CHAPITRE V

Le lendemain, Corbett dormit très tard, sourd aux sonneries des cloches de l’abbaye et aux allées et venues habituelles des moines vaquant à leurs différentes occupations. Ce fut le maître des novices qui le réveilla juste avant midi pour lui annoncer qu’un message de John Benstede venait d’arriver, lui enjoignant de se présenter au château immédiatement. Après s’être habillé rapidement, Corbett refusa le cheval qu’on lui proposait gentiment, mais accepta les services d’un guide pour aller au château en passant par la ville. Ils se mirent donc en route sous un mauvais crachin et gravirent le chemin abrupt du rocher que l’on désignait habituellement, lui avaient dit les moines, sous le nom d’Arthur’s Seat. Edimbourg différait totalement de Londres : cité royale, elle avait été construite selon un certain plan. Les longues rues étroites étaient bordées de maisons en pierre et poutres apparentes ; certaines se touchaient et d’autres étaient séparées par des passages ou des allées menant à des jardinets ou des cabanes derrière chaque bâtiment. Les échoppes n’étaient que de simples pièces ouvertes sur la rue, et nombreux étaient les étals et les tavernes. Londres était, aux yeux de Corbett, une ville fort insalubre, mais Edimbourg s’avérait d’une saleté franchement repoussante, avec ses rues jonchées de détritus, de débris de nourriture, de pots de chambre brisés et même de cadavres d’animaux.

Le bruit était assourdissant lorsque les charrettes passaient lourdement dans les ornières des rues que le guide appelait des wynds{4} ; le commerce battait son plein ; les boutiquiers sortaient même de leurs échoppes pour agripper Corbett et lui proposer pâtés, tissu, poisson frais du Firth of Forth, amandes, noix et raisins secs apportés du port voisin de Leith, mais leur accent était à peine compréhensible. Corbett se félicitait d’autre part que le guide eût un solide bâton et qu’il en usât habilement pour s’ouvrir un chemin dans la foule dense. Ils dépassèrent la vieille église de St Giles et traversèrent un vaste pré que son guide appela le Lawnmarket, un grand foirail qui servait non seulement pour les marchés et les foires, mais aussi pour les exécutions publiques, comme en témoignait le gibet rudimentaire où se balançaient les corps pourrissants de quatre hors-la-loi.

Poursuivant leur chemin, ils gravirent la rampe raide conduisant au château. La plus extrême confusion régnait dans la cour : des valets couraient en tous sens en s’interpellant et en gesticulant, des chariots chargés de provisions s’efforçaient à grand-peine soit d’entrer soit de sortir, des chevaux hennissaient et se cabraient tandis que palefreniers et garçons d’écuries tentaient de les calmer et de les éloigner. Des hommes d’armes, arborant les armoiries royales, essayaient de rétablir un semblant d’ordre, mais leur tâche n’était pas facilitée par une horde de courtisans qui lançaient, eux aussi, leurs instructions à une vaste armée de serviteurs portant tous une livrée différente.

Corbett se retourna vers son guide pour demander ce qui se passait, mais s’aperçut que l’homme avait eu assez de bon sens et de discrétion pour s’esquiver aussi vite qu’il l’avait pu. Il arrêta alors un palefrenier qui s’efforçait de mener un cheval aux écuries, au fond de la cour, mais ne put se faire comprendre de l’imbécile qui le fixa d’un regard vide avant de s’éloigner en haussant les épaules et en marmonnant des insultes. Cloué sur place, le clerc anglais se demandait s’il devait rester ou partir, lorsque quelqu’un lui effleura l’épaule. Se retournant, il vit John Benstede dont le visage affable se plissait en un sourire d’excuse. Ce dernier lui dit tranquillement :

— C’est gentil à vous d’arriver si vite, Messire ! Venez ! Quittons cette cohue !

Corbett suivit l’envoyé anglais qui se fraya précautionneusement un chemin dans la foule et gravit lentement l’escalier raide qui menait au donjon.

Au bout d’un autre escalier, ils pénétrèrent dans une petite chambre austère, meublée seulement d’une paillasse, d’une table sur tréteaux et d’un brasero mal allumé ; quelques tabourets rudimentaires apportaient une note de confort. Avec un soupir, Benstede proposa à Corbett de s’asseoir, tandis que lui-même s’affalait, tête entre les mains, sur un siège près de la table.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Corbett. Pourquoi cette convocation et ce remue-ménage ?

— Le Conseil de régence, répondit Benstede d’une voix lasse, a demandé une réunion du Grand Conseil. Nous n’y sommes pas convoqués, mais nous sommes, par contre, invités au grand banquet qui suit. Le chancelier, l’évêque Wishart de Glasgow, a prié instamment tous les envoyés étrangers d’y assister.

Il versa un gobelet de vin coupé d’eau à Corbett, puis se servit et but à petites gorgées tout en étudiant le clerc.

— Vous n’avez pas perdu votre temps, Messire ? interrogea-t-il.

— Non, répliqua diplomatiquement Corbett. J’ai essayé d’élucider ce qui se passe en Ecosse. Notre roi et le chancelier, mentit-il, seraient ravis d’avoir des renseignements.

— Et avez-vous découvert quelque chose ?

— Non, mentit à nouveau Corbett. Alexandre III est mort, il s’est tué lorsque sa monture a dévalé la falaise en contrebas de Kinghorn Ness. Je suis allé présenter à sa veuve les condoléances du chancelier et, à présent, dois attendre de nouvelles instructions.

— Vous vous intéressez à la mort d’Alexandre ? insista Benstede. Pensez-vous qu’il y ait eu anguille sous roche ?

— Je crois, répondit prudemment Corbett, que la mort du roi est, à certains égards, mystérieuse et mérite qu’on y regarde de plus près.

Benstede pinça les lèvres et laissa échapper un long soupir.

— Soyez prudent, Messire. Les Écossais ne sont pas d’humeur à supporter que des étrangers, des Sassenachs{5}, comme ils disent, s’immiscent dans leurs affaires, mais, bien sûr, ne manquez pas de suivre de près les événements. Notre suzerain, ajouta-t-il d’un ton sarcastique, est toujours prêt à écouter les commérages concernant les cours étrangères.

Corbett fit mine de ne pas avoir remarqué le sarcasme, refusant ainsi d’entrer dans le jeu de Benstede, mais regardant le visage d’angelot et les yeux bleus pétillants de son compagnon, il comprit que celui-ci ne voulait que continuer la conversation.

— Pourquoi le Conseil se réunit-il ? demanda-t-il.

Benstede se leva et se dirigea vers le lit, dans le coin opposé de la pièce. Il souleva la paillasse et prit une petite sacoche de cuir, de celles, vit Corbett, qu’utilisaient couramment les clercs de la Chancellerie et les envoyés en mission. Benstede examina le sceau et le brisa avant de tendre un fin rouleau de parchemin à Corbett.

— Lisez cela ! dit-il. C’est le brouillon de mon rapport pour le roi. J’y décris la situation en Ecosse telle que je la vois. Cela n’a rien de confidentiel.

Il eut un sourire oblique à l’adresse de Corbett :

— Du moins pas encore ! Allez-y ! Lisez !

Corbett déroula le parchemin et passa rapidement sur les formules d’usage : « John Benstede à Edouard Ier... Voici les nouvelles de la cour d’Ecosse : Le roi Alexandre III a été tué en tombant du haut des falaises de Kinghorn Ness la nuit du 18 mars. Selon la rumeur publique, il allait retrouver sa nouvelle épouse, la reine Yolande, dans un manoir proche. Le royaume est plongé dans la désolation et on y appréhende fort l’avenir. Comme Votre Majesté le sait, Alexandre III était marié à Marguerite, la défunte et très regrettée soeur de Votre Majesté. Les princes Alexandre et David, issus de ce mariage, sont morts. La seule héritière est sa petite-fille, Marguerite, communément nommée princesse de Norvège, enfant d’Eric II de Norvège, époux de la seule fille survivante d’Alexandre III. Marguerite, âgée de trois ans seulement, n’est pas apte à gouverner le royaume. Pourtant, à Scone le 5 février 1284, Alexandre a obligé tous les clans à prêter serment d’hommage et à reconnaître la princesse de Norvège comme son héritière, à défaut d’enfants éventuels qu’il aurait pu avoir par la suite. Des représentants de la cour d’Ecosse sont déjà partis pour la Norvège avec mission de mettre le roi Eric au courant des événements et le prier de renvoyer la princesse en Ecosse aussi vite que possible.

« La situation, pourtant, est encore périlleuse. Nulle femme n ‘est jamais montée sur le trône écossais, et certains évoquent à voix basse la vieille tradition celtique qui veut qu’à la mort d’un roi, ce soit son plus proche parent mâle qui prenne les rênes du pouvoir. C’est ce qui est en train de se passer ici ; le royaume d’Ecosse commence à pencher pour l’une ou l’autre des deux grandes familles qui peuvent prétendre au trône : les Comyn et les Bruce, dont les héritiers mâles peuvent se réclamer de sang royal, descendant tous de David, comte de Huntingdon, grand-oncle d’Alexandre III et petit-fils d’un roi précédent. Ces deux familles ont toujours été à couteaux tirés, mais à présent on dirait des chiens de chasse qui, babines retroussées, crocs menaçants et pattes rigides, se tournent autour en se guettant mutuellement, prêts à en découdre au moindre mouvement de l’adversaire. L’unique force qui les sépare est l’Église, la seule organisation cohérente qui lie, comme mortier, les différentes classes et peuples de cette nation. Deux des principaux ecclésiastiques, l’évêque Wishart de Glasgow et l’évêque Fraser de St Andrews, convoquèrent à Scone les prélats, abbés, prieurs, chevaliers, barons et toute la noblesse de ce royaume, pour qu’ils renouvellent leur allégeance à la nouvelle reine d’au-delà des mers, la princesse de Norvège. Tous jurèrent, sous peine d’excommunication et de damnation éternelle, de protéger et de faire respecter la paix du royaume. Messeigneurs les évêques sont arrivés à leurs fins, mettant en place un Conseil de régence, représentant toute la communauté du royaume et composé des comtes de Buchan et de Fife, de Sir James Stewart et de John Comyn et bien sûr des deux évêques eux-mêmes. Trois de ces « régents » sont responsables pour la partie de l’Ecosse située au nord du Firth of Forth et les trois autres, en particulier Wishart, ont toute autorité au sud. Les hommes acceptent les choses telles qu’elles sont, tout en préférant les choses telles qu’elles devraient être.

« Malgré ce Conseil de régence, différents seigneurs sont en train de lever des troupes et de fortifier leurs châteaux, se préparant à la guerre si la paix échoue. Votre Majesté connaît personnellement les Bruce : tous les trois — grand-père, père et fils, tous prénommés Robert — ne manquent jamais une occasion de rappeler qu’ils sont de sang royal et ont de fortes prétentions au trône. En 1238, comme Votre Majesté le sait sans doute, le roi d’Ecosse avait, en l’absence apparente de successeurs au trône, réuni ses conseillers et désigné, en leur présence et avec leur assentiment, les Bruce comme ses héritiers présomptifs. Ces promesses s’avérèrent vaines lorsque apparut un véritable héritier, mais les Bruce avaient, pendant un certain temps, goûté au pouvoir, et d’aucuns affirment que cela ne fit qu’aiguiser leur appétit.

« Quoi qu ‘il en soit, la paix règne pour le moment dans le royaume, mais je ne manquerai pas de tenir Votre Majesté au courant des événements. Nous sommes bien vus à la cour d’Ecosse, étant amis de tous et alliés de personne. J’ai été heureux de l’arrivée de Hugh Corbett, clerc à la Chancellerie, envoyé ici par le chancelier de Votre Majesté. Sa présence à la Cour me sera d’une aide précieuse dans ma mission. Que Dieu protège Votre Majesté ! Écrit à Édimbourg. Mai 1286. »

Corbett étudia le document, puis le rendit à Benstede avec ce commentaire :

— Bonne analyse de la situation ! Pensez-vous qu’il va y avoir la guerre ?

Benstede fit signe que non.

— Pas encore. Alexandre a fait de son pays un royaume puissant ; il faudrait des mois, voire une année, avant que cette puissance ne se désagrège. Beaucoup de choses dépendent de l’arrivée de la princesse de Norvège et de celui qui réussira à obtenir sa main. C’est à ce moment-là, dit-il avec un lent mouvement de tête, que la guerre pourrait bien éclater !

Ils abordèrent ensuite d’autres sujets de conversation moins graves. Corbett évoqua sa jeunesse, ses années de guerre au pays de Galles et son travail à la Chancellerie. Benstede, fils unique d’un respectable fermier du Sussex, parla de sa vocation pour la prêtrise, de sa passion pour la médecine et de son avancement rapide obtenu au service du roi. Corbett revint sur le sujet de la médecine :

— Voulez-vous dire que vous avez étudié à la Faculté de Médecine ?

— Oui, lui répondit Benstede. A un moment donné, je pensais me consacrer à la chirurgie ou à la médecine. J’ai été étudiant, quelque temps, à Paris, Padoue et Salerne.

Benstede regarda attentivement Corbett.

— C’est la raison pour laquelle je vous ai demandé tout à l’heure si vous vous intéressiez à la mort du roi Alexandre. J’ai personnellement interrogé le médecin royal qui avait fait la toilette mortuaire du souverain à l’abbaye de Jedburgh, un certain Duncan Mac Airth. C’est lui qui m’a décrit les blessures reçues par le roi. Et il réside au château. Voulez-vous que je vous le présente ?

— Dissimule-t-il quelque chose à propos de la mort du roi ? demanda Corbett.

Benstede réfléchit.

— Non, répondit-il enfin. Alexandre s’est rompu le cou en tombant de cheval... Quoi qu’en disent les prophéties stupides et les malédictions ! Sa première épouse était morte, ses deux fils aussi. Étant donné la façon dont il buvait pour oublier tout cela et ses folles équipées nocturnes pour assouvir ses passions, ce n’était qu’une question de temps avant qu’un semblable accident ne survînt.

— Donc sa mort n’a pas surpris ses sujets ?

— Que voulez-vous dire ? lança sèchement Benstede.

— Je veux dire, répondit lentement Corbett, que les Comyn et les Bruce doivent... Hum...

Le clerc s’interrompit, cherchant ses mots, avant de poursuivre.

— ... ne doivent pas être mécontents de cette occasion de faire valoir leurs droits à la Couronne.

— Faites attention à ce que vous dites, Corbett ! l’avertit Benstede. Les Comyn viennent rarement à la Cour, et bien que Lord Bruce ait été proche d’Alexandre, ce dernier n’a jamais daigné les considérer comme prétendants au trône. Pourtant, conclut-il posément, nombreux sont ceux qui observent attentivement Lord Bruce qui aspire à la Couronne comme d’autres aspirent à la vie éternelle. Mais faites attention à ce que vous dites et à ce que vous faites, Messire. Les Bruce sont violents et ne goûteraient guère vos allusions !

Corbett opinait lorsqu’un coup frappé à la porte interrompit leur conversation. Et Corbett vit entrer un personnage courtaud et trapu qui lui fit immédiatement horreur : l’homme avait un visage vide et inexpressif, des yeux verts protubérants et des cheveux bruns, raides et gras. Il faisait des signes avec ses mains et ses doigts, et Corbett regarda, fasciné, Benstede lui répondre de la même façon. L’homme dévisagea Corbett et Benstede se retourna vers ce dernier :

— Veuillez m’excuser, Messire. Puis-je vous présenter Aaron, converti à notre religion, un sourd-muet qui ne peut communiquer qu’avec le langage des signes. Il est à mon service depuis l’époque où j’étais étudiant en Italie. Il est venu nous annoncer que le banquet va commencer et que nous devons nous y rendre immédiatement.

Corbett acquiesça et, emboîtant le pas à l’envoyé et à son étrange compagnon, il sortit de la pièce et descendit dans la grand-salle.