CHAPITRE VII









I





Hébétées, la tête basse, le dos courbé sous le poids de la catastrophe, les femmes suivaient les vainqueurs. Elles ne songeaient ni à la mort probable, ni à l’esclavage infamant. Devant leurs prunelles horrifiées passait encore la vision du carnage, et de tous ces corps aimés abattus comme des arbres atteints par la hache du bûcheron. Qui donc protégerait désormais les femmes des rochers ? Qui leur procurerait la nourriture pour elles et leurs enfants ?

Les hommes des rochers n’avaient pas voulu suivre l’exemple des Ghurs et s’enfuir vers les marécages. Certes, ils s’étaient battus héroïquement. Mais on ne lutte pas contre les puissances invisibles !

Ainsi songeait Jamila, la femme aux yeux de fougère tendre, cheminant lentement dans le troupeau des femmes épouvantées.

Or le groupe triomphant, suivi des prisonnières. longeait la Rivière Rouge. Les roseaux frissonnaient. Les étoiles se miraient dans l’eau tranquille. Un léger courant bruissait dans les tiges fragiles. Jamila pensait au plus fort des hommes des rochers, à celui qui, vainqueur des Fhyrrs, avait imposé à sa tribu la fille ghur. Et tandis qu’elle pleurait, elle entendit, dans les roseaux, comme un murmure d’ailes.

Un ululement s’éleva de la rive, s’enfla, creva en un sanglot prolongé qui se termina par un bref ricanement. La chouette des eaux, effrayée, s’enfuyait parmi les roseaux.

Elle reprit son ululement sinistre, mais cette fois, aux imperceptibles vibrations de cet appel. Jamila sut qu’un guerrier vivait, échappé au massacre. Et l’espoir lui suggéra Jarah. échappé à la mort par un miracle des puissances protectrices des rochers. Jarah qui, seul mais rusé, veillait sur les prisonnières.

Un homme nouveau, sans violence, poussa la femme aux yeux de fougère. Elle dut suivre ses compagnes, mais son cœur était gonflé d’espoir.









II





La horde s’éloigna dans la nuit lumineuse, longeant la rive, serpentant parmi les fougères géantes. Un grand silence planait sur le groupe des femmes atterrées. La longue caravane ne fut plus qu’un fil noir dans les ténèbres. Elle chemina encore près des eaux miroitantes, dans lesquelles se reflétaient des ombres fantastiques.

Puis les guides obliquèrent vers la forêt, et tout disparut dans la nuit.

Alors, les roseaux s’écartèrent sans bruit. Et la tête de Jarah apparut, livide.

L’homme des rochers quitta péniblement le rideau de feuillages. Seul, sans armes, le flanc rongé par sa blessure, il suivit pas à pas les hommes nouveaux, qui emportaient son âme.

Mais, il le savait, le Dieu de la Montagne, de nouveau, était en lui. Et donc il vaincrait.









III





Les hommes nouveaux n’étaient allés qu’à quelques centaines de pas et avaient établi un campement provisoire dans la première clairière venue.

Or, Jarah voyait avec stupeur les compagnes de chaque jour consentir passivement à l’esclavage. A deux reprises il lança le ululement de la chouette des rochers et Jamila, surprise, tourna la tête vers lui sans le voir. Les hommes nouveaux, peu familiarisés avec les secrets de la forêt et des montagnes, crurent à la présence d’un oiseau de nuit et continuèrent à préparer leur campement.

Jamila, lentement, se rapprocha des hautes herbes. Elle n’était plus qu’à une vingtaine de pas de Jarah bien dissimulé, lorsqu’une silhouette élancée se dressa devant elle.

— Où va la prisonnière ?

Jarah reconnut le chef des hommes nouveaux et la colère poussa en lui sa plainte furieuse, la colère envers ce guerrier qui osait importuner la femme aux yeux de fougère.

— Une femme ne doit pas s’éloigner seule du camp ! La forêt est pleine de périls inconnus qu’une femme ne peut braver. Si la femme le désire, le chef l’accompagnera.

Jamila lança vers les hautes herbes un regard désespéré. Elle haussa les épaules avec dédain et, à pas lents, revint vers ses compagnes.

L’homme des rochers maudits, blotti parmi les fougères, vit s’éloigner la forme gracile de celle qu’il aimait. Et le chef ne perdait pas du regard la femme ghur. Et Jarah frémissait de rage.

Le chef revint vers le camp, donna quelques ordres à plusieurs guerriers qui s’éloignèrent. Dans l’ombre, Jarah les suivit. Ils firent simplement le tour de la clairière, pour s’assurer de ce que rien ne les menaçait, puis ils revinrent, mais l’un d’eux s’attarda pour assurer sa hache à sa ceinture.

L’homme des rochers s’approcha de cet imprudent, glissant sur les branches mortes comme un serpent silencieux. L’homme nouveau, ignorant tout de la forêt, n’entendait rien. Jarah n’hésita pas. Il revoyait les corps ensanglantés étendus sur les rochers moussus, les femmes prisonnières, les enfants affolés, et surtout le chef de la tribu nouvelle qui regardait Jamila avec adoration.

Il parvint ainsi derrière l’homme nouveau inconscient du danger. Il se dressa d’un bond, aussi rapide que les roseaux volants. Ses mains rudes, habituées à manier les rochers et les lianes, emprisonnèrent le cou brunâtre. Le guerrier tenta de secouer l’étreinte… Mais Jarah était le plus fort des hommes des rochers, plus fort que les Ghurs. plus fort que tous depuis que l’habitait le Dieu de la Montagne.

L’autre eut encore quelques soubresauts, quelques réflexes désordonnés… Puis le corps inerte s’affaissa sur les branches sèches.

Alors. Jarah se pencha sur le cadavre. Un feu de haine brasillait dans son regard. Il saisit la hache du guerrier, cette hache sur laquelle se brisaient celles des hommes de la forêt, une hache brillante, lourde et tranchante et, joyeux, la fit tourbillonner au-dessus de sa tête.

Grâce au Dieu venu de la montagne. Jarah avait dompté les puissances invisibles ! La vigueur de son bras avait subjugué les dieux des hommes nouveaux !

Cependant, il ne devait pas s’attarder auprès du corps immobile à jamais. Il s’apprêta à s’enfuir dans la forêt endormie.

Pourtant, avant de s’enfoncer dans les ténèbres, il lança sur sa victime un dernier regard de haine. Et il vit alors que l’homme nouveau, comme un talisman, serrait contre sa poitrine une arme inconnue.

C’était un long bâton ployé. Une liane tressée maintenait les deux extrémités. Et l’homme des rochers comprit que c’était là l’arme nouvelle, qui attirait sur les guerriers la bienveillance des puissances invisibles.

Et le Dieu qui était en lui suggéra : « Prends cette arme, et utilise-la ! »

Les mains tremblantes, le corps secoué d’un long frisson d’espoir, Jarah tendit les bras, saisit la branche courbée. Il dut desserrer les doigts raidis qui maintenaient le secret des hommes nouveaux. Il glissa à sa ceinture la hache étincelante, qu’il avait failli oublier devant l’importance de sa découverte.

Puis, serrant bien fort l’arme des dieux, fou de joie, mais épouvantée à l’idée qu’on pouvait le surprendre, lui arracher sa conquête, il s’enfonça parmi les fougères. Les tiges ne frissonnaient qu’imperceptiblement à son passage. Puis l’océan des feuillages dentelés calma sa houle et se figea dans l’immobilité de la nuit.

Seul, à terre, le corps étendu, sans armes, attestait de la réalité qui allait bouleverser les destins de la forêt : Jarah avait vaincu les puissances protectrices des hommes nouveaux !









IV





Enfin il parvint loin du campement, sur la rive de la Rivière Rouge, dans un vaste espace nu où ne croissaient pas les géants de la forêt. Le sol boueux se prêtait mal à la domination des grands arbres. Le terrain, inondé pendant une grande partie de l’année, ne donnait asile qu’à quelques joncs fleuris, à de hauts genêts aux grappes jaunâtres, à de petits buissons encore salis par la vase noire. La mousse couvrait la boue de son tapis très doux.

Jarah s’absorba dans la contemplation de sa conquête.

Avec des gestes délicats d’enfant qui craint de briser son joujou, il palpa l’arc, fit résonner la liane tendue qui joignait les extrémités du bâton flexible, fit tournoyer l’ensemble au-dessus de sa tête comme une massue, et reposa l’engin sur le sol avec une moue déçue. Non, cette arme, dans ses mains, ne se montrait pas redoutable. Pour l’utiliser, sans doute fallait-il le secours des puissances invisibles.

Mais une idée germa en lui, envoyée par le Dieu venu de la montagne : « C’est cela qui projette à distance les roseaux volants ! » Les yeux à demi clos, il revit la bataille sur la rive. La lassitude le pénétrait, accentuée par sa blessure qui saignait encore, sans gravité mais très douloureuse.

L’arme à la main, il essaya d’imiter les mouvements des hommes nouveaux menaçant les hommes des rochers avec cette arme légère pour enfant débile.

De la main gauche, il prit dans l’étui dont il s’était emparé un roseau volant, l’examina avec curiosité. Comment les puissances invisibles permettaient-elles l’envol de cette flèche aiguë ?

— Regarde le roseau de plus près, suggéra le Dieu blotti dans sa tête.

L’extrémité présentait une légère encoche qui pouvait s’adapter sur la liane tendue.

Jarah l’y plaça, et tint l’arc comme l’avaient fait les hommes nouveaux pendant la bataille. Il songeait au Dieu de la Montagne et ne cessait de l’appeler à son aide.

— Lâche la liane, suggéra le Dieu.

Il obéit. Le roseau s’envola en oblique, pour aller se planter dans un tronc résineux. L’homme des rochers, frémissant d’espoir, étudia longuement la hampe qui vibrait, puis l’arme nouvelle qu’il tenait.

Il recommença, tendant l’arc davantage. La flèche passe au-dessus de la Rivière Rouge qu’elle traversa avec un léger sifflement.

Alors Jarah. émerveillé, passa l’arc sur son épaule et. sûr de sa force et de la protection du Dieu, s’en fut vers les marécages, vers les Ghurs chassés de la forêt, pour sauver une seconde fois la race des clairières