CHAPITRE VIII











Or, dès que l’esprit de Jar fut dans la tête de Jarah, et celui de Jarah dans la tête de Jar, ils perdirent tous deux jusqu’au souvenir de leur existence passée. Cependant, ils étaient tout imprégnés de certaines préoccupations qui, elles, avaient laissé leur trace.

C’est ainsi que Jarah revint vers les Ghurs rescapés, et leur expliqua comment ils allaient vaincre les Fhyrrs, au moment même où, dans l’avenir, Jar-qui-tue s’apprêtait à soulever les vannes du barrage.









I





Sous l’œil attentif de Jarah, les Ghurs préparèrent de longs épieux pointus, faits des bois les plus durs et les plus résistants.

Ils agissaient passivement, obéissant aux ordres brefs de l’homme des rochers, subjugués par cette voix impérieuse. Sandra, habile à manier les paroles persuasives, courait d’un groupe à l’autre, active et murmurante.

Puis, en une longue file silencieuse, au cœur de la nuit, les guerriers se mirent en marche sur la rive du Lac Noir, brandissant leurs longues perches comme des armes menaçantes. Une piste vivante s’ouvrit parmi les roseaux. Les têtes émergeaient seules, dominées par les épieux. Et l’eau calme, comme un miroir, reflétait l’étrange procession de silhouettes fantastiques.

S’enfonçant jusqu’aux chevilles dans la fange marécageuse, la chair déchirée par les herbes tranchantes, tous les muscles endoloris, les Ghurs avançaient parmi les roseaux. Et les guerriers ne sentaient plus la morsure des herbes, ni la raideur des membres las. Un grand espoir naissait en eux.

A leurs yeux s’ouvrit soudain la vallée de l’ancienne rivière. Les troncs s’enchevêtraient à perte de vue, dévalant le talus en pente raide. En bas, sur les rives du ruisselet, les fougères mettaient une note monochrome. Les grands arbres, géants dédaigneux, s’arrêtaient à la limite des fougères.

Sous la lune étincelante, on devinait les Fhyrrs, à la fumée blanchâtre qui sourdait au-delà des hautes fougères immobiles. Cela s’étirait dans l’air calme de la nuit, montait droit vers les hautes frondaisons et là, sous la voûte des larges feuilles sommeillantes, cela s’étendait comme un panache ouaté dont les extrémités s’effilochaient.

Debout au sommet du talus, près de la cascade sautillante, l’homme des rochers maudits croisa les bras. Il ignorait comment il était parvenu à cette conclusion, mais il savait désormais comment vaincre les Fhyrrs, race de lâches, vils guerriers attaquant par surprise les campements des hordes affaiblies. Peu à peu, les Fhyrrs envahissaient la forêt, la montagne, supplantant les hordes surprises, refoulant les anciens occupants du sol vers les terres incultes que désertait le gibier.

« Le Dieu venu de la montagne a conduit les Fhyrrs près du ruisseau pour que Jarah écrase la race vile !… »

Et il ressentit une grande joie de se voir ainsi désigné par le Dieu. Tendant les bras vers le ciel, il rassembla les Ghurs autour de lui, et il leur expliqua ce qu’ils devaient faire.

Et les Ghurs, stupéfaits mais convaincus, surent alors qu’il fallait obéir à cet homme.









II





De toute leur vigueur exacerbée par l’aube d’un espoir fou, courbés sur l’eau, arc-boutés sur les perches qui ployaient, creusant le sol boueux avec leurs couteaux de silex, absorbés dans un travail silencieux de termites rongeurs, hâves sous l’argent de la lune, ruisselant de sueur dans la nuit chaude, les Ghurs s’acharnaient à leur mystérieuse besogne.

Après des prémices laborieuses, sur un geste impérieux de l’homme des rochers maudits, debout sur le talus bordant le Lac Noir, ils s’agrippèrent aux racines et aux lianes.

Et là, suspendus d’une main, disloqués en des postures simiesques, muscles saillants dans un gigantesque effort, ils s’acharnèrent sur la boue gluante, et leur tête se trouvait au niveau des eaux tranquilles du Lac Noir.

Par-delà les rochers, une bande rosâtre annonça l’aube naissante. Jarah sut alors qu’il était temps d’agir. Du regard, il supputa ses chances : la besogne patiente des Ghurs, disloquant les branches mortes, creusant le terrain détrempé, isolant les souches énormes de leur gangue terreuse compromettait la solidité du barrage naturel.

L’homme des rochers clama un commandement guttural. Toutes les perches s’arc-boutèrent sur le tronc d’un géant végétal, dégagé du ciment boueux qui le liait au talus. Les perches se courbèrent jusqu’à la limite de la rupture. L’obstacle ne bougea pas. Pour la seconde fois, les Ghurs acharnés bandèrent leurs muscles…

Alors, très lentement d’abord, l’arbre vacilla. Les racines, que ne maintenait plus la boue puante, glissèrent vers la vallée. La masse entière s’inclina, emportant avec elle un amas d’herbes entrelacées et de terrain mouvant. Au-dessus du barrage, les roseaux tressaillirent. L’arbre continua son lent glissement.

D’un seul coup, la rive s’entrouvrit. Les roseaux se déchirèrent. Le géant végétal tourbillonna, roula sur la pente, vers les fougères surprises. L’eau prisonnière hésita, comme étonnée par cette liberté soudaine, elle sembla prendre son élan, tâter une dernière fois, incrédule, la solidité de la barrière séculaire…

Puis, déchaîné, impétueux, muraille liquide haute comme trois hommes, disloquant en un instant ce qui subsistait du barrage, le torrent emplit la vallée aux fougères, gronda entre les rives encaissées, emportant dans sa fureur aveugle les souches mortes et là-bas, surpris dans leur sommeil, les Fhyrrs lâches et vils.

La colonne de fumée blanche se brisa net. Au-dessous des épaisses frondaisons, il ne demeura plus qu’un nuage bleuté qui se dispersait parmi les feuillages. C’en était fait des Fhyrrs. La muraille liquide les emportait dans son avalanche. On retrouverait plus tard leurs corps livides dans la Rivière Rouge.

Peut-être quelques guerriers échapperaient-ils à la catastrophe… Ils erreraient alors, ivres de peur, parmi les fougères géantes, jusqu’au jour où les Ghurs, libérés du joug du nombre, anéantiraient la race maudite.

Sur la rive du Lac Noir, la brèche s’élargissait rapidement. Et Jarah hochait la tête devant le déchaînement de cette force inouïe. Et les Ghurs le regardaient avec respect, car il serait le chef.

Les rochers maudits s’embrasaient de lueurs rougeâtres. Le globe sanguinolent du soleil émergea entre deux cimes, aspira la buée qui flottait sur le lac. Puis, solennel, il se détacha de la montagne et commença sa lente ascension dans le ciel bleu-noir.

Et Jarah se dit que, peut-être, le soleil comptait déjà les cadavres des Fhyrrs.









III





Le Lac Noir se vidait. L’énorme brèche laissait couler un fleuve large de cinquante pas. et la pression des eaux accumulées ajoutait encore à la violence du courant.

Déjà, le pied des roseaux de la rive ne baignait plus dans les flots calmes. Un sillon triangulaire, dont la pointe s’appuyait au barrage détruit, ridait la surface des flots tranquilles.

Le soleil, déformé dans l’eau par le courant, paraissait fait de bandes pourpres qui vibraient comme une flamme mourante.

Silencieux, comme écrasés par leur triomphe, les Ghurs s’éloignèrent du lac et se dirigèrent vers la Rivière Rouge. Du campement des Fhyrrs on ne distinguait qu’un remous gigantesque à la surface du torrent, correspondant à la cuvette rocheuse dans laquelle avaient sommeillé les ennemis des Ghurs.

Servis par leur sens subtil de chasseurs des bois, les Ghurs sentirent encore l’odeur âcre de la fumée dispersée dans l’air frais du matin. Alors, ceux qui doutaient encore surent que Jarah, sans combattre, avait vaincu les Fhyrrs.

Une sourde rumeur domina la plainte du torrent, traversa la rivière et se perdit au-dessus des fougères :

— Jarah sera le chef des Ghurs !

Et Jarah pensait à Jamila aux yeux de fougère tendre.

La horde marchait vers la Rivière Rouge. Ils l’atteignirent vers le soir. Les Ghurs n’avaient jamais franchi cette barrière mouvante, qui déroulait ses eaux tranquilles aux confins de la forêt.

Sur la rive, ils s’immobilisèrent, et se tournèrent vers Jarah.

Seul, l’homme gris, Akaa, adossé à un tronc vigoureux, bras croisés sur son torse velu, ne prenait pas part à la joie générale. Avec les corps des Fhyrrs tourbillonnant dans l’eau claire, Akaa voyait s’enfuir une silhouette gracile, à la taille fine et souple, vaporeuse et légère, dont l’image semblait se perdre dans les flots.

Perdre la première place dans la horde, c’était perdre Jamila. Pensif, l’homme gris regardait la nuque blonde du guerrier des montagnes.