CHAPITRE VI









I





En un même mouvement très rapide, les bras des hommes nouveaux s’abaissèrent. Des sifflements aigus vibrèrent dans l’air endormi et, curieuses, les femmes tendirent le cou au-dessus de l’écran protecteur derrière lequel elles étaient cachées.

Les hommes nouveaux demeurèrent à genoux, impassibles. Rien ne bougeait dans la forêt.

Mais Jarah sut que l’enchantement se reproduisait. Car les roseaux ailés, issus du groupe immobile, sifflaient entre les rochers moussus ! Plusieurs guerriers des rochers tombèrent, atteints à la gorge ou à la poitrine par ces armes inconnues propagées par les puissances invisibles, et parmi ceux-ci les plus vaillants, les compagnons d’enfance de Jarah, qui avaient partagé ses premières chasses dans la montagne.

Ainsi donc, même les pierres ne protégeaient pas des roseaux volants ! Une vague de désespoir écrasa les assiégés. Ils ne pouvaient comprendre, dans leur acharnement à voir partout la main des puissances invisibles, qu’il suffisait d’un instant très bref pendant lequel une poitrine se démasque, pour fournir une cible vivante.

Jarah lui-même se sentit épouvanté. En quelques ordres secs, il recommanda de se laisser tomber sur le sol, allongés parmi les roches. Or, avant que les guerriers eussent obéi à ce sage conseil, les bras des hommes nouveaux se tendirent, se contractèrent une seconde fois. Les traits aigus sifflèrent dans la nuit tiède.

Deux guerriers tombèrent pour ne plus se relever. Un souffle de panique passa sur la tribu atterrée. Les femmes ne chuchotaient plus. Epouvantées, plaquées aux rochers, les yeux écarquillés par l’angoisse, elles grelottaient.

On ne lutte pas contre les puissances invisibles ! Frissonnants de crainte, la hache tremblant entre leurs mains mal assurées, les hommes des rochers ne sont plus les guerriers invincibles devant lesquels ont fui les Fhyrrs… Les hommes des rochers connaissent la peur qui tord les entrailles.

Alors Jarah songe au corps à corps. Lui seul, rendant inefficaces les armes diaboliques qui tuent à distance, lui seul peut ramener le courage dans les âmes défaillantes des guerriers las. Jarah donne l’ordre de se lever, de courir sur la horde ennemie, de fracasser ces crânes allongés, ces bras maigres, ces torses trop droits. La ruée des hommes de la montagne emportera comme un fétu la masse des protégés des puissances invisibles !

Tels des démons échevelés, la face crispée par la terreur que domine un dernier sursaut d’orgueil, les hommes des rochers se précipitent sur la horde impassible. Ils quittent l’abri des rochers moussus. Et les roseaux volants sifflent dans la nuit, échenillant les guerriers, et les corps se tordent sur le sol humide, et le sang coule dans les fougères aux dentelles bruissantes.

Pourquoi les Ghurs ont-il fui lâchement devant l’envahisseur ? Ils verraient comment une horde combat sous les étoiles scintillantes ! Ils entendraient le choc des haches maniées à toute volée, le crissement des coutelas, la plainte des chairs déchirées, le choc assourdi des corps s’abattant sur le sol couvert de mousse…

Les hommes des rochers ne sont pas des fuyards. Ils frappent avec leurs haches de dur silex. Les hommes nouveaux sont plutôt malingres, malhabiles dans le combat corps à corps… Les montagnards vont-ils vaincre les puissances invisibles ?

Or voici que se manifeste de nouveau la révoltante partialité des Dieux. Voici que les haches de silex brillant, ces haches qui fendirent le crâne à tant et tant de fauves, voici que ces haches de silex, au contact des armes nouvelles, se brisent en éclats, s’effritent dans les mains des guerriers des rochers !

O génies de la montagne, vos enchantements sont jeux d’enfant débile devant les sortilèges des Dieux nouveaux ! Les haches éclatent ! Les couteaux se brisent avec des étincelles blanchâtres… Et les hommes des rochers, désarmés, épouvantés, atterrés, frémissants, les hommes des rochers refluent vers la barrière moussue, dernier refuge et suprême espoir.

Les femmes gémissent et se tordent les mains. Les guerriers brandissent des tronçons d’armes brisées. Les enfants pleurent sur la défaite.

Et la masse des hommes nouveaux, impassible, s’avance vers le refuge dernier. Cela escalade la pente légère, absorbe les rochers et les troncs qui laissent dans le groupe un sillage noirâtre, cela ondule comme un animal fantastique. Les pierres disparaissent sous le flux de cette marée inexorable. Les guerriers assiégés s’abattent et se tordent en de suprêmes convulsions.

Avec sa hache à demi brisée, Jarah, debout au bord de la Rivière Rouge, frappe, frappe inlassablement. Mais les hommes nouveaux avancent toujours ! Ils submergent les rangs des défenseurs, pénètrent dans l’enceinte où sont cachées les femmes…

Jarah pense à Jamila, et une vigueur surhumaine décuple ses forces. Il fonce, frappe, frappe sans relâche… et les puissances de la colère lancent en lui une vigueur toujours renouvelée !

Mais voici que les hommes nouveaux, surpris par cette résistance, reculent loin de lui. Le guerrier des montagnes enfle alors sa poitrine et s’apprête à bondir en avant.

Or, dans la nuit tiède, un roseau s’envole et siffle, et file droit vers lui.

La stupeur fige les traits du guerrier des montagnes. Il porte la main à son flanc, la retire baignée d’un liquide poisseux qui scintille sous les étoiles.

— Dieu venu de la montagne, aide-moi !

Le grand corps aux cheveux blonds oscille comme un chêne secoué par l’ouragan. Les pieds se crispent sur la roche glissante.

Et, vaincu par l’arme diabolique, Jarah s’abat dans la Rivière Rouge…









II





A la dérive, lentement, ballotté par le courant qui l’enveloppait de sa caresse, le corps de l’homme des rochers s’éloigna du lieu de la bataille. Il roulait entre deux eaux, remontait à la surface, s’arrêtait parfois contre quelque rocher écumeux, virevoltait brusquement, happé par l’étreinte liquide, et repartait vers le fleuve rapide, vers les immensités bleutées de la mer inconnue…

Sur les rochers moussus, les hommes nouveaux triomphants allumaient des torches résineuses dont la fumée montait vers les étoiles palpitantes.

Le corps de Jarah se rapprocha de la rive, insensiblement, tourbillonna sur place, pris dans un remous. Puis le courant le poussa vers les roseaux agités d’un perpétuel tremblement, il écarta les tiges frêles parmi lesquelles il s’enfonça, inerte.

Cependant, les puissances invisibles ne désiraient pas la mort du plus vaillant des hommes dès rochers. La tête du guerrier évanoui passa dans la fourche d’un arbuste à demi pourri, et cet appui providentiel la maintint au-dessus des eaux bruissantes.

Sur la rive, les hommes nouveaux, sans hurlements, sans cris de triomphe, prenaient possession des rochers. Massacraient-ils les femmes et les enfants, comme le faisaient les Fhyrrs féroces ? Les entraînaient-ils en esclavage ?

Jarah ne songeait pas à cela. Jarah n’était plus qu’une forme inerte, allongée dans les roseaux, ballottant aux sursauts des vagues légères, une forme dont les puissances invisibles avaient rappelé à elles le sentiment. Jarah ne voyait plus. Jarah n’entendait plus. Jarah ignorait que son corps dansait lamentablement sur l’eau glauque.

Une martre se glissa en silence près de lui, renifla le corps immobile puis, avec un rictus dédaigneux, s’en fut vers d’autres proies plus savoureuses. Attirés par l’odeur du carnage, quelques chacals glapirent, tout près. L’un d’eux huma l’odeur de l’être étendu dans la Rivière Rouge. Mais cette chair trop fraîche rebutait les amateurs de cadavres. Le feu les éloignait encore des rochers moussus, mais au petit jour, quand les vainqueurs quitteraient le champ de bataille, une sinistre cohorte bondirait de roche en roche, et l’air retentirait du craquement des os broyés par les mâchoires viles.

Mais Jarah ne savait plus rien de ce qui se passait au bord de la Rivière Rouge. Son âme, loin de la terre endormie, conversait avec les puissances invisibles. Et l’homme des rochers, oubliant son propre sort, implorait le salut de la femme aux yeux de fougère tendre.









III





Que Jamila ne périsse pas ! Les guerriers des montagnes immolés dans cette hécatombe apaiseront-ils le courroux des Dieux nouveaux ? Tant de sang calmera-t-il la soif des puissances inexorables ?

La nuit sent la mort. La rivière se cuivre sous les étoiles. L’âcre senteur de la défaite pénètre la forêt, s’enfuit avec la brise vers la montagne, va dire aux ours des cavernes, aux chamois farouches, aux chauves-souris diaboliques : « Les hommes des rochers ne sont plus. » Et les charognards se mettent en route.

Mais que Jamila ne périsse pas !

Dieu de la Montagne, viens à mon secours !…