CHAPITRE XIX

Au château d’Édimbourg, John Benstede, clerc et émissaire spécial d’Édouard d’Angleterre, s’apprêtait également à conclure sa mission. Ses colis et malles aux compartiments secrets pour lettres, rapports, comptes et autres papiers d’affaires, avaient été descendus par Aaron et chargés sur les poneys de bât qui attendaient dans la cour. Benstede jeta un regard circulaire sur la pièce froide aux murs de pierre. Il ne laissait rien et était, au fond, heureux de partir. Il avait déjà rendu visite à l’évêque Wishart pour le remercier de son hospitalité et avait été légèrement surpris par ses effusions chaleureuses. « Trop affable », pensa Benstede en se demandant si l’évêque avait eu vent des révélations de Corbett. Il s’assit lourdement sur la paillasse et — pour la énième fois — maudit à voix basse la curiosité du clerc anglais. Il avait déjà entendu parler de Corbett, un homme secret, ambitieux et impitoyable, mais, conclut-il, qui avait une conscience, le genre d’individus à qui l’on ne devrait pas permettre de se mêler des affaires d’État. Il y avait un temps pour tout, et entre autres pour la conscience, mais pas pour ce qui concernait les graves questions surgissant entre différents rois ou pays. « Vraiment, songea Benstede, quelle importance si quelques individus meurent pour que la paix soit maintenue, et pour que l’ordre instauré en Angleterre par Édouard le soit sur le territoire tout entier, comme à l’époque romaine ? »

Benstede vénérait Édouard. Il voyait en lui l’incarnation de ce qui était juste et bon chez un chevalier et un roi. Il avait lu les romans arthuriens, répandus par les ménestrels et les troubadours de France et d’Angleterre, et pensait que s’ils disaient vrai, Édouard était alors la réincarnation d’Arthur. Le roi anglais avait apporté la paix et l’ordre au pays de Galles, construit des routes, favorisé le commerce, pansé les blessures de la guerre civile et, grâce à ses parlements, fait du royaume et de la communauté de la nation une organisation soudée et cohérente. Benstede aimait l’ordre, détestait le chaos. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. En tant que médecin, il avait vu les ravages de la maladie sur le corps humain. Comme l’avait dit saint Augustin : « Le royaume est un corps ; les maladies sont toujours prêtes à surgir, le pus et les humeurs à se répandre dans chaque membre et, en provoquant l’infection, à transformer le tout en rien. » L’Écosse, sous un mauvais roi, pouvait devenir un bubon ou un chancre pour l’Angleterre. A maintes reprises, Édouard avait confié à Benstede son rêve de non seulement reconstituer l’empire d’Henri Plantagenêt{15} mais de l’agrandir. Il faudrait conquérir le nord de la France, annexer le pays de Galles et l’Irlande et soumettre l’Écosse. Le royaume du mystérieux Arthur devrait être reconstitué en une union harmonieuse sous l’autorité d’un seul homme. Édouard prêtait particulièrement attention à l’Écosse, soulignant que le royaume sur sa frontière nord représentait la menace la plus grave pour l’Angleterre. Une Ecosse hostile risquait d’apporter la guerre et la dévastation dans les comtés du Nord, dont les régions frontalières étendues étaient peu protégées et les côtes vulnérables. En 1278, Édouard avait tenté d’obliger Alexandre à reconnaître le roi anglais comme son suzerain. Alexandre avait refusé et insulté publiquement Édouard, qui n’avait ni oublié ni pardonné ce geste. Mais le roi anglais s’était montré patient. Il avait oeuvré avec trop d’acharnement pour se permettre de perdre l’Écosse ; il avait même sacrifié sa soeur bien-aimée pour l’obtenir, mais cela n’avait été que pour voir ses neveux, les fils d’Alexandre, mourir dans des circonstances mystérieuses. Édouard s’était souvent demandé, en présence même de Benstede, si les garçons n’avaient pas été, en fait, tués par les Français ou par des factions hostiles aux Anglais. Pourtant, Édouard avait été ravi de voir que le monarque écossais restait sans enfants, car si ce dernier était mort sans héritier, Édouard aurait fait valoir ses droits en arrangeant un mariage entre son propre fils, encore enfant, et Marguerite, la princesse de Norvège, et aurait ainsi imposé sa loi depuis la Cornouailles jusqu’au bout de l’Écosse. C’en aurait été fini des pillages et des guerres le long des marches du Nord, ainsi que du danger de voir un roi ou un prince étranger se servir de l’Écosse comme d’une poterne dans le flanc de la forteresse Angleterre.

C’est ce dont avait rêvé Édouard, mais Alexandre et Philippe de France, ce conspirateur intrigant, avaient prouvé leur intention de changer le cours des choses. Les espions anglais en Écosse avaient signalé une augmentation du nombre d’envoyés de Paris, et les Anglais avaient été horrifiés d’apprendre que Philippe avait réussi à convaincre Alexandre d’épouser cette harpie capricieuse de Yolande. Craignant le pire, Édouard avait immédiatement envoyé Benstede en Écosse pour voir ce qui allait se passer. D’abord, Benstede avait cru qu’il ne pouvait rien faire à part observer et expédier des rapports ; il avait imaginé nouer une alliance secrète entre Édouard et le clan des Bruce, mais s’était rendu vite compte que, malgré leur ambition démesurée, les Bruce ne comploteraient jamais contre le roi écossais, juste pour offrir la couronne à Édouard. Son intérêt s’était alors porté sur Alexandre III et sa nouvelle reine, et il avait eu peine à croire en sa chance lorsqu’il avait découvert que les relations entre le roi et sa jeune épouse étaient loin d’être harmonieuses. Benstede était prêt à laisser la situation telle quelle, ou même à encourager secrètement le roi à rompre avec son épouse en l’aidant à obtenir du pape un décret de divorce pour non-consommation de mariage. Cela aurait pris des années car le pape était sous la coupe des Français et n’aurait pas facilement accordé une annulation qui aurait certainement été une insulte pour la Cour de France. Mais une fois de plus, comme l’avait constaté Benstede, Alexandre avait agi rapidement et en secret : poussé par le sinistre et fourbe de Craon, il avait l’intention non seulement de divorcer de Yolande, mais également d’épouser Marguerite, soeur de Philippe IV, et de placer ainsi complètement l’Écosse sous influence française. La papauté, loin de retarder l’annulation, l’aurait, sous la pression de la France, accordée en quelques mois, en accélérant la procédure. Naturellement, Benstede avait été furieux et Alexandre, rougeaud et exubérant, avait souvent taquiné l’envoyé anglais avec une joie mauvaise, s’amusant à l’offusquer et à l’exaspérer en brandissant l’idée d’un prince français assis sur le trône vénérable de Scone{16}. «Et alors, Messire Benstede, s’était-il un jour écrié d’une voix narquoise, comment cela s’accorde-t-il avec le grand projet de votre maître ? Jamais plus, Messire, avait-il tonné, jamais plus un roi anglais n’exigera d’un monarque écossais serment d’hommage pour son propre royaume ! Comprenez-vous ? Alors dites-le à votre souverain ! Jamais ! Je le répète : Jamais ! » C’est après cette entrevue que Benstede avait décidé la mort d’Alexandre, car ce que le roi écossais avait en tête aurait plongé la majeure partie de l’Europe dans une guerre atroce et Edouard aurait vu s’envoler ses rêves. « Oui, se dit Benstede à voix basse, Alexandre méritait de mourir ! » L’envoyé eut un petit sourire. Cela avait été si facile : l’humble approche vers une oreille attentive, l’élaboration minutieuse et discrète de l’opération, la visite au manoir de Kinghorn, puis le retour à Edimbourg pour annoncer au roi que son épouse à la moue hautaine l’attendait, folle de désir. Il y avait eu d’autres préparatifs : il avait acheté les services de ce batelier Taggart pour transporter du fourrage dans des cavernes de l’autre côté du Firth of Forth tandis qu’Aaron s’était enfoncé dans l’intérieur des terres pour acheter des chevaux et les installer là-bas. Puis tout s’était déroulé comme prévu ; même la tempête avait été de leur côté. Lorsque Alexandre était arrivé à la réunion du Conseil, Benstede lui avait soufflé à l’oreille le message censé venir de son épouse, avant de traverser promptement le Firth of Forth pour rejoindre Aaron qui avait remis au manoir de Kinghorn une lettre annonçant l’arrivée du roi et ordonnant au sénéchal d’amener la jument favorite du roi à l’embarcadère. Tous les deux, Aaron et lui, avaient placé de fines cordes en travers du sentier de la falaise et la silhouette du roi, monté sur son cheval blanc, s’était détachée aussi nettement qu’une cible sur le fond noir de la nuit. Le traquenard avait parfaitement fonctionné. Benstede avait vu les soldats anglais utiliser de semblables méthodes dans les vallées encaissées du pays de Galles pour faire tomber les cavaliers ennemis ou trébucher des courriers sans méfiance. Bien sûr, les deux écuyers avaient posé plus de problèmes. Grâce à sa vue perçante, Seton avait dû voir ou remarquer quelque chose. Quoi ? Benstede ne l’avait jamais su. Lui aussi avait donc dû mourir, ainsi qu’Erceldoun. Tout s’était bien passé, du moins jusqu’à l’arrivée de Corbett. Benstede grinça des dents : cet astucieux, cet ingénieux Corbett ! Ce doux visage étroit et studieux ! Ces questions innocentes ! Benstede avait peine à croire que le gaillard ait eu la ténacité et l’intelligence suffisantes pour percer à jour et démonter ses stratagèmes.

D’abord, il avait été affolé par les révélations de Corbett, mais, très vite, son esprit logique s’était mis à analyser froidement la situation. A qui Corbett pouvait-il raconter tout cela ? A Burnell ? Celui-ci était ministre du roi et ferait ce qu’exigerait le monarque. Aux Écossais ? Mais qui, parmi eux, serait mécontent de la disparition soudaine d’Alexandre ? Lord Bruce, aspirant à la Couronne, ou Wishart, qui n’avait jamais eu la confiance ni l’amitié du défunt roi ? Et quelles preuves avait Corbett ? « Aucune, murmura Benstede. Aucune ! Que des ombres sans substance ! Que de la fumée sans feu ! »

Il pinça les lèvres de satisfaction et se leva en entendant du fracas dans la cour. Regardant par l’étroite meurtrière, il vit Aaron qui attendait patiemment en tenant les rênes des deux poneys de bât et des chevaux. Ils allaient se rendre à Carlisle où il utiliserait ses mandats pour réquisitionner un navire rapide qui les amènerait en France. Là, il raconterait à Édouard tout ce qui était arrivé. Il savait que le roi comprendrait. Benstede remarqua que le bruit qui l’avait dérangé avait été causé par deux gamins qui jouaient avec des épées en bois devant les écuries. L’un était brun ; quant à l’autre, il le reconnut comme étant le fils du comte de Carrick, le jeune Robert Bruce. Il regarda le petit rouquin ébouriffé feindre et parer comme un danseur, faire tournoyer son épée en bois et en repousser, avec force cris et railleries, son pauvre adversaire dans un gros tas de crottin amoncelé dans un coin. Benstede, dans l’euphorie du moment, s’écria : «Bravo ! Bravo, mon garçon ! » avant de fouiller dans son escarcelle et d’envoyer une pièce d’argent rouler dans la cour. L’enfant repoussa ses cheveux en arrière et leva les yeux vers la fenêtre, grimaçant sous le soleil. Puis il s’avança lentement vers la pièce d’argent, la ramassa et la lança à son compagnon vaincu. Sans un mot de remerciement pour le cadeau de Benstede, il s’éloigna d’une démarche fière et sautillante. « Quel jeune coq arrogant ! chuchota Benstede. Lui et sa famille avec leur désir de grandeur et leurs rêves de couronne et de royauté ! » Benstede eut un petit sourire à l’idée que les rêves des Bruce ne se concrétiseraient jamais, puis, après un dernier coup d’oeil à la chambre, il descendit précautionneusement l’escalier à vis.

Les chevaux furent sellés, et peu après le silencieux Aaron et lui franchirent bruyamment le pont-levis. Un cavalier solitaire les attendait. Benstede reconnut Sir James Selkirk, l’homme de Wishart et le capitaine de la Maison du prélat.

— Eh bien, Sir James ! dit Benstede. Êtes-vous venu nous souhaiter un bon voyage ? Ou apportez-vous un message de votre maître ?

Selkirk hocha lentement la tête.

— Certainement pas, Messire ! Je reviens simplement au château, mais Monseigneur m’a laissé entendre que vous quittiez l’Écosse aujourd’hui même !

— Pas aujourd’hui ! répliqua jovialement Benstede. Il nous faudra au moins trois jours de bonne chevauchée pour atteindre la frontière. Vous devez vous réjouir de notre départ.

— Les visiteurs anglais, rétorqua Selkirk d’une voix tranquille, sont toujours les bienvenus. Votre compatriote, Messire Hugh Corbett, est déjà en route. Je vous dis adieu !

Benstede salua, éperonna son cheval et poursuivit son chemin. Ils contournèrent la cité d’Édimbourg, chevauchèrent dans une campagne accueillante en direction du sud-ouest, vers la frontière et la sécurité du château de Carlisle. C’était une belle journée d’été, les rayons du soleil brûlant perçaient les feuillages comme autant de lames tandis que la nature somnolait sous une brume de chaleur. Le soir venu, ils étaient toujours en rase campagne ; aussi Benstede décida-t-il de bivouaquer. Il désigna un boqueteau au loin.

— Nous passerons la nuit là-bas, annonça-t-il à son compagnon silencieux. Nous y dînerons et dormirons, et demain, nous poursuivrons notre route !

Puis il répéta ce qu’il avait dit avec des mouvements rapides et déliés des doigts et Aaron opina. S’approchant du bois, ils suivirent le sentier qui se rétrécissait en passant dans un creux. Ils traversèrent un petit ruisseau peu profond bordé de roseaux, dérangeant les libellules bleues qui s’attardaient dans la chaleur du soleil couchant. Benstede continua un peu avant de s’arrêter et de chercher du regard un bon coin où établir leur camp.

Satisfait de cette journée de marche, Benstede prit la gourde de vin attachée à la selle, enleva le bouchon et la leva bien haut pour que son doux contenu arrosât sa gorge sèche. Un carreau d’arbalète se ficha alors dans sa poitrine exposée. Benstede abaissa lentement la gourde et toussa sous la surprise, tandis que sang et vin mêlés s’échappaient de sa bouche. Il se retourna et chercha Aaron du regard, mais son compagnon silencieux était déjà mort, atteint en pleine gorge par un second carreau. Benstede glissa de sa selle, s’écroulant comme un rêveur ivre ; la gourde lui échappa des mains et le vin rouge gicla en cercles sur le sol, se mélangeant au sang jaillissant de sa bouche et de sa poitrine. Un oiseau siffla sur une haute branche et l’agonisant sembla y répondre par un gargouillis de bulles dans la gorge. L’odeur d’herbe écrasée envahit ses narines tandis qu’il se demandait ce qui lui arrivait. « Corbett ! pensa-t-il. C’est Corbett le responsable ! » Il avait commis, songea-t-il dans son agonie, la plus grave erreur de sa vie. Il avait fait confiance à Corbett. Il avait cru que Corbett connaissait les règles du jeu. Néanmoins, se rassura Benstede, il avait fait ce qu’il fallait. Ses agents à la cour de Norvège, à Oslo, avaient déjà reçu ses instructions. Tout se terminerait par une issue heureuse. Il sentit le sang monter dans sa gorge comme une nausée tandis que les ténèbres le submergeaient lentement.

Dans l’ombre des arbres, Sir James Selkirk reposa soigneusement l’énorme arbalète et, dégainant son épée, s’avança sans bruit vers les silhouettes allongées. Aaron était mort, effondré comme un enfant endormi, le visage contre terre. Benstede gisait sur le dos, mains tendues ; ses lèvres bougeaient silencieusement et ses yeux devenaient vitreux. Selkirk, debout, le regarda mourir.

— Vous voyez, Messire, murmura-t-il doucement, c’est moi qui avais raison ! C’est aujourd’hui que vous quittez l’Écosse !

Il jeta un coup d’oeil à la ronde. Il avait suivi les deux voyageurs dès leur départ du château d’Édimbourg. Cela avait été tâche aisée. Ils ne soupçonnaient rien et ne se doutaient donc de rien. Le chevalier avait cru qu’il lui faudrait attendre plus longtemps, mais quand il avait compris que ses proies avaient l’intention de dormir à la belle étoile dans un boqueteau isolé, il s’était dit qu’il ne devait pas laisser échapper pareille occasion. Il retraversa silencieusement le bois jusqu’à une petite clairière cachée par des bosquets. Le sol spongieux était facile à creuser et il eut tôt fait de préparer une fosse peu profonde où il traîna le corps des deux hommes. Il creusa également un endroit où enfouir selles et bagages après les avoir fouillés au cas où il y aurait eu quelque objet de valeur pour lui-même ou pour son maître. Puis il piqua les flancs des chevaux et des poneys débarrassés de leur harnachement, et ils partirent au petit galop dans l’obscurité grandissante. Il était sûr qu’ils trouveraient leur chemin vers un village ou une ferme dont les habitants auraient peine à croire à leur bonne fortune. Heureux que tout fût fini, Selkirk alla chercher son cheval et revint à Édimbourg. Il savait déjà que son maître préparait le brouillon de sa future missive à Édouard d’Angleterre, la réponse attristée aux questions escomptées d’Édouard sur « les lieux où pourrait se trouver son envoyé ». Après tout, ce genre d’accidents, pour reprendre le commentaire caustique de Wishart, n’était pas rare en Ecosse.