Moins d’une heure plus tard, Corbett et Selkirk, accompagnés d’une douzaine d’hommes d’armes à cheval, galopaient lourdement sur le chemin boueux qui reliait Edimbourg au port de Leith. Malgré un sol détrempé par de récentes pluies, ils allaient bon train, Sir James ayant déployé la bannière royale d’Ecosse pour avertir les autres voyageurs de s’écarter rapidement de leur passage. Ils entrèrent dans Leith, s’engouffrèrent dans les rues étroites et tortueuses, traversèrent la place pavée où Corbett avait rencontré les soldats de Lord Bruce et arrivèrent sur le quai. Le port grouillait de toutes sortes d’embarcations : de simples barques, des cogghes et les imposants et profonds vaisseaux de haut-bord des marchands de la Hanse. A l’aide de petits treuils, on chargeait et déchargeait ballots, tonneaux, coffres et volumineux sacs en cuir. Un vacarme d’ordres lancés, de cris, de bruits divers et de jurons étranges s’élevait chaque fois que des navires arrivaient ou se préparaient au départ. Sir James n’y prêta aucune attention et, indifférent aux malédictions et quolibets qui le suivaient, guida ses compagnons le long du quai en criant aux gens de faire place. Finalement, ils trouvèrent le Saint Andrew, un gros navire de guerre à la coque arrondie en forme de baquet. Les bords de ce cogghe se dressaient haut au-dessus du quai, sa poupe portait une plate-forme de combat crénelée — ou château — qui protégeait archers et soldats pendant la bataille, et son énorme mât unique avait sa grand-voile repliée sous la hune où se tenait habituellement la vigie. Sir James héla le navire et annonça à l’équipage son intention de monter à bord ; on abaissa alors une large passerelle. Il ordonna à l’un de ses gardes de rester à terre et de s’occuper des chevaux, puis Corbett et lui, accompagnés du reste de l’escorte, gravirent prudemment la passerelle et mirent pied sur le bateau bourdonnant d’activité. Les marins allaient et venaient en se bousculant. Corbett comprit que le cogghe n’était que récemment rentré au port en voyant l’équipage s’affairer à nettoyer le pont. Il aperçut une large trace de sang et devina que le vaisseau avait dû essuyer une des nombreuses escarmouches qui se produisaient en mer, car les navires de différentes nations — la Norvège, le Danemark, l’Angleterre, l’Écosse et la France — croisaient dans ces eaux pour la pêche, le commerce et la piraterie.
Un jeune homme roux, vêtu d’une broigne de cuir, de jambières et de bottes, s’avança vers Corbett et lui parla avec un accent tel que ce dernier n’eut même pas l’espoir de le comprendre. Selkirk, en revanche, se fit parfaitement entendre. L’homme, intrigué, jeta un coup d’oeil perçant à Corbett et s’apprêtait à refuser lorsque Selkirk lui montra son mandat frappé du sceau de Wishart. Le capitaine — car c’était bien lui, comme l’avait supposé le clerc — déversa un chapelet de jurons en différentes langues, qui ne laissèrent aucun doute à Corbett sur ce qu’il pensait de la mission. Il commença, néanmoins, à hurler des ordres. On débarrassa le pont, des matelots, agiles comme des singes, se mirent à escalader le gréement et à dérouler la voile tandis que deux hommes s’élançaient sur le château d’arrière pour manoeuvrer l’énorme gouvernail. Au bout d’un moment, le capitaine, rasséréné, emmena Selkirk et Corbett dans sa cabine, située sous le gaillard d’avant, une pièce exiguë et inconfortable qui puait le goudron et le sel et abritait un simple lit de camp, un coffre, une table et des tabourets. Peu habitué au roulis et à la faible hauteur des poutres, Corbett se cogna la tête en se redressant. La douleur fut vive, mais le capitaine, tout en riant de cette mésaventure, lui offrit un gobelet de vin étonnamment bon afin de l’apaiser et, comme le dit Selkirk, de fortifier son estomac pour le voyage à venir. Moins d’une heure après leur embarquement, le Saint Andrew avait manoeuvré et s’apprêtait à traverser le Firth of Forth. La douleur de Corbett s’apaisait, mais ce n’était que pour faire place à une nausée grandissante due au roulis et au tangage. Selkirk s’amusait de voir l’Anglais en difficulté.
— Allons, Messire, lança-t-il jovialement. Vous feriez mieux de monter sur le pont si vous devez être malade. Pas question de vomir ici et d’incommoder notre hôte. Sans compter qu’il doit attendre vos instructions.
Corbett jura à voix basse, mais suivit Selkirk et regagna le pont par l’échelle. L’immense voile, déployée à présent, était gonflée par de fortes rafales tandis que le cogghe se dirigeait vers la côte lointaine en se laissant dériver dans le courant et en dessinant un arc de cercle. Le Firth of Forth était plus large à cet endroit qu’il ne l’était à Dalmeny et si le temps n’avait pas été aussi dégagé, Corbett se serait cru en pleine mer. Le capitaine leur montra une carte rudimentaire tracée sur un grossier parchemin marron, et leur donna des explications avec son accent guttural, désignant, de son doigt épais, la côte du Fife, le manoir de Kinghorn et l’endroit où les Français pouvaient accoster pour embarquer des gens sur une plage.
— Que raconte-t-il ? demanda Corbett.
Selkirk haussa les épaules.
— Il n’y a pas de port à Kinghorn, mais la côte abrite une multitude de villages de pêcheurs et des anses où la reine Yolande pourrait se rendre pour attendre son bateau. Il suffit de longer la côte jusqu’à ce que nous apercevions le navire lui-même.
Selkirk regarda le ciel qui s’assombrissait.
— La nuit va bientôt tomber, reprit-il, et nous n’allons plus y voir grand-chose. Le capitaine nous a promis d’atteindre la côte avant l’aube et de la suivre jusqu’à la mer. C’est notre seul espoir.
Puis il s’entretint un moment avec le capitaine en une langue qui, l’expliqua-t-il plus tard, était de l’erse, la langue des îles écossaises. Corbett et lui regagnèrent ensuite la cabine.
Corbett passa alors une des nuits les plus affreuses, certainement, qu’il eût jamais connues. Le capitaine lui donna un bol de ragoût qu’il ne put avaler qu’en l’accompagnant de grandes rasades de vin. Selkirk lui lança un manteau en lui disant de s’installer aussi confortablement que possible. Il dormit par à-coups, se réveillant plusieurs fois pour se traîner sur le pont et vomir son repas dans la mer, sous les quolibets des hommes de quart. Finalement, il décida de rester là, accroché au bord, et de regarder l’aube poindre. Le capitaine tint parole. Le cogghe atteignit la côte juste après le lever du soleil et commença à la longer en direction de la mer en suivant un cap sud-est. Leur tâche s’avéra moins difficile que ne le craignait Corbett. Les matelots hélèrent un bateau de pêche et apprirent ainsi qu’un navire français avait été vu la veille en train de remonter le Firth of Forth. Il ne leur restait plus alors qu’à savoir bien profiter de la force du vent. Les marins se mirent à descendre et à grimper dans le gréement pour ajuster la voile et capter ainsi la moindre brise, le moindre souffle d’air tandis que des vigies se postaient sur la hune.
La routine s’installa sur le vaisseau jusqu’à ce que les cris des guetteurs ramènent Selkirk et le capitaine sur le pont. Le Saint Andrew avait contourné un promontoire et pénétré dans une petite anse où une grande galère à deux mâts s’apprêtait à mettre à la voile.
— Qu’allons-nous faire à présent ? demanda Corbett.
— L’arraisonner ! rétorqua sèchement Selkirk, qui, tandis que le Saint Andrew se plaçait le long de la galère, ordonna au capitaine de hisser l’étendard royal à la poupe, au cas où les Français les prendraient pour des pirates.
Debout sur le gaillard d’avant, Selkirk héla la galère en écossais et en français. Une pluie de cris et de quolibets lui répondit, à tel point que Corbett se demanda si le vaisseau n’allait pas refuser d’être arraisonné et continuer sur sa lancée pour gagner le large. Il rejoignit Selkirk à la proue et observa les silhouettes qui couraient en tout sens sur le pont du navire français.
— De Craon est là-bas ! s’écria Selkirk d’une voix rauque en désignant un personnage debout au centre de la galère, juste entre les deux mâts.
Les vaisseaux étaient côte à côte à présent, séparés seulement de quelques pieds sur les eaux agitées. Le cogghe écossais avait amené sa voile tandis que les rames de la galère étaient levées. Selkirk interpella l’envoyé français par son nom, une conversation plus courtoise s’ensuivit et le Saint Andrew fut autorisé à venir bord contre bord. Corbett et Selkirk, accompagnés de quatre hommes d’armes, dégringolèrent gauchement une échelle de corde et furent hissés à bord par les rameurs français, au prix de quelques jurons étouffés. De Craon, escorté de soldats presque entièrement armés, vint à leur rencontre.
— Sir James Selkirk ! s’exclama-t-il. Que me vaut l’honneur de votre visite ? Y a-t-il quelque problème ? Notre souverain, le roi Philippe IV, ne sera guère heureux d’apprendre que ses navires ne peuvent, sans obstacle, entrer ni sortir des ports écossais !
— Il n’y a pas d’obstacle ! répliqua Selkirk. Nous aimerions simplement avoir une conversation avec vous et vous nous l’accorderez très gentiment. Vous connaissez Messire Corbett, l’envoyé anglais ?
De Craon esquissa une ombre de salut.
— Je pense que tout le monde connaît Messire Corbett, rétorqua-t-il, avec ses sempiternelles questions et son don pour fourrer son nez dans les affaires qui ne le concernent pas. De quoi s’agit-il cette fois, Messire l’Anglais ?
— Monseigneur l’évêque de Glasgow, répondit Corbett, m’a chargé de demander audience auprès de Lady Yolande afin de clarifier certains détails relatifs à la mort de son époux, le roi Alexandre III d’Écosse.
— Certains détails ! s’écria de Craon. Je connais vos façons de fureter partout, Messire ! Vous êtes déjà venu à Kinghorn, et la reine vous a gracieusement accordé une entrevue au cours de laquelle vous avez osé la bouleverser. Elle a refusé de vous voir une seconde fois et elle ne vous verra pas davantage aujourd’hui !
Corbett croisa le regard dur de l’envoyé français et comprit qu’il était inutile d’insister. La galère était bien armée et il y avait peu de chances pour que Sir James lui prêtât main-forte. Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsque Selkirk prit la parole.
— Monsieur* de Craon, vous vous trouvez dans nos eaux territoriales. Lady Yolande fut l’épouse d’un roi d’Ecosse. Nous sommes porteurs de mandats du Conseil de régence d’Ecosse et vous nous traitez avec mépris ! Si vous le désirez, vous pouvez poursuivre votre chemin, mais nous rendrons compte de votre grossièreté et de votre obstination au roi Philippe IV de France qui ne sera guère ravi de voir de futures négociations délicates entravées par le manque de savoir-vivre de l’un de ses diplomates !
Selkirk se tut et Corbett vit de Craon accuser le coup et passer rapidement en revue les choix qui s’offraient à lui.
— Monsieur* de Craon, déclara Corbett avec tact, je vous assure que je ne veux nullement offenser Lady Yolande. Je vous prie seulement de me laisser lui parler quelques instants, et ensuite, si vous le permettez, j’aimerais m’entretenir avec vous. Tout cela restera entre nous, conclut-il. Ces propos resteront confidentiels, je vous le promets, et il ne vous sera fait aucun affront.
De Craon lança un regard sombre à Corbett et haussa les épaules, trahissant ainsi son embarras.
— Très bien, marmonna-t-il. Vous pouvez parler à Lady Yolande, mais pas dans sa cabine, ajouta-t-il avec un geste d’avertissement. Ici, sur le pont, et quelques instants !
Corbett acquiesça et de Craon disparut un moment.
Le clerc entendit des éclats de voix, en français, et devina que Lady Yolande protestait vigoureusement contre le fait de devoir le rencontrer. Mais les talents diplomatiques de De Craon l’emportèrent et Lady Yolande, superbe dans ses somptueuses fourrures, monta sur le pont et d’un geste hautain appela Corbett auprès d’elle. Celui-ci adressa un petit sourire et un signe de remerciement à Selkirk avant de s’approcher.
L’arrogante princesse refusa de s’exprimer en anglais, aussi Corbett dut-il recourir à toute son habileté pour mener la conversation en français tout en se gardant d’offenser la reine.
— Madame, commença-t-il, je ne vous poserai qu’une question, mais avant que vous y répondiez, je dois vous dire que je suis pleinement au courant de tous les détails délicats de vos relations avec le défunt monarque.
Il vit les yeux de la jeune femme s’agrandir sous l’effet de la surprise.
— Je vous assure, ajouta-t-il hâtivement, qu’il n’y aura qu’une seule question.
— Allez-y ! s’écria-t-elle sèchement. Posez cette question ! Finissons-en !
— La nuit où le roi est mort, reprit Corbett, on a reçu au manoir un message concernant sa venue. Vous l’attendiez donc, n’est-ce pas ?
Lady Yolande fit signe que oui, le regard rivé sur Corbett.
— Bien, continua le clerc, le roi n’est pas parvenu à Kinghorn, mais son écuyer, Patrick Seton, lui, est bien arrivé. Donc, vous vous êtes certainement inquiétée de ne pas voir votre époux le suivre. Vous avez sûrement pensé qu’il avait dû avoir un accident. Dans ce cas, pourquoi n’avoir pas envoyé Seton ou des membres de votre maison à la recherche de votre époux ?
— Pour une raison très simple, répondit la princesse française. Seton est bien arrivé à Kinghorn. Cet homme ne m’a jamais plu et je savais qu’il me haïssait. Je l’ai renvoyé aussi vite que possible et ai appris, par la suite, qu’il était parti s’enivrer abominablement, à en perdre conscience. Quant au roi...
Elle s’approcha si près de Corbett pour n’être entendue que de lui seul qu’il crut qu’elle allait l’embrasser, et son lourd parfum douceâtre envahit ses narines.
— Quant au roi, dit-elle d’une voix sifflante, je le détestais. J’avais en abomination ses beuveries, ses nombreuses maîtresses, son corps dur et couvert de cicatrices. Peu m’importait s’il gisait sur la lande déserte en perdant tout son sang ! Me comprenez-vous, Messire l’Anglais ? Peu m’importait ! Je m’en moquais totalement ! Partez maintenant !
Surpris par le fiel de ces paroles et la haine féroce qu’il lisait dans le regard de la jeune femme, Corbett s’écarta vivement et la regarda regagner majestueusement sa cabine. Puis il se tourna vers Selkirk et de Craon qui se tenaient près du bord opposé.
— En avez-vous terminé, Messire Corbett ? demanda doucement de Craon, comme s’il était presque navré de l’accueil réservé au clerc.
— Oui, mais il me faut vous interroger, vous, à présent, Monsieur* de Craon.
— Alors, posez-les, vos sacrées questions ! jeta de Craon d’une voix hargneuse. Pour l’amour de Dieu, posez-les ! Que nous puissions enfin partir !
Corbett s’approcha de lui et fut heureux de voir que Selkirk s’éloignait discrètement pour ne pas entendre leur conversation.
— Eh bien ! vos questions, Monsieur* ? reprit de Craon brusquement. Sont-elles prêtes ?
— Oui ! répliqua Corbett d’un ton bref. Le défunt roi a-t-il jamais parlé de son mariage avec vous ?
— En quoi cela vous regarde-t-il ? s’insurgea de Craon avec violence. Les conversations qu’ont ensemble un envoyé français et un monarque écossais ne sont guère du ressort d’un envoyé du roi Edouard d’Angleterre.
Corbett sentit qu’il ne progresserait pas si de Craon continuait dans cette veine. Il s’approcha donc d’un petit crucifix de bois cloué au mât et y posa la main.
— Je jure, lança-t-il d’une voix forte, que je n’ai nullement l’intention d’espionner pour le roi d’Angleterre. Je le jure par cette croix. Je jure également que tout ce que je fais a reçu l’assentiment de l’évêque Wishart !
Puis il revint vers le diplomate.
— Monsieur* de Craon, dit-il d’un ton pressant, je dis la vérité. Je comprends que Lady Yolande est de noble lignage et que vous êtes le principal instrument de son mariage avec le défunt monarque. Mais je sais également qu’à cause de Lady Yolande cette union ne fut jamais consommée.
L’envoyé français sursauta, prêt à jouer les courtisans indignés, mais le regard calme de Corbett le fit s’apaiser. Il pinça les lèvres, passa d’un pied sur l’autre, essayant de dissimuler son embarras et sa surprise devant ce clerc si malin et si dangereux. Il haussa les épaules en souriant, regrettant dans son for intérieur de ne pas l’avoir tué et se promettant de le faire à la prochaine occasion. De son côté, Corbett observait le Français : sa perspicacité lui fit comprendre qu’il avait deviné juste et il n’attendit pas pour refermer le piège.
— Avez-vous parlé de Lady Yolande au roi Alexandre à la réunion du Conseil, le soir où il est mort ?
— A peine, étant donné la présence des autres !
— Avec qui le roi a-t-il conversé ?
— Avec Lord Bruce, l’évêque Wishart, ses écuyers Seton et Erceldoun et Benstede.
Il cracha ce dernier nom.
— Mais vous aviez passé la journée précédente en compagnie du roi, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit de Craon d’un ton maussade.
Corbett referma le piège en s’efforçant de maîtriser son excitation.
— Est-ce alors que vous avez évoqué un mariage possible avec la princesse Marguerite, soeur du roi Philippe IV de France ?
De Craon se redressa et s’exclama :
— Messire ! Vous allez trop loin ! Cela ne vous regarde absolument pas ! La princesse Marguerite est de sang royal. Vous n’êtes pas digne...
Il s’interrompit soudain et regarda Corbett avec un sourire glacial.
— Bien joué, Monsieur*, murmura-t-il. Très adroit. Vous êtes un clerc fort habile, Monsieur* Corbett Il s’éloigna et traversa le pont.
— Trop habile pour le monde d’ici-bas, Monsieur* ! Au revoir* !
— Je suis sûr que nous nous reverrons, murmura Corbett, mais le Français ne l’entendit pas.
Il criait déjà à ses serviteurs et à l’équipage de se préparer au départ.
Sans plus attendre, Selkirk, Corbett et leur escorte revinrent à leur navire. La galère s’écarta, ses rames s’enfoncèrent dans l’eau et elle descendit le courant en suivant la marée qui l’entraînait vers le large. Le retour vers Leith sur le Saint Andrew fut aussi désagréable que l’aller, et Corbett ne fut que trop heureux lorsqu’il descendit sur le quai de sentir la terre ferme sous ses pieds. Selkirk, cependant, était impatient de rentrer. Ils reprirent donc leurs montures aux écuries et, les sabots de leurs chevaux martelant les pavés, ils repassèrent par les rues d’Édimbourg et arrivèrent bientôt à l’abbaye de Holy Rood. Selkirk promit de laisser en faction l’escorte habituelle. Corbett voulut exprimer sa gratitude au taciturne chevalier pour son intervention et son aide à bord de la galère française.
— Ne me remerciez pas ! s’exclama Sir James.
Plus vite cette affaire sera résolue, plus vite vous serez parti, ce qui me fera extrêmement plaisir !
Corbett hocha simplement la tête et s’éloignait du portail lorsque Selkirk s’écria :
— Remarquez, Corbett, pour un clerc anglais, vous n’êtes pas dénué de qualités ! Et cela, venant d’un Écossais, est un grand compliment !
Corbett eut un sourire entendu et pénétra dans l’abbaye, content d’avoir obtenu des renseignements utiles et de savoir le voyage fini.
Le prieur le rejoignit dans sa petite chambre, le bruit de ses sandales résonnant comme un tambour dans le couloir en pierre, son habit gris flottant autour de lui.
— Votre voyage a-t-il été fructueux ? dit-il. De Craon vous a-t-il aidé ?
Corbett répondit en souriant :
— De Craon est un homme impétueux et un peu sot. Je l’ai roulé, mais il le fallait. Je me souviens d’avoir vu un jour une mosaïque, une mosaïque romaine. En avez-vous jamais vu une ?
Le prieur fit un signe de dénégation.
— Elle était très belle, continua Corbett. Un visage de femme, sombre et mystérieux, avec une longue chevelure noire flottant sur les épaules. L’artiste avait créé cette apparition en utilisant de petites pierres colorées. Certaines s’étaient détachées et j’ai passé une journée entière à les remettre en place et j’ai vu, ainsi, ce visage, vieux de centaines d’années, revenir à la vie.
Il poussa un soupir.
— Mais la peinture et la sculpture ne vous intéressent guère, n’est-ce pas ? Vous vous passionnez plus pour les herbes, les drogues et les poisons.
Il vit rougir le visage blafard du prieur.
— Je suis désolé, mon père ! dit-il en grimaçant un sourire. Je voulais vous intriguer. Je suis comme le créateur de cette mosaïque ; les petits morceaux retrouvent peu à peu leur place et j’ai besoin de votre aide. Dites-moi, existe-t-il une plante qui vous ferait avoir des visions et qui, en même temps, aiguiserait votre mémoire ?
Il résuma alors son aventure dans la forêt d’Ettrick et sa visite au village picte. Le visage grave, le prieur l’écouta jusqu’au bout sans mot dire. Puis il expliqua :
— Il y a certaines plantes qui, une fois coupées, distillées, traitées, peuvent s’emparer de l’esprit d’un homme et faire surgir en lui des visions : la belladone, la digitale pourprée et surtout la fleur d’Hécate, Reine des Ténèbres, l’ellébore noir. Des amandes ou même les feuilles de laurier mâchées. Tout cela peut exciter l’esprit et faire remonter à la surface des souvenirs enfouis dans notre mémoire.
Il jeta un regard perçant à Corbett, dévisageant le clerc de ses yeux fatigués et intelligents.
— Vous avez mentionné les poisons, Hugh, ajouta-t-il d’une voix posée, or toutes ces plantes-là peuvent tuer un homme et éteindre sa vie comme la brise éteint la flamme d’une bougie.
Se penchant en avant, Corbett décrivit ce qu’il avait vu. Le prieur l’interrogea minutieusement et le clerc donna des réponses aussi précises que possible. Le prieur s’interrompit et réfléchit un moment, puis lui fit part de ses conclusions. Corbett eut un sourire tranquille : le dernier morceau était à sa place, la mosaïque était complète. S’imposa alors à son esprit le visage de l’assassin d’Erceldoun, de Seton, du jeune soldat de l’escorte, du passeur, le visage surtout du régicide, du meurtrier de l’Oint du Seigneur, du roi Alexandre III d’Ecosse. Corbett demanda au prieur de lui accorder une dernière faveur, d’accomplir une dernière tâche. Le moine accéda à sa demande avant de quitter la pièce, silencieux et discret.