A vrai dire, la première impression de Corbett fut celle d’une cohue. L’immense salle, ornée de tentures de Paris et de tapisseries coûteuses, resplendissait de la lumière agressive d’innombrables torches fixées aux murs. Sur une estrade, au bout, siégeaient à une longue table des personnages au visage dur, revêtus de riches capes bordées d’hermine et de zibeline. De sa place, Corbett vit le reflet de l’armure que portait plus d’un sous son surcot. Mais le Conseil de régence avait la ferme intention de faire régner le calme : les armes étaient interdites et les sergents royaux étaient répartis en groupes dans les coins obscurs de la salle. Sous la grande salière incrustée d’argent, les longues rangées de tables étaient occupées par la foule des serviteurs, clercs et officiers des grands seigneurs. Le tintamarre était assourdissant, le bruit ininterrompu des conversations se mêlait aux éclats de voix des discussions houleuses, mais, en fait, on semblait attendre, voire redouter quelque chose, car tous observaient discrètement les grands assis à la table d’honneur, tout en faisant mine de s’occuper de ce qui se passait autour d’eux.
Benstede traversa majestueusement la salle et se présenta fort diplomatiquement à cette assemblée des personnages les plus puissants d’Écosse. Il présenta ensuite Corbett qui sentit que la plupart de ces seigneurs étaient trop affairés pour lui prêter attention, mais remarqua cependant que l’évêque Wishart de Glasgow, petit homme ratatiné au visage aussi brun et ridé qu’une vieille noix, le dévisageait attentivement sous ses lourdes paupières. Il y avait là, également, un géant aux cheveux gris acier, aux yeux bleus perçants et à la bouche cruelle que Benstede lui dit, plus tard, être Lord Robert, le chef du clan des Bruce. Lui aussi scruta Corbett avant de se remettre à balayer la grand-salle de son regard féroce. Benstede et Corbett s’assirent à une table située directement sous l’estrade au moment où éclata une sonnerie de trompettes. L’évêque Wishart murmura le bénédicité et le festin commença. Des joueurs de flûte, rebec et tambourin s’efforcèrent de se faire entendre, mais leur musique fut vite noyée dans le brouhaha des conversations au fur et à mesure que se déroulait le repas. Corbett avait entendu dire que les Écossais étaient des rustres, mais que leurs cuisiniers pouvaient rivaliser avec les meilleurs d’Europe. Chaque convive avait un tranchoir, c’est-à-dire une tranche de pain rassis faisant office d’assiette pour toute une série de plats copieux qu’apportaient, épuisés et en sueur, des pages qui devaient veiller à nourrir des bouches innombrables tout en évitant les mains furtives et avides de certains hôtes. On servit du fromage de tête, de la viande bouillie avec du sucre et des clous de girofle, parfumée à la cannelle et au gingembre et garnie de côtes de sanglier, une tourte de porc farcie de jaunes d’oeufs, pignons, raisins secs, safran et poivre, des pâtés de poisson, des lamproies rôties, du mouton, du pluvier, des courlis, de la bécassine et du faisan. Le vin jaillissait des pichets et était bu d’un trait, souvent fort bruyamment. Corbett mangeait peu, d’abord parce que c’était son habitude et ensuite parce que la vue d’un valet se grattant une oreille suppurante tout en passant les plats lui coupa l’appétit. Il sirotait lentement son vin en échangeant des plaisanteries avec Benstede, qui faisait porter la conversation sur les méandres de la politique écossaise.
— Regardez autour de vous, Corbett. Cette salle est remplie d’hommes qui rêvent de se trancher mutuellement la gorge. Alexandre les tenait dans un poing d’acier. Dieu sait ce qui va arriver maintenant.
— Quoi, d’après vous ? demanda Corbett.
— Ce que je crains, répondit Benstede, c’est que sous un piètre roi cette vague de violence ne déferle jusqu’à la frontière et au-delà.
Corbett acquiesça tranquillement, se rappelant la campagne déserte qu’il avait traversée en venant en Ecosse : de vastes étendues sans défense, vulnérables à des raids soudains de pillage ou même de conquête. Benstede se pencha par-dessus la table pour en dire plus, mais, voyant l’intérêt grandissant de ses voisins pour leur entretien, jeta à Corbett un coup d’oeil entendu et garda le silence. Le tourbillon des conversations les enveloppait. Corbett avait peine à comprendre certains accents et se contentait de regarder autour de lui. A une table en face de la leur, de l’autre côté de l’allée, était installé, légèrement à part, un groupe d’invités dont l’un fixait le dos de Benstede avec tant de haine venimeuse que Corbett s’en inquiéta et saisit son compagnon par le bras.
— Ces hommes derrière vous... ! chuchota-t-il.
— Ces hommes derrière moi, l’interrompit Benstede d’une voix maussade, sont les envoyés français et leur chef Amaury de Craon. C’est un petit brun à l’air énergique, qui a une barbe et une moustache tombante et qui est probablement en train de me regarder comme s’il voulait me planter son poignard dans le dos, n’est-ce pas ?
Corbett fit signe que oui.
— Bien, dit Benstede avec un sourire. Je me suis délibérément assis en lui tournant le dos. De Craon n’a jamais pu résister à une insulte.
—1 Pourquoi est-il ici ? s’enquit Corbett.
— Pour les mêmes raisons que nous, répliqua Benstede. Pour observer la situation et faire son rapport à ce coquin de Philippe IV de France, cet hypocrite au visage impassible. Bien sûr, il a d’autres buts.
Après avoir jeté un coup d’oeil aux alentours, Benstede se pencha au-dessus de la table d’un air de conspirateur.
— De Craon doit se demander de quoi nous parlons. Son maître rêve de deux choses, à présent que l’Ecosse a perdu son puissant souverain. En premier lieu, de contracter une alliance avec les Écossais et de détourner ainsi notre suzerain de ses justes revendications sur nos possessions de France. En second lieu, poursuivit Benstede en effleurant le bord de son gobelet, Philippe espère qu’Édouard voudra annexer l’Écosse et se trouvera ainsi entraîné dans une longue guerre interminable.
— Et c’est ce que veut faire Édouard ? demanda innocemment Corbett.
Benstede grimaça :
— Non ! Édouard d’Angleterre n’a pas les yeux plus gros que le ventre !
Faisant signe qu’il comprenait, Corbett s’apprêtait à poursuivre la conversation lorsqu’au bout de la table éclata un incident qui attira l’attention de tous et mit fin au brouhaha de la salle. Deux jeunes gens se faisaient face, poignard en main, prêts à l’attaque et à la parade, leur visage au teint cireux rougi par la boisson. Corbett crut d’abord que c’était une simple rixe d’ivrognes, mais soudain l’un d’eux s’élança pardessus la, table et ce fut le début d’un beau charivari qui vit plats, gobelets et pichets de vin et de bière rouler à terre. Les invités bondirent de leur siège en se poussant et se bousculant ; des poignards furent dégainés et on eut l’impression que plus d’un vieux compte allait se régler. Le clerc se frayait un chemin vers la sortie lorsqu’il se retrouva adossé à un pilier. Ce qui se passa ensuite, il ne le comprit jamais très bien... Fut-ce un coup de chance, un mouvement de la roue de la fortune, la soudaine intervention de la Grâce divine ? Toujours est-il qu’une sonnerie de trompettes éclata tout d’un coup et que Corbett tourna la tête pour voir les musiciens ; il sentit alors un couteau lui frôler la joue et percuter le pilier. Il se retourna stupéfait mais ne vit aucun suspect dans la foule grouillante. Il ramassa l’arme redoutable qui avait failli lui traverser la gorge. Il s’en portait des centaines comme celle-là et on s’en servait même pour manger. Corbett lâcha le couteau ; les trompettes résonnèrent à nouveau et les sergents royaux s’avancèrent, bâton au poing, et commencèrent à rétablir l’ordre. On redressa tables et bancs, on fit revenir à elles les personnes évanouies et on emmena, ensanglantés et échevelés, les deux jeunes gens qui avaient été à l’origine de l’échauffourée.
Le banquet se poursuivit, mais l’incident avait jeté un froid et l’ambiance était à la rancoeur. Corbett reprit sa place, faisant mine de ne pas voir de Craon qui grimaçait un sourire comme s’il avait soudain pensé à quelque chose d’amusant. Benstede revint, les vêtements en désordre et le visage maculé, et murmura qu’il avait été malmené, probablement par les Français, et qu’il avait l’intention de partir aussi vite que possible. Des invités se levaient pour prendre congé ; les deux envoyés anglais firent de même et commencèrent à passer parmi les différents groupes. Aaron, le serviteur de Benstede surgit de nulle part et son maître et lui s’éloignèrent tandis que Corbett se retournait pour observer le départ des Français : de Craon arborait toujours son rictus. Benstede avait dit à Corbett qu’il n’avait pas besoin de retourner à l’abbaye, mais pourrait coucher dans la grand-salle avec les serviteurs. Le clerc accepta cette offre avec reconnaissance. Il se sentait fatigué, légèrement ivre et effrayé ; si un assassin le poursuivait, les ruelles sombres d’Édimbourg, la nuit, ne feraient que lui fournir des occasions en or. Corbett cherchait un endroit confortable tandis que la foule commençait à se disperser lorsque Benstede revint, accompagné par un personnage maigre et voûté, aux yeux larmoyants, à la barbe clairsemée et au nez rouge d’ivrogne. Le nouveau venu se pavanait dans un surcot au revers de taffetas jaune et à la cordelette dorée rappelant celle de Benstede, bien que ce dernier portât la sienne munie d’une rangée de noeuds pour l’empêcher de glisser sur les plis de son habit.
— Messire Corbett, lança Benstede, puis-je vous présenter Duncan Mac Airth, médecin royal et grand savant en médecine.
Corbett regarda le visage aviné du vieil homme et comprit que Benstede faisait de l’ironie. Mac Airth devait, à coup sûr, être un charlatan comme nombre de ses confrères et dissimuler son ignorance sous une attitude pédante et derrière la confection d’étranges potions, l’astrologie et les horoscopes. Corbett, pourtant, s’inclina respectueusement tandis que Benstede s’en allait, sur un clin d’oeil et un petit salut, en disant à Corbett qu’il espérait le revoir sous peu.
Le clerc amena Mac Airth à la table la plus proche, fit de la place et d’un geste le pria de s’asseoir.
— Messire Mac Airth, dit-il en remplissant deux gobelets de vin, je vous remercie de me consacrer un peu de temps. J’ai cru comprendre que c’était vous qui aviez fait la toilette mortuaire du roi. Je m’étonnais que...
— Ne vous étonnez pas, Corbett ! s’écria Mac Airth d’une voix de fausset en s’emparant du gobelet offert et en le vidant bruyamment. Ne vous étonnez pas ! Notre suzerain fut retrouvé par une patrouille de sergents à cheval envoyée par le bon évêque Wishart. Le roi s’était écrasé sur les rochers en contrebas de Kinghorn Ness ; sa monture, sa jument préférée, Tamesin, gisait auprès de lui. Cheval et cavalier s’étaient rompu le cou. On a ramené au château le cadavre du roi ainsi que la selle et la bride.
— Avait-il d’autres blessures ? s’enquit Corbett.
— Bien sûr, répliqua Mac Airth, soufflant au nez de Corbett des vapeurs fétides de vin. Le roi avait les jambes brisées et était couvert de plaies de la tête aux pieds. Il faut que vous compreniez que non seulement le roi est tombé d’une grande hauteur, mais qu’en plus la mer a fracassé son corps contre les rochers.
Il baissa la voix.
— Son visage n’était plus qu’un amas de chair mutilée ; il était presque méconnaissable.
— Vous êtes sûr que c’était votre souverain ?
Mac Airth regarda fixement Corbett, une expression étrange sur son visage aviné.
— Oh oui ! C’était bien le roi.
Il éclata de rire, en un hennissement aigu.
— Remarquez, Alexandre aurait adoré cela. Il aimait beaucoup les déguisements et les mascarades.
Mac Airth soupira.
— Mais ce petit jeu-là est fini. Non, Corbett, le roi a fait une chute mortelle du haut de la falaise. On a séparé la chair des os après avoir ébouillanté le corps ; on l’a pétri d’aromates et mis dans un cercueil plombé et scellé que l’on a emporté à l’abbaye de Jedburgh pour que le roi repose auprès de ses ancêtres.
— Quand les funérailles se sont-elles déroulées ? interrogea Corbett d’une voix coupante.
Mac Airth loucha sur la table maculée de taches de vin et murmura entre ses dents :
— Notre souverain est mort le 18 mars et l’enterrement a eu lieu onze jours plus tard, le 29 mars.
— N’était-ce pas un peu trop hâtif ? objecta Corbett.
Mac Airth grimaça et traça des gribouillis sur la table avec le vin renversé.
— Non, répliqua-t-il. Le roi n’était pas beau à voir. L’eau avait fait gonfler les chairs ; même avec les aromates, il fut difficile de le garder dans un état présentable.
— La reine est-elle venue voir le corps ?
— Non.
La réponse fut sèche.
— Elle n’a jamais quitté Kinghorn. Pourquoi, continua Mac Airth, essayant de concentrer le regard de ses yeux chassieux, pourquoi posez-vous toutes ces questions ?
— Par simple curiosité, répondit le clerc d’une voix apaisante. Mais vous pourrez sans doute me dire — car je vois que vous êtes homme de ressources — ce qu’il est advenu des deux écuyers, des deux serviteurs de la Chambre du roi qui accompagnaient le souverain.
— Étrange que vous mentionniez cela, chuchota Mac Airth. Patrick Seton, qui avait chevauché trop en avant du roi, arriva bien à Kinghorn. Il revint au château après que l’on eut retrouvé notre souverain mort, et refusa de quitter sa chambre.
Mac Airth poussa un profond soupir.
— Tout le monde lui a rendu visite et posé des tas de questions, y compris Messire Benstede, l’envoyé français, Lord Bruce, Comyn, Wishart, mais on aurait dit qu’il avait perdu le sens. Même moi n’ai rien pu faire. Quand je suis allé le voir, il est resté là, assis, à marmonner des choses.
— Quelles choses ? demanda Corbett.
— Rien de bien important. Il a seulement parlé d’ombres, d’ombres sur Kinghorn Ness. Cela vous dit quelque chose ?
— Non, répliqua Corbett. Mais le second écuyer ? Qu’est-il devenu ?
Mac Airth bâilla et se leva.
— Il faut que je parte, lança-t-il, vos questions me fatiguent. Le second écuyer, Thomas Erceldoun, est encore ici. On lui a posé de nombreuses questions, à lui aussi, mais ce n’est pas un gars des plus futés, ni un de nos meilleurs cavaliers. Il s’est fait désarçonner et il est resté sur la grève, des témoins le certifient. Je crains qu’il ne soit la risée de la Cour ; il est méprisé par la plupart des gens et plaint par les rares qui prêtent l’oreille à ses incessantes protestations d’innocence. Je dois vraiment m’en aller. Je vous enverrai Erceldoun demain. Vous restez au château cette nuit ?
Corbett fit signe que oui.
— Je dormirai dans la grand-salle. Tous mes remerciements pour votre courtoisie, Messire Mac Airth.
Le médecin lui dit brutalement adieu. Le clerc s’étira et regarda la pièce déserte qui plongeait dans l’obscurité au fur et à mesure que les torches s’éteignaient en grésillant. Il choisit une place où dormir entre deux serviteurs qui ronflaient et s’étendit, sans remarquer la silhouette qui l’observait, cachée dans l’ombre.
Le regard de l’observateur silencieux, perçant les ténèbres, s’attarda sur l’endroit où reposait Corbett. L’homme aurait voulu trancher, d’un coup de poignard, la gorge de ce fouineur, mais savait que ce n’était ni l’heure ni l’occasion. Il regrettait amèrement que le couteau lancé pendant la fête n’eût pas atteint sa cible, car il avait senti en Corbett quelqu’un de dangereux, un homme pondéré, qui passait inaperçu, mais qui posait d’incessantes questions et recueillait des tas de renseignements ; il devait avoir appris quelque chose de cet imbécile de Mac Airth. L’homme maudit tout bas le clerc trop curieux qui pouvait faire échouer le grand dessein de son maître. Mais il y aurait d’autres moments, d’autres endroits. L’Écosse était une contrée désolée, aux routes désertes et aux landes solitaires. Un jour, il trouverait Corbett sans protection, vulnérable, et alors il s’occuperait de lui à sa manière... une manière fort subtile.