CHAPITRE III









I





Le frais matin étendit sur la Rivière Rouge son voile translucide. Loin, par-delà la masse rampante de la brume, on devinait les arbres de l’autre rive, les racines immergées, les lianes qui retombaient dans l’eau tranquille comme les fleurs des jours de fête.

Soudain la brume éclata, se déchira, se dissipa sous la morsure du soleil qui paraissait au-dessus des cimes. Des lambeaux de brouillard tourbillonnèrent, hésitèrent au-dessus de la rivière calme, valsèrent et se tordirent, agonisants, puis, indécis, s’effilèrent, s’allongèrent en aiguilles laiteuses qui, lentement, s’effilochèrent et disparurent.

La Rivière Rouge apparut, argentée par les rayons rasants. La rive opposée s’illumina, coupée de grandes ombres dures. Alors, les hommes des rochers aperçurent l’ennemi.

Les hommes nouveaux ne semblaient ni plus grands, ni plus forts que les races de la forêt. Immobiles, ils contemplaient les hommes des rochers. Le soleil, dégagé des cimes, frappait leur visage et leurs yeux se fermaient à demi sous la brutalité de cette clarté crue que ne tamisait plus la brume.

C’étaient des guerriers à taille fine, armés d’une hache luisante et d’un bâton courbé. Ils ne se livraient à aucune manifestation d’hostilité.

Or, le chef des hommes des rochers en conclut qu’ils avaient peur. Il haussa la voix et, avec dédain, invectiva l’envahisseur. Qu’il se présente donc devant les haches des guerriers ! Qu’il abandonne la protection de la Rivière Rouge sur laquelle étincelle le soleil ! Qu’il s’avance !

Les hommes nouveaux ne répliquèrent pas à ces paroles provocantes. Mais l’un d’eux tendit le bras vers le chef. Un léger sifflement déchira l’air.

Et le jeune chef intrépide s’abattit sur la mousse. Un roseau vibrait dans sa poitrine, et le sang suintait en un ruisselet moiré d’or. Jarah, domptant sa surprise, s’approcha du blessé. Un râle bref sortait de la bouche aux lèvres déjà noirâtres.

Une vague d’épouvante terrassa la confiance des guerriers. Atterrés, ils regardaient cette fragile tige de roseau qui, par-dessus les flots miroitants, avait porté la mort sur le plus vaillant d’entre eux.

Le jeune chef talonna le sol, se raidit en une suprême convulsion, s’arc-bouta dans la mousse, porta les mains à la poitrine comme pour en arracher l’arme mortelle dont la hampe ne cessait de vibrer aux sursauts de son agonie.

Puis il se laissa aller à la douceur infinie de la mort, détendit ses muscles convulsés, sourit une dernière fois à la vision de la forêt tranquille et silencieuse, convoitée depuis si longtemps.

Et son corps se figea dans l’éternelle immobilité.









II





Le soleil étincela au-dessus de la Rivière Rouge, se jouant dans les fougères de la rive, buvant l’humidité du sol, qui montait comme un rideau vibrant vers les feuillages moites.

Puis l’astre du jour décrût dans sa course régulière, effleura les branchages de l’autre rive. Son disque, rongé par les feuillages épais, se réduisit, se divisa, prit d’irréelles teintes ocre. Il descendit entre les grands troncs immobiles, il s’achemina lentement vers l’horizon qui l’absorberait.

Et les hommes nouveaux n’étaient plus là.









III





Les envahisseurs, loin de fuir, avaient longé la Rivière Rouge en une marche difficile parmi les racines mises à nu par les crues tourbillonnantes. En avant cheminait l’un des leurs qui connaissait la forêt pour l’avoir parfois parcourue et qui, à l’aide d’une longue perche de roseau, sondait la profondeur de l’eau calme.

Le soleil lassé descendait vers l’horizon quand le guide tendit le bras vers la tribu. Il venait de retrouver le gué qu’il cherchait.

Les hommes nouveaux, l’un derrière l’autre, sans aucune de ces bousculades auxquelles s’adonnaient les hommes des rochers emportés par la violence sauvage de leurs instincts batailleurs, s’avancèrent dans la Rivière Rouge. Bientôt le fleuve fut barré par leurs silhouettes. Les premiers atteignirent l’autre rive, celle où les hommes des rochers, croyant que l’ennemi s’était enfui, somnolaient.

Puis la barrière humaine parut se résorber, comme absorbée par les feuillages de la rive, et le dernier homme nouveau disparut dans l’ombre des fougères après avoir vaincu la Rivière Rouge.









IV





Ainsi, les hommes des rochers virent paraître l’ennemi alors qu’ils se réjouissaient de sa fuite.

C’était au coude aigu que décrivait la Rivière Rouge avant de se diriger vers les marécages sans nom. Les hommes nouveaux ne bondissaient pas au combat, emportés par un élan furieux, à l’exemple des Ghurs, des Fhyrrs et des hommes de la montagne. Ils s’approchaient lentement, sans s’écarter les uns des autres, ils foulaient les hautes fougères, indifférents au bruit, ils écrasaient les branchages morts. Parfois, leur horde se disloquait, fendue par quelque géant de la forêt. Elle s’ouvrait alors lentement, comme un bloc de terre molle, mais se refermait aussitôt devant le tronc formidable, l’entourait, glissait près de lui. L’arbre était prisonnier de cette marée humaine. Il paraissait frissonner et reculer parmi les torses nus, jusqu’au moment où, surgissant derrière le bloc des hommes nouveaux, il redevenait immuable dans sa souveraineté orgueilleuse. Et on devinait alors qu’il n’avait pas reculé, mais que c’était la horde qui s’approchait.

Pareils à quelque monstrueuse apparition dévastatrice, les hommes nouveaux parvinrent, sous le couvert, à la vue directe des hommes des rochers qui campaient dans un amas de rochers moussus.

L’un des leurs se détacha alors du groupe et s’avança vers la horde qui se préparait à la bataille.

— Pourquoi les Ghurs trahissent-ils leur parole ? La tribu des clairières, après entente avec notre race, nous a promis de se retirer vers les marécages. Est-ce ainsi que les hommes de la forêt tiennent les serments échangés devant les puissances invisibles ? Que les Ghurs prennent garde ! Déjà leurs guerriers ont attaqué plusieurs des nôtres, traîtreusement.

Jarah, quittant la barrière de rochers moussus, s’avança vers l’homme nouveau et dit, dédaigneux :

— Ceux-ci ne sont pas des Ghurs. Les hommes des rochers ont su que la tribu des clairières abandonnait la forêt. Les hommes des rochers sont las de l’existence misérable qu’ils mènent dans les montagnes arides. Les hommes des rochers se sont établis dans les clairières. Que veulent les hommes nouveaux ?

Alors, le messager gonfla sa maigre poitrine.

— Les Ghurs étaient une race puissante. Aux confins de la forêt, on redoutait ses vaillants guerriers. Mais les Ghurs ont éprouvé la force des hommes nouveaux et ont reconnu leur infériorité. Les hommes nouveaux ont alors dit aux Ghurs : « Vivons ensemble dans les clairières ! La forêt est immense. Les deux tribus y trouveront facilement leur subsistance. » Mais les Ghurs, poussés par les puissances de l’orgueil, ont repoussé l’alliance. Alors, les hommes nouveaux, qui pouvaient anéantir toute la horde, ont montré leur force aux Ghurs prétentieux. Et ceux-ci, épouvantés, ont refusé une nouvelle fois l’alliance de la tribu nouvelle. Ils ont fui vers les marécages. Les hommes nouveaux viennent de terrains souvent inondés, où la vie est très difficile. Ils n’abusent pas de la force que leur apportent leurs armes. Comme ils l’ont dit aux Ghurs, ils le répètent aux hommes des rochers : voulez-vous de l’alliance de la tribu nouvelle ? Les clairières sont assez vastes, et la forêt assez amicale pour offrir un refuge aux deux tribus amies. Mais les hommes nouveaux… et ceux des rochers doivent le savoir !… n’accepteront pas de vivre auprès d’une tribu hostile. Ils l’extermineront.

Ainsi parla le messager, et Jarah revint vers les hommes de sa race et dit l’offre de la tribu nouvelle. Et, indignés, les hommes des rochers poussèrent des clameurs de haine. A la tribu invincible, on offrait l’esclavage ? Vivre aux côtés des hommes nouveaux, mieux armés, plus nombreux, protégés des puissances invisibles, n’était-ce pas condamner la horde à l’obéissance passive ?

Et Jarah comprit que tous pensaient ainsi. Il revint alors vers le messager impassible.

— Les Ghurs ont fui. Les hommes des rochers sont établis sur les clairières. Or ils ne sont ni des esclaves ni des lâches. Que les hommes nouveaux cherchent d’autres terrains de chasse : ceux-ci appartiennent aux hommes des rochers.

Alors le messager se retira lentement vers sa horde et expliqua à mi-voix le résultat de sa démarche de paix.

Déjà, les hommes des rochers commençaient leurs préparatifs de défense. Ils connaissaient les roseaux volants, et savaient qu’ils devaient se dissimuler derrière les roches ou les troncs énormes pour échapper à la mort lancée par les puissances invisibles.

Ils rangèrent les femmes sur la rive, protégées par un écran rocheux. Tout autour, ils formèrent un cercle de guerriers qui brandissaient les haches de silex.

Brusquement, sur un ordre de leur chef, les hommes nouveaux mirent un genou à terre, dans la mousse humide où se dressaient les fougères géantes.

Et les hommes des rochers ne virent plus devant eux que des bras nus tendus comme pour les frapper de la malédiction des puissances invisibles.

Le soleil incendiait les fougères lointaines. La Rivière Rouge clapotait, monotone. Un oiseau piailla avec désespoir, saisi par quelque prédateur nocturne qui, au crépuscule, venait de sortir de son refuge.

Campés derrière la barrière rocheuse, les hommes des rochers, confiants en leur force, attendirent le choc.