CHAPITRE XV

Le lendemain, assis à une petite table du scriptorium, Corbett s’affairait à dresser la liste des événements, ronchonnant de fureur devant ses propres erreurs qu’il biffait d’un coup de plume rageur avant de tout recommencer. Ranulf entra et lui posa une série de questions sur un ton plaintif, mais un regard de Corbett le fit taire et ressortir. Le prieur, toujours aussi curieux, vint également aux nouvelles, mais Corbett, taciturne et renfermé, lui fit clairement comprendre qu’il ne voulait satisfaire aucune curiosité. Une fois la liste achevée et chaque point correctement rédigé, Corbett prit le vélin, sortit de la bibliothèque où régnait une odeur douce et agréable, et fit le tour du cloître, en se parlant tout bas et en consultant de temps à autre le parchemin qu’il tenait fermement en main, comme un prédicateur apprenant son sermon ou un étudiant se préparant à défendre sa thèse.

Les moines, peu habitués à un comportement aussi singulier, commentaient avec délectation l’étrange manège du clerc anglais. Corbett ne s’en souciait guère, interrompant seulement ses déambulations pour aller déjeuner de poisson poché dans du lait et des herbes, avant de reprendre sa tâche. Les images, auparavant floues dans son esprit, étaient à présent nettes et distinctes, mais il fallait des certitudes. Il lui faudrait présenter la solution avec la clarté et la concision d’un document légal, où chaque détail serait à sa place ; malheureusement subsistaient encore des lacunes qu’il devait combler et des bribes d’explication qu’il fallait étoffer.

En fin d’après-midi, il demanda et obtint du prieur abasourdi les services du frère lai qui les avait accompagnés à Earlston. Ranulf reçut l’ordre de seller les chevaux et Corbett se mit en route pour la ville, suivi de sa petite troupe. Aussitôt franchi le portail de l’abbaye, il eut la satisfaction de voir l’escorte que Sir James Selkirk avait laissée en faction près de là les rejoindre. Lorsqu’ils traversèrent la cité, Corbett ne prêta attention à rien : ni aux rues sales, ni aux clameurs tonitruantes des marchands, ni au mélange des odeurs fortes provenant des boulangeries, des auberges ou des tas d’ordures d’origine animale ou humaine qui fumaient sous le soleil d’été. Il s’efforçait en effet de se rappeler l’itinéraire qu’il avait emprunté le matin où les hommes de De Craon l’avaient arrêté. La chaleur dans les rues étroites et bondées était étouffante et les hommes de Sir James commencèrent à se plaindre bruyamment ; le frère lai, habitué aux façons étranges de Corbett, se tassa, résigné, sur son cob docile pendant que Ranulf regardait de travers ce maître fantasque et bizarre.

Enfin Corbett retrouva la ruelle et y engagea sa monture, se frayant un chemin dans la foule jusqu’à la masure surmontée de son enseigne, une perche à houblon en piteux état. Il ordonna à Ranulf et à son escorte de l’attendre dehors, puis pria le frère lai d’entrer avec lui, car « il parlait le dialecte local », comme l’expliqua Corbett. Resté dans la rue, Ranulf jeta un coup d’oeil par la petite fenêtre dont les pauvres vantaux étaient grands ouverts pour laisser passer l’air et la lumière. L’endroit ressemblait à n’importe quel cabaret ou taverne de Southwark avec son sol en terre battue, ses tables branlantes et sa clientèle de marchands et de paysans, brûlant de dépenser là les gains d’un jour de marché. Ranulf observa Corbett qui, par l’entremise du frère lai, était en grande conversation avec le tavernier. Au bout d’un moment, le clerc fit un signe d’assentiment, tendit quelques pièces et sortit, un sourire satisfait sur son visage rayonnant.

Ils repartirent, non vers l’abbaye, mais au château. Comme Corbett avait dépêché un des gardes pour solliciter une audience auprès de Wishart, le vieil évêque au visage matois les attendait dans ses appartements surchauffés, ce qui ne l’empêchait pas d’être encore emmitouflé dans sa robe bordée de fourrure.

— Mon sang s’éclaircit, dit-il pour s’excuser. Je m’achemine vers la mort, dont vous croiserez le chemin un jour, Messire, et peut-être plus tôt que vous ne le pensez.

Corbett fit semblant de ne pas entendre la menace voilée et se détendit dans la chaise que lui avait apportée un serviteur. Mis à part la présence de Selkirk, ils étaient seuls, car Corbett avait laissé à Ranulf et à l’escorte le soin de veiller à leur propre repos et ravitaillement.

— Vous vouliez me voir, Messire, alors venez-en au fait rapidement !

Corbett sentit que l’évêque était tendu, anxieux, voire effrayé.

— Monseigneur, commença-t-il, le défunt roi a-t-il jamais discuté de son mariage avec vous ?

— Non, répondit l’évêque avec force. Il... heu... répugnait à aborder ce genre de sujet avec moi.

— Avec quelqu’un d’autre alors ?

— Pas à ma connaissance. Le roi ne parlait à personne de sa vie privée.

— A-t-il fait une exception pour les envoyés français, surtout pendant les jours précédant sa mort ? insista Corbett.

— Oui, répondit lentement l’évêque, s’efforçant de gagner du temps. Mais nous ne sommes pas dans un tribunal anglais. Pourquoi ces questions impertinentes ? Suis-je devant une cour de justice ?

Corbett présenta de sincères excuses.

— Monseigneur, loin de moi l’intention de vous offenser, mais j’entrevois une solution à cette affaire. Je vous en ferai part, mais, pour l’instant, je suis impatient de connaître votre réponse.

Corbett s’interrompit avant de reprendre :

— Les envoyés français partageaient-ils les secrets du roi ?

L’évêque prit un long et fin couteau pour parchemin et en joua dans sa main tavelée aux veines apparentes.

— Alexandre fut un bon souverain, reprit-il précautionneusement. Il fit régner la paix en Écosse. Mais en tant qu’homme, il était gouverné par son bas-ventre. Quand ses enfants moururent, il courut le jupon et ne contracta pas mariage. Puis il accepta d’épouser la princesse Yolande. D’abord, tout alla bien, et le royaume espérait un héritier. Mais bientôt le roi devint renfrogné, irascible et renfermé ; il évitait les envoyés français, mais, oui, les jours précédant sa mort, et même le jour de sa mort, il s’enferma avec eux.

Wishart s’agita sur son siège, irrité et agacé par l’impertinence des questions de Corbett. Il aurait aimé le chasser du royaume, le renvoyer, ligoté, par-delà la frontière, porteur d’un message vexant pour son arrogant monarque. L’évêque regarda ce clerc au maigre visage pâle. Il y avait beaucoup de choses qu’il aurait voulu faire, mais il avait besoin de cet homme qui, grâce à un mélange dé chance et de logique, pouvait trouver des vérités susceptibles d’affecter l’avenir du royaume.

Il se pencha et fouilla parmi les parchemins étalés sur sa table. Il choisit un mince rouleau qu’il lança à Corbett en disant :

— Voici ce que vous avez demandé, ou plutôt ce que m’a demandé l’homme que vous avez envoyé solliciter une audience.

Corbett murmura des remerciements et déroula avec précaution le parchemin. Celui-ci n’était autre que la liste, rédigée par la main d’un clerc, des biens et effets d’un certain Patrick Seton, écuyer. Corbett l’étudia attentivement et émit un petit grognement de satisfaction avant de la rendre à l’évêque, et de se lever.

— Monseigneur, dit-il, je vous remercie de m’avoir consacré votre temps et apporté votre aide. Pourrais-je poser une autre question à Sir James Selkirk ?

— Allez-y ! lança Wishart en haussant les épaules.

— Je crois, commença Corbett en se tournant vers Selkirk, que vous avez été envoyé par l’évêque Wishart, tôt le matin du 19 mars, pour vous assurer que rien n’était arrivé au roi. Vous avez utilisé les services du passeur à Dalmeny, pris des chevaux dans les écuries royales d’Aberdour et vous vous êtes dirigé vers Kinghorn. C’est alors, n’est-ce pas, que vous avez retrouvé le corps du roi sur la plage ?

Le chevalier bougonna :

— Oui. C’est ce qui est arrivé. Il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans, n’est-ce pas ?

— Oh que si ! rétorqua doucement Corbett. Était-ce là votre habitude que de passer derrière le roi pour vous assurer qu’il ne lui était rien arrivé ? Et si vous galopiez sur le sentier de la falaise de Kinghorn, comment diable avez-vous pu voir son corps qui gisait sur les roches en contrebas ?

Selkirk saisit durement le poignet de Corbett.

— Je ne vous aime pas, Messire l’Anglais, souffla-t-il d’un air menaçant. Je n’aime ni votre arrogance, ni vos questions, et s’il ne tenait qu’à moi, j’aurais tôt fait d’arranger un accident ou de vous faire jeter dans un cachot jusqu’à ce que nul ne se souvienne de vous.

— Selkirk ! intervint sèchement Wishart. Vous vous oubliez ! Vous savez qu’il existe une réponse aux questions de ce clerc, alors pourquoi ne pas la donner ?

Selkirk relâcha son étreinte et se rassit brusquement.

— Le roi avait l’habitude, expliqua-t-il, de se lancer dans de folles chevauchées à travers le royaume. Ce n’était pas la première fois et, s’il avait vécu, ce n’aurait sûrement pas été la dernière. Le roi se déplaçait constamment. On aurait dit qu’il avait le diable au corps. Il ne tenait pas en place. Monseigneur, continua-t-il en désignant son maître, m’envoyait souvent sur les traces du roi pour m’assurer que rien ne lui était arrivé. Maintes fois, j’ai retrouvé des membres de la Maison royale en train de se reposer, leurs chevaux à bout de souffle et eux-mêmes souffrant d’une blessure ou d’une autre. Je ne m’attendais à rien d’autre lorsque Monseigneur m’ordonna de rejoindre le roi, le matin du 19. Accompagné de deux hommes d’armes, j’ai traversé le Firth of Forth à Dal-meny et ai pris des chevaux aux écuries royales d’Aberdour. Vous connaissez peu l’Ecosse ou la mer, Messire. Le temps de passer le Firth of Forth, c’était l’aube et marée basse. Nous n’avons donc pas emprunté le sentier de la falaise, mais chevauché le long de la plage. La tempête s’était apaisée, la matinée était belle et nous avions des chevaux frais. Nous avons galopé sur le sable et j’ai compris ce qui était arrivé bien avant d’atteindre les rochers où s’était écrasé le roi. J’ai vu la masse blanche de la jument morte, Tamesin, et la cape pourpre d’Alexandre, gonflée par le vent. Le roi gisait parmi les rochers et il était évident qu’il avait trépassé. Il était tombé entre deux rocs aux arêtes vives contre lesquels la forte houle avait fracassé son corps. Son visage n’était qu’une plaie et il avait la nuque brisée. S’il n’y avait pas eu ses habits et ses bagues, j’aurais hésité à le reconnaître.

— Et la jument ? s’enquit Corbett.

— Pas belle à voir ! répondit Selkirk. Elle aussi était couverte de plaies ; elle avait deux pattes cassées et la tête complètement tordue. Nous avons retiré le harnais et fabriqué une bière rudimentaire pour la dépouille du roi. Puis nous sommes retournés à Aberdour, d’où une barque royale a ramené le corps de l’autre côté du Firth of Forth.

— Donc, reprit Corbett, vous n’êtes jamais allé sur la falaise, jusqu’à Kinghorn Ness, et vous n’avez pas examiné l’endroit d’où le roi est tombé ?

— Non, répondit lentement Selkirk. Mais d’après l’endroit où il s’est écrasé, nous avons déduit qu’il avait dû chuter du sommet du sentier, là où celui-ci commence à descendre vers le manoir de Kinghorn.

Corbett eut un sourire diplomatique.

— Alors, je vous dois mes excuses les plus sincères, Sir James, expliqua-t-il. J’avais toujours cru que vous étiez passé par Kinghorn Ness, que vous aviez vu le corps en contrebas et l’aviez fait remonter avec des cordes.

Selkirk eut un rire bref.

— Pourquoi aurais-je fait cela ? Je vous ai déjà dit que la marée était basse. N’importe qui aurait emprunté ce chemin. On n’utilise le sentier de la falaise que lorsqu’il fait mauvais temps ou que l’on risque d’être bloqué par la marée montante. Mais votre question à propos de cordes et de système de levage pour remonter le corps est pure absurdité !

Corbett fit signe qu’il était d’accord.

— J’aurais une autre faveur à vous demander, Monseigneur, reprit-il posément. Il faut me l’accorder, bien qu’elle puisse offenser les Français.

— Allez-y, dit Wishart d’un ton las.

— Je suis allé au manoir de Kinghorn, poursuivit Corbett, j’ai essayé de voir la reine Yolande pour lui demander pourquoi elle n’avait pas envoyé ses gens à la recherche du roi quand il n’était pas arrivé au manoir. Je trouvais étrange qu’une épouse, une reine, une princesse chargée de responsabilités, à qui on avait dit, de façon certaine, que son mari allait la rejoindre, n’eût rien fait en ne le voyant pas arriver. N’importe quelle femme, dotée d’une once de bon sens, se serait tout de suite inquiétée et aurait envoyé ses serviteurs à sa recherche. Après tout, il aurait pu être désarçonné et être resté sur la lande, blessé, au milieu des éléments déchaînés. Je dois absolument demander à la reine Yolande pourquoi elle a agi ainsi.

Corbett observa attentivement le vieil ecclésiastique. Il voyait, d’une part, ses soupçons se refléter dans les yeux de l’évêque et, d’autre part, celui-ci prendre conscience qu’une telle entrevue pouvait provoquer chez les Français de l’hostilité et plus d’ennuis que cela n’en valait la peine.

Corbett insista.

— Pour autant que je sache, Monseigneur, il est possible que la reine Yolande soit impliquée dans la mort de son époux. Pour elle, pour la France, pour l’Écosse, elle doit être lavée de tout soupçon.

Wishart hocha lentement la tête.

— La reine Yolande, répliqua-t-il, doit partir demain, à marée haute, juste après l’aube. Une galère française va venir la prendre sur la côte du Firth of Forth et l’amener en pleine mer où d’autres bateaux attendent pour l’escorter jusqu’en France. Je crois savoir que l’envoyé français, de Craon, assistera à son départ.

Il soupira profondément.

— Si les Français sortent du Firth of Forth à bord de cette galère, il y a fort peu de chances qu’ils s’arrêtent pour répondre à vos questions, Messire. Donc, vous devez retenir la reine avant que son vaisseau ne quitte le Firth of Forth.

L’évêque fit soudain montre d’une grande agitation.

— Avons-nous un navire, Sir James ?

— Bien sûr, répondit Selkirk.

— Je veux dire, précisa Wishart avec brusquerie, avons-nous un navire dans le port de Leith que nous puissions utiliser ?

Selkirk réfléchit en se frottant le menton.

— Il y a le Saint Andrew, un cogghe qui nous sert souvent à protéger nos bateaux des pirates anglais.

Selkirk jeta un regard de côté à Corbett.

— Il est entièrement armé et équipé, et prêt à prendre la mer à tout moment.

— Très bien, dit Wishart en souriant. Sir James, emmenez notre visiteur anglais au port de Leith et ordonnez au capitaine de suivre ses instructions dans le Firth of Forth. Il devra arraisonner la galère, parler à la reine Yolande et ne pas la laisser quitter le Firth of Forth avant que Corbett n’obtienne des réponses satisfaisantes à des questions qui nous intriguent, lui et moi. Je vous donnerai les mandats et les lettres de créance nécessaires.