CHAPITRE X









I





L’homme gris se figea, atterré. Pour l’attaque, il comptait sur l’effet de surprise. Or voici que les hommes nouveaux découvraient sa présence ! La horde attendait son retour : qui donc, en son absence, prendrait la tête de la tribu ? Qui oserait guider les guerriers contre la race nouvelle ?

Jarah saisit Jamila et lui fit un rempart de son corps. Parmi les hommes nouveaux, ce fut de la stupeur. Abandonnant les proies liées à de longues branches les guerriers saisirent leurs armes et se préparèrent au combat. Mais, malgré leur gaucherie, ils comprirent bien vite que leurs adversaires étaient isolés, et que le péril n’était pas immédiat. Cependant, ils se tinrent prêts à toute alerte et encerclèrent Akaa, Jarah et Jamila.

Puis le chef s’approcha, et un feu sombre couvait sous ses paupières à demi fermées.

— Les Ghurs reviennent donc vers les clairières ? Les Ghurs trahissent la parole donnée ?

Stupéfait, il aperçut, sur l’épaule de l’homme gris et de Jarah, les arcs copiés sur leurs propres armes.

— Les Ghurs ont volé le secret des hommes nouveaux !

— Les Ghurs n’ont rien volé, répliqua Jarah. L’homme des rochers a compris le secret et l’a appris à la tribu en fuite.

Il y eut un silence, puis l’homme gris remit sa hache à sa ceinture et croisa les bras. Ses prunelles étincelaient. Il parla :

— Hommes nouveaux, écoutez le chef des Ghurs ! Les temps sont révolus où la forêt a retenti de clameurs guerrières. La Rivière Rouge, grossie d’eau boueuse, a envahi les marécages sans nom où les Ghurs espéraient trouver un refuge. Sans abri, la tribu revient vers la forêt accueillante. A leur arrivée, les hommes nouveaux ont proposé un pacte : fous d’orgueil, les Ghurs ont refusé. Mais la longue marche dans la boue fétide les a ramenés à la raison. Et les Ghurs reviennent vers les hommes nouveaux, humiliés mais fiers. La tribu nouvelle veut-elle de leur alliance ? Les Ghurs connaissent les taillis, les futaies, les fourrés, les clairières. Ils seront des guides précieux, des amis fidèles. Le chef veut-il de l’alliance des Ghurs ?

Immobile. Jarah, serrant dans ses bras Jamila interdite, dévisageait l’homme gris.

Or, les hommes nouveaux ne perdirent pas de temps en de stériles discussions. A l’expression de leur visage, le guerrier des rochers comprit qu’ils se réjouissaient de cette offre pacifique. Qu’était donc cette race qui sacrifiait son ressentiment au bien-être des tribus ennemies ?

— Le chef des Ghurs. reprit Akaa impassible, est venu traiter seul, loyalement. Ses guerriers l’attendent à une journée de marche. Si les hommes nouveaux veulent de leur amitié, ils seront ici dans deux jours.

Or, Jarah le savait, les Ghurs se dissimulaient à quelques centaines de pas…









II





Les hommes nouveaux se montrèrent très naïfs en cette circonstance. L’alliance fut conclue, mais le chef ne désirait pas des esclaves, et il l’expliqua avec fierté : les Ghurs demeureraient indépendants, libres, heureux. Ils vivraient en paix avec les hommes nouveaux, sur les mêmes terrains de chasse. Ils s’établiraient dans la clairière voisine. Les hommes nouveaux leur apprendraient leurs secrets, à la condition que les Ghurs expliqueraient les mille façons de chasser dans les taillis, les fourrés, les futaies.

Et pendant que parlait le chef, Jarah sentait monter en lui une admiration teintée de honte. Quelle folie avait poussé les hommes des rochers à lutter contre les nouveaux venus ? Les hommes de la montagne avaient refusé l’esclavage auquel les hommes nouveaux ne pensaient nullement. Et, vaincus par les haches étincelantes et les roseaux volants, ils pourrissaient sur le sol couvert de mousse.

Tels des enfants, les hommes nouveaux s’enthousiasmaient à l’idée de la paix facilement conquise. Un grand festin eut lieu, où l’on dépeça le gibier encore palpitant. Akaa jouait son rôle d’ami affable, mais au-dessous de son amabilité Jarah avait reconnu la traîtrise.

Et il se repentait de son alliance avec les Ghurs, traîtres et vils, lâches et fourbes, qui simulaient l’alliance pour attaquer par surprise. Puis la nuit arriva, tendant sur la forêt son voile silencieux. Alors l’homme gris fit connaître son désir de quitter les clairières « afin d’aller vers les marais annoncer aux Ghurs la grande joie de la paix enfin établie ».

Etonnés par ce guerrier que n’effrayaient pas les dangers de la nuit, les hommes nouveaux tentèrent en vain de le retenir. Akaa voulait partir. Et Jarah, qui l’observait en silence, comprit que les guerriers des clairières attaqueraient avant le jour.

Pourtant, l’homme gris ne se hâtait pas.

Presque timidement, il regardait la cabane où dormaient les femmes. Enfin, il parla.

— Parmi les femmes des rochers qui vous suivent, une Ghur s’est égarée. Le chef des hommes nouveaux la reconnaîtra à ses prunelles claires comme les feuilles des fougères naissantes. Cette femme a quitté sa tribu. Le chef permettra-t-il que l’homme gris l’y ramène ?

Or Jarah entendit ces paroles sournoises et se dressa auprès de l’homme gris.

— Cette femme a quitté de son propre gré la tribu des clairières pour suivre Jarah parmi les rochers. Jamila est la compagne de Jarah. Jarah ne permettra pas qu’elle rejoigne les Ghurs.

L’homme gris protesta en termes mesurés. Mais l’indignation bouillonnait dans l’âme du guerrier des rochers. Mais le chef des hommes nouveaux s’étonnait. Comment ? Il demeurait donc encore un guerrier des montagnes, qui n’avait pas été exterminé ? Et celui-là vivait avec les Ghurs ?

Non, Jarah ne vivra plus avec les Ghurs lâches et vils. Il se retirera vers la montagne natale, avec la femme aux yeux de fougère. Il vivra dans la solitude, mais loin des querelles de tribus !

Mais pourquoi le guerrier des rochers ne vivrait-il pas avec les hommes nouveaux ? Ses frères ont été exterminés parce qu’ils attaquaient la tribu nouvelle. Le survivant sera accueilli avec plaisir dans la horde.

Jarah ne veut pas vivre en esclave ! Jarah fuira vers les montagnes !

Le chef hocha la tête et regarda longuement les deux rivaux. Et Jarah eut peur d’une décision trop prompte, destinée à amadouer les Ghurs.

Or le chef conclut :

— Lorsque les Ghurs, amis des hommes nouveaux, vivront dans l’une des clairières, les femmes seront libres de leur choix. Que l’homme gris mène ses guerriers. Que l’homme des rochers se rallie à la tribu nouvelle. La femme décidera, car les puissances invisibles ne permettent pas qu’on dispose d’elle sans son consentement.

Et l’homme gris s’en fut dans la forêt, couvant sa haine. Et Jarah songeur s’enfonça dans les taillis, après un tendre regard vers Jamila.









III





La forêt sentait la trahison. Comme un œil étonné, la lune s’écarquillait au-dessus des hautes cimes immobiles. L’aube ne naîtrait pas avant de longues heures.

Allongé au milieu des fougères, Jarah, confusément, se disait que la vie serait douce, auprès de ces guerriers pacifiques, dans la forêt giboyeuse, et il songeait à Jamila qui pourrait, comme autrefois, s’appuyer au creux de son épaule musclée.

Mais déjà les Ghurs, avertis par leur chef, s’avancent sans doute dans les ténèbres argentées. La flèche pointue sur l’arme nouvelle n’attend plus qu’un signal pour prendre son vol. La surprise décimera la tribu nouvelle dont les guerriers tomberont à demi éveillés.

Ainsi seront vengés les hommes des rochers… Oui, mais si les Ghurs sont vainqueurs, l’homme gris, avec l’aide de ses guerriers, s’emparera de Jamila…

Jarah se lève et, silencieux comme une ombre, se dirige vers la clairière. Il verra Jamila. Avant le combat, la femme doit choisir entre sa tribu et l’homme qui l’aime.

Jarah n’aidera pas les Ghurs, mais il n’avertira pas les hommes nouveaux, car ceux-ci ont tué ses compagnons de chasse. Mais il emmènera Jamila vers la montagne.









IV





La mer des fougères courbées sous la lune argentée vibre légèrement. Les sens en alerte, Jarah se dissimule, mais il a affaire à un chasseur habile car tout sillon frémissant disparaît. Pourtant, l’homme s’approche, Jarah le devine, saisit sa hache brillante et se prépare à bondir.

Or paraît entre les hautes tiges le visage anxieux de la femme aux yeux clairs. Alors Jarah détend ses muscles. Un bonheur surhumain transporte son âme. Jamila a choisi entre les Ghurs, les hommes nouveaux et l’homme des rochers !

Dans les bras de Jarah, elle explique sa crainte de l’homme gris, son détachement de la tribu des clairières, hypocrite et lâche… Non, Jamila n’est plus une fille de la forêt ! Jamila a abandonné la clairière pour retourner aux rochers maudits avec le maître de son âme. Que les Ghurs et la tribu nouvelle se déchirent ! Peu importe. Jarah n’est pas un Ghur ni un homme nouveau, et la fille aux yeux de fougère renie la forêt, enjeu d’incessantes batailles.

Que Jarah conduise Jamila aux rochers maudits ! Ils vivront en paix, seuls et tranquilles.

La chère tête aux cheveux dénoués balbutiait doucement ces paroles affectueuses. Mais Jarah n’écoutait plus. Jarah ne songeait plus aux rochers maudits, à la vie paisible. Pas même à ses frères de race égorgés sur la rive du fleuve.

Jarah, loin dans les ténèbres, devinait les Ghurs sournois, avançant, dans le silence de la forêt qui les protégeait, vers les hommes nouveaux engourdis dans leur confiance.

Et Jarah se demandait s’il était bon de laisser anéantir la race nouvelle.