radio, il y avait déjà plusieurs jours, que ce serait une guerre éclair…
L'association des blindés et des parachutistes parut effroyable à Antoine. Une stratégie totalement moderne à laquelle l'Armée de la Fédération opposait une guerre de tranchées tellement dépassée ! Bodescu, très préoccupé, lui avait dit, quelques jours auparavant, que les blindés européens étaient dramatiquement surclassés, sur le champ de bataille. La seule note encourageante, depuis le début des combats, concernait, apparemment, l'artillerie. Les canons chinois paraissaient moins puissants que leurs homologues européens, et d'une portée moins grande.
Mais pour en arriver à des duels au canon il fallait que des fronts soient stabilisés, or les armées chinoises étaient toujours en mouvement. Deux conceptions de la stratégie s'opposaient et l'une d'elle remontait au conflit précédent ! Est-ce que l'Europe saurait trouver un général en chef assez lucide pour faire remonter ses innombrables handicaps à l'Armée Européenne ? Antoine avait de plus en plus peur que tout ne soit déjà perdu et il balançait entre l'effondrement moral et la colère.
Il renonça à appeler le Capitaine, par radio, pour lui annoncer ce qu'il venait d'entendre. Il se redressa, dans le HT et regarda longuement le convoi où les camions, les siens comme les autres, roulaient de façon désordonnée, laissant des espaces irréguliers entre eux.
Il empoigna sa radio et, d'une voix rageuse, adressa un court message à tous ses chefs de véhicules leur ordonnant de rouler à 60 mètres les uns des autres sous peine de se faire botter le cul individuellement !
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