Chapitre 1
La première semaine des vacances de Pâques
"1945"
Mykola se rendit compte que sa main droite serrait, s'agrippait presque, au manche à balais, dans le petit poste de pilotage à l'air libre de son planeur, et il en fut furieux contre lui-même. Immédiatement il replia deux doigts pour ne plus tenir la poignée caoutchoutée que par le pouce, l'index et le majeur. Aucune raison d'être crispé comme ça, quoi ! Il avait tout de même onze heures de vol solo, et un paquet en double commandes… Enfin un petit paquet : vols initiaux et de perfectionnement confondus. D'accord ce n'était pas énorme à côté d'un type comme Piotr.
Il tourna la tête par dessus son épaule droite, en arrière, et vit la piste en service aujourd'hui, la nord-sud, cent cinquante mètres plus bas, perpendiculaire à l'à-pic sur le Mures, et bordée par le gros treuil. Les décollages y avaient un petit goût de porte-avion. L'autre, sensiblement est-ouest, longeant le bord de la falaise, était assez peu souvent employée en cette saison de vents de sud.
Sa distance d'évolution était un peu juste. Il avait fait son demi-tour trop tard, débordant sur la trajectoire de montée des planeurs lancés par le treuil. Si quelqu'un l'avait vu il allait se faire engueuler. A juste raison, il le reconnaissait. Il était vraiment dangereux de traverser cette zone, en vol, dans l'axe de montée des gars qui décollaient. Le type aux commandes d'un piège en montée, lancé au treuil, suivait une trajectoire très aiguë ; pas loin de 45° en fin de lancer ; et ne voyait rien devant, si ce n'est le ciel.
Agé de dix sept ans, Mykola mesurait un mètre soixante treize, la silhouette pas encore faite, les gestes plutôt précis mais le corps maladroit, gauche ; un peu frêle peut être ? Un visage aux traits qui se cherchaient encore, l'expression sévère, alors que son regard bleu foncé pétillait d'humour parfois. Pas souvent, il ne se le permettait pas. Il était trop perfectionniste, exigeant à son égard, jamais vraiment satisfait de ce qu'il avait réussi, plaçant la barre toujours très haut, mais conscient de ce fait et, somme toute, plutôt équilibré. Sérieux en tout, confiant, surtout. Pensant qu'avec du travail, et de l'intelligence, il arriverait bien à réaliser quelque chose qui le satisfasse. Enfin un jour. Plus tard, quoi…
Il se concentra et surveilla son variomètre, le plus important instrument en planeur. Il indiquait un "zéro positif"; l'aiguille du bon côté du zéro, un poil au-dessus ; il était au sommet du ressaut, plus moyen de grimper davantage. Le fleuve Mures ; coulant au pied de la pente aboutissant au plateau où se trouvait le terrain ; dessinait une large courbe de cinq kilomètres, d'est en ouest. Aujourd'hui, avec le vent de sud, la pente donnait bien. Le vent venait la heurter perpendiculairement, de plein fouet. La masse d'air heurtait le sol, rebondissait contre lui et montait en altitude avant de redescendre, plus loin, sur le plateau, derrière l'extrémité de la piste ; les molécules qui le composaient trop lourdes pour la masse d'air ambiante, en altitude. Il suffisait de se maintenir sur la crête de cette sorte de vague invisible et on restait en l'air.
Comme ça, tout seul. A la portée de n'importe quel crétin, songea-t-il. Lui qui avait obtenu ses brevets B et C en plaine, chez lui à Lvov, en Biélorussie, se disait qu'il avait sacrément plus d'expérience que ceux du stage qui venaient juste de passer le C ici ! Même si M. Binard, le chef-pilote, imposait, pour obtenir le brevet C de faire un vol de plus de trente minutes au sommet du ressaut, au lieu des "cinq minutes au-dessus du point le plus bas", qu'exigeait le règlement international, pour l'obtention du C : les trois mouettes blanches sur fond bleu marine. La feuille du barographe emporté à bord devait en témoigner. Néanmoins Mykola était surtout fier de son insigne du brevet B. Deux mouettes, seulement. C'était le premier brevet, celui qui voulait dire qu'il était pilote. Qu'il avait été lâché, seul à bord.
Un type étonnant, Monsieur Binard. Des années plus tôt il était commis boucher. Jeune gars sérieux dont la vie semblait tracée. Un après midi qu'il avait accompagné son patron dans une ferme il avait vu un planeur passer tout près du toit de la ferme, en sifflant légèrement, et venir se poser dans le champ juste à côté. Ils s'étaient tous précipités pensant à un accident et avaient été stupéfaits de voir descendre un pilote souriant. Dès ce jour Binard n'avait plus eu qu'un but, voler. Il avait commencé à faire du planeur avec ses économies, puis avait continué tout en travaillant, le jour à la boucherie, pour gagner un peu d'argent, et le soir chez sa mère, pour combler ses lacunes en maths, en physique etc. Il lui avait fallu des années pour devenir instructeur, deuxième degré, planeur et avion, puis chef-pilote ici.
Mykola sentit soudain un violent courant d'air sur la joue gauche. D'instinct il pressa doucement sur le palonnier du même côté, ses yeux dérivant vers l'étroit tableau de bord en contreplaqué du Nord 1300 et se fixant sur le tube transparent en arc de cercle, empli de liquide, où une bille indiquait si le planeur volait symétriquement ou pas. Elle était presque dans un coin ! Il s'était déconcentré, avait laissé le piège baisser l'aile gauche et partir en glissade. La bille était, maintenant, en train de revenir au centre. Mais le vario indiquait une vitesse ascensionnelle, descensionnelle plutôt, de -2 mètres/seconde. Bien sûr, sa glissade lui avait fait quitter le ressaut. "Jamais le pied sans le manche, et inversement". Il crut entendre la voix de Binard dans son crâne. Il corrigea, au manche puis le bascula franchement sur la droite ; en mettant du pied, cette fois ; pour revenir dans la masse d'air en montée. Le Nord 1300 s'inclina à trente degré.
La plaie ! Il en avait crié, dans son cockpit. Cette fois il avait oublié de vérifier s'il n'y avait pas un autre planeur à la même altitude, à sa droite, avant de virer… La sécurité, assurer toujours la sécurité. Une fois de plus il se dit qu'il y avait des quantités de choses à garder en tête, même pour un petit vol tranquille comme ça. Le vol à voile était tout ce qu'on voulait sauf un sport pépère où on avait le temps de regarder passer les oiseaux. En avion ce serait plus tranquille.
Un jour il volerait en avion. C'était son but, au départ. Ses parents n'étaient pas très chauds et ce n'était que grâce aux cousins Piotr et Vadia Kalemnov-Clermont, de Minsk, et les trois Litri-Clermont, Francisco, Juan et Miguel ; venant chaque année d'Espagne pour ce stage ; qu'il avait réussi à obtenir la permission paternelle. Tous étaient plus âgés, à part Miguel qui avait 16 ans, un an de moins que lui. Les autres étaient pilotes de planeurs depuis déjà plusieurs années. Le coût du vol en planeur était bien moindre que l'avion, et ça avait compté. Surtout ici, dans ce stage sur le Mures, en Moldavie, où les pièges étaient lancés au treuil, au lieu des vols remorqués par des Morane 310 comme c'était le cas au club de Lvov. Ses parents n'étaient pas radins ; son père, vétérinaire, gagnait honnêtement sa vie ; mais ils étaient trois enfants dans la famille, deux filles, Ingrid et Cécile, plus jeunes que Mykola, aîné de deux ans. Comme dans beaucoup de familles de la "tribu" Clermont, il y avait beaucoup d'enfants. Moins qu'au début, tout de même, dans les années 1820, à l'époque de la grande unification Napoléonienne, à l'époque où le rêve de la Grande Europe commençait à se réaliser. Les deux premières générations de Clermont avaient eu six à sept enfants viables par couple ! Ce qui signifiait quasiment un accouchement par an pendant quinze ou seize ans, pour les épouses… On comptait environ trente à trente cinq ans par génération.
Au souvenir de la tribu il eut un vague sourire. Dans dix jours, juste après le stage, ils se retrouveraient tous dans l'île, comme chaque année, pour l'anniversaire du Grand'Oncle Stepan. Il allait avoir quatre vingt onze ans, Stepan Kurski-Clermont ! C'était le dernier survivant de l'ultime génération des Clermont ayant connu, enfant, le grand ancêtre, Pierre Clermont. Celui qui avait fondé la "tribu", pendant l'épopée de la Grande Armée de Napoléon, avant la dernière grande bataille, Soumy, contre les troupes du Tsar et l'absorption de la Russie. La conquête et l'annexion à l'Empire de l'Europe Centrale, de la Sibérie, du Kazakhstan et de l'Ukraine, avaient suivi, dans les années 1820-1830. Pierre Clermont avait participé à l'unification, la "pacification" comme on disait à l'époque, dans l'une des petites colonnes de la Grande Armée, aux fins fonds du Kazakhstan. On disait que c'était un sacré bonhomme. Il y avait eu une époque, quand Mykola avait une dizaine d'années, où cette vieille histoire de la famille l'avait bassiné.
Et pourquoi tout le monde avait rajouté "Clermont" au bout de son nom, ce qui faisait bien rigoler les copains, en classe ? Et pourquoi on faisait une telle histoire des mariages, des naissances etc ? Pourquoi on écrivait autant de lettres aux autres familles de la tribu ? Et pourquoi il fallait passer une semaine dans l'île, chaque année, pour l'anniversaire du "Grand'Oncle", même quand il mourait et qu'un autre reprenait la dénomination. Et d'ailleurs pourquoi un autre devenait le "Grand'Oncle machin" ou le "Grand'Oncle truc"? La seule chose qui intéressait Mykola, à cette époque, c'est que la famille était installée dans toute la Fédération. Aussi bien en Ukraine qu'en Russie, en Pologne, en Roumanie, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Turkménistan, en Sibérie aussi, bref presque partout. Si bien que les enfants, les "cousins", avaient toujours des histoires étonnantes à se raconter.
Et puis il s'était passé quelque chose, une année. Il avait eu le droit de participer aux activités des grands. Ils étaient plus de deux cents cousins de la même génération, la cinquième. Un tiers de moins de douze ans et le reste de douze à vingt sept ans !
Et il avait eu l'âge de participer à la construction des bateaux et de faire de la voile avec eux, dans l'île. Le droit de faire des croisières, comme ils appelaient ces longues traversées de plusieurs jours, le long de la côte, à huit ou dix bateaux, avec un "patron", des bordées, un chef de croisière. La nuit ils poursuivaient la navigation, avec les quarts de nuit, les relevés d'amers, les points. Parfois, le soir, ils allaient à terre, pour camper sur une plage déserte et ils bavardaient tard, tous ensembles, devant des feux. C'est là que Mykola avait compris que quelque chose les unissait, tous. Que ce nom de Clermont, rajouté, correspondait vraiment à quelque chose, qu'il désignait une vraie parenté, ils n'étaient pas anonymes, les uns pour les autres. Il avait compris ce qu'était la tribu, la famille.
Et puis l'île était vraiment excit…
Quelque chose bougea, beaucoup plus haut, sur la gauche, très loin sur le bleu du ciel, et le tira de ses réflexions. Il aperçut un Nord 2 000 jaillir vers le ciel, grimpant à la verticale, au bout d'une ressource où son Badin avait dû se bloquer, tellement le planeur volait vite ! Il ralentit progressivement puis parut immobile en plein ciel, le nez en l'air, pendant qu'il virait de 180° sur lui-même, comme punaisé dans le bleu. Il s'inclina lentement sur l'aile gauche en effectuant un renversement avant de plonger vers le sol, sur la même trajectoire qu'en montant, à une vitesse folle.
Mykola en hurla de joie. C'était Piotr ! Il était sûr que c'était Piotr. Son cousin en avait parlé dans le dortoir, un soir, plusieurs jours auparavant, disant que même s'il devait être interdit de vol pendant plusieurs jours il s'offrirait ça, cette année ! Et il l'avait fait. Bon Dieu il l'avait fait ! En fin de matinée il avait été mis en l'air par un remorqueur pour tenter de faire une épreuve de distance en accrochant une ascendance : un nuage, pour s'éloigner vers le sud-ouest ensuite, contre le vent. Avec plus de 200 heures de vol Piotr en était maintenant à tenter les épreuves du Brevet "E". Un gain d'altitude de 3 000 mètres et, surtout, 300 kilomètres en ligne droite. Dans son enthousiasme Mykola jeta un coup d'œil rapide sur sa gauche, vers le Mures et bascula son Nord 1300 comme s'il s'était agi d'un avion de voltige. Il n'avait pas donné assez de pied et tiré un peu le manche à lui si bien qu'au lieu de se borner à virer sec le planeur s'inclina fortement et commença à grimper en virage. La vitesse chuta très vite dangereusement et Mykola sentit, dans son siège, les vibrations qui précèdent le départ en autorotation, la "vrille" pour les profanes.
Tout se passa si vite que le jeune garçon n'eut pas le temps d'avoir peur. Il réagit immédiatement, rendant la main, le manche poussé vers le secteur avant et extérieur au sens du virage, et pied extérieur aussi. Il avait agi d'instinct, parce qu'il n'avait jamais appliqué cette manœuvre dans ce cas de figure. Et le planeur se rétablit paisiblement en vol horizontal. En une fraction de seconde Mykola analysa ce qui venait de se passer. Dans une position anormale il avait "su" quoi faire, sans l'avoir jamais répété auparavant. Il pensa, à la fois, qu'il n'était pas encore armé pour ce genre de manœuvre, mais qu'il était capable de s'en sortir si ça se produisait ! Il devina confusément que ce qu'il apprenait ici était sans prix. Il avait la possibilité de devenir un vraiment bon pilote ! Une bouffée de joie le saisit et il eut envie qu'il y ait quelqu'un à côté de lui pour communiquer, pour partager son émotion, pour essayer d'expliquer ce qu'il ressentait…
Lentement il se calma, revenant plus bas, presque à la hauteur du plateau, vers le ressaut dans lequel son planeur pénétra brutalement quand il inclina à gauche pour faire son demi-tour. A cette altitude la masse d'air, le ressaut, était violent et l'aiguille du vario monta à presque quatre mètres/seconde. L'équivalent d'un coup de pied dans les fesses. Ils avaient raison, les autres, de dire qu'on doit apprendre à piloter avec ses fesses ! Il continua à converger vers la pente tout en notant qu'une dizaine de planeurs étaient maintenant en vol et se dirigeaient, les uns derrière les autres, de son côté. Il serra sa droite, côté Mures, pour ne pas les gêner quand ils le croiseraient, et continua en direction du terrain qu'il distinguait au loin grâce aux bâtiments, hangars et dortoirs. Il était encore tôt on lui avait donné ce planeur pour quatre vingt dix minutes, il avait encore plus de quarante-cinq minutes d'allers et retours devant lui avant de se poser pour passer la machine à un autre stagiaire.
***
- Hé, les cousins, vous vous êtes inscrits sur la planche de vol pour demain ? lança depuis l'autre bout de la grande salle-pilotes Fatescu le prof de physique de l'Enseignement National, ici chef de stage. C'était là que les cinquante stagiaires passaient les soirées et les fins d'après-midi pluvieuses.
"Les cousins". Aussi loin qu'il remonte, Mykola avait toujours entendu ce mot pour les désigner. Comme si les étrangers ne s'adressaient jamais à eux autrement. Mais il est vrai qu'ils étaient rarement seuls. Au lycée, dans les clubs sportifs, partout où ils se trouvaient, il y avait toujours plusieurs X-Clermont. On aurait dit que si l'un d'eux découvrait une activité les autres voulaient voir de près si ça leur plaisait. Alors ils se retrouvaient bientôt à cinq, six, ou plus, comme des moineaux sur un fil téléphonique…
Assis ensemble, les uns en travers de vieux fauteuils, un accoudoir sous les genoux, les autres vautrés dans des canapés usés, défoncés, ils se regardèrent rapidement et Piotr répondit en leur nom. C'était un grand jeune homme de 24 ans. Grand mais râblé également, avec des épaules de docker, il atteignait les 92 kilos ! Les cheveux châtains, les traits plutôt rudes, pas gracieux en tout cas, il avait presque l'air d'une brute. Ce qui était archi faux. C'était l'aîné des cousins en stage et celui qui comptait le plus d'heures de vol. Mais il avait surtout un grand sens des responsabilités qui le poussait à beaucoup s'occuper de ses jeunes cousins, ici. Etudiant à l'Ecole des Travaux Public de Bucarest, il serait ingénieur dans quelques mois. A la rentrée de septembre, probablement, après un stage d'été. Il ne lui resterait plus qu'à faire son service militaire de dix-huit mois et il pourrait commencer sa vie d'homme. Il se redressa à demi, criant :
- C'est fait, Monsieur Fatescu.
Le prof avait beau être familier avec tous les stagiaires personne ne se serait hasardé à oublier le "Monsieur". Même un futur ingénieur comme Piotr. Mais ça c'était davantage une caractéristique du monde du vol à voile qu'un critère familial !
- Normal… les cousins, hein, répliqua le
prof en cochant une liste.
Il y avait un peu de moquerie dans la réponse, mais sans méchanceté. Leur groupe ; le fait qu'ils étaient toujours ensemble malgré leurs différences d'âge ; mais surtout leur façon de se tenir, agaçait parfois certains. Dans la famille les plus jeunes étaient toujours conseillés par les plus anciens, dès leur arrivée quelque part et ne se distinguaient jamais par un comportement désagréable ou outrancier. Ce n'était pas le style Clermont. Peut être ça qui agaçait les autres ? Un groupe trop bien élevé, trop sage, trop gentil, trop parfait. Des "cousins" ne hurlaient pas dans les dortoirs ; enfin pas trop ; ne sautaient pas leur tour de vaisselle, et n'oubliaient pas de s'inscrire sur la planche de vol !
Depuis leur enfance ils avaient été élevés ainsi. Par les parents mais surtout par les cousins plus âgés ! Effectivement ; Mykola s'en rendit compte pour la première fois ; leurs habitudes, leurs façons de vivre, pouvaient très bien énerver les autres. En réalité ça devait forcément être le cas ! Il n'avait pas l'impression qu'ils se conduisaient comme s'ils avaient voulu donner des leçons mais ça pouvait quand même bien y ressembler…
A ce stage, devenu traditionnel pour le petit groupe, les cousins n'étaient pas très nombreux, essentiellement ceux de Minsk, les Biélorusses, ils étaient trois, ici, plus les trois Espagnols de Salamanque, et Yves, bien sûr. Yves Boukine, le beau gosse ; malheureusement si petit avec son mètre soixante qui le dèsespérait. Yves qui était non seulement beau comme un Dieu, mais habitait à Split, en Croatie, où son père était marchand de biens et possédait un petit vignoble dans la région réputée pour ceux-ci !
Split, la capitale Européenne du cinéma. Un endroit de rêve, le long de l'Adriatique, sur la côte Dalmate et son archipel pour millionnaires. Un climat doux, une multitude de petites îles où habitaient les producteurs et les vedettes. Split, où les Studios des Frères Lumières avaient été installés, au début du siècle, assez vite imités par les autres compagnies qui allaient devenir célèbres, la Piltard, la Neederschluck, la grande Brazoff, les plus grands studios au monde, enfin avec ceux d'Hollywood ! Split où, attablé dans l'un des multiples cafés de la Croisette, au delà du port ; où les tables se louaient à l'année, disait-on, sur la longue promenade qui bordait la mer ; on voyait passer les plus belles femmes du monde. Greta Garbo s'y promenait avec son prince favori. Parce que les héritiers au sang bleu, les descendants des grandes familles ; soit émigrés en Scandinavie, soit revenus en Europe ; les princes, les ducs et les comtes ; adoraient Split. Split avec ses soirées fastueuses, données dans des îles proches de la côte, où les invités arrivaient en canot automobile. Ces soirs là des petits malins louaient jusqu'à vingt centimes d'Euro-argent les cinq minutes ; on disait communément les "Euras"; des longuesvues pour regarder les îles !
Yves qui, à 21 ans, était en deuxième année de l'école de commerce de Split ; pour ne pas quitter la ville ; avait trouvé leur idée astucieuse au possible, investissement faible et rendements probablement conséquents… C'était l'année précédente que Gilles Donelli, le jeune premier qui montait était arrivé en hydravion, après avoir survolé la croisette à si basse altitude qu'on l'avait vu saluer la foule, racontait-on ! Et le cousin Yves habitait là-bas ! A chaque fois qu'ils se rencontraient il n'y avait que deux sujets de conversation, le vol et Split. Le cousin Vadia Kalemnov, le frère de Piotr, âgé de 21 ans ; qui préparait, assez brillamment, un diplôme d'avocat, à la fac de Minsk, bien sûr ; adorait se moquer des autres. Lui n'était pas passionné par le monde du cinéma. Il se prétendait indifférent aux vedettes mais il posait quand même des questions troublantes, parfois. C'était un garçon longiligne, blond, le visage assez banal, mais avec des yeux si brillants, si fureteurs, qu'on ne voyait qu'eux ! Piotr le charriait souvent mais adorait son jeune frère. Les trois frères Litri, qui habitaient Salamanque, n'auraient pas pu passer pour autre chose que des espagnols. Francisco, l'aîné, que ses cousins appelaient "Cisco", qui venait d'avoir 23 ans, avait une allure de torero. Un tour de taille que lui enviaient les filles, de belles épaules, une taille moyenne et des yeux d'andalous ! Son visage était mince, étroit même, avec une peau mate. Il était aux Beaux Arts, étudiant en sculpture. Son frère Juan, le second, 22 ans, lui ressemblait beaucoup… mais pièce par pièce.
C'est à dire que leurs visages avaient plusieurs traits communs, le nez et le menton, notamment, mais donnaient, ensemble, une autre impression. Sa taille était moins fine, aussi. Le sport était passé par là. Lui était en deuxième année d'une école d'ingénieur mécanicien. Le dernier, Miguel, était un condensé de ses deux frères, si bien qu'il ne leur ressemblait absolument pas. Il mesurait déjà 1,75 mètre, à 16 ans passés ; il avait seulement six mois de moins que Myko ; avait un visage étroit mais de larges épaules, des yeux bleus et des cheveux châtain foncé. Et pourtant il y avait un air de famille quand on les voyait ensemble, le visage étroit, probablement. Miguel en était à sa première partie de bac C, latin-math.
- Vadia, demanda soudain Mykola, tu as déjà entendu parler de cousins qui auraient eu des ennuis, toi ?
Vadia tourna vers lui un regard curieux.
- Quels genres d'ennuis ?
- Oh des conneries, des histoires avec les autres, en général, quoi.
- Tu as des problèmes existentiels ce soir, Myko ? répondit l'aîné, avec un sourire carrément ironique.
- Je pensais qu'on pouvait peut être paraître assez … emmerdants, ou prétentieux pour ceux qui nous entourent, je veux dire : nous autres les Clermont, pas spécialement notre groupe.
- Hosanna ! Le petit commence à se servir de son crâne… lança Yves en levant les deux bras au-dessus du dossier de son canapé agonisant. C'est la philo, cette année, qui t'a ouvert l'esprit, Myko ?
Piotr et les autres eurent des rires bruyants, parodie de potaches excités.
- C'est ça, fais rigoler la galerie, n'empêche que Vadia n'a pas répondu à ma question, réagit Mykola.
- Ta question c'est : est-ce qu'on veut
donner des leçons au monde entier sur la façon de se comporter, de
se tenir en société, des leçons d'esprit civique, de bonne
éducation, montrer ce qu'est un bon élève, bien poli, bien sage,
bien studieux, jamais chahuteur, jamais menteur ? reprit
Vadia.
Un peu étonné et vaguement amusé par le ton employé par son cousin le jeune garçon hocha la tête.
- Oui, je pense à quelque chose comme ça.
- Dis-moi, Myko, tu ne mens jamais ?
Cette fois Myko rougit légèrement devant la question, si directe.
- Ben… enfin parfois. Je n'aime pas trop mais ça m'arrive, bien sûr.
- Alors tu es normal, mon vieux. Pas un monstre, quoi. Comme nous tous. Le fait que tu évites de mentir ne fait pas non plus de toi un individu exceptionnel, tu es comme tout le monde. Ni mieux ni pire.
- Mais aux yeux des autres…
- Les autres, parfois en tout cas, intervint Piotr, de sa voix calme, notre comportement de groupe, le fait qu'on soit toujours ensemble, peut les irriter, ça arrive. Et ça aussi c'est normal, comme dit Vadia. Absolument normal. On donne peut être à certains un air de supériorité, mais ça n'est qu'une apparence, jamais confirmée, j'espère. Dommage s'ils le prennent mal, c'est tout. Je ne crois pas qu'aucun de nous, et là je parle de l'ensemble des cousins de la tribu, n'ait jamais eu la grosse tête à cause de notre descendance de Pierre Clermont. Il n'y a pas de quoi, d'ailleurs. Précisément parce qu'on est seulement des descendants et que personne ne se souvient plus de lui, hormis la famille. Après tout c'était un type comme il y en a eu beaucoup, à cette époque particulièrement riche en individualités. Ce gars là n'a rien fait de vraiment exceptionnel, par rapport aux autres types de son époque. Si ce n'est qu'il a participé à une épopée formidable. Pour le reste il a seulement montré un sens de la famille assez poussé, ça oui c'est vrai. Et, aujourd'hui, notre comportement vient, uniquement, de l'importance de la tribu… et peut être d'une certaine moralité. D'une conscience en tout cas. Les trois premières générations ont eu beaucoup d'enfants. Ce n'était pas original, à l'époque. Mais les enfants, oncles, cousins, ont gardé le contact entre eux et là, oui, c'était original. En revanche ce n'est pas condamnable en soi, non ? Mais ça fait de nous, maintenant, une famille de plusieurs centaines de personnes qui gardent des relations privilégiées. C'est notre façon de vivre, on n'a de comptes à rendre à personne. Notre comportement est normal aussi, mon p'tit gars ! Rien ne justifierait que les familles de Roumanie, d'Allemagne ou d'Espagne rompent les ponts simplement pour faire comme beaucoup de gens, à notre époque. C'est notre façon de vivre. Mais ça ne doit pas nous mettre à part non plus, tu comprends ? C'est vrai que ça nous distingue, ça nous originalise, si tu veux. Pas de raison de pavoiser, pour autant, mais pas plus que de se laisser marcher sur les pieds.
Il y eut un bref silence et Vadia, qui avait fait la moue pendant que son frère parlait, reprit la parole.
- Myko, est-ce que tu as entendu parler de l'histoire d'Amsterdam ?
- Non. C'est quoi ?
D'après leurs visages, les autres ne connaissaient pas non plus. Piotr, son frère, pas davantage, visiblement. Vadia commença un récit :
- Il y avait déjà plusieurs familles installées en Hollande, dans les années 1870 au siècle dernier. Dont beaucoup d'enfants étaient étudiants à Amsterdam. Bref ils faisaient des groupes, comme le nôtre, ici. Un jour, dans un café où ils avaient l'habitude d'aller, dans le quartier de l'université, ils ont été provoqués par d'autres clients, des jeunes comme eux, étudiants, employés, ouvriers aussi. Manque de sang froid ou injures trop dures à avaler, il y a eu une bagarre. Qui est très vite devenue violente et générale, dans le bistro, à un détail près, mais un détail important : tout le monde était contre les cousins ! Il y eut des blessés, dont un très grave, malheureusement…
Tous les cousins étaient
attentifs.
- … des blessures faites avec des bouteilles cassées, bref du sang etc. La police est arrivée, a arrêté tout le monde et les cousins se sont retrouvés en prison. Deux d'entre eux, je ne sais plus qui, ont été inculpés de tentatives de meurtre. Ils ont été jugés, bien sûr, et défendus par un cousin avocat venu de Bucarest. Il a plaidé la haine irréfléchie contre les cousins, provoquée par un comportement hautain, retenez ça. Il n'a pas fait de cadeau aux jeunes cousins, dans sa plaidoirie. Finalement, contre toute attente, alors que les deux cousins avaient été attaqués, on leur a refusé la légitime défense, ils ont reçu une peine de cinq ans de prison pour "comportement asocial ayant entraîné une rixe et causé des blessures à autrui"! Un seul agresseur a reçu une peine, d'ailleurs assez légère. Dans la tribu on a condamné fermement l'attitude des jeunes cousins. Ils étaient véritablement arrogants, détestables, l'enquête l'avait prouvé, et la famille a jugé, c'est ça qui est important, qu'ils étaient incontestablement responsables de l'opinion que les autres avaient d'eux… D'un autre côté ils n'en étaient pas conscients. C'est vrai, on peut penser que la justice a été sévère avec eux. En tout cas les deux condamnés l'ont trouvé. Même après le procès ils n'ont jamais compris leurs responsabilités et n'ont pas accepté le jugement. Ils se sont révoltés contre la société, si vous voulez. En se coupant également de la tribu, puisqu'ils se sont engagés dans la Légion ; après avoir fait leur peine ; pour pouvoir changer de nom et disparaître ! On a appris, plus tard, qu'ils sont probablement morts tout les deux pendant la Guerre d'invasion de 1880. On n'a jamais su s'ils avaient fondé une famille.
- Et qu'est-ce que tu déduis de tout ça ? demanda Cisco, qui avait l'air tourmenté par cette histoire.
- Que la tribu, nos groupes, notre façon de vivre est complexe. Que notre habitude de nous fréquenter, l'habitude des plus anciens de veiller à ce que les plus jeunes d'entre nous ait un comportement "convenable", selon les normes de la famille, très "bien élevés" si vous voulez, n'est pas anormale en elle même, bien entendu, mais qu'elle peut en effet trop agacer ceux qui nous entourent et les porter à une situation extrême. C'est vrai que, dans nos groupes de cousins il n'y a pas souvent de types étrangers à la famille, comme si on faisait bloc contre tout le monde… C'est une mauvaise traduction, bien sûr, les groupes sont motivés par le plaisir d'être ensemble, pas contre qui que ce soit. Mais on ne le montre peut être pas assez ? Et ça peut ne pas devenir très sain. C'est à nous d'être en éveil, pour nous rendre compte si nous ne faisons pas naître une aversion. Parce que là ce serait notre responsabilité. Les cousins de Hollande ne se sont pas laissé faire, quand ils ont été véritablement attaqués, ils ont été sincèrement surpris par la haine qui s'est déclenchée. Ils ont fait bloc. Aucun n'a essayé de réfléchir, de calmer les choses. Ils se sont entraidés et c'est bien la seule chose en leur honneur, de s'être serré les coudes. Mais avant, avant que toute cette violence n'éclate il y a certainement eu un moment où ils auraient pu se calmer. D'une manière ou d'une autre. Avant que tout leur ait sauté au visage, ils n'ont jamais pris conscience du problème. Que des gens, d'autres étudiants, des clients habituels, les détestaient vraiment, et ils ont attribué la responsabilité du drame à leur entourage. C'est là le point délicat.
- Je ne comprends toujours pas l'enseignement à en tirer. Myko n'a pas la réponse à sa question, fit Juan.
- Elle est complexe, je l'ai dit, poursuivit Vadia : oui notre attitude peut nous attirer des inimitiés, mais non il n'est pas normal de nous détester uniquement parce qu'on passe beaucoup de temps ensemble. Oui nous sommes responsables de notre réputation, parce que l'on vit en société, non nous ne devons pas forcément obéir aux habitudes des autres. Nous devons faire respecter notre choix. La vérité, le bon comportement, si tu veux, est entre les deux. A chaque groupe de le trouver. De rester en éveil, voilà… Il ne faut pas risquer un drame, comme à Amsterdam, et garder en tête le respect des autres, autour de nous… C'est pourquoi, vous l'avez peut être remarqué, il y a de plus en plus d'invités étrangers à la famille, aux fêtes d'anniversaire du Grand'Oncle. Toutes les générations ont été confrontées à ce phénomène de rejet, et la tribu réagit aujourd'hui en s'ouvrant sur l'extérieur. Autrement dit, continuons à garder nos liens, mais favorisons l'arrivée d'étrangers dans nos groupes. Myko a soulevé une question vraiment importante. Que nos propres parents ont étudiée, et dont ils ne connaissent toujours pas le remède absolu, si on veut garder notre façon de vivre. Et attention, je crois que personne ne peut nous refuser ce droit ! C'est le droit le plus absolu de l'individu, le plus inattaquable, quand il ne commet aucun délit, que de fréquenter qui il veut, quand il veut, où il veut. A sa charge de respecter la sensibilité des autres.
Il y eut un long silence. Chacun digérait à la fois l'anecdote et les commentaires de Vadia.
- Hé les gars, vous ne vous sentez pas un peu loin des basses réalités d'un modeste stage de vol à voile ? lâcha Miguel Litri en souriant, la tête à l'envers.
Comme à leur habitude les trois frères Litri, se tenaient le dos reposant sur le siège de leur canapé, les jambes en l'air le long du dossier et, comme à l'habitude, le plus jeune, Miguel, entre ses frères…
- Bien à toi de parler comme ça, répliqua vivement Mykola. Toi le matheu ignare, toi qui ignores tout de ce qui régit le monde.
Juan parut surpris de la vivacité de la réaction de son cousin ; dans la famille on ne voyait jamais Mykola s'énerver ou se distinguer par un excès, il était plus Clermont que nature ; et il bascula sur le côté, lui demandant, sérieux :
- Et qu'est-ce qui régit le monde ?
- La Pensée, fit le jeune homme en souriant à demi.
Cette fois Juan avait compris, il avait l'habitude d'être charrié pour son goût des maths. En revanche, jamais auparavant Myko n'aurait osé s'adresser sur ce ton ironique à un cousin plus âgé, déjà dans l'enseignement supérieur, alors que lui était en terminale philo, passerait sa seconde partie de bac dans deux mois et n'entrerait en fac, à son tour, qu'à la rentrée prochaine, en octobre. Il changeait, cette année, le "petit" Mykola, et cela amusa Juan !
- Tu veux dire que seuls les philosophes ont un cerveau et ont droit à l'estime de…
- Non, coupa Myko, mais comme on dit dans le marais "chacun à sa place, les vaches seront bien gardées".
Il avait pastiché les grands-oncles de la famille qui citaient ce dicton, typique du marais Poitevin, en France, d'un air sentencieux, et les autres rirent. Solennel, Piotr leva son pot de thé glacé, la boisson habituelle de ces stages.
- Bienvenu dans le monde des adultes, Myko. C'est la première fois que tu nous lances dans une conversation de ce niveau. L'audace t'a conquis, bravo.
- Moins audacieux que toi !
Le visage de Piotr se fit attentif, vaguement mal à l'aise.
- Pourquoi tu dis ça ?
- J'ai vu un 2 000 dans une position bizarre, cet après-midi…
- Hé ? dit Francisco Litri en se redressant brusquement, tu l'as fait, Piotr ?
- Ferme-la, quoi. Tu veux que Binard m'interdise de vol ?
- Mais tu l'as fait ? continua Cisco un ton plus bas. Allez, raconte.
Toutes les têtes se rapprochèrent, faisant bizarrement un îlot au milieu du brouhaha de la salle-pilote.
- Et bien… oui. Mais je l'ai raté ! Je savais qu'en avion il fallait botter un bon coup dans le palonnier, à ce moment là, tu vois, ajouta-t-il en levant les mains pour mimer une série de positions dans l'espace, quand tu te trouves presque immobile, le nez en l'air, pour pivoter autour d'un bout d'aile. Mais je n'ai pas osé pousser assez dur sur le palonnier, ou je ne l'ai pas fait assez vite, ou pas au moment exact, enfin bon, le piège a fait un éventail… comme ça vous voyez. Et j'ai commencé à redescendre en glissade, trois-quart de côté.
Tous les cousins avaient les yeux
brillants d'excitation.
- A quelle vitesse tu as commencé à tirer sur le manche, en bas du piqué, pour grimper vers le haut du renversement ?
demanda Yves Boukine.
- Là aussi j'ai été mauvais, répondit Piotr. J'ai commencé à 150, peut être 155. Je pense qu'il faut aller plus vite que ça et, surtout, tirer plus sec. C'est ce que je n'ai pas osé faire, les commandes étaient déjà vachement dures. Je ne sais pas si la cellule tient le coup à ces vitesses, dans une ressource à 2 ou 3 G, ou plus, même positifs. Il faudrait que je pose la question à un pilote d'avion voltige. De toute façon je me rends compte que Binard a raison quand il dit qu'il ne faut pas essayer même des figures de voltige élémentaire, positives, sur des pièges qui ne sont pas conçus pour ça au départ. Les efforts que subissent la cellule, les ailes, sont vraiment violents, je le réalise maintenant. Au moment où j'ai commencé à tirer sur le manche, pour remonter, il fallait faire un tel effort que j'ai tout de suite pensé aux ailes. Peur qu'elles lâchent, vous voyez ? Non, croyez-moi, c'est vachement excitant mais il faut le faire avec une machine qui a un sacré coefficient de résistance. Je ne pense pas qu'on en ait, ici. Et ça m'a appris une chose c'est qu'en voltige… non : en planeur, il faut piloter en souplesse, être doux et ferme, aux commandes. A la réflexion ça doit être plutôt une règle générale sur tout ce qui vole, imposer sa volonté à la machine mais sans la violer. Et puis il faut connaître son piège à fond. Pas seulement ses réactions aux commandes, non. Il faut avoir en tête, en permanence, ses coefficients de résistance, ses limites de rupture, ses vitesses limites, en air calme ou agité, et avoir, à bord, des instruments qui mesurent ce qu'on fait subir à la cellule. On n’a pas d'accéléromètre, ici, pour connaître le nombre de G, n'est-ce pas ?… Il vaut mieux se contenter de faire des "Huit Paresseux" en faisant des virages à 60° en haut des trajectoires, pour s'entraîner aux positions anormales. Ca fatigue moins la cellule de nos planeurs et c'est quand même assez excitant… Et je ne veux voir aucun d'entre vous tenter un Huit avant au moins cent heures de vol !
Personne ne répondit mais les yeux étaient toujours brillants.
- Tu ne crois pas qu'on pourrait interroger le cousin Volodia, la semaine prochaine dans l'île. Dans l'Armée de l'air il connaît forcément ces trucs ? finit par demander Miguel Litri.
Piotr fit une grimace hésitante.
- Je ne sais pas trop. Il a l'air vachement austère. Je n'aimerais pas qu'il aille dire aux parents qu'on fait les imbéciles, en stage.
***
Plus tard, dans la petite chambre où ils étaient installés, les cinq aînés, Piotr, Vadia, Juan, Yves et Cisco bavardèrent tout en se dèshabillant.
- Il m'a épaté le petit Myko, fit Yves. Il a drôlement changé cette année, vous ne trouvez pas ?
La voix assourdie de Vadia leur parvint. Comme chaque soir il se débattait pour s'extraire d'un pull dont le col laissait à peine passer son visage.
- Il a dix-sept ans, mon vieux. Et puis il a piétiné en double commandes pendant une bonne année. Je crois qu'il avait des difficultés pour se faire conduire au terrain, à Lvov. Il a eu un entraînement très irrégulier. Ce qui n'a rien à voir, d'ailleurs ! Non c'est plutôt que dans quatre-cinq mois il entre en fac. Normal qu'il ait changé, non ?
- Pas exactement ce que je voulais dire, insista Yves. Plutôt les conversations qu'il lance ou auxquelles il participe. Il veut faire Philo ou Lettres, en fac ?
- Aucune idée, fit Piotr, qui sortait avec sa trousse de toilette.
- Je l'ai entendu dire l'autre jour que les chirurgien-dentistes pouvaient organiser leur temps comme ils voulaient. Il y en a un dans son club de Lvov, qui vole plusieurs fois par semaine, précisa Juan.
- Ah la vache, lança Cisco, stupéfait,
il ferait Dentaire uniquement pour voler davantage… toute sa vie
?
Vadia haussa les épaules.
- Il est sacrément accroché, tu sais.
- Enfin quoi, il s'agit de toute sa vie, sa carrière ! Ca mérite de réfléchir un bon coup… Je vais lui parler, moi.
- Bien du plaisir, riposta Juan, amusé. Il a la tête dure, le gamin. Bien le fils de son père.
- Je n'ai jamais vraiment approché l'oncle Gustav.
- Un vrai Clermont, laissa tomber Vadia. Tous les défauts, et toutes les qualités aussi, remarque. Bosseur, obstiné, sensible quoiqu'un peu péremptoire, mais à l'écoute des autres, brave homme et pas bête du tout.
- Sacré raccourci, dit Juan en souriant… Tu sais, Vadia, je n'avais même jamais entendu parler de cette histoire de Hollande. Tu crois que les parents l'ont étouffée, qu'ils en ont honte ?
Le jeune homme fit la moue.
- Pas tellement le genre de la famille, ça. Non je crois plutôt que le fait a dû se reproduire d'autres fois, sans aboutir à un drame, et qu'ils ne savent pas quoi faire, qu'ils sont toujours à la recherche de la solution. D'un autre côté ils ne veulent pas nous inciter à vivre séparément, parce que c'est là que se forge l'esprit de la famille, par l'exemplarité… Cette sacrée exemplarité, dont on nous bassine un peu, pendant l'adolescence. Mais c'est vrai que cette histoire de clan a un côté d'exclusion assez désagréable. Poussé trop loin ça déboucherait sur du racisme. Regarde ce qui se passe en Chine…
- Ah non, tu ne vas pas nous comparer aux racistes chinois ! s'indigna Yves.
- Non, non, bien sûr ! Je dis simplement que si on n'y prend pas garde c'est un danger de dérive, c'est tout.
- Quelle dérive ? demanda Piotr qui revenait de la salle de bains.
- Vadia parlait de dérive vers le racisme, en évoquant nos groupes de cousins.
- Ah… j'y ai pensé, moi aussi… enfin
quelques fois.
- Toi ?
Vadia était ahuri.
- Tu penses que mon côté inconditionnel des Clermont m'empêche de réfléchir ? fit Piotr indigné.
- Et bien… je suis… enfin ça m'étonne, c'est vrai.
- Tu vois, dit Piotr en passant un pantalon de pyjama, les travaux publics ça t'apprend à réfléchir avant d'entamer quelque chose. Quand tu commences la construction d'un pont, il ne suffit pas de placer les briques ou les pierres les unes au-dessus des autres, il faut avoir beaucoup cogité auparavant. Les soubassements doivent être archi costauds pour supporter tout ce qui passera au-dessus, au fil des années. Et tout ce qu'un autre, qui ne te connaîtra pas, qui n'aura pas forcément tes plans précis, voudra monter par la suite. Un deuxième étage, une voie ferrée, n'importe quoi. Bon, d'accord, mon exemple vaut ce qu'il vaut mais une famille, ou une société humaine, c'est un peu la même chose, ça repose sur des bases qui doivent tout supporter. Sinon c'est le chaos. Tôt ou tard, tout se casse la gueule. Il faut se servir de son crâne, avant… Ca t'épate un peu ce que je dis là, j'ai l'impression ?
Vadia hocha lentement la tête sans quitter son frère des yeux.
- Oui. Bon Dieu on se connaît de… oh c'est idiot ce que j'allais dire là ! Je me rends compte que toi, mon propre frère… enfin, bon, j'ai beaucoup de choses à découvrir de toi ! Oui, je suis surpris. De ce que tu as dit mais aussi de mon incapacité à observer. Décidément cette année le stage aura été riche en nouveautés.
***
C'est le lendemain que Mykola eut le coup de chance. Pour l'entraîner aux longs vols, dans la perspective de l'épreuve des cinq heures de vol ininterrompues qu'il devrait tenter cet été, en plaine, de retour chez lui, Monsieur Binard lui avait dit de tenir au moins trois heures trente dans le ressaut de la pente. Déjà à 10 heures, le matin, le vent donnait au moins aussi bien que la veille et la pente devait être puissante et constante. Il avait donc embarqué des oranges, comme le lui conseillaient ses cousins aînés. En vol à voile on ne peut pas, comme en avion, distraire un peu de son attention pour manger un sandwich ou boire à la bouteille. De même pas question de s'arrêter sur le bord de la route pour vider sa vessie ! C'est pourquoi les pilotes avaient l'habitude d'emporter des oranges qui apaisaient à la fois la faim et la soif, et ne posaient pas trop de problèmes d'arrêts au bord de la route…
Pour la forme Binard lui avait dit de prendre aussi un barographe, cet instrument qui enregistrait en même temps les temps de vol, en minutes et en heures, et l'altitude du planeur à chaque instant. Puis le treuil l'avait lancé, en premier, sur la pente qu'il avait commencé à suivre d'est en ouest, en allers et retours lassants, attentif aux autres pièges qui la suivaient également. Soigneusement il s'écartait légèrement vers la vallée et piquait un peu au moment de croiser d'autres machines pour leur laisser de la place dans le ressaut. Il se prenait presque pour un ancien, ce matin… Pendant les deux premières heures il s'était efforcé de soigner son pilotage, puis il avait ensuite admiré un peu plus le paysage, mais il s'ennuyait sérieusement. Il avait déjà fait un entraînement aux vols d'endurance, mais en plaine où il faut piloter pointu pour rester en l'air. Et pendant une heure et demie seulement. Là, avec la pente, il n'y avait rien à faire de particulier pour rester en l'air hormis ne pas quitter le ressaut. La visibilité était excellente vers le sud, aujourd'hui, après le passage d'un front dans la nuit. Il en restait un ciel de traîne pas trop chargé, dont l'air frais donnait cette visibilité exceptionnelle. Pourtant de gros cumulus, isolés, au plancher gris, passaient au-dessus, poussés par le vent. De ceux dont on savait, en plaine, qu'ils déclenchaient de grosses pompes, en dessous. Il sourit à la pensée du mot.
"Langage typiquement vélivole, signifiant une ascendance, de même qu'un planeur, ou un avion, chez nous, est un "piège", contraction de piège-à-con, expression inventée par les pilotes de la Première guerre qui trouvaient que leurs avions, si fragiles, étaient des pièges à cons ! Et "aller aux vaches" veut dire se poser dans un champ et pas sur la piste", lui avait traduit Piotr, un peu pompeux, dès le premier jour au terrain. Le jeu de mot l'amusa un instant et il rit, tout seul.
Vers treize heures il nota que le vent était probablement plus fort et que le ressaut montait plus haut, parce que son altimètre, réglé au départ sur la pression atmosphérique régnant au niveau du terrain, indiquait maintenant 190 mètres. C'est à dire un gain de près de cinquante mètres par rapport à l'heure précédente. C'est au cours d'un retour vers l'est, alors qu'il venait juste de faire demi-tour, qu'il sentit une brutale turbulence agiter son aile gauche. Dans le même instant son cerveau en traduisit la signification : une proximité de pompe. Sa main rectifia la pression sur le manche, inclinant légèrement à gauche, du côté de l'aile qui s'était soulevée. Son regard monta au-dessus de sa tête pour découvrir un énorme cumulus, sur la gauche, à la verticale du plateau. Logique, avec le vent, s'il y avait une pompe elle était oblique…
Et son cerveau prit sa décision presque à son insu, probablement influencé par son ennui ! Il bascula tout à gauche et se retrouva en virage serré, au moins 45°, s'efforçant de revenir en arrière vers l'endroit où son aile avait marqué le coup. Trois secondes et le Nord 1300 encaissa une turbulence. De face, cette fois. Il venait de pénétrer dans une pompe ! Sans réfléchir il poussa légèrement sur le manche et mit du pied extérieur au sens du virage pour élargir le rayon de celui-ci. Ses yeux étaient fixés sur le variomètre, juge de paix des mouvements de la masse d'air. L'aiguille frétilla et grimpa : +1,50 mètres/seconde… Il en aurait hurlé ! La sécurité. Non, il avait quitté le ressaut de la pente et se trouvait maintenant bien au-dessus du plateau, la piste nettement visible, un kilomètre plus loin. Sorti de la trajectoire des pièges qui suivaient sagement le ressaut, il ne gênait personne. Il se concentra, conscient qu'à cette altitude, si basse, au-dessus du plateau, il avait à peine assez de hauteur pour regagner la piste. Il espérait vaguement que Binard ne l'avait pas repéré. Enfin pas encore ! Parce qu'il ne se faisait pas d'illusions, le chef-pilote voyait tout, quand des pièges étaient en l'air. Quitter la pente pour tenter d'accrocher une pompe ce n'est pas recommandé. Ca se passe trop bas et le chef-pilote réagirait. Mykola ne voulait pas y penser, les yeux rivés sur l'aiguille du vario. Le planeur était terriblement chahuté. Le jeune homme sentait bien qu'il n'était pas centré dans l'ascendance. Sur une partie des circonférences qu'il décrivait l'aiguille chutait vers le 0 puis remontait par a-coups vers +1,50 à +2 m/sec. Maintenant il ne voyait plus le temps passer.
Il manœuvra de nouveau pour élargir son rayon de virage quand l'aiguille indiqua à nouveau +1,50 et se dit qu'il avait eu raison en la voyant monter à +2 m/sec stabilisé. Mais il fallait faire encore mieux. Son regard dériva vers l'altimètre découvrant qu'il était maintenant à 250 mètres d'altitude. Ca allait vite !
Pourtant le planeur n'était pas encore centré dans l'ascendance, il y avait des instants où l'aiguille du vario baissait. Puis il comprit. La pompe n'était pas circulaire, comme c'est assez souvent le cas, en plaine, mais ovale. Peut être en raison du relief ? Il fallait qu'il en tienne compte en décrivant la même figure, dans l'espace, afin de rester constamment au plus fort du courant ascendant. Concentré il ne quitta plus ses instruments du regard. Ils lui permettaient de voir à quel instant il s'écartait du courant le plus fort et de réagir immédiatement, aux commandes.
A partir de 500 mètres il se sentit plus décontracté. Certes le vent, fort, l'avait fait dériver vers le nord et le terrain, derrière, s'éloignait de plus en plus, mais la pompe devenait plus puissante, presque de tour en tour. Il avait désormais un +3 m/sec régulier. Pourtant la base du cumulus, au-dessus, paraissait encore loin et, logiquement, l'ascendance devrait encore se renforcer avant d'y arriver !
La règle était qu'on ne doit pas entrer dans les barbules, les bribes de nuage qui précédent le nuage lui-même. Parce qu'à cet endroit on n'avait aucun point de repère et qu'en une fraction de seconde on se retrouvait en plein dans le nuage, sans aucune visibilité extérieure. Comme on y est de plus en plus chahuté, si ce n'est totalement tabassé, le piège peut passer sur le dos sans que le pilote ne s'en rende physiquement compte ! On avait déjà vu des planeurs sortir, par hasard, d'un nuage, en volant sur le dos… Et même si l'appareil restait en vol horizontal, comme son pilote perdait toute notion d'orientation, tout pouvait se terminer très mal.
A 900 mètres d'altitude Mykola commença à réfléchir et à calculer plus précisément. Voyons la finesse du Nord 1300 était de 18-19. C'est à dire que lâché à 1 000 mètres d'altitude ; en air calme et sans vent ; il allait se poser 18 kilomètres plus loin. Le terrain devait se trouver à huit ou neuf kilomètres seulement. Bon jusque là ça allait. Mais en prenant le cap retour il traverserait des zones où son piège trouverait des secteurs d'air en descente, facilement -2 m/sec. Peut être davantage ; il n'avait pas l'expérience de ces situations là ; qui s'ajouteraient à ce qu'il perdrait comme altitude en volant à… disons 60 km/h, où la finesse du Nord 1 300 se casse la gueule et où il plane mal. Il fallait aussi tenir compte du vent debout qui le freinerait et augmenterait encore son taux de chute.
Ca devait encore passer, il pourrait rentrer sans être obligé de faire une vache : se poser dans un champ. Mais peut être de justesse ! De toute façon le sol, en-dessous, proposait de grandes étendues plates. Il n'avait encore jamais fait de vache mais s'était souvent, mentalement, entraîné à imaginer comment ça se passerait. Les anciens en parlaient assez, au club. Toutes les choses auxquelles il devrait s'attacher, aussitôt qu'il aurait pris la décision de se vacher : d'ou venait le vent ? Ca n'avait l'air de rien mais on le visionnait mal, vu du ciel. Si, au moins il y avait des vaches ; des vraies ; dans un champ, on pouvait trouver le sens du vent, quand il était assez fort. Elles paissent toujours queue au vent, il avait souvent entendu les anciens le dire ! Comment serait le sol, aussi ? Pas d'obstacle devant la trajectoire, qu'il devrait imaginer précisément avant d'être trop bas pour changer d'avis. Serait-il plat ? De haut c'était assez difficile à repérer. Plus il réfléchissait, calculait le taux de chute du planeur, dans ces conditions, plus il se disait qu'il était limite. Pas en raison de son altitude ; théoriquement il avait de la marge, même avec un planeur aussi peu performant, perdant trop d'altitude dès qu'on accélérait ; mais à cause de ce vent fort.
Perdu dans ses calculs, pilotant machinalement, il avait cessé de regarder les instruments et fut stupéfait de voir que le vario indiquait maintenant presque +4 m/sec de montée ! Et l'altimètre lui indiquait qu'il avait dépassé les 1 400 mètres. La pompe s'était encore renforcée ! C'est à cet instant qu'il se rendit compte qu'il grelottait. En vol, généralement, à Lvov, il mettait un pull de laine avant d'enfiler un vieux blouson de toile, une longue écharpe autour du cou. Les pièges à l'air libre, comme le Nord 1300, sans aucune autre protection qu'un petit pare-brise minuscule, sont des nids à courants d'air et il avait pris l'habitude de se couvrir. Fugitivement il regretta de ne pas avoir pu prendre le Castel 310, plus fin que le Nord et possédant une verrière, il aurait eu moins de courant d'air… Aujourd'hui, à cette altitude, il faisait vraiment frisquet. Une sorte de voile, soudain et rapide, que traversa le nez du planeur l'alerta brusquement. Il arrivait aux barbules…
Aussitôt il mit le manche au neutre, légèrement en avant, arrêtant ses spirales et plaçant les ailes horizontales pour entamer une ligne droite et sortir, de toute façon, de cette zone de visibilité diminuée… si jamais il y entrait totalement. Le vario continuait à lui montrer qu'il grimpait à 4 m/sec quand tout devint blanc, autour de lui. Il respirait un air tellement humide qu'il lui sembla que ses joues devenaient mouillées, en tout cas le mica de ses verres de lunettes retenaient des gouttes d'eau. Il tourna la tête sur le côté et ne distingua pas son aile ! Un coup au cœur avant qu'il ne reprenne son contrôle. Il savait qu'il avait fait la bonne manœuvre en se remettant à l'horizontale. Il n'y avait plus qu'à attendre. Tout n'était probablement qu'une question de secondes. Il n'était pas davantage tabassé.
Presque aussitôt il réapparut en air libre et cligna des yeux, aveuglé par une lumière éblouissante. Il mit un certain temps à comprendre qu'il était sorti du cumulus du côté éclairé par le soleil. Se protégeant les yeux de sa main libre, posée en visière au-dessus de ses grosses lunettes de vol, il regarda autour de lui et son cœur en rata un battement. Il n'avait jamais vu un spectacle pareil. Son planeur s'éloignait, perpendiculairement au nuage. Tournant la tête du côté de la masse cotonneuse il vit que les rayons semblaient presque séparés ; comme l'expérience du spectre lumineux, en cours de physique de première, avec la petite roue colorée de tranches de couleurs qu'on fait tourner, très vite, afin de prouver la dispersion, l'existence des différentes couleurs, par l'inverse, par l'apparition de la lumière blanche. Instinctivement il inclina son aile droite pour revenir, un peu en oblique, vers le cumulus. Les rayons du soleil faisaient naître des zones légèrement plus foncée dans des sortes d'immenses creux, des vallées profondes s'enfonçant dans la masse, qui bourgeonnait un peu plus haut. Et un mur, irrégulier, d'un blanc tellement pur qu'il n'en avait jamais vu de pareil, s'élevait loin, très haut au-dessus de sa tête. Il ressentit une envie irrépressible de monter le long de cette masse si énorme, à la fois écrasante et si belle qu'il se sentait oppressé. Et ces rayons lumineux qui décrivaient des formes extraordinaires, monstrueuses, et cependant pas inquiétantes du tout… Un effet d'optique qu'il ne connaissait pas donnait l'impression que les rayons lumineux s'incurvaient, dans les creux !
Devant lui, à la limite où les rayons cessaient de se réfléchir contre le cumulus et poursuivaient leur course vers le sol, loin en bas, on aurait dit que les bribes de nuages étaient irisés, chauffés de l'intérieur, comme si un feu prodigieux était là, au cœur du cumulus, que celui-ci était un immense, un colossal four. Il tourna la tête à l'opposé, sur sa gauche, suivant les rayons du soleil et se rendit compte qu'ils dessinaient un contour le long du sommet d'un autre nuage, au loin, dont le sommet en était incendié. Il reprit lentement conscience du monde qui l'entourait et ses mains s'agitèrent sur le manche, faisant se balancer légèrement le Nord 1 300. Son regard revint, après un long moment, vers son tableau de bord.
Consultant le vario il fut stupéfait de le voir encore sur +4m/sec… Puis l'aiguille monta encore, vers +5 mètres, alors qu'il se rapprochait de la masse blanche ! Son cerveau chercha, se remit en marche, et l'explication jaillit soudainement. Il avait un jour entendu deux gars en parler, au club. Parfois, le long de la face d'un cumulus éclairée par le soleil, on trouvait des pompes puissantes et régulières, presque aussi douces que de l'onde, en montagne. Il était tombé en plein dedans ! Frénétiquement il fit un quart de tour, à 45° d'inclinaison, pour entreprendre de longer de plus près la masse nuageuse. Ca, il avait le droit, il était en ciel clair… Et l'aiguille du vario ne faiblissait pas. Ca continuait à monter ! Et toujours du +5 m/sec, avec même une tendance à augmenter… Fabuleux !
Il perdit conscience du temps qui passait. L'air était calme, sans secousse. Maintenant le spectacle le fascinait moins, son goût du vol reprenait le dessus sur la vision esthétique, irréelle, de cet endroit. Quand il observa l'altimètre il crut que l'instrument avait claqué. L'aiguille indiquait 2 950 mètres ! Aussitôt il fut assailli par des trucs qu'il avait appris en écoutant les "vieux crevards". C'est ainsi qu'on appelait les pilotes qui restaient les plus longtemps en vol, alors que les autres avaient dû revenir se poser, incapables de trouver une ascendance. L'oxygène. Plus on monte plus il se raréfie… Tout le monde sait ça, mais les gars disaient aussi qu'en avion on n'a pas besoin de le brancher avant 3 500-4 000 mètres, compte tenu des faibles mouvements que fait le corps et de sa faible consommation en oxygène… Mais le givre ? Le givre qui recouvre les ailes et pénètre à l'intérieur, alourdit l'appareil et l'envoie au tapis, commandes bloquées par des amas de glace sur les câbles, à l'intérieur même des ailes…
C'est vrai, mais ici, au soleil, le phénomène ne devait se produire qu'assez haut. Enfin probablement ? Le sens des réalités, son jugement reprenait le dessus, il s'efforçait d'analyser la situation. Il était incapable d'estimer le temps qu'il était resté fasciné par le spectacle pendant que son planeur continuait à monter. Raisonnablement il pouvait monter jusqu'à 3 500, en veillant à bien ventiler ses poumons, en respirant profondément et sans arrêt. Enfin "raisonnablement"… Disons plutôt qu'il avait envie de se le permettre ! Il savait que son inexpérience risquait de le pousser à prendre des décisions trop extrêmes, qu'il avait déjà dépassé la limite de ses connaissances. Pourtant, apparemment tout allait bien et… Non, tout n'allait pas bien. Il avait ébauché le geste de saisir le manche de la main gauche et la droite, pourtant dans le gant, n'avait pas voulu quitter la poignée caoutchoutée. Elle paraissait paralysée, crispée dans le gant. Le froid ! Il ne sentait plus ses joues, et son corps se mit brusquement à trembler si fort que se dents commencèrent à s'entrechoquer… Vraiment s'entrechoquer, sans qu'il ne puisse les arrêter ! D'abord un instant de panique. Il se vit entraîné toujours plus haut, perdant connaissance…
Mykola se ressaisit quand son cerveau lui indiqua que si son corps tremblait tant c'est qu'il réagissait contre l'agression extérieure, le froid. Qu'il fabriquait, mécaniquement, en tremblant, des calories pour maintenir sa température à un degré acceptable, momentanément. La lucidité de son cerveau le calma et le rassura sur son état. Il fut capable de calculer de tête. Voyons l'alti disait qu'il volait à 3 120 mètres. A 5 m/sec il lui faudrait… 95 secondes pour atteindre 3 500 mètres… Une minute trente cinq secondes. Il pouvait bien tenir encore une minute et demi, non ? Inconsciemment il glissa sa main gauche, sous son aisselle droite, se tassant sur lui-même comme pour garder sa chaleur. Il voulait atteindre 3 500…
Maintenant qu'il avait pris conscience du froid celui-ci occupait entièrement ses pensées. Il dut faire un effort important pour se concentrer sur ce qu'il faudrait faire, arrivé en haut, afin de redescendre assez vite. C'est ainsi qu'il passa cette minute et demi qu'il s'était imposé de tenir encore, en imaginant les conditions de vol, l'évolution probable de la masse d'air… S'il y avait ici 5 m/sec de montée il y avait forcément un peu plus loin des courants descendants de la même puissance. C'était une loi élémentaire de physique. Sinon il n'y aurait plus d'air à la surface de la terre depuis longtemps ! Et on pouvait même penser que ces "dégueulantes", comme les vélivoles appelaient les zones d'air descendant, n'étaient pas loin. Normal, comme les courants de circonvolution, dans une casserole où l'on fait chauffer de l'eau. Au centre on voit des bulles qui montent très vite vers la surface en une colonne assez serrée et, sur les parois de la casserole, tout autour, sur 360°, les mêmes bulles qui entament la descente. Donc tout autour du cumulus ça devait descendre assez sec. Forcément. Mais comment seraient ces courants descendants ? Pas trop violents ? Il connaissait ces zones, mais à basse altitude. Pas si haut. Peut être serait-ce plus tabassé ? Beaucoup plus méchant ? Au fond il n'aurait qu'une chose à faire, garder une vitesse convenable au piège. Il l'avait assez souvent entendu, au club : "la vitesse c'est la sécurité". Une loi sans exceptions. Si ça tabassait dur il suffirait de garder 50 km/h. A cette allure on gardait bien le contrôle de la machine, au manche, on pouvait ramener assez vite une aile à l'horizontale. Et si on valsait, sur le siège, les sangles du harnais étaient là pour vous empêcher de basculer par dessus bord. On n'avait jamais vu un pilote, convenablement attaché, éjecté de son planeur à l'air libre.
Il faillit manquer les 3 500 mètres. L'aiguille dépassait d'un cheveu le zéro et entamait une nouvelle portion du cadran quand il bascula tout à gauche, le cumulus étant maintenant à sa droite. Il s'éloignait en direction du soleil quand il réfléchit qu'il n'avait aucune idée de la distance à laquelle il avait dérivé, par rapport au terrain. Au fond il suffisait de prendre un cap 180°, vers le sud, puisque tout à l'heure le cumulus l'amenait au nord. Tout simple. Il vola soudain dans les bretelles du harnais, ses fesses décollant complètement du siège. Il venait de pénétrer dans une dégueulante. Le vario accusait le coup : -7 m/sec ! Sept mètres de chute par seconde ça faisait un paquet…
Bien sûr c'était normal, il y avait bien +5 mètres un peu plus tôt, mais un pilote de planeur n'aime pas trop ces fortes descendances. Des yeux il fouilla le sol devant, en se redressant sur le siège pour voir vers le bas, et aperçut un ruban qui se tortillait, loin devant : le Mures. S'agissait maintenant de repérer le terrain. Il n'était pas habitué à voir autant de méandres d'un seul coup d'œil. Quel était le bon ? Où se trouvait le terrain ? Ce serait vraiment le comble, après être monté si haut, que d'être obligé de faire une vache parce qu'il était paumé ou incapable de retrouver la piste ! Il n'avait pas emporté de carte puisqu'il était censé suivre la pente près du sol et songea que c'était une ânerie. Quel que soit le type de vol il fallait impérativement avoir une carte à bord. C'était le premier enseignement qu'il tirerait de ce vol… avant de se retrouver face à Binard. Là, ça risquait d'être chaud ! De toute façon si il ramenait le piège intact il ne regretterait pas d'être interdit de vol jusqu'à la fin du stage. Ce qu'il venait de vivre était exceptionnel. Un vol qu'un pilote n'oublie plus jamais de sa vie. 2 580 mètres. Il n'avait pas l'impression de se rapprocher du Mures et il perdait rapidement son altitude. Le vent était sûrement plus fort ici qu'au sol. Ca voulait dire qu'à cette vitesse de 50 km/h, il faisait peut être du surplace, ou même de la marche arrière, par rapport au sol ? Avec un planeur si lent c'était possible.
Il décida de changer légèrement de cap pour sortir de cette zone de descendance et inclina le manche à gauche. Observant soigneusement le fleuve il s'efforça de se souvenir de sa forme. Voyons, vers l'ouest il se tortillait pas mal, est-ce que ça pourrait être là… Non, il reconnut vaguement des ondulations, écrasées par l'altitude, au-delà du fleuve. Oui, voilà le massif où les meilleurs partaient en distance, au sud du Mures. Brusquement il perçut d'autres repères familiers. La boucle vers le sud, déformée, plus petite, mais bien là… et le terrain devait se trouver dans l'autre boucle, plus à gauche.
Il risqua le coup inclinant légèrement le piège de ce côté. Il eut soudain l'impression de se tasser sur son siège, sous l'effet d'une turbulence et jeta un œil au vario : -2 m/sec. Ca descendait moins fort. 1 840 mètres d'altitude, ça passerait peut être ? Il se rendit compte qu'il ne grelottait plus. Il commençait même à sentir ses doigts dans son gant droit. Un picotement désagréable. Il décida d'augmenter la vitesse, même si au-dessus de 50 km/h le Nord 1 300 chutait très vite. Il poussa un peu sur le manche amenant le Badin à 70 km/h.
Cette fois le vario lui indiqua un taux de chute de plus de 5 m/sec… Pas possible, il irait aux vaches avant d'avoir rejoint le terrain. Il redressa lentement, comme on le lui avait appris, pour ne pas trop casser la finesse et le vario remonta jusqu'à -1 m/sec. Il avait l'impression, maintenant, de se rapprocher un peu, le sol bougeait, au ras de son capot, devant. Le vent était-il moins fort ?
Quand il arriva à 600 mètres d'altitude il comprit qu'il rentrerait. Il voyait les planeurs suivre la pente, petites croix blanches ou jaunes se déplaçant d'est en ouest, et une grande joie l'envahit. Au point qu'il se surprit en train de chanter, de brailler plutôt dans son habitacle, et se sentit vaguement ridicule ! Il passa à la verticale de la piste à un peu plus de 200 mètres d'altitude et entama un virage à droite pour suivre le tour de piste classique. Encore un virage à 90° et il se retrouva en branche vent arrière, vérifiant à la manche à air blanche et rouge que la piste en service n'avait pas changé entre-temps. Non, ça allait, c'était toujours la nord-sud, vers le Mures… Deux autres virages à 90° et cette fois il s'aligna sur l'axe de la piste, en longue finale, laissant le planeur descendre à son rythme, 50 km/h affichés, stable, sa main tenant fermement le manche. Le sol se rapprocha et il réalisa qu'il allait faire un atterrissage convenable, pas trop loin du "Départ", installé au quart de la piste, là où se trouvait la remorque avec sa minuscule cabane où l'homme de piste tenait la planche des vols, à l'abri du vent et de la pluie. Un Emouchet, un vrai planeur de début, était immobilisé sur la voie de circulation, le long de la piste, en travers, l'aile basse du côté du vent recouverte du parachute et d'un vieux pneu pour peser et appuyer celle-ci contre le sol, évitant que le piège ne soit retourné par une rafale s'engouffrant sous elle. Le jeune homme tira légèrement sur le manche au fur et à mesure où la vitesse baissait, plaçant le planeur dans une position très légèrement nez en l'air, au ras du sol. L'arrière du patin du Nord 1 300 frôla l'herbe, toucha et glissa pendant une quinzaine de mètres avant de s'immobiliser, l'aile gauche s'abaissant doucement vers le sol… Et la fatigue tomba sur les épaules de Mykola. Même lorsqu'il vit deux copains venir à lui pour l'aider à tirer son piège sur le côté pour dégager la piste, il ne fit pas un geste.
- Dis donc, où tu étais passé ? fit Erich un étudiant de Cracovie, petit, le visage joufflu. Tu avais disparu de la pente et on te cherchait aux vaches, de l'autre côté du Mures. Mykola tourna, avec difficulté tant ses doigts étaient gourds, la boucle qui libérait les sangles de son harnais, devant la poitrine, et ne répondit pas tout de suite, comme pour repousser la vraie fin de ce vol.
- J'étais de l'autre côté, fit-il en se redressant avant d'enjamber maladroitement le bord du poste de pilotage.
- De l'autre côté de la vallée ? demanda Igor un jeune gars encore en double-commande, soufflé.
- Non, au nord.
- Au n…
- Hé les gars vous discuterez plus tard, hurla de loin Grishka, l'homme de piste, assis à côté de la remorque, dégagez ce piège !
Gauche, mal sur ses jambes, Mykola se dirigea vers la queue de l'appareil, retardant le moment de dégrafer son parachute. Il empoigna le petit levier et donna un coup de rein pour soulever la queue du Nord 1300 pendant qu'Erich soulevait l'aile reposant sur le sol. Igor vint prendre le levier de l'autre côté de la queue et ils tirèrent ensemble, faisant glisser le planeur hors de la piste.
- Hé, Mykola, hurlait Grishka, viens
voir. Il doit y avoir une erreur sur ton heure de décollage… Et
apporte ton baro. Le baro ! Il ne s'en souvenait plus. Myko le
récupéra, dans le logement à l'intérieur de l'aile, dans le poste
de pilotage, sortit en même temps les oranges auxquelles il n'avait
pas eu le temps, ni l'idée, de toucher pendant son vol et se
dirigea lentement vers la remorque. Ses jambes étaient lourdes et
il avait curieusement sommeil. Toute la tension du vol s'était
évanouie et il se sentait mou. Même l'enthousiasme qu'il avait
ressenti était parti. Il ne lui restait que de la lassitude. Il
tendit le baro sans avoir la curiosité de regarder si la feuille
était bien couverte du trait d'encre de l'aiguille.
- Non, c'est bien le même temps, fit Grishka, quand le jeune homme lui eut tendu l'enregistreur, cinq heures douze minutes. Tu en es aux épreuves du D, non ? Ca va te faire un entraînement valable, ça. Bon tu…
Il s'interrompit, les yeux ronds, regardant sans y croire la feuille qu'il avait détachée du rouleau du barographe.
- Il y a un truc qui ne va pas, là regarde… il est monté jusqu'à 3 520 mètres, ton baro !
- Oui, c'est vrai, reconnut Myko.
- Quoi, c'est vrai… tu es monté à 3 500 ?
- Oui.
- En ciel clair ? interrogea l'autre, incrédule, pas dans un nuage ?
- Oui, en ciel clair. Le long d'un cumulus. Sur la face au soleil. Il y avait du 4-5 mètres.
- Ah ça… jamais vu avant ! J'en avais entendu parler mais… Bon Dieu, 3 500! Mais comment tu as accroché la pompe ?
- Là-bas, à l'ouest. Elle était très basse.
Grishka le regarda longuement.
- Très basse, hein ? Enfin… tu es monté à 3 500 ! Putain, j'avais jamais vu un baro comme ça. Et comment c'était, là-haut ?
- Froid, drôlement froid, mais beau, tu
ne peux pas savoir. Dis donc je voudrais aller dormir, je suis
crevé et je crois que j'ai encore un peu froid.
- Tu as mangé quelque chose ?
- Non, pas pensé.
Grishka changea de ton.
- Bon, mon vieux, tu files aux dortoirs, tu manges ce que tu avais emporté ou tu regardes dans mon placard, il doit y avoir des gâteaux secs. Tu prends tout ce que tu veux et force-toi à boire au moins un demi litre, tu vas te coucher, tout de suite après, et tu te couvres bien, hein ? Tu verras Monsieur Binard plus tard. Tu sens tous tes membres ? J'ai vu que tu marchais mal ?
- Oui, ça va, les doigts des mains me brûlent un peu mais ça va.
- Va te mettre au chaud, mange et dors. Tout de suite ! Je note ces consignes sur la planche, hein ?
Mykola hocha la tête en silence et fit demi-tour. Il ne se souvint jamais du chemin de retour vers les bâtiments… Quand il se réveilla, tous les cousins étaient autour de son lit. Piotr se mordait les oreilles tant son sourire était large.
- Bon Dieu un 3 500 en plaine, Myko il faut que tu nous racontes ça !
Le jeune homme se frotta les yeux, d'abord un peu gêné de voir leurs visages. Puis le souvenir de son vol revint et il sourit à son tour.
- Un sacré foutu de putain de vol, dit-il.
- Pas forcé de jurer, commenta froidement Piotr.
- Oh laisse-le, intervint Cisco, un jour comme ça… Vas-y Myko, raconte.
Il donna tant de détails que la cloche du dîner résonna alors qu'il avait à peine entamé le récit du retour. Les cousins étaient toujours assis sur et autour du lit, bouches bées quand Fatescu entra.
- Dis-donc, le héros, Monsieur Binard veut te parler…
Le silence dans la chambrée.
- Hé, relativise, petit ça ne valait pas une engueulade, ce vol ? reprit le prof avec un demi sourire.
- Je t'accompagne, commença Piotr.
- Ca va, Piotr, dit Fatescu, il est assez grand pour parler sans nounou. Et Monsieur Binard ne va pas le bouffer. Soyez un peu plus décontractés, les cousins, personne ne vous en veut.
Piotr cligna des yeux, surpris du ton du chef de stage et finit par hocher la tête en regardant son jeune cousin.
- C'est vrai, dit-il, tu n'as besoin de personne pour parler à ta place, Myko. Plus après un 3 500… En fait tu n'en avais peut être pas besoin avant non plus, d'ailleurs ! On a beau être l'aîné on peut être un peu couillon.
Quand Mykola entra dans le petit bureau encombré du Chef-pilote il n'en menait pas large quand même.
- Allons-y, Stoops, dit celui-ci en se tournant de son côté, racontez-moi ce vol, en détail. Je veux savoir comment vous avez pu quitter la pente, accrocher cette pompe et grimper aussi haut. Je veux des détails aéronautiques, vos manœuvres, vos décisions. Vos sensations je m'en moque. Je veux un rapport, vous comprenez ? Et un rapport ça doit reposer sur des éléments techniques, concrets, rien d'autre. Allons-y.
Myko se rendit compte, en commençant à parler, que tout était enregistré dans sa mémoire, les vitesses de vol, les taux de montée, les altitudes, comme si son cerveau avait eu une fonction de baro humain, notant tout. Il n'essaya pas de masquer, d'arranger un peu la vérité concernant son abandon de la pente et son altitude à ce moment là, ni son passage dans les barbules, à la base du cumulus. Le visage de Binard était impénétrable. Il ne fit aucun commentaire, laissant le récit se dérouler.
Quand il eut terminé le Chef-pilote prit la feuille de baro, sur la table, et l'examina soigneusement en la déroulant avec précaution. Puis il se renversa en arrière, les yeux fixés sur le haut de la cloison qui lui faisait face.
- Est-ce que vous avez un regret à
propos de ce vol, Stoops ?
- Oui, Monsieur. De ne pas avoir eu plus d'expérience avant.
- Pourquoi ? fit Binard, assez surpris.
- Parce que je suis sûr que j'aurais pu faire mieux, ou plutôt ne pas commettre des erreurs… dont je ne suis pas forcément conscient en ce moment. J'aurais peut être dû m'y prendre autrement. Je pense que j'ai eu de la chance. De m'en être bien tiré, je veux dire. J'ai quitté l'ascendance plus par instinct que par réflexion. Des choses comme ça.
Binard secouait la tête, mécontent.
- Vous m'empoisonnez, Stoops ! Je voulais vous passer un sacré savon parce que votre vol était celui d'un inconscient. Mais maintenant… enfin j'ai changé d'avis, quoi. La part d'inconscience est toujours là, mais je me rends compte que vous étiez aussi sur vos gardes, c'est ce qui vous sauve. Et votre inconscient vous a bien conseillé. Voilà ce que vous ne devez jamais oublier de ce vol, Stoops. Cet inconscient qui vous a fait quitter la pompe à temps, avant que le froid, votre cerveau, mal irrigué par le sang, ne vous aient plus permis de prendre la bonne décision. Vous avez une foutue chance, Stoops. Les cimetières sont pleins de types qui pilotaient bien mais n'avaient pas votre veine d'avoir cet instinct qui vous a fait prendre conscience du franchissement de vos limites. Chacun de nous a ses limites personnelles. La différence entre un bon et un vrai pilote c'est que le second ne surestime pas ses capacités. Lui seul a de bonnes chances de faire de vieux os et de transmettre son savoir. Ca aussi ne l'oubliez jamais : on a le devoir de transmettre ce qu'on a pu apprendre par hasard. C'est vrai en planeur mais encore plus vrai en avion. Vous le verrez un jour… En ce qui vous concerne, vous vous prépariez au D, n'est-ce pas ? Bon, Vous savez qu'un même vol peut servir, au maximum, pour deux épreuves. Je qualifie votre vol d'aujourd'hui pour les épreuves d'altitude et d'endurance de votre brevet D. Considérez que vous avez acquis les cinq heures d'endurance, et les 1 000 mètres de gain d'altitude. Vous referez un 3 000 plus tard pour votre Brevet E. Il ne vous reste plus à faire que les 50 kilomètres en ligne droite, en plaine, dans votre club, et vous pourrez porter l'insigne du D. En revanche je ne veux plus vous voir quitter la pente d'ici à la fin de ce stage, compris, Mykola ?
Ce n'était pas son genre que d'appeler un stagiaire par son prénom et ce fait, plus qu'aucune autre parole, toucha profondément le jeune homme.
Quand il rejoignit ses cousins, à table, il entendit Vania terminer une phrase :
- … ne pourra plus le tenir, à "Millecrabes". On ne parlera plus de bateaux mais de planeurs !
En s'asseyant Myko sourit, lâchant :
- Pas compter sur moi pour dire aux parents que je me balade à 3 500. Et puis moi j'ai un bac philo à passer dans moins de deux mois, alors un "plus de 3 000" qu'est-ce que c'est, hein ?
Piotr bondit.
- Ah le petit prétentiard…
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