Chapitre 9
La fin de l'automne "1945"

Il était tard, la nuit était tombée. Conrad Adenauer, le Président Allemand, venu spécialement de Berlin, était à peine sorti du Bureau Français et Meerxel se félicitait une fois de plus de l'avoir mis particulièrement à contribution. Le calme, l'apparente tranquillité, le talent d'organisateur, de fédérateur, d'Adenauer avait fait des miracles en Europe de l'Ouest. Celui-ci avait su mobiliser les énergies des industriels allemands et, surtout, provoquer des accords entre eux et leurs collègues européens afin d'augmenter les cadences de sorties de matériels dans les usines d'Allemagne mais aussi de Hongrie ou d'Italie. Chaque République était très jalouse de son indépendance, Adenauer avait su installer un climat de confiance, de collaboration avec les peuples européens de l'ouest et de Centre-europe. Il avait ces qualités germaniques de sérieux, d'obstination, de lucidité, mais aussi d'imagination. C'était un chef, un coordinateur qui avait le don de savoir s'entourer et le sens du contact. Conrad venait de lui faire le point de l'armement qui allait pouvoir entrer en production prochainement. La machine se mettait en marche et, surtout, Adenauer avait stimulé ses industriels au point que l'Allemagne était, des Républiques Européennes, celle qui s'agitait le plus, qui avait lancé le plus de projets.

Devant une fenêtre du Bureau Français, Meerxel réfléchissait en regardant la pluie tomber derrière les vitres. Depuis plusieurs jours il pleuvait sans discontinuer sur Kiev. Une porte du bureau s'ouvrit sur Boulov qui dit :

- Monsieur le Président, Madame Stavrou est partie. Le personnel de nuit est en train de s'installer seulement maintenant et le Général van Damen vient d'arriver. Il demande à vous voir d'urgence.

Bien des choses avaient changé, au Palais de l'Europe. A commencer par le nombre de gens qui y travaillaient. Les couloirs, auparavant peu fréquentés ; enfin assez peu ; étaient maintenant arpentés par du personnel, la plupart du temps en uniformes, les femmes comme les hommes. Iakhio et Nyrup avaient recruté à tour de bras pendant qu'ils dirigeaient l'aménagement d'ensembles de bureaux et de salles de réunion désormais bourdonnantes, installées au "troisième et troisième étage bis", le bis comme on commençait à dire simplement ! Au Palais les étages étaient très hauts, comme dans les vieux bâtiments du siècle précédent et ils avaient eu l'idée de faire un demi-étage, aux plafonds de deux mètres vingt ! Une odeur de peinture régnait dans tout le bâtiment. Et des coups sourds provenaient des sous-sols. Un Régiment du génie de la Garde s'étaient installé dans les jardins, le long du Dniepr, et procédait à des installations, des agrandissements dans les immenses fondations du Palais, des salles de réunion, encore, des bureaux aux destinations confidentielles, des salles d'appareillage radio, des salles techniques, et aménageait un garage aux dimensions énormes, et même des tunnels qui aboutissaient le long du grand boulevard longeant le fleuve. Le Capitaine Biznork avait maintenant des bureaux et s'était fait affecter du personnel. Pour des raisons de sécurité et de confidentialité le personnel ancien du Palais avait, dans la mesure du possible, été "militarisé" et affecté sur place.

A la réflexion Edouard Meerxel avait demandé un changement, dans le bureau Français. Un certain nombre des Présidents qui s'étaient succédé au Palais, avaient laissé un objet ou un autre et, pour qui savait regarder, la pièce était imprégnée de leur passage. Il y avait, par exemple, le petit tabouret rouge sur lequel Clemenceau avait coutume de reposer ses jambes quand il travaillait dans un fauteuil, des dossiers éparpillés sur des tables basses, pendant la Première Guerre. Il souffrait d'une mauvaise circulation du sang. C'était d'ailleurs le mal qui l'avait amené à ne pas demander un nouveau mandat et qui l'avait emporté, plus tard. Il y avait aussi le pot à thé, muni d'un couvercle, du Président van Prosten, un magnifique tableau de Rembrandt, installé par Pintola, qui reflétait bien le caractère austère de ce dernier. Meerxel avait donc fait installer sur tous les murs d'immenses bibliothèques, au bois clair ; de jolies étagères, plutôt, avec des niches pour rompre la monotonie et laisser la place à des objets ; assez peu profondes pour qu'il ne y entre qu'un seul ouvrage et que tous soient visibles. Il y avait fait disposer toutes les œuvres des philosophes, Grecs, Romains, Allemands, Français, Italiens, etc, dans des traductions françaises. Tous les philosophes européens. Pas tous anciens, loin de là. Il y avait aussi des auteurs politiques modernes dont la qualité des écrits justifiait la présence ici. Mais aussi des livres plus spécifiques comme le traité de Von Clausewitz et les Mémoires d'un certain nombre d'anciens Présidents ou d'hommes politiques de premier plan. Tous n'étaient pas ses ouvrages préférés mais il les considérait comme des références, auxquelles il voulait avoir accès. Depuis qu'il était entré en politique il avait énormément lu, même s'il ne se considérait pas comme un érudit. En tout cas cela donnait une autre allure à la pièce. Pas sombre, d'ailleurs car les reliures, de cuir, étaient de couleurs claires. Et pas toutes de la même teinte ce qui supprimait à la pièce son petit côté trop léché, un aspect "décoration". Le Président considérait qu'il s'agissait avant tout d'un bureau, d'une pièce destinée au travail, pas uniquement à la représentation.

Meerxel n'avait pas posé de questions à ses amis, il avait délégué ses pouvoirs et leur faisait confiance. C'est au détour d'une réflexion qu'il apprenait, de Lagorski, la création d'une nouvelle unité de travail. Les deux hommes semblaient avoir la même idée sur leurs fonctions respectives, se voyaient apparemment souvent et puisaient largement dans les rangs de l'armée pour trouver les nouveaux collaborateurs qu'ils recherchaient. Mais pas seulement dans l'armée. Edouard croisait souvent des civils. Hors d'âge ou visiblement refoulés par l'armée pour une raison quelconque, une vue déficiente par exemple. C'est fou ce qu'il y avait comme gens portant de grosses lunettes au Palais de l'Europe…

Lagorski s'était mis au travail avec un dynamisme étonnant. Comme si l'incident avec Valiu l'avait dopé. Il disait qu'il se constituait une armée de collaborateurs, il les appelait les "hommes de la Présidence". Il avait exposé son projet l'après-midi même de sa prise de fonction, après la conférence de Presse. Il avait expliqué que l'information était primordiale pour diriger, que le gouvernement précédent, au-delà de son incapacité, n'avait pas été assez informé de ce qui se passait vraiment dans le pays. Qu'il voulait pouvoir mandater des envoyés spéciaux n'importe où, dans une Brigade, au front, dans une usine, une administration, une Région, des hôpitaux, pour accomplir une mission d'information particulière et être certain de leur source, de la véracité de ce qu'ils rapporteraient. Des galons de Lieutenant et de Capitaine avaient soudain fleuri, au Palais. Il avait choisi beaucoup d'hommes et de femmes, assez jeunes, finalement. C'est ainsi que Meerxel avait rencontré ses premières femmes-Capitaines ! Iakhio avait aussi un "adjoint opérationnel", comme il disait, qui portait l'ancien titre de Chef de Cabinet. Un type assez jeune qu'il avait prélevé au Ministère de l'Enseignement, mobilisé sur place.

Le Vice-Président, lui, avait recruté dans les administrations. On aurait dit que ses collaborateurs avaient le mot "haut-fonctionnaire" écrit sur le front ! Mais ils partageaient la jeunesse avec ceux du Directeur de cabinet. Il se produisait un fantastique rajeunissement des cadres à la Présidence. C'est Nyrup qui avait remplacé le personnel civil du Palais en procédant à des mutations. Désormais, les cuisiniers, les valets de chambres, les chauffeurs, les huissiers ; à part Boulov, inamovible par son dévouement à Meerxel ; étaient des militaires, caporaux ou plus gradés encore. Tous en uniforme impeccable. Souvent même des Sergents-Majors, de la Garde, en tenue de couleur gris souris, des Chasseurs en bleu ciel et des Légionnaires en vert sombre. Les couleurs avaient envahi le Palais de l'Europe. Un roulement permettait d'avoir presque le même nombre de personnels dans le Palais, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Quant au service de Sécurité, il était omniprésent. Dans chaque couloir, à chaque croisement, se tenait un sous-officier, devant une table et un caporal de faction, en arme non approvisionnée, et en grand uniforme, avec le béret de la même couleur ; des bérets imposés, assez heureusement, d'ailleurs, par Wodski, pour remplacer les casquettes, ou les képis vieillots, à part les légionnaires toujours en képi blanc. Et le Président s'était rendu compte que tout cela avait un effet sur les visiteurs. On sentait combien la guerre était présente, au Palais de l'Europe, et ça mettait les choses en place. Que des industriels viennent pour une conférence et ils comprenaient immédiatement quel était l'ordre des priorités. Il y avait la guerre, et puis tout le reste. Loin derrière. Psychologiquement l'effet était positif. Même les secrétaires étaient en uniforme, désormais ! Seule Mme Stavrou avait refusé de porter sa tenue de Sous-Lieutenant, nommée d'office à ce grade étant donné ses fonctions… Meerxel s'était décidé à la garder, il lui faisait maintenant confiance.

Pour les visiteurs un autre changement était plus subtil. C'était l'apparition d'hommes, grands et bien bâtis, discrets, habillés en civil, systématiquement dans l'entourage du Président, dès qu'il sortait de son bureau. Il s'agissait de ce que Pilnussen appelait la Sécurité Rapprochée du Président. Il s'agissait d'hommes venant de la police et de l'Armée de métier, dont la vie avait été épluchée avec un soin incroyable. On leur avait demandé des comptes sur leurs déplacements passés, leurs voyages à l'étranger, leurs amis, leur mode de vie… Tous s'étaient portés volontaires à partir des critères exigés : mémoire photographiques, sens de l'observation et possédant une vue sélective, habileté au tir et aptitude au combat à mains nues !

Meerxel prétendait qu'il pouvait les reconnaître à leurs yeux cernés et leurs traits tirés ! Ils n'étaient pas beaucoup à avoir réussi tous les tests, et faisaient de nombreuses heures de service. On en recherchait toujours de nouveaux pour permettre, enfin, des tours de garde plus normaux.

Les appartements du Président avaient été terminés et Meerxel disposait d'un ascenseur privé pour y accéder depuis l'antichambre du Bureau Français. Désormais tard le soir ou tôt le matin il travaillait dans le bureau privé de son appartement. Ce n'était pas une grande pièce, au regard des autres, mais il l'aimait bien. Les murs étaient couverts de soie brute d'un vert exceptionnellement tendre qui donnait une lumière claire à l'atmosphère de la pièce, et le plancher était composé d'une sorte de marqueterie de carrés de bois de cinq centimètres de côté, les uns clair, les autres foncé comme de l'ébène, composant un damier. Au point qu'on se demandait un instant s'il ne s'agissait pas plutôt d'un carrelage. Au besoin il recevait chez lui ses proches collaborateurs et souvent Nyrup et Iakhio restaient dîner avec lui c'était, pour eux, l'occasion de se tenir tous au courant.

En réalité beaucoup de choses étaient en train de changer depuis l'incident du Sénat. Colombiani, mortifié par l'affaire de la motion de défiance avait mangé du lion. Il lançait ses réorganisations comme des campagnes militaires, ne tolérait aucun retard. Son premier discours radiodiffusé, musclé, avait reçu un accueil carrément enthousiaste de la population qui y voyait un véritable écho des paroles du Président. Au Sénat, où des bruits avaient inévitablement circulé, les représentants des Républiques composant la Fédération se demandaient toujours par quel miracle le Président avait réussi à faire retirer la motion, et lui montraient une certaine admiration pour son habileté politique. Darsay avait prétendu que son état de santé ne lui permettait plus d'exercer son mandat et son remplaçant élu, tout heureux, avait débarqué à Kiev. Valiu avait démissionné de son poste à la Direction du parti Radical, mais conservé son mandat de Sénateur. En revanche il montrait un profil bas qui surprenait tout le monde. Mais il en allait de même pour les leaders Républicains ! En vérité c'étaient les représentants des petits partis qui donnaient l'impression de régner sur l'assemblée, alors qu'ils représentaient le quart de celle-ci !

- Et comment se fait-il que vous même soyez encore ici, si tard, Monsieur Boulov ?

L'huissier sourit largement comme il avait pris l'habitude de le faire depuis qu'il portait un râtelier de dents dignes d'une vedette de cinéma ! Ses collègues l'avaient si souvent charrié, en disant, qu'en apparaissant aux côté du Président, sur les photos publiées dans la presse, il représentait un peu l'Europe, qu'il souriait à tout bout de champ…

- Vous n'avez pas encore dîné, Monsieur le Président, je vous servirai une collation dans votre salle à manger privée quand vous la demanderez.

Meerxel sourit.

- Il y a du personnel militaire pour cela, à cette heure-ci, Monsieur Boulov. Vous en faites trop, je suis gêné. Vous savez, je ne vous l'ai jamais dit, depuis des mois, mais vous êtes un homme précieux, pour moi. Bien, puisque vous êtes là, faites entrer le Général, voulez-vous. Et rentrez chez vous, s'il vous plait. Demandez au service concerné à ce qu'une voiture de la Présidence vous reconduise… Et ceci est un ordre, Monsieur Boulov.

Van Damen pénétra à grands pas énergiques tout en saluant. Il avait l'air assez excité. Il était toujours Chef de l'Etat-Major Général par intérim. Meerxel avait eu d'autres préoccupations et Van Damen semblait pas mal se débrouiller pour que le Président repousse de semaine en semaine la recherche d'un autre officier plus qualifié à ce poste. Il avait d'ailleurs changé depuis cinq mois, le général. Il s'extériorisait davantage. Chez lui aussi des cernes soulignaient ses yeux, son visage s'était creusé, mais son expression était, paradoxalement, plus dynamique. Meerxel se leva et lui montra des fauteuils confortables, sur le côté. Les deux hommes s'y installèrent.

- Pardon de vous déranger si tard, Monsieur le Président.

- Vous avez certainement une bonne raison pour quitter votre bureau. On m'a dit que vous y dormiez, parfois ?

Van Damen fut surpris dans son élan et acquiesça de la tête.

- Alors souvenez-vous que nous sommes d'accord : cette guerre va être longue. Faites-en sorte de durer, vous-même, autant qu'elle ! Assurez-vous un repos normal sinon vous prendrez de mauvaises décisions et cela coûtera cher au pays. Nous sommes toujours d'accord ?

- Vu sous cet angle, oui Monsieur.

- Je veux que vous nommiez un médecin militaire auprès de vous et qu'il me fasse, chaque semaine, un bilan de votre état de santé. Je viens de prendre la même décision en ce qui me concerne. Vous le voyez il n'y a pas de favoritisme !

- Et à qui seront adressés vos bulletins de santé, Monsieur ? demanda Van Damen avec un petit sourire. Ce n'était pas de l'impertinence mais une bonne logique qui amusa Meerxel.

- Ils iront aux archives de la Présidence, répondit-il en souriant. Maintenant que nous avons bien papoté dites-moi ce qui se passe.

- Je suis toujours stupéfait de la part que tient le hasard dans la vie des hommes, commença le militaire. Lisez-vous les articles qui paraissent dans Kiev-Matin, Monsieur ? En particulier ceux qui sont signés "Vieux Gaulois"?

A 04:00, chaque matin, les journaux de Kiev étaient apportés au Palais où Meerxel lisait les titres en se levant et parfois les articles qui l'intéressaient. Plus tard, dans la matinée, les principaux quotidiens des Républiques arrivaient, par avions militaires. Le Président voulait se rendre compte, d'un coup d'œil, de ce qui se passait dans la Fédération, même si son service de presse, bien étoffé, lui aussi, par Lagorski, lui faisait une revue de presse complète dès 11.00.

Cette fois Meerxel était surpris et il se pencha en avant.

- Je lis parfois cette rubrique du Vieux Gaulois. Qui m'amuse assez souvent, d'ailleurs, j'aime bien le ton de son auteur. Je les considère comme un baromètre de nos fronts.

- Nous avons installé un service pour contrôler ce qui paraît dans la presse, afin d'éviter la publication d'informations malvenues.

- Une censure assez douce, je suis au courant, mais une censure quand même.

- En quelque sorte, je le reconnais, mais très souple, je sais que vous n'y êtes guère favorable. Nous avons un officier dans chaque organe de presse important. Pour le Vieux Gaulois nous avons pensé qu'il n'y avait rien de méchant, encore moins de dangereux, dans ce qu'il écrivait.

- Je dirai même que ces articles, qui font vivre, souvent avec humour, nos soldats, sur le front, ont quelque chose de sain, pour la population, vous ne trouvez pas ? Même ses critiques ne sont pas acerbes et souvent positives. Il a beaucoup de bon sens, ce Vieux Gaulois, et il remarque des choses souvent pertinentes.

- C'est ce que j'ai pensé aussi. Néanmoins, pour le principe, j'ai demandé à ce qu'on découvre leur auteur puisqu'il est interdit à un militaire de publier des écrits sans l'autorisation de ses supérieurs. Et il s'agit forcément d'un militaire. Jusqu'ici l'enquête n'a pas abouti. Les articles parviennent à Kiev Matin par la poste civile et viennent de la région de Brjansk.

- Où voulez-vous en venir ?

- Le contenu du dernier article parvenu a fait tiquer l'officier en poste au journal. Pas grand chose, à première vue, néanmoins il en a retardé, momentanément, la parution, le temps de réfléchir. Mine de rien le Vieux Gaulois pose une question, dans un court dialogue entre deux soldats. J'ai encadré le paragraphe, voyez.

Il lui tendit une liasse de feuillets couverts d'une écriture nette, droite.

Meerxel commença la lecture au début de l'article. Il en arriva à la partie encadrée qu'il entreprit de lire à voix haute :

"Pourquoi ces maudits Chinois font tout le temps virer leurs sacrés Brigades de chars pendant leur avance ? Mon cousin Vladimir, qu'est sur le front sud, m'a envoyé une lettre. Il dit que c'est la même chose, là-bas. Nous on s'installe, on creuse comme des désespérés, une fois de plus, et voilà qu'ils s'arrêtent devant nos lignes et que leurs blindés filent vers le nord, ou le sud, ou j'sais pas où. Et on attend des jours, deux semaines des fois avant qu'ils attaquent de nouveau. Et on est là à rien faire. Y nous font lanterner exprès ou quoi ? Pourquoi pas avant, hein ? Ces salopards cherchent leur chemin ? Qu'est-ce qui peut les intéresser comme ça, Vieux Gaulois ? C'est la troisième fois qu'y nous font l'coup, au Kazakhstan".

Meerxel fixa Van Damen.

- L'Officier en poste à Kiev Matin n'avait pas de cartes d'Etat-Major précises. Il a donc adressé la lettre à l'Etat-Major où elle est tombée, par hasard encore, entre les mains d'un jeune Officier qui avait été lui même intrigué par ces divergences, sans en trouver d'explication. Il a réfléchi au sujet du paragraphe que lui indiquait son collègue de Kiev Matin. Il faut savoir que ce genre d'incident s'est déjà produit, une série de hasards qui nous fait découvrir quelque chose. Notamment pendant la Première Guerre, je m'en souviens. Nous découvrons, par hasard ce qui se passe devant notre nez.

- Qu'a trouvé votre Officier, Général ?

- Une bonne et une mauvaise chose, Monsieur. Il a prolongé l'axe de ces divergences chinoises ; assez peu étoffée, d'ailleurs ; sur nos cartes sans rien trouver. Puis il a fait la même chose avec une carte civile. Et là il a tout découvert. Il s'interrompit un instant puis laissa tomber :

- Après ce que nous appellerons une divergence, selon ce que j'ai constaté, les colonnes prennent un cap moyen qui, après souvent plusieurs centaines de kilomètres à travers des territoires sans intérêt stratégique mène à des complexes pétroliers ! Loin, certes, mais incontestablement dans cette direction. C'est le point commun à chacune d'entre elles, sans exception, c'est pourquoi je n'ai aucune hésitation en ce qui concerne le but réel de ces divergences, j'en ai la conviction absolue. Aucune de ces colonnes n'est encore arrivée à destination, elles suivent une route irrégulière, comme si elles ne voulaient pas attirer l'attention sur elles, c'est la raison pour laquelle nous n'avions pas encore été alertés.

Meerxel ne le quittait pas des yeux. Il finit par dire

- Il y a autre chose, n'est-ce pas, plus important ?

- Oui. La question que semble se poser, en passant, ce "Vieux Gaulois", et ses prolongements, à son insu, d'ailleurs, nous ont fait faire, aujourd'hui, un énorme bond en avant, Monsieur. Nous en savons beaucoup plus, ce soir, sur la stratégie des Chinois… En réalité nous la connaissons véritablement, maintenant !

Le Président resta d'abord silencieux, frottant longuement ses yeux avec ses paumes puis s'installa mieux dans son fauteuil.

- Expliquez-vous, Van Damen.

- Nous avions la certitude, moi le premier je le reconnais, que les Chinois voulaient en finir très vite. D'autant qu'ils en avaient les moyens. Que leur seul but était de foncer en avant, sans se poser de question. En réalité leurs plans, la stratégie de cette guerre, est beaucoup plus complexe… Ce Vieux Gaulois ne s'est, apparemment, posé qu'une question simple : pourquoi les Chinois font-ils diverger des colonnes, somme toute puissantes ; en raison de leur composition ; mais pas colossales ? Mais cette seule question nous a servi de détonateur. A propos de ce Vieux Gaulois, il s'agit, j'en ai la conviction d'un mobilisé, un homme qui raisonne bien. C'est tout. Un intellectuel, cultivé en tout cas, pas déformé par des mots comme "axe de marche, mouvements tournants, tenaille etc". Je pense qu'il occupe un poste où il a accès à des informations plus précises qu'un civil, mais pas tellement plus. En tout cas pas confidentielles. Un officier, certainement, journaliste très probablement. Un homme qui raisonne bien je vous l'ai dit. La question, et sa réponse, nous crevaient les yeux et l'un de nos officier d'Etat-Major aurait tout découvert, tôt ou tard, mais peut être bien trop tard, justement, ce Vieux Gaulois a eu le mérite, indirectement, de nous faire réfléchir plus tôt. Et la chance a voulu que l'Officier recevant la lettre, à l'Etat-Major, avait déjà été intrigué par le même fait. Ce concours de circonstances, en tout cas, nous a fait gagner ainsi un temps précieux.

- Venez-en au fait, Van Damen.

L'excitation du militaire lui faisait mélanger les priorités.

- Il me paraît donc certain que le but de ces colonnes est bien d'atteindre les régions pétrolières, plus ou moins développées, ou même carrément primaires. C'est ce détail qui est important. Qui est révélateur. Et, pour nous, savoir cela change complètement l'allure de cette guerre. Si les Chinois acceptent de se retarder ainsi c'est qu'ils ont une raison sérieuse, primordiale, en fait. Ils ont besoin, leurs plans leur imposent, d'avoir accès à des centres de production de pétrole, quel qu'en soit l'état, car c'est le cas de beaucoup de ces sites, je vous le confirme. Nous y avons trouvé du pétrole, dans le passé, mais nous ne les avons pas, ou peu, mis en exploitation, très loin de là ! Autrement dit ce sont, soit de futurs puits, soit de futurs Centres, qui attendent la construction d'une petite raffinerie, ou d'un pipeline ! Cela signifie que les Chinois veulent tenir, en priorité, les régions productrices de pétrole ! Cela même au dépend d'une avance plus rapide. Pourquoi ? Parce que nous nous sommes trompés sur leur stratégie. Ils savent qu'au fur et à mesure où ils se rapprocheront de Kiev, nos troupes seront de plus en plus nombreuses et se battront de plus en plus férocement, que leur avance tombera, se ralentira forcément. Bref que leur victoire n'est certainement pas aussi proche que cela. Qu'elle passera peut être par une longue période, devant Kiev, par exemple. Or, c'est ce que je viens de réaliser, cette guerre-ci, avec la grande quantité de véhicules à moteurs, est très grosse consommatrice de pétrole, autrement dit d'essence. C'est une incidence que nous n'avions pas assez mesurée, évaluée, la grande différence avec la Première Guerre. Les Chinois savent que les distances vont être de plus en plus longues, depuis leurs propres centres de production, que leurs réserves de l'avant ne sont pas inépuisables et ils manquent peut être de moyens de stockage, à l'avant justement. Ils veulent donc s'emparer de nos installations, les mettre en production pour continuer la guerre. Sur notre dos, en quelque sorte. Utiliser nos propres richesses pour nous vaincre ! Sans avoir à compter sur des ravitaillements qui mettront des semaines à leur parvenir. Peut être ont-ils envisagé la possibilité que l'Europe ne s'effondre pas avec la prise de Kiev, qu'il leur faille poursuivre vers l'ouest, à travers l'Europe Centrale, peut être jusqu'à Paris, ce qui représente une toute autre guerre ! Et, surtout, ils ne veulent pas nous donner l'éveil. Ils ne veulent pas que nous détruisions ces gisements… Mais la grande nouvelle est la conséquence directe du raisonnement. Il m'apparaît qu'ils ont prévu une longue guerre, ils ne se sont pas préparés, comme ils le laissent penser, à une victoire éclair. Cela change tout pour nous, parce que nos plans reposaient sur cette analyse. Nous poussions l'entraînement de nos troupes dans ce but alors que nous avons maintenant le temps de le perfectionner. Rendre nos divisions plus efficaces, plus affûtées physiquement, plus aguerries.

Le Président se repoussa en arrière dans son fauteuil en faisant une petite grimace et passa ses deux mains devant son visage qu'il frotta énergiquement. Il se sentait fatigué. Depuis son élection ses traits s'étaient accusés et il avait maigri. Il était encore plus mince, désormais. Il travaillait trop, le savait, tout comme il savait qu'il n'y avait pas d'autres solutions. Il avait beaucoup délégué et ne pouvait le faire davantage. Il fallait qu'il s'arrange pour tenir le coup. Nyrup Pilnussen semblait beaucoup plus mal en point que lui. Seul Iakhio tenait bon.

- Prenons les choses par le début, dit-il. Comment précisément ces hommes ont-ils trouvé, Général ?

- En changeant de cartes, comme je vous l'ai dit, Monsieur. Les cartes d'Etat-Major, sur lesquelles nous travaillons systématiquement sont très précises, mais ne mentionnent jamais, à l'inverse des cartes civiles, les informations d'ordres économiques ! C'est en consultant celles-ci, que l'Officier de Kiev Matin a eu la puce à l'oreille et que, de recoupements en recoupements, nous avons finalement compris. Si bien que, pour moi, cela ne fait aucun doute, le Vieux Gaulois est un civil qui a emporté une carte civile dans son paquetage. C'est ainsi qu'il a remarqué, purement par hasard, la coïncidence. Ou alors le hasard est encore plus grand : il n'avait rien remarqué et c'est l'officier de Kiev Matin ou mon officier d'Etat-Major qui a fait le rapprochement. Vous vouliez gagner du temps, Monsieur ? En voilà le moyen !

Cette fois Meerxel le regarda plus fixement.

- Comment ?

- Je réendosse mon rôle de stratège, à partir de ce que nous connaissons maintenant, ce que cherchent les Chinois : s'emparer de nos gisements et les mettre en production. Cela nous fournit donc une information vitale : contrairement à ce que nous croyions et à ce qu'ils nous poussaient habilement à croire… ils ont prévu une longue guerre ! Sinon pourquoi se préoccuper de leur ravitaillement en carburant ? Nous, nous espérions qu'elle serait longue, parce que cela signifierait que nous les aurions stoppés puis repoussés. Mais nous étions persuadés qu'eux comptaient sur une victoire rapide. Ce n'est pas cela du tout et cela change la psychologie, la stratégie, la façon de faire cette guerre !

Il s'interrompit et sortit machinalement un paquet de cigarettes de sa poche de vareuse avant de réaliser où il se trouvait. D'un geste Meerxel lui fit signe qu'il pouvait fumer et tendit le bras pour en prendre une également.

- … J'ai revu la chronologie des opérations, depuis le premier jour, reprit Van Damen. Je me rends compte, maintenant, que leur avance pourrait être encore plus rapide, Monsieur. Je pensais que nos troupes se battaient bien, ce n'est pas seulement ça ! Les Chinois nous leurrent en nous le faisant croire. Ils paraissent regrouper leurs forces alors qu'ils laissent partir une Brigade blindée ! La réalité est qu'ils marquent volontairement un temps d'arrêt quand leurs unités de blindés divergent, pour laisser le temps à celles ci de s'enfoncer assez loin, de se faire oublier derrière une pseudo tentative d'occupation des territoires. Ceci vise essentiellement le Kazakhstan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan. Ils n'envoient pas n'importe quelle troupe, mais des chars, qui peuvent faire le trou n'importe où, étant donné ce que nous pouvons leur opposer, à l'heure actuelle ! Le corps principal ne reprend pas son avance avant d'être certain que les Brigades divergentes n'auront pas d'adversaires sérieux devant elles, et aussi avant d'avoir reçu de nouvelles unités de chars en remplacement. Voilà pourquoi elles marquent le pas. En réalité leurs armées nous surclassent encore plus qu'elles ne l'ont montré jusqu'ici ! Avec le matériel dont elles disposent, ces avions JU 87 et Zéros, qui tiennent le ciel, ces nouveaux chars Leopards si puissants et rapides, leurs armées devraient être à plus de 500 km devant leurs positions actuelles ! Et nous avons crû que c'était à cause de nous, grâce au sacrifice de nos hommes… La situation est, moralement, pire, sachant ceci. C'est ce que j'appelais la mauvaise nouvelle. Nous ne faisons pas le poids, actuellement. Nous devrons forger une nouvelle armée beaucoup plus puissante, plus mobile, se battant mieux encore, plus économe de vies, pour vaincre la Chine, Monsieur. Voici la bonne nouvelle : ce soir, tout a changé. Nous pouvons maintenant deviner leurs intentions réelles et anticiper leurs manœuvres, la destination de leurs divergences, les anciennes et les futures. Ils ont un point faible et nous l'avons découvert. Nous avons perçu le mécanisme, le principe stratégique de leur guerre, leur but.

- Dites m'en plus quand même, je ne suis pas un stratège comme vous sourit Meerxel.

- Pardon, Monsieur, je me rends compte que je suis très énervé !… Les Chinois ont compris depuis longtemps que les territoires qu'ils veulent conquérir sont trop vastes pour une campagne éclair, même avec leurs divisions blindées, ils ont conçu depuis des mois, peut être des années, la stratégie d'ensemble de la guerre et savent, à chaque étape, ce que seront les suivantes. C'est dans leur mentalité, j'aurais bien dû m'en souvenir. Voilà pourquoi ce malade de Xian Lo Chu a pu annoncer il y a des mois, comment il partagerait l'Europe… Parce que toutes leurs manœuvres ont été prévues, planifiées dans le détail. Y compris nos réactions à nous. A la guerre, comme aux échecs, il faut anticiper les coups de l'adversaire, le forcer à se borner à parer vos actions offensives et, soi, garder l'initiative avant tout. Ils nous connaissent bien, leur campagne le montre, nous avons toujours fait ce qu'ils avaient prévu ! Ils ont anticipé. C'est très Chinois, cette longue préparation…

- Il y a quelque chose qui me gêne dans votre interprétation, fit Meerxel en renversant la tête en arrière pour réfléchir. Le pourquoi de ce besoin de pétrole ? Ils en ont, pas beaucoup, certes, mais ils en ont.

Protégeant d'une main la cendre de sa cigarette qui menaçait de tomber, Van Damen se leva sans façon pour aller chercher un cendrier et le posa sur une table, près de lui, avant de reprendre :

- Pardon, je suis pris par mon sujet et je vais trop vite… J'ai fait faire une étude sur cette guerre, comparée à la précédente. Sur les besoins d'une armée en campagne, selon ses caractéristiques. La première conclusion m'a stupéfié. Nous savions que l'Armée Chinoise était rapide mais nous n'avions pas étudié comment elle s'y prend. Nous expliquions tout par la vitesse de leurs blindés. C'était très incomplet. En réalité leur Armée entière est motorisée. Leur divisions de chars consomment énormément d'essence, mais leur infanterie est transportée par camion, les énormes quantités de munitions dont ils ont besoin, sont également transportées par camion et non chemins de fer, trop exposés à des bombardements, leurs canons sont tirés par des camions, les vivres sont amenées par camion. Le nombre de véhicules est stupéfiant. Nous avions découvert l'élément stratégique du véhicule dans un conflit moderne pendant la Première Guerre, malgré les premiers chars. Ils ont repris le principe à leur compte et l'ont développé à un point que nous ne soupçonnions pas. Tenez ils ont même des motos side-cars pour guider le bon cheminement de leurs convois de camions, pour leur faire prendre le meilleur chemin ! Une sorte de circulation routière. C'est pour cela qu'ils ont développé une aviation aussi importante : pour tenir le ciel. Tout est lié. Parce que les pistes, les routes, les chemins, derrière leurs lignes, sont encombrées de véhicules à moteurs ! Ces convois vont, à ce propos, constituer des cibles pour nos groupes lourds de bombardement ! Tous ces véhicules consomment des quantités colossales de carburant…

Pour l'instant les Chinois puisent dans des réserves qu'ils avaient dû mettre un long délai à amener près de leurs frontières. Mais ces réserves épuisées il va leur falloir les reconstituer, sans un trou dans le ravitaillement, il va leur falloir de nouvelles sources de carburant. Nos techniciens du pétrole me disent qu'à partir d'un puits il est possible de construire, rapidement, une petite installation de fortune qui raffinera du pétrole assez vite. Or, chez nous, tout a été paralysé, avant la guerre, par l'immense gisement de Ploesti, en Roumanie, qui est, cela dit au passage, hors de portée de leurs avions et de leurs navires qui devraient auparavant entrer en Méditerranée. Nos compagnies pétrolières ont fait des recherches, des forages dans beaucoup de Républiques de l'est. Seulement aucun ne permettait une extraction aussi bon marché, aucun n'était aussi bien situé, aussi central qu'à Ploesti. Si bien qu'elles se sont borné à répertorier les zones, faire des forages estimatifs… pour plus tard ! Ces puits étaient moins rentables, comprenez-vous ? Nos pétroliers n'ont pas cherché plus loin. Les bénéfices avant tout ! Mais pour les Chinois, en ce moment, la rentabilité importe peu. Ce qui importe c'est qu'ils puissent trouver du pétrole, le long de leur avance, qu'ils aménagent des petites installations pour le raffiner, artisanalement au besoin, de manière à alimenter le gouffre que représentent leurs véhicules.

Nous mêmes n'avons pas de problèmes d'approvisionnement en pétrole. Outre Ploesti, les puits de l'Oural et de Sibérie sont plus proches, pour les campagnes orientales quand elles débuteront. Au besoin, nous pouvons aussi importer davantage de pétrole Arabe par la Méditerranée ou la mer Noire, proches, et que nous tenons à l'abri de leurs sous-marins par les défenses du détroit de Gibraltar commandant l'ensemble. Mais les Chinois n'ont que nos puits à nous, il les leur faut ! Tout puits les intéresse, sauf ceux qui produisent du gaz, bien entendu.

- A votre avis, il vous paraît plausible, logique, d'envisager la construction de petites raffineries, dans le semi désert Kazak, par exemple. C'est tout de même énorme, une raffinerie, ce doit être long à construire ?

- Je n'avais pas d'avis, Monsieur. Mais nos pétroliers sont formels. Cela coûte cher, mais l'argent n'entre pas en ligne de compte pendant une guerre. Ils sortiront de l'essence, c'est sûr. D'une qualité moyenne, ou médiocre, mais les ingénieurs mécaniciens Chinois sauront s'en arranger.

- Et la construction de raffineries, même petites…

- Ce ne seront pas des raffineries au sens où nous l'entendons à Ploesti, Monsieur, mais des petits éléments, constamment améliorés, agrandis, au fil des mois. Un élément par puits, probablement. Et la somme de ces petites productions sera suffisante, même au début, pour faire progresser leurs chars, leurs camions. Ils garderont le bon carburant pour leurs avions. C'est leur stratégie, Monsieur, j'en suis maintenant convaincu. Meerxel ne répondit pas, se leva et, les mains dans le dos, commença à marcher lentement à travers le bureau.

- Pour la première fois, reprit Van Damen, sans que rien ne le révèle, et sans qu'il n'en ressorte de résultats apparents, nous pouvons, à leur insu, prendre l'initiative, Monsieur le Président, parce que nous avons deviné leur but ! Nous devons, maintenant, imaginer et mettre sur rails une nouvelle stratégie, parce que nous savons sur quoi pèsent leurs efforts et, surtout, parce qu'ils ignorent que nous l'avons découvert ! Tout est là, dans cette discrétion de notre part… Imaginez Monsieur, je raccourcis volontairement ma démonstration, que nous sabotions nos gisements en danger d'être capturés ; le premier le sera d'ici à une semaine, je pense. Ce sabotage survenant juste au dernier moment, avant de les abandonner. Mais imaginez que nous n'ayons pas de chance ; mauvaise disposition des explosifs, mauvaise qualité de ceux-ci ou des spécialistes amateurs, peu importe l'explication qui s'imposera à leur esprit ; mais nous les détruisons mal ! De telle manière que les puits soient réparables et non pas qu'il faille les reconstruire entièrement. Que vont faire les Chinois ? Il y a des réparations mais leur plan initial tient toujours. Ils vont immobiliser des troupes pour garder les lieux, pas des blindés, ce serait trop beau, mais de l'infanterie ; qui manquera néanmoins ailleurs ; amener du matériel de réparation depuis la Chine. Ce qui sera plus long que ce qu'ils ont prévu mais ça vaut toujours la peine. Ils feront venir des hommes, des spécialistes, de chez eux, pour diriger les travaux de réparation et de construction d'un élément de raffinage, avec nos ouvriers, probablement ; parce qu'ils auront besoin de main d'œuvre sur place ; afin de commencer la production le plus vite possible. Mais, imaginez encore, que nous ayons, des hommes dissimulés là sous de fausses identités d'ouvriers, capable de saboter, peu à peu, les réparations qui auront demandé, qui sait, plusieurs semaines d'efforts ? Alors cette unité de production ne sortira pas de pétrole avant plus longtemps encore ! Le carburant commencera à manquer, sur le front, ils devront puiser encore dans leurs réserves, en Chine, l'amener sur place. Bien sûr ils peuvent organiser un trafic depuis la Chine orientale et du sud, mais vous imaginez le nombre de camions, de chauffeurs, de citernes, de dépôts nécessaires à cela, et autant d'objectifs pour notre aviation ? Et ceci sur des milliers de kilomètres ? Une organisation colossale simplement pour remplir des réservoirs ; parallèlement à tous les vivres, les munitions, le matériel d'armement qu'ils devront acheminer depuis chez eux ; et ce toujours plus loin, dans l'hypothèse de la prise de Kiev ? Alors qu'ils ont prévu un autre système, une autre source d'approvisionnement ? Plus encore, imaginez qu'avant d'abandonner les puits, nous trouvions une bonne raison, logique, de défendre ces installations, que nous y amenions des troupes pour que leur chute en soit largement retardée. Nos unités devront abandonner, cela vous et moi le savons, mais au bout de combien de temps ? Le voilà, Monsieur, le temps dont nous avions tant besoin ! D'autant que nous pouvons aussi prévoir, dès aujourd'hui, un sabotage beaucoup plus réfléchi, plus complexe. Total. Avec un système de mise à feu qu'un homme seul pourrait effectuer, à retardement, des explosifs bien cachés, directement sur les puits déjà en place. Cela pour une destruction à longue échéance, lorsque le raffinage sera sur le point de commencer, ou même aura commencé ! Que nous ne mettrions en route que si les circonstances l'exigeaient. Une épée de Damoclès dont ils n'auraient pas conscience.

Meerxel l'interrompit d'un geste et ouvrit la double porte d'une armoire qui révéla une immense carte allant de l'Ukraine et la Russie, au nord, jusqu'aux côtes Chinoises et le détroit de Béring, devant les côtes de l'Alaska. Van Damen vint le rejoindre et poursuivit en pointant un doigt sur les cartes.

- Dans tout ceci, je pense essentiellement aux installations pétrolières, bien entendu. Mais le principe est valable ailleurs. Nous avons des centres métallurgiques en Sibérie, l'acier aussi sera une clé de cette guerre, mais de façon moins urgente. Nous pourrons y appliquer le même principe de sabotage à retardement, nos Corps-Francs sauraient le faire. Mais restons-en au pétrole, l'essence. Il leur faut impérativement nos puits du Kazakhstan, du Turkménistan, d'Ouzbékistan, de l'Oural, d'Azerbaïdjan, peut être. Je viens de demander, ce matin, toute une série de missions d'observations aériennes sur leurs axes de communication pour évaluer la densité de leur trafic par route, par piste ou par rail, en provenance de Chine, à l'heure actuelle, sans notre pétrole. Elles vont nous coûter cher en équipages mais elles sont vitales pour confirmer cette éventuelle nouvelle stratégie. Pour une guerre comme ils la font, aussi consommatrice d'essence, les Chinois sont dépendants des importations de pétrole ; leurs ressources sont trois fois inférieures à la seule Arabie Saoudite, et toutes leurs raffineries sont loin des frontières. C'est bien pourquoi ils ont besoin des américains à qui ils l'achètent très cher pour être livrés à Sittwe, en Birmanie ! Mais les Chinois n'ont pas seulement besoin de notre pétrole. Ce qui est valable pour le carburant l'est aussi pour nos régions agricoles, toujours pour éviter d'apporter tout cela à travers des milliers de kilomètres de pistes ou de routes, donc à consommer de l'essence ! Ils ont des millions de soldats à nourrir chaque jour…

Meerxel remuait lentement la tête. Puis il tendit la main vers un bouton, sur la table, qu'il pressa. Une porte latérale s'ouvrit presque immédiatement et un Sergent-Major de la Garde apparut, se mettant au garde-à-vous.

- Major, voulez-vous nous faire apporter quelque chose à manger, je vous prie, Monsieur Boulov avait fait préparer une collation pour moi mais je voudrais quelque chose de plus reconstituant, comme du caviar, du vin et de la vodka. Et pour deux, je vous prie. Vous ferez mettre simplement le plateau dans la pièce à côté. Et dites aussi à l'officier de garde que je veux des cartes d'Etat-Major précises de tous les fronts. Maintenant. Puis Meerxel se leva et se mit à arpenter le bureau en silence. Van Damen ne dit plus rien, laissant le Président réfléchir en paix. Les deux hommes se connaissaient bien, désormais, et savaient chacun comment l'autre fonctionnait. Il marchait toujours quand un Brigadier-chef entra, disant que la collation était servie, dans la "petite" salle à manger bleue. Il y en avait deux, à l'étage. La bleue se trouvait dans les appartements privés du Président, une autre beaucoup plus grande, où le jaune dominait, servait à des dîners plus importants et cérémonieux, même s'ils étaient privés. Les deux hommes s'installèrent et commencèrent à manger en poursuivant leur discussion.

- Il y a d'autres conséquences à tirer de ce que vous avez étudié, Général, fit Meerxel. Ils ont copié notre invention que sont les chars, il ne faut pas hésiter à copier la mécanisation de leur armée. L'élément vitesse est apparemment déterminant, aujourd'hui. Et notre guerre de position, nos tranchées, doivent leur paraître ridicules, d'une autre époque. Ils ont réinventé la guerre de mouvements. La guerre de la cavalerie, la guerre des Huns, d'Attila et des Régiments de cavalerie de l'Empereur. Cela conditionne les études que nous avons lancées, les matériels que nous concevons, que nous mettons au point, les quantités de ces matériels, en particulier. Nous avons peut être tout vu trop petit. Je voudrais que nous regardions cela. Peut être même faudrait-il laisser nos jeunes officiers d'Etat-Major imaginer ce que devrait être une armée très mobile, leur laisser la bride sur le cou pour imaginer quelle forme devrait prendre une armée de ce genre, de quel type de matériels, d'équipements elle aurait besoin, compte tenu de cette grande mobilité. Cela va des bidons d'essence à… je ne sais quoi.

***

Ils discutèrent longtemps avant que la fatigue ne tombât. Meerxel décida de faire une pause dans la discussion.

- Ce Rédacteur en chef de Kiev Matin, vous pensez qu'il se taira Général ? dit-il finalement. Il n'y a pas de copie de cet article ? Une fantastique opération de silence va devoir commencer. Rien ne doit filtrer de nos intentions.

- C'est l'officier en poste qui a ouvert l'enveloppe contenant l'article. Il a accès au courrier et l'a reconnue. C'est toujours le même genre, paraît-il.

- Bien, mais que cela ne vous empêche pas de rechercher ce Vieux Gaulois. Il y a beaucoup de non-dits dans son article, j'aimerais connaître l'auteur… Même ; c'est possible ; s'il n'avait pas imaginé ce que ces divergences recouvraient. Cet homme est intelligent, il m'intéresse… J'aimerais le connaître. Lorsque vous l'aurez trouvé, si vous le trouvez Van Damen, je souhaiterais lui parler.

Il réfléchit, la tête baissée, recouvrant machinalement une dernière tranche de pain d'une épaisse couche de caviar qu'il puisait dans un récipient sur un lit de glace. Puis il sembla se décider.

- Van Damen, nous sommes à un tournant de la guerre, donc je vais vous confirmer définitivement dans vos fonctions de Chef de l'Etat-Major général. Plus de "provisoire" pour l'homme qui va mettre sur pied l'opération la plus importante, dont va certainement dépendre l'issue du conflit. Plus de demi-mesures. Désormais nous fonçons. Etoffez vos Etats-Majors avec les officiers dont vous aurez besoin, ou qui vous conviendront. Faites-vous seconder par des gens compétents, n'hésitez pas à prendre beaucoup de jeunes officiers et pas forcément de métier. Autant qu'il vous le paraîtra nécessaire. Si vous n'êtes pas satisfait de l'un ou de l'autre, virez-le sans attendre. Foncez, et sachez garder le secret. Entendu ?

- Je suis à vos ordres, Monsieur. Effectivement je vais avoir besoin de beaucoup de monde, avec des compétences dans beaucoup de domaines. Je pense organiser un ensemble pour cela. Une grande partie des opérations proprement dites dépendra du Renseignement, division sabotages. Mais il me faudra des experts civils, également, pour imaginer la logistique, des nouveaux matériels en vue de déplacements rapides, des analystes travaillant dans la nouvelle optique de l'Etat-Major. Il s'agit d'imaginer entièrement une nouvelle Armée ! Et une très bonne couverture pour tous ces gens. J'y pense, peut être faudrait-il créer de toutes pièces un service, bien gardé, aux activités imaginaires, que nous déplacerions hors de Kiev. Il faut conserver impérativement le secret, c'est évident. Si les Chinois se doutent que nous avons compris ils feront l'impasse sur leurs réserves de carburant et fonceront en utilisant leurs ultimes réserves. Dans ce cas je ne sais pas combien de temps nous tiendrions. Ils pourraient être à Kiev au printemps. Et, j'y ai pensé en révisant mon opinion, la chute de la capitale aurait, à mon sens une importance terrible sur le moral de l'Armée.

- Autre chose, Van Damen. Vous n'avez pas encore eu l'occasion de travailler avec le Premier Ministre, n'est-ce pas ?

- Non Monsieur. Je le connais assez peu.

- Désormais vous travaillerez totalement avec lui pour ce qui est du quotidien, du déroulement des opérations. Faites-lui confiance, c'est un homme qui vous ressemble. Je lui raconterai votre découverte, notre séance de travail et lui exposerai le plan dont nous avons dressé les grandes lignes. Et, à l'avenir, vous lui rendrez compte normalement du suivi, comme pour toutes les opérations de guerre. Mais je veux être au courant de chaque problème, chaque progrès, y compris de l'état d'avancement des matériels nouveaux. Je vous remercie d'être venu à moi, mais si les plans sont les vôtres, la conduite de la guerre est de notre ressort à tous les deux, Monsieur Colombiani et moi. En principe je décide essentiellement des lignes maîtresses, même si je veux être tenu au courant des opérations. Maintenant je voudrais revoir un peu ce que vous disiez plus tôt des transports de troupes blindés.

***

Une heure plus tard l'officier de garde entra et prévint Meerxel qu'un appel téléphonique urgent attendait le général Van Damen. Le Président dit à celui-ci d'aller prendre la communication dans la pièce voisine où il serait tranquille. Quand l'officier revint Meerxel ne releva pas la tête mais lui dit de se réinstaller. Rien ne bougeant, dans la pièce, il leva les yeux. Van Damen était là, raide, le visage blême. Le Président se leva, fit le tour du bureau et prit l'officier par le bras.

- Venez, Général, asseyez-vous… une mauvaise nouvelle qui vous concerne personnellement ?

- Non, Monsieur… pour le pays. Une terrible nouvelle. Je…

Il respira longuement avant de poursuivre d'une voix lente :

- J'ai secoué nos services de renseignement. Un réseau très solidement implanté en Chine, en sommeil depuis longtemps après avoir été en danger pressant, a été réactivé récemment. Ses informations sont épouvantables. Et il semble qu'elles ont été recoupées ! Qu'elles soient bien authentiques.

- De quoi s'agit-il, Général ?

- Nous avions raison de nous préoccuper du problème des prisonniers, de nos prisonniers, qui mobilisent beaucoup de troupes ennemies et consomment une part de la nourriture amenée sur place initialement pour les soldats Chinois. Mais l'ennemi y a pensé avant nous. D'après notre réseau le Commandement Chinois avait prévu, dès avant la guerre, ce qu'il appelle d'un nom de code "la solution définitive". Il… il s'agit de les éliminer, Monsieur. D'éliminer nos prisonniers.

- Eliminer ?

- C'est ça, Monsieur, les tuer !

Meerxel répéta, mentalement, le mot comme s'il ne le comprenait pas, précisément.

- Mais enfin ce n'est pas possible, Van Damen…

Personne n'a jamais fait une chose pareille… Il doit y avoir une erreur quelque part, une mauvaise interprétation du Chinois, une mauvaise traduction, je ne sais pas ? Jamais, dans l'histoire de la civilisation humaine une armée n'a tué systématiquement des prisonniers, n'a été aussi barbare… Au-delà des difficultés matérielles à… Vous vous rendez-compte qu'il y aura des centaines de milliers de prisonniers… des millions même, avant la fin de cette guerre ?

En même temps qu'il prononçait cette phrase le Président comprit que c'était vrai ! Il s'était souvenu d'un discours d'une personnalité Chinoise, dont on lui avait donné le texte, peu après sa nomination. Le ministre de la propagande Chinois disait qu'il faudrait bien que les européens "laissent la place, d'une manière ou d'une autre".

C'était cela "l'autre". Voilà comment ils comptaient s'y prendre pour occuper la place !… Et, dans leur logique, ça tenait debout. Ca tenait sacrément debout !

Il se mit à marcher machinalement dans le bureau et son cerveau analysait avec une lucidité terrifiante ce que "signifiait", pour l'Europe, la disparition des prisonniers.

C'était un plan inhumain mais, dans l'optique Chinoise, un bon plan. Qui avait sa logique. Après la guerre ; les hommes éliminés : des millions de soldats tués et les prisonniers assassinés; et aussi fous que cela paraisse ils finiraient probablement par en trouver le moyen ; les forces vives de la nation européenne, éliminées, donc, il ne resterait que des femmes, des enfants, des hommes âgés et les blessés… Il n'y aurait bientôt plus d'enfants "européens" à naître, et pour cause !

Le peuple européen disparaîtrait, en tant que tel, en deux générations, parce qu'il n'y aurait plus d'hommes, "Européens", pour le perpétuer ! Deux générations, soixante ans, cinquante, peut être, n'étaient rien pour les Chinois qui n'avaient pas la même notion du temps que les occidentaux. Cette élimination de masse, d'un ennemi, ne les choquerait pas ! Ca marcherait bel et bien…

- Oui je m'en rends compte, Monsieur. Je ne sais pas comment ils vont s'y prendre poursuivait le général, mais ils ont l'intention de supprimer leurs prisonniers. Peut être peu à peu, j'ignore comment ils s'y prendront… C'est ce que vient de me dire un de mes adjoints. Nous avons reçu un long message de notre réseau. On ne nous dit pas quel est le moyen qu'ils vont utiliser mais voilà leurs intentions.

- Leurs intentions, répéta Meerxel, leurs intentions… Il faut empêcher ça, Van Damen, l'empêcher.

Il avait tourné le regard sur le côté et quand il revint au soldat celui-ci y vit une immense colère. Meerxel se dirigea vers la porte du bureau de l'officier de garde, l'ouvrit et lança :

- Faites savoir que je veux voir le Premier Ministre toute affaire cessante. Le Vice-Président aussi. Je leur donne une demi-heure ! Et dites à mon Directeur de cabinet de venir… Et au Capitaine Biznork, aussi.

La voix de l'officier se fit entendre.

- Immédiatement, Monsieur le Président. M. Lagorski est encore au Palais.

Meerxel retourna à son bureau.

- Restez ici, Van Damen, je veux que vous assistiez à ce qui va suivre.

Puis il se tut, assis à son bureau, les mains serrées sous son menton paraissant réfléchir intensément. Lagorski apparut très vite.

- Iakhio, nous devons faire face à une catastrophe. Le Général va te tenir au courant. Soyez bref, Van Damen, n'évoquez, pour l'instant, que cette dernière nouvelle.

Il ne sembla pas écouter la conversation des deux hommes, pourtant il se tourna vers eux quand ils eurent fini. Le visage de Lagorski était très pâle, lui aussi. Mais sa pâleur était celle du choc émotionnel, celle du Président était causée, maintenant, par une colère comme il n'en avait jamais connue.

- Iakhio, pour moi cette guerre commence maintenant, ce soir. Elle sera sans pitié, tous les coups sont permis, désormais. Toutes nos armes seront utilisées, tout ce que nos techniciens mettront au point, tout… Colombiani et Nyrup arrivent, nous allons les attendre pour continuer. D'ici là le Général Van Damen va te dire ce qu'il a découvert aujourd'hui et qui va orienter différemment la guerre.

Les deux hommes arrivèrent presque en même temps, un peu plus tard, suivi du Capitaine. Nyrup s'était vêtu rapidement et portait des vêtements d'intérieur. Colombiani, en revanche était en costume. Van Damen, machinalement, avait approché des sièges de la table de Meerxel et ils s'y assirent.

- On a joint ma voiture par radio, Monsieur le Président, je devais intervenir, au Sénat, sur le débat concernant les budgets d'installations spéciales, dit le Premier Ministre.

Il n'avait pas l'air satisfait mais Meerxel n'y fit pas attention.

- Ce n'était pas une lubie d'homme de pouvoir, M. Colombiani. Général voulez-vous refaire votre récit une fois de plus ? fit-il en s'éloignant pour se tenir debout devant une fenêtre donnant au sud, vers le Dniepr qu'on ne distinguait qu'à peine.

Quand Van Damen en eut terminé il y eut un long silence. Meerxel laissait aux deux hommes le temps de comprendre les prolongements de la nouvelle. Nyrup, accoudé à la grande table, les mains soutenant son visage, était silencieux. Les mains de Colombiani s'agitaient nerveusement. Puis Meerxel revint s'asseoir, interrogeant :

- A moins que vous n'ayez une idée à proposer, Monsieur Colombiani, je vais vous exposer les miennes.

- Je suis encore sous le choc, Monsieur, je vous écoute.

- Bien… Nous ne pouvons pas faire connaître tout ceci aux peuples européens, évidemment. Ce serait catastrophique pour le moral de nos soldats, pour celui des familles qui ont des prisonniers et celles dont les enfants sont sur le front. Non, nous n'avons pas le droit de leur faire ça ! Et, surtout, nous devons garder notre sang froid, agir la tête froide, elle aussi. Nous avons, avant tout, un besoin crucial de preuves formelles, indiscutables. Des photos, des documents… Aussi difficile que la tâche puisse paraître, je m'en rends bien compte. Nous allons lancer une offensive, disons diplomatique, insidieuse. Les Chinois ne sont pas les seuls à pouvoir monter des coups… S'il y a un moyen de ralentir, ou d'interrompre momentanément, le projet chinois, c'est avec le reste du monde, je pense, qu'il faut le chercher. L'étendue de son horreur joue pour nous.

Il s'interrompit, réfléchissant, puis ajouta :

- … Je veux que l'on me prépare quelque chose, vous Général avec mon Directeur de cabinet. Voilà mon propos. Il va falloir faire courir, dans les grandes capitales du monde, le bruit de ce que nous venons d'apprendre. Sans que l'on puisse rattacher cette rumeur à nos personnels d'ambassades. Plutôt un travail d'informateurs installés dans d'autres pays ou peut être par le biais de certains représentants de la presse capable de garder le secret, si cela vous semble possible. Ils représentent un réseau mondial, beaucoup d'entre eux se connaissent, surtout quand ils sont détachés dans un bureau à l'étranger. Quoi que… non, cela ne doit pas être publié et le risque est trop grand. Mais ce doit être une rumeur visant les personnels diplomatiques ; qui parcourt la planète, sans épargner aucune nation, même la Grande Bretagne ; et vienne de plusieurs origines à la fois. Il s'agit de troubler les bonnes consciences, les amener à se poser des questions devant des on-dits qui se confirment les uns les autres, et à venir nous poser des questions. Et pendant ce temps vous allez mettre tous vos moyens de recherche d'informations là-dessus, Général. Vous vous efforcerez d'obtenir des preuves matérielles, plutôt que des témoignages qui pourraient être réfutés, aujourd'hui. Comment peuvent-ils s'y prendre pour éliminer des milliers de personnes ?

Prenez le problème à la base. Les tombes en elles mêmes, les cadavres, posent des difficultés. Encore que non, ils ne se soucieront pas de tombes, au stade où ils en sont, ce serait une perte de temps et d'énergie, pour eux… Mon Dieu c'est atroce de parler ainsi !

Il se tut et se leva pour marcher de long en large, la tête baissée pour se concentrer.

- Lorsque nous aurons ces preuves, alors seulement je mettrai au courant de la "solution définitive" certains chefs de gouvernement, ou leurs représentants. Mais seulement face à face. Ceci afin d'empêcher les Chinois de faire disparaître les preuves ou de les inciter à modifier, à seulement ralentir leur projet. Parce que je ne me fais pas d'illusions, Messieurs, quoi que nous fassions, nos ennemis chinois, ces fichus racistes, continueront d'appliquer leur "solution définitive". Ils ne renonceront jamais totalement. Ils sont comme cela. Même devant la condamnation du Monde. En tout cas tant qu'ils se sentiront puissants. Ils sont trop imbus d'eux mêmes, trop arrogants, trop sûrs de leur victoire, en ce moment. Mais que la situation change, sur les fronts, ce sera une autre affaire. Souvenez-vous de leur comportement après la guerre de 1880. Pendant trente ans ils se sont conduits comme s'ils commandaient au monde entier ! Dans tous les domaines…

Si nos preuves de la solution définitive sont assez spectaculaires, leur refus de faire pénétrer la Croix Rouge internationale aujourd'hui dans les camps de prisonniers, par exemple, ne sera plus acceptable par le reste des nations. Et la Chine, aussi puissante soit-elle, ne peut pas se permettre, ne serait-ce que commercialement, de menacer le monde entier. Pas encore en tout cas… Elle aussi a besoin de contrats de fournitures avec d'autres nations. Des petites, c'est vrai, hormis les USA en sous main, mais elle ne peut disperser son armée dans de nouvelles invasions du sud-est asiatique… En revanche cette recherche de preuves doit se faire dans la plus grande discrétion. Une fuite et ils verrouilleront leur projet de telle manière qu'il n'y ait plus aucun témoins. Ni européens, ni Chinois ! Ils élimineraient même les leurs, j'en ai la conviction… Donc Général faites d'abord confirmer votre information par une autre source, et faites protéger ce réseau. Vos spécialistes sauront mieux que moi quelles mesures prendre. Ces hommes du réseau de renseignement qui opère en Chine sont des héros, ils ne doivent pas être pris par les Chinois. Protégez-les. Je sais que vos responsables du renseignement voudront continuer à les utiliser mais nous avons besoin de les garder en vie, vous comprenez cela ? Ce sont des témoins historiques. Pour plus tard, pour le moment où leur parole sera respectée, parce que confirmée par des faits. Pour le procès que je compte faire à tous ces racistes, ces criminels de guerre, une fois la paix revenue. Dites-moi ce que vous pensez de ce plan ou faites-moi d'autres propositions, Messieurs.

- J'ai besoin de réfléchir, lâcha Pilnussen, en se levant. Ton plan me paraît tenir debout. En tout cas je ne vois rien de plus efficace, à l'heure actuelle. Mais j'ai de la peine à imaginer un consensus général de toutes les nations. Et, surtout, j'ai beaucoup de doutes sur la réaction chinoise. Ils n'ont que mépris pour l'Europe, ils sont, j'allais dire de bonne foi ! Ils se sentent véritablement, sincèrement, supérieurs aux autres races, en tout cas ! Je ne vois pas comment les amener à renoncer à leur projet. D'autant qu'il est d'une terrible logique, dans leurs plans lointains, je suis aussi de cet avis. Pour eux c'est une occasion unique de faire disparaître une autre race, en éliminant… disons les géniteurs !

Il y eut un long silence.

- Moi aussi, Monsieur, dit à son tour Colombiani, qui paraissait écrasé, maintenant. Je crois que nous aurons, notamment, de la peine à convaincre les pays Nordiques, Suède, Finlande, Norvège et même l'Australie, la moins anglo-saxonne des nations issues de l'Angleterre. Ceci est si loin de leur mentalité, de la droiture nordique. Même les pays Arabes resteront sceptiques, je pense, mais eux moins pour la barbarie du projet, plutôt parce qu'ils ont une certaine notion de l'honneur. L'affaire est trop grosse, trop inconcevable ! Il faudra que nos preuves soient indiscutables, et encore. Je… je me demande comment une doctrine politique peut mener un peuple à accepter cela. Comment des hommes civilisés, érudits, et Dieu sait que les Chinois peuvent l'être, peuvent avoir imaginé cela. Comment même le racisme peut conduire à vouloir exterminer une nation, une nation entière ! Comment trouve-t-on des hommes pour exécuter ces ordres ? Il est presque dommage que nous ne puissions rien dire aux peuples d'Europe. Cela les souderait plus que tout autre argument. On lutte mieux quand on a le dos au mur, quand c'est soit vaincre, soit disparaître…

Iakhio prit alors la parole :

- Et si nous cherchions une solution militaire ? Si nous prévenions le gouvernement chinois qu'à chaque massacre nous pulvériserons une ville chinoise. Ces gens là ne comprennent que la manière forte, nous le savons tous, ils ne respectent que le vainqueur, le vrai vainqueur, celui qui ne tend pas la main. C'est bien pour cela qu'ils se sont redressés aussi vite, après l'Armistice. Parce que l'aide que nous avons apportée à leur pays, après 1920, les a incités à penser que nous étions, en réalité, des faibles. Un vainqueur n'aide pas un vaincu. En tendant la main il humilie le vaincu, qui perd l'honneur. Ils ne nous l'ont pas pardonné !

Meerxel secouait la tête.

- C'est impossible, Iakhio. Dans les faits, d'abord. Comment saurons-nous qu'ils ont procédé à un massacre ? Nous ignorons tout de leur procédé. Par ailleurs si nous écrasions une ville la raison véritable serait divulguée très vite. Ne serait-ce que par la Chine, d'ailleurs. Les citoyens européens apprendraient ce que nous voulons leur cacher. Et d'un point de vue militaire cela nous coûterait très cher. Expliquez cela voulez-vous Van Damen. Le général se tourna vers le Directeur de Cabinet.

- Sur le front nous sommes aujourd'hui trop loin des villes Chinoises importantes. En dehors de toute autre considération nos bombardiers lourds n'ont pas l'autonomie nécessaire. Il faudrait attaquer leurs côtes du sud-est, entre Canton et Shanghai, donc un raid à partir de porte-avions. Les appareils pouvant décoller d'un navire de ce genre ne sont pas grands et n'emportent pas beaucoup de bombes, Monsieur le Directeur. Même en réunissant toute la flotte de porte-avions que nous possédons nous ne pourrions pas raser une ville. Loin de là. Enfin ces porte-avions sont des cibles terriblement recherchées par la marine Chinoise. Nous pourrions bien les perdre tous en une seule bataille. Vous pensez bien que leurs sous-marins seraient à la fête avec autant de grosses cibles, mais aussi leurs propres porte-avions et leurs croiseurs lourds. La perte de nos porte-avions représenterait la fin de nos convois dans le Pacifique. Vous imaginez les conséquences… Ce serait cher payer la disparition d'une ville. Et nous ne pourrions certainement pas recommencer l'opération ce que les Chinois interpréteraient comme une victoire. Je suis désolé de vous répondre ainsi, Monsieur Lagorski. Tellement navré que nos armées ne soient pas capables de mieux défendre la nation…

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