CHAPITRE II









I





A travers la bulle de verre, transparent de l’intérieur, translucide de l’extérieur. Jar et Jamil épiaient l’ennemi, les Edres, des mutants.

Les Edres ! Le mot était né quelque cent ans plus tôt. d’une simple déformation. Au début, c’étaient « les êtres ». Des êtres d’apparence humaine, nés après la Guerre intercontinentale, mais qui de l’humain, du moins actuel, ne présentaient que les caractéristiques physiques.

Au mental, c’étaient des démons, sans aucune notion du Bien ou du Mal. Peu à peu. l’habitude avait été prise : pour les distinguer des « êtres », on les avait par dérision surnommés les Edres.

Du reste, à cette époque-là. on les considérait encore avec mépris. Les aïeux de Jar et de Jamil les chassaient à coups de fourche quand ils se présentaient en quêtant de la nourriture.

Les Edres s’étaient retirés dans les bois, formant des cohortes misérables, et les survivants des véritables humains avaient cessé de s’intéresser à eux. Ne tenaient-ils pas le milieu entre l’homme et l’animal ?

Eh bien, non. On l’avait compris trop tard, ils tenaient le milieu entre l’homme actuel et l’humain-à-venir. Intellectuellement, mentalement et physiquement supérieur à l’Homme, farouchement déterminé à se débarrasser de celui-ci et à prendre sa place sur la planète.

La lutte eût été possible, et l’homme eût vaincu (il disposait d’armes de destruction très sophistiquées) si, bien avant leur imprévisible premier assaut, le Conseil des Sages, inquiet de la recrudescence de la violence, n’avait pris une décision idéalement merveilleuse mais, comme toutes celles-ci, pratiquement consternante.

Le Conseil des Sages décréta que tous les humains seraient conditionnés. Une banale opération au cerveau les mettait dans l’impossibilité de frapper, et plus encore de tuer un de leurs semblables. Ils pouvaient abattre des animaux, mais non des humains.

Quand on objecta :

— Mais la légitime défense ?…

Les Sages répondirent :

— Il n’y aura plus de légitime défense, puisque tous les humains sans exception, et même les bébés au berceau, seront conditionnés.

On les crut. On ne devrait jamais croire ce qu’affirment les Sages, parce qu’ils vivent en dehors de leur monde et de leur temps.

Toute la population, mâle et femelle, fut donc conditionnée. Désormais, sous aucun prétexte, les humains ne pouvaient plus se battre entre eux, et moins encore se tuer.

Un monde idéal. Une planète de douceur.

C’est alors que les Edres quittèrent les forêts et attaquèrent.









II





Jar et Jamil regardaient à travers la coupelle de verre qui entourait leur refuge, et laissaient monter en eux la vague des souvenirs, tout ce que leur avaient conté leurs parents, tout ce qu’ils avaient vu eux-mêmes.

Au début de l’invasion, les gouvernants n’avaient conçu aucune crainte. Les Edres, vivant dans les forêts, loin de toute civilisation, étaient assurément des animaux, et donc on pouvait les abattre.

Mais les volontaires armés que l’on envoya contre eux s’avérèrent incapables de les frapper ou d’appuyer sur la détente. Le « conditionnement » fonctionnait à merveille et on dut se rendre à l’évidence : les Edres étaient des humains. Des humains nus, certes, mais des humains tout de même.

Alors on se radoucit, on proposa une alliance, un partage… Mais on se heurta à leur implacable logique :

— Un partage ? Pourquoi ? Nous prenons tout puisque vous êtes incapables de vous défendre.

Le Haut Etat-Major tenta de lancer des animaux sur les adversaires. Les chiens et les autres furent égorgés sans pitié.

On tenta de préserver de jeunes bébés, non encore conditionnés, dans des cachettes. Mais les Edres les découvrirent et les dépecèrent.

— Ce ne sont pas des humains ! glapissaient les responsables. Jamais un humain n’aurait agi de cette façon atroce !

Depuis leur conditionnement, les hommes avaient perdu jusqu’au souvenir des « atrocités » d’autrefois, des véritables boucheries humaines qu’étaient les guerres et même de la Der des Der, la Guerre intercontinentale, qui n’avait laissé sur la planète que quelques dizaines de milliers d’habitants… et qui. conduite à coups de bombes nucléaires, avait donné naissance aux mutants.

Bientôt, il n’y eut plus que quelques îlots sur lesquels subsistaient les survivants d’une humanité trop civilisée pour ne pas être décadente. Quelques dizaines d’hommes et de femmes, dans les montagnes ou sur des îles minuscules que l’envahisseur avait jusqu’alors dédaignées.

Tout le confort était dispensé dans des logements secondaires sous bulle de verre, exigus à vrai dire, mais dans lesquels les occupants, qui passaient là en principe d’agréables vacances, recevaient nourriture, soins de beauté, soins physiques, etc. de robots extrêmement perfectionnés.

Malheureusement, aucun de ces robots n’avait été conçu pour lutter contre les Edres. Quand on y avait pensé, c’était trop tard.









III





Les Edres étaient là, derrière la paroi de verre « indestructible ». Du moins les prospectus des agences immobilières l’affirmaient-ils, mais Jar et Jamil savaient que c’était faux.

Ce verre était au contraire très fragile : il suffisait de savoir comment le frapper. Un choc brutal au sommet du dôme et l’ensemble pouvait voler en poussière.

Les Edres étaient là. Au début, avant de les voir, Jamil avait imaginé d’horribles créatures grimaçantes inspirant l’horreur. Pas du tout. Mâles et femelles (Jamil ne pouvait se résoudre à dire « homme » et « femme ») étaient remarquablement bien proportionnés.

Les femelles participaient à l’attaque. Parfois l’une d’elles repoussait d’une bourrade un mâle qui la gênait. Chez les Edres comme chez les humains, l’égalité entre sexes n’était pas un vain mot.

Plaqués à l’extérieur de la bulle de verre, incapables de voir ce qui se passait à l’intérieur, nus comme des vers, brandissant de lourdes pierres, ils frappaient avec fureur.

Mais, même en colère, ils ne paraissaient pas hideux.

— Jar ? demanda Jamil à mi-voix. Crois-tu que la bulle résistera pendant longtemps ?

Il eut un triste sourire.

— Jamais ils ne parviendront à la briser en s’y prenant de cette façon, même avec des blocs dix fois plus lourds. Tu le sais comme moi : pour en venir à bout il faudrait qu’ils frappent sur le nœud vitrifié. Or celui-ci est au sommet de la coupole, et comme la paroi est extrêmement lisse ils ne parviennent pas à s’y hisser. Du reste, comment le sauraient-ils ?

Elle gémit :

— Ils y ont pensé ! Regarde ! Oh ! ce sont des démons ! Ils montent sur les épaules les uns des autres !… Ils vont atteindre le sommet de la bulle !

— Mais aucun d’eux ne sait où il faut frapper. Et le nœud vitrifié n’est guère plus gros que tes grains de beauté, ma chérie. Et rien ne le signale. Moi-même, je serais incapable de le découvrir.

— Un hasard… J’ai peur, Jar !

Elle le regardait. Il était beau, jeune, solide, musclé. Elle se mit à sangloter :

— Pourquoi sommes-nous dans cette situation impossible ? Nous avons des armes capables de balayer cette horde de meurtriers !

— Certes. Mais ni toi ni moi ne sommes capables de les utiliser. Conditionnés !

Il frémissait.

— Les Sages sont morts, sans quoi quel compte terrible n’auraient-ils pas à rendre !

Jamil haussait les épaules :

— Même s’ils vivaient, aucun humain ne pourrait les frapper.

Une dizaine d’Edres étaient maintenant sur le sommet de la coupole et cognaient à tour de bras avec de lourdes pierres.

— C’est une question de minutes, estima Jamil. Jar, je t’aime beaucoup.

— Et je ne peux même pas te tuer ! gronda-t-il. Ils vont…

Il se tut. Rêveur, il regardait le bout de ses doigts.

— Jamil, reprit-il enfin, tu n’ignores rien des recherches psychiques que j’ai entreprises… Tu sais que, après un très long entraînement, je suis arrivé à faire remonter mon moi mental dans le passé.

— Oui, fit-elle, attentive. Mais je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.

— Réfléchis, Jamil. Comment étais-je lors de ces voyages dans le passé ?

— Tu étais… oh !… dédoublé, si je puis dire.

— J’étais moi-même, et pourtant, en même temps, j’étais un autre, c’est bien cela ?

— C’est cela.

Il réfléchissait, les yeux fermés.

— Quand je m’absente ainsi, fit-il enfin, je perds tout souvenir de ce qui se produit ici. Je vis en symbiose amicale avec le moi mental de celui chez lequel je surgis. Mais je ne sais rien de ce que fait mon propre corps.

Elle l’écoutait avec attention. Elle avait fait des études très poussées, qui jusqu’alors ne lui avaient servi à rien du tout.

— Je crois qu’il en est de même dans l’autre sens, murmura-t-elle. Celui dont tu accapares le moi mental ne sait plus exactement ce qu’il fait et se contente de réagir à tes impulsions. Mais où veux-tu en venir ?

Il regardait les Edres, qui ne cessaient de frapper sur la bulle de verre, au-dessus d’eux.

— Réfléchis, Jamil. Je n’ai jamais tenté l’expérience, parce que je n’y ai jamais pensé… Mais qui nous prouve que le conditionnement que notre cerveau a subi serait encore valable sous l’impulsion d’un autre que moi-même ?

Elle réfléchissait. Ils ne cessaient de réfléchir ! Signe de décadence. Jarah des rochers maudits, lui, n’aurait pas réfléchi : il aurait foncé, armes en mains.

— Rien ne le prouve en effet, reconnut-elle. Mais rien ne prouve le contraire.

Sans cesser de surveiller les Edres qui frappaient de plus belle, il cogna du poing sur le bras de son fauteuil.

— Et voilà où nous a conduits notre raisonnement d’êtres civilisés ! gronda-t-il. « Rien ne le prouve, mais rien ne prouve le contraire. » Alors, on n’ose pas essayer. On a peur de l’échec ou peur du ridicule.

Il se moucha bruyamment. Il commençait à avoir froid. Sans doute les Edres avaient-ils détraqué le système de l’air conditionné.

— Jamil, pour obtenir une certitude en sciences, il faut essayer. Or, je n’ai jamais essayé, personne n’a jamais essayé. En fait, moi et une douzaine d’humains qui pratiquent les mêmes théories, nous pouvons nous ajouter aux pensées d’un homme du passé. Bien. Mais jusqu’alors, cet homme du passé, qui s’ajoutait aux pensées du cerveau que nous laissons ici, n’a jamais réagi.

— Quelquefois, fit-elle en souriant.

— Que veux-tu dire ?

— Il y en a un qui m’a demandé un verre d’hydromel… Où voulais-tu que je le prenne ? Je lui ai offert du moscatel d’Espagne. Il a trouvé ça très bon.

— Tu ne me l’avais jamais dit !

— Pourquoi te faire perdre ton temps ?

Il hochait la tête.

— C’est donc une question de dosage. Si son moi mental, ici, dominait le mien, il deviendrait capable, ou plutôt mon corps le deviendrait de briser le carcan du conditionnement et d’utiliser nos armes.

Comme elle ne réagissait pas, il grogna :

— Entends-tu ? Utiliser nos armes ! Pulvériser les Edres ! Nous libérer de cette menace !

Elle regardait, au sommet de la bulle, les Edres qui frappaient toujours, obstinés.

— Ce sont des humains ! souffla-t-elle. Avons-nous le droit… de les faire tuer ?

Il hurla :

— Ah, non ! Pas ça ! La pensée me tourmente déjà !… Seigneur, le conditionnement agit donc à ce point-là ?

Et, fermement :

— Jamil, j’essaie. J’ignore qui je vais rencontrer dans le passé, mais celui-là ne sera certainement pas conditionné !









Interlude





Jar soupira et ouvrit les yeux. Il sourit à Jamil et murmura :

— Ce que tu es belle !

Puis il se leva, intrigué par les coups qui résonnaient sur la bulle.

— Qu’est-ce que c’est ?

Jamil, nue sous son peignoir, le regardait intensément, sans arriver à croire que ce n’était plus tout à fait Jar. Physiquement, c’était bien celui qu’elle aimait. Mentalement, et comme lors de chaque expérience, il paraissait changé.

— Mais ces êtres nous attaquent ! dit Jar.

— Oui, répondit-elle.

— Puis, d’une voix un peu tremblante :

— Il y a des armes à radiations, là, derrière toi. Tu peux tirer à travers la coupole de verre. Cela les… les tuera… sans endommager la bulle.

Il se retourna, choisit un pistolet mitrailleur à radiations, l’examina, le régla… Exactement comme l’eût fait Jar ! Mais Jar n’eût pas tiré : il ne pouvait le faire.

Le nouveau Jar leva le bras, appuya sur la détente.

Jamil nota sa moue gourmande et pensa : « Mon Dieu ! Et si les Sages nous avaient conditionnés pour nous opposer à un tel geste… » Il y eut un long chuintement, puis tout bruit cessa.

— Eh bien, fit Jar, je crois que la démonstration est réussie.

Il déposait le pistolet, s’approchait de Jamil en souriant.

— Nous voilà tranquilles, chérie. Ce n’était pas difficile.

Elle ne répondait rien. Elle le regardait, blême, tremblante. Alors il vint vers elle, la prit dans ses bras et murmura :

— Tu es si belle !

Etait-ce Jar ? Etait-ce l’autre ? De toute façon, c’était le corps de Jar, aussi ne réagit-elle pas quand il l’entraîna vers le lit, mais pas avec la tendresse habituelle de Jar.

Avec une sorte de férocité, comme s’il allait la dévorer, au point qu’elle gémit et se demanda si ce n’était pas un Edre qui, par quelque ruse, était entré dans la bulle.

Mais non : le corps était bien celui de Jar. Donc, elle ne trompait pas celui-ci.

La fidélité a ses nuances, comme l’arc-en-ciel.