Leur court voyage fut rapide et éreintant. A la suite de Selkirk, ils traversèrent la cité, gravirent le rocher escarpé et passèrent le pont-levis du château d’Édimbourg. Bien que trempé comme une soupe, endolori et nauséeux après cette rude chevauchée, Corbett fut tiré sans ménagement à bas de son cheval et traîné le long du donjon. Il essaya bien de protester, mais Selkirk le frappa simplement au visage et, d’une bourrade, lui fit franchir une porte cloutée. Corbett glissa et trébucha quand on lui fit dévaler l’étroit escalier abrupt qui s’enfonçait sous le donjon. L’endroit était sombre, humide et froid ; les murs suintaient, de longues coulées verdâtres luisaient. Lorsque Corbett arriva en bas, un geôlier, vêtu d’une broigne en cuir sale, de jambières et de bottes, l’accueillit d’un regard blasé et lui enleva cape, ceinture et poignard. Puis avec un fort accent écossais, il demanda à Selkirk de lui montrer son mandat ; celui-ci brandit un parchemin en lui disant de se dépêcher. En soupirant, l’homme choisit une clé dans le trousseau qui lui battait la panse et s’engagea d’une démarche de canard dans le couloir exigu et mal éclairé. Il dépassa un certain nombre de cachots avant de s’arrêter devant l’un d’eux, qu’il ouvrit et où il fit signe à Corbett d’entrer. Selkirk poussa le clerc dans la pièce et le fit s’accroupir sur une dalle en saillie ; il trancha ses liens mais s’empressa de lui passer autour des poignets et des chevilles des fers reliés au mur par des chaînes qui permettaient à Corbett de bouger, mais lui meurtrirent rapidement les chairs. Selkirk, debout, le regarda et lui donna une petite tape sur la tête :
— Eh bien ! Messire l’Anglais ! railla-t-il. Essayez donc de vous balader dans toute l’Ecosse maintenant !
Sur ce il fit une parodie de salut et sortit en riant, suivi du geôlier qui referma la porte.
Corbett resta assis à contempler les murs humides ; il régnait une odeur fétide dans l’étroite cellule et seule une ouverture grillagée, percée haut dans le mur, laissait passer un peu d’air et de lumière. Dans un coin Corbett vit un amas de paille humide qu’il supposa être un lit. Il se leva, mais s’aperçut que ses chaînes ne lui permettaient même pas de l’atteindre, aussi se laissa-t-il tomber sur la dalle en se demandant combien de temps durerait sa détention. Les chefs d’accusation étaient la trahison et l’assassinat, mais en quoi avait-il trahi et qui avait-il assassiné ? Le jour s’assombrit dans la petite ouverture et Corbett frissonna. Toujours trempé jusqu’aux os, il était à présent transi de froid et affamé. Le geôlier revint des heures plus tard avec un gobelet d’eau saumâtre, une écuelle de viande mal cuite et du pain dur et rassis. Corbett dévora le tout avidement sous le regard impassible du garde, mais lorsqu’il voulut lui poser une question, ce dernier le frappa au visage avant de s’emparer de l’écuelle et de sortir de sa démarche de canard. Corbett s’efforça de dormir, mais en vain. Il resta à trembler, essayant de rassembler ses esprits, mais sans y parvenir. Il n’arrivait pas à se calmer. Il entendit un grattement à l’entrée : deux petites silhouettes sombres se faufilèrent dans le cachot, obstruant un instant le faible rai de lumière sous la porte, et traversèrent la cellule en trottinant. D’autres rats suivirent et Corbett envoya de grands coups de pied dans leur direction, sans se soucier des fers qui lui sciaient les chevilles. Les rats détalèrent et Corbett se rejeta sur la dalle, le souffle court, sanglotant de terreur et de colère, le regard rivé sur l’ouverture grillagée et priant que l’aube arrivât vite.
Le jour se leva enfin, les rayons du soleil pénétrèrent dans le cachot. Le geôlier revint et lui laissa un grand pichet d’eau. Corbett but, assis dans ses déjections, fixant la grille en haut, redoutant déjà la nuit. Il se calma, essayant de comprendre pourquoi il était emprisonné et qui en était responsable. Il se consola avec la pensée fugitive qu’il avait au moins fait la connaissance de Sir James Selkirk, l’homme qui avait découvert le corps d’Alexandre III, et prit ironiquement la décision de le questionner si l’occasion s’en présentait. Il se concentra sur le mystère entourant la mort du roi, mais les visions qu’il avait eues au village picte revinrent le hanter. Il s’assoupit un moment, mais fut réveillé en sursaut lorsque la porte s’ouvrit violemment. Selkirk entra, lui enleva ses fers, le remit sans douceur sur ses pieds, puis, avec force bourrades, le fit sortir du cachot, longer le couloir et remonter l’escalier. Ils regagnèrent enfin l’air pur et clair. Corbett se tourna vers lui :
— Où m’emmenez-vous ? s’insurgea-t-il.
— Voir Monseigneur Wishart, Messire l’Anglais.
Corbett fit un geste de protestation.
— Je veux d’abord ma cape, mon poignard et ma ceinture, dit-il. Et puis, de la nourriture chaude et du vin.
Selkirk grimaça.
— Vous êtes un traître, rétorqua-t-il, un prisonnier ! Vous n’avez rien à réclamer !
Corbett était épuisé. Il décida de tenter le tout pour le tout.
— Je suis un envoyé accrédité ! J’exige qu’on me rende mes affaires et qu’on me donne à manger.
Selkirk céda.
— D’accord, murmura-t-il. Cela ne fait aucune différence. Venez !
Il emmena Corbett aux cuisines où un cuisinier apporta au clerc de la bière et un plat de viande et de légumes. Lorsqu’il eut fini son repas, Selkirk revint et lui jeta brutalement ses affaires. Corbett les ramassa et suivit le chevalier qui gravit plusieurs escaliers avant de pénétrer dans une étroite pièce sombre.
Au fond, dans le rond de lumière projetée par les torches fixées au mur et un chandelier, se tenait assis un personnage de petite taille, presque chauve, revêtu d’une longue robe bordée de fourrure. Corbett reconnut Monseigneur Wishart, évêque de Glasgow. Celui-ci leva les yeux à l’entrée du clerc.
— Entrez, Messire ! lança-t-il en reposant brutalement le manuscrit qu’il était en train d’étudier. Allons, Sir James, un siège pour notre invité !
Corbett s’assit sur un tabouret pendant que l’évêque lui versait un gobelet de vin épicé. Selkirk s’installa confortablement sur une chaise, près du clerc. L’évêque se mit à ranger les rouleaux de parchemin étalés devant lui, aussi Corbett, fatigué de cette comédie, se leva-t-il pour se resservir à boire.
— Monseigneur, dit-il brusquement, vous m’arrêtez, vous m’emprisonnez sans aucun motif, moi, clerc royal à la cour d’Angleterre et envoyé accrédité du chancelier d’Angleterre !
Wishart sourit.
— Messire, répliqua-t-il, seriez-vous le frère du roi d’Angleterre que cela ne me ferait ni chaud ni froid ! De quel droit parcourez-vous ce royaume en questionnant les Écossais sur la mort de leur souverain ? Quelle autorité détenez-vous pour ce faire ?
Corbett redoutait cette question et savait depuis longtemps qu’elle lui serait posée un jour ou l’autre. Il haussa les épaules pour dissimuler sa peur.
— Je suis un envoyé, répondit-il. Ma mission consiste à glaner des renseignements. Vos envoyés agissent de même en Angleterre.
Wishart eut un petit sourire narquois et se pencha en avant, les mains jointes en triangle.
— Vous pensez que notre défunt roi a été assassiné ? demanda-t-il.
— Oui, s’empressa d’affirmer Corbett. Oui, je crois qu’on l’a tué. Je pourrais mentir, je pourrais essayer de vous donner le change, mais ce que je vous dis est la vérité. Je sais qu’il a été assassiné, mais par qui ou comment, je l’ignore.
Wishart opina et Corbett sentit instinctivement la tension se relâcher.
— Messire, commença l’évêque, je crois que le roi a été victime d’un assassin, et franchement, cela m’importe peu ! Comprenez-moi bien, continua-t-il avec un geste d’avertissement, Alexandre n’était pas un parangon de vertu et certainement pas un modèle de chevalier chrétien, mais ce fut un bon souverain pour l’Écosse. Il la préserva de toute alliance étrangère, de toute guerre étrangère, de toute ingérence étrangère.
La voix de Wishart se fit plus passionnée :
— La seule chose qui me tienne à coeur plus que ma famille et mon Église, Messire l’Anglais, c’est l’Écosse. Alexandre servit bien son pays, sauf qu’il ne lui donna pas d’héritier pendant son mariage avec cette ribaude de Française.
— La reine Yolande est enceinte, l’interrompit Corbett, perplexe devant l’attitude de l’évêque.
— La reine Yolande n’est pas enceinte, dit Wishart avec force. C’est là un fait établi. Elle va retourner en France et donc détruire tout espoir d’alliance permanente.
— Mais la reine était bien enceinte ?
Wishart fit signe que non.
— C’était ce que les docteurs appellent une grossesse nerveuse, probablement causée par la disparition soudaine de son mari, ou par un sentiment de culpabilité ou par Dieu sait quoi...
— Mais cette alliance... ? questionna Corbett.
Wishart sourit.
— Vous n’étiez pas au courant ? Alexandre était fort intrigué par le nouveau roi de France, Philippe, et par ses projets pour l’Europe. Yolande de Dreux représentait le premier pas en vue d’une nouvelle alliance avec la France.
Wishart haussa les épaules.
— C’était un secret. Un secret que je n’appréciais guère, mais Alexandre était têtu. Il ne pardonna jamais à votre roi de l’avoir insulté.
— Quand était-ce ? demanda Corbett, complètement dérouté.
— En 1278, à Westminster, lors du couronnement de votre roi. Édouard pria, à juste titre, Alexandre de prêter serment d’hommage pour les terres qu’il possédait en Angleterre, ce que fit Alexandre. Mais ensuite Édouard voulut qu’Alexandre fît allégeance pour l’Écosse. Notre roi refusa, déclarant avec raison qu’il n’était redevable de son trône qu’à Dieu. Alexandre ne pardonna jamais cette insulte.
— Je l’ignorais, murmura Corbett. Mais vous avez dit que vous aussi pensiez que le roi avait été assassiné.
— Non, répliqua prudemment l’évêque. J’ai dit qu’il aurait pu l’être. Une mort violente dans son cas était à prévoir, étant donné la façon dont il vivait. Mais, s’il y a eu assassinat, la question importante n’est pas qui l’a commis, mais pourquoi on l’a commis. Si c’est une vengeance personnelle...
L’évêque n’acheva pas sa phrase et haussa les épaules.
— Mais si c’est un acte politique, cela touche l’Ecosse et excite mon intérêt.
— Monseigneur, vous ne semblez pourtant pas vous en soucier, objecta Corbett.
— Au contraire, rétorqua Wishart, « Monseigneur » s’en soucie grandement ! Mais que puis-je faire ? Ouvrir une enquête publique ? Qu’arriverait-il si l’on découvrait que le coupable était Lord Bruce, hein ? Une guerre civile ? Non, ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder.
— Donc, poursuivit Corbett, ce que je découvre vous intéresse. Alors pourquoi la prison, et pourquoi, dit-il en désignant Selkirk, les bons soins de cet... individu ?
Selkirk se raidit sous l’insulte et fit mine de se lever, mais Wishart l’apaisa d’un geste.
— Oui, Corbett, ce que vous découvrez m’intéresse au plus haut point. Sir James et le cachot n’étaient destinés qu’à vous avertir de ne pas aller trop loin, de ne pas trop profiter de notre faiblesse actuelle.
— Et l’accusation de meurtre ? demanda Corbett d’une voix posée.
— Oh ! dit l’évêque avec un petit sourire. Thomas Erceldoun, l’écuyer que vous avez questionné si longuement le lendemain de notre banquet... On l’a retrouvé étranglé au garrot dans l’église de St Giles, il y a sept jours.
L’évêque réprima un bâillement.
— C’était un solide gaillard, je doute fort que vous ayez pu le tuer. De toute façon, nous savons que le jour de son assassinat, vous étiez assez loin d’Edimbourg, mais c’était un bon prétexte pour vous retenir quelque temps, au cas où vous auriez tenté de vous plaindre à vos maîtres de Londres.
Corbett réfléchit. Erceldoun était mort, cela, c’était très significatif, mais il était trop concentré sur ce que Wishart lui disait pour approfondir le sujet. Il était épuisé et voulait dormir.
— Donc, dit-il avec lassitude, qu’attendez-vous de moi ?
— Rien pour l’instant, répliqua Wishart. Je ne vous mettrai pas en prison, ni ne vous expulserai d’Ecosse, à une condition : vous m’avertirez si vous découvrez que le roi a bien été assassiné et vous me donnerez le nom de l’assassin. En retour, continua l’évêque en se redressant sur sa chaise, je vous apporterai toute l’aide nécessaire. Sir James Selkirk, dit-il en désignant le chevalier assis près de Corbett, vous assistera quand vous le demanderez. Qu’en dites-vous, Messire l’Anglais ?
Corbett essaya de rassembler ses esprits. S’il refusait, c’était la fin de sa mission. S’il acceptait, cela signifiait qu’il devrait faire part à Wishart de certaines de ses conclusions.
— J’accepte votre offre, Monseigneur, dit-il en s’inclinant, mais puis-je vous prier de répondre à quelques questions d’abord ?
Wishart eut l’air surpris mais acquiesça.
— Certainement. Quelles questions ?
— Vous assistiez au Conseil le soir où est mort Alexandre ?
Wishart fit signe que oui.
— Auriez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel ? Je sais que le roi, d’abord morose, est devenu brusquement joyeux. Savez-vous pourquoi ?
Wishart hocha la tête.
— Non. Moi aussi, j’ai remarqué le changement d’humeur du roi, mais n’y ai guère prêté attention, car le roi était d’un tempérament nerveux et versatile. Le Conseil fut convoqué pour des motifs mineurs. Je crois que Seton en était le responsable, mais votre Benstede pourrait vous en dire plus, car Seton et lui semblaient être des amis proches. Tout ce dont je me souviens, c’est que le roi et de Craon avaient une conversation fort animée et que de Craon avait l’air ravi. Vous devez connaître la suite.
Corbett observait Wishart. Il désirait être seul pour pouvoir réfléchir clairement. Il savait pourquoi Wishart l’avait fait emprisonner et amener là, transi de froid et épuisé : il espérait le piéger ! Le clerc comprit soudain qu’à l’instar de nombreuses personnes, Wishart était convaincu que les vraies raisons de sa présence étaient tout autres, et voulait le lui faire avouer en lui tendant des pièges, et, sinon, le forcer à passer son temps à rechercher l’assassin d’Alexandre III. Eh bien ! décida Corbett avec un haussement d’épaules, il mènerait sa tâche à bien et retournerait en Angleterre. La succession au trône d’Écosse n’était pas son problème. Pourtant, d’autres questions se posaient.
— Les jours précédant sa mort, demanda-t-il, le roi a-t-il fait quelque chose qui n’était pas dans son caractère ?
Wishart réfléchit un instant avant de faire signe que non.
— Il était morose, de mauvaise humeur. Il se préparait à envoyer à Rome son confesseur, un franciscain, le père John, pour une mission personnelle et privée, dont il ne fit part ni au Conseil ni à moi-même.
Corbett perçut l’orgueil blessé chez cet ecclésiastique qui aimait tant être au courant de tout.
— Le père John alla-t-il à Rome ?
— Non. En fait, juste avant de se rendre à Kinghorn, le roi me pria d’ordonner au père John de ne pas partir, mais de rester au château jusqu’à son retour. C’est tout.
Corbett se frotta les paupières d’un geste las, feignant d’être plus épuisé qu’il ne l’était en réalité.
— Monseigneur, supplia-t-il d’une voix faible, il faut que je dorme.
— Vous pouvez coucher au château, proposa Wishart.
— Non, non. Je dois retourner à l’abbaye. J’aimerais assez que Sir James m’escorte. Un accident malheureux est si vite arrivé au voyageur imprudent !
— Ce n’est que trop vrai ! s’exclama l’évêque. Il est fort dangereux de ne pas se montrer prudent. Sir James, s’il vous plaît ?
Selkirk opina et Corbett prit hâtivement congé de l’évêque.
Le retour fut silencieux et sans incidents. Après avoir réveillé l’hospitalier en sonnant la cloche du portail, Corbett fut accueilli par le prieur dévoré d’anxiété et un Ranulf empressé. Il refusa de répondre à leurs questions, mais calma leur peur et renvoya Sir James avec une petite tape sur la joue, comme si ce dernier était un page. Les deux jours suivants, il resta dans sa cellule, se remettant du voyage et de son emprisonnement forcé. Il ne raconta ses déboires ni à Ranulf ni au prieur, mais leur assura à maintes reprises que tout allait bien, les laissant organiser ses journées tandis qu’il se contentait de rêvasser, réfléchir et échafauder des hypothèses. Il passa son temps à jeter sur de petits bouts de parchemin ses réflexions sur ce qu’il avait appris les semaines précédentes. Une certaine logique se dessinait, encore vague et mal définie.
Le troisième soir après son retour du château, il annonça soudain qu’il allait retourner à Kinghorn. Ranulf émit un gémissement de protestation, mais Corbett, maintenant totalement remis, lui ordonna de s’occuper des bagages et des préparatifs nécessaires. Il ordonna également aux deux courriers de Burnell qui lui restaient de l’accompagner, revêtus de leur armure. Il acheta des provisions aux cuisines de l’abbaye et informa le prieur qu’ils seraient absents deux jours au moins. Le prieur voulut connaître le but du voyage.
— Pour tout vous dire, confia Corbett, je dois voir la reine avant qu’elle ne reparte en France.
— Mais elle est enceinte* ! s’exclama le moine. Elle ne peut pas faire ce voyage de retour !
— Si elle était enceinte, on ne lui permettrait pas de partir ! fut la réponse énigmatique de Corbett.
N’y comprenant rien, le prieur se contenta de hocher la tête avant de s’éloigner.