CHAPITRE V









I





Les Edres n’attaquèrent pas Jar. Ils l’attendirent, passifs. Sans doute l’échec de leur assaut contre les hommes de l’avenir n’était-il pas étranger à cette passivité.

Jar se contraignit à avancer à deux pas de celui qui semblait diriger la bande et qui lui dit simplement :

— Tu es très courageux.

Jar haussa les épaules.

— Nous sommes tous courageux.

— Non, fit l’Edre avec mépris. Les autres étaient des lâches. Ils ne tentaient même pas de se défendre.

— Et je ne le tenterai pas davantage, affirma Jar d’une voix morne. Car cela m’est impossible. Lors de notre enfance, par des procédés que j’ignore, on a modifié notre comportement. Nous ne pouvons pas frapper un humain… et vous êtes humains.

L’Edre se mit à rire, d’un rire sombre.

— C’est à mon fils que tu devrais expliquer cela… s’il vivait encore !

Jar se souvint de quelques phrases échangées un peu plus tôt.

— Vous prétendez, reprit-il, que certains d’entre nous vous attaquent, et même vous tuent ?

— Dis qu’ils nous abattent comme si nous étions des animaux.

— Ce n’est pas possible !

— Mais cela est. J’ai assisté à plusieurs assassinats de ce genre… et je me suis enfui. Qu’aurais-je pu faire avec un épieu contre des armes semblables à celle que tu portes à la ceinture ?

— Nous sommes incapables de les utiliser contre des humains !

— Ceux dont je te parle le font. Ils ne sont pas d’ailleurs habillés comme toi. Ils portent tous des vêtements identiques, de couleur verte, et une large ceinture de cuir.

— Une coiffure à visière ? Des bottes ?

— C’est cela.

— Et tu dis qu’ils vous abattaient ?

— Je dis qu’ils nous abattent encore, car ils se sont groupés, ils sont sortis de la forêt, nous recherchent.

Jaromir et ses compagnons s’étaient approchés.

— Quels sont ces hommes en uniforme ? demanda Jaromir.

— Des garde-forêt. Mais ils sont conditionnés comme moi !

L’homme de l’avenir hochait la tête.

— Il semblerait que vos gouvernants, craignant une révolte des Edres, aient… volontairement négligé de conditionner ce genre de fonctionnaires… Ou bien les aient conditionnés de façon différente. Sont-ils nombreux ?

— Oh, non ! Chacun d’eux surveillait une zone de plusieurs kilomètres carrés !

Jaromir réfléchit, fit la moue :

— Oui, mais ils disposent d’armes modernes, murmura-t-il.

L’Edre intervint :

— Ils se sont rassemblés en groupes d’une dizaine et nous recherchent en utilisant vos appareils roulants ou volants. Et ils tirent sur nous dès qu’ils nous voient.

— Tu parais merveilleusement renseigné, fit Jaromir.

L’Edre releva la tête avec fierté.

— Nous disposons de moyens de communication oubliés depuis longtemps, mais efficaces. Sans cela, comment aurions-nous quitté nos forêts tous ensemble, au même moment ?

Un long silence plana. Jar, abasourdi, conclut qu’ils se trouvaient dans une situation absurde. D’une part les Edres exterminaient les humains, d’autre part les garde-forêt exterminaient les Edres !

Apparemment, la victoire finale appartiendrait aux garde-forêt, bien qu’ils fussent très inférieurs en nombre. Un seul d’entre eux pouvait foudroyer des centaines d’Edres grâce à quelques rafales de pistolet à radiations. En outre, l’utilisation de véhicules à moteur leur assurait une mobilité dont les Edres n’avaient même pas l’idée.

Soudain, stupidement, Jar en vint à plaindre les Edres.

Jaromir dut comprendre ce qui se passait en lui, car il lui saisit le poignet et murmura :

— Réfléchis davantage. Si vos garde-forêt triomphent, eux qui ne sont pas conditionnés, n’est-il pas certain qu’ils vous imposeront leur loi ? Il n’est pas bon que s’établisse une classe super-puissante.

— Oui, mais si les Edres triomphent ?

— Ils ne triompheront pas. La civilisation que je représente en constitue la preuve.

— Que dois-je faire ?

— Je ne sais pas. Si j’interviens, je modifie l’avenir.

Il reprit après un bref silence :

— Que penses-tu des Edres ?

Et Jar répondit, pensif :

— Le contraire de ce que j’en pensais voilà quelques minutes. Ils raisonnent à merveille. Ils sont parfaitement humains. Et leur haine a des causes évidentes.

Il conclut :

— Il faut que je rencontre les garde-forêt et que je leur explique cela. Nous pouvons assurément vivre côte à côte, les Edres et nous.

Jaromir eut un petit sourire satisfait :

— Cependant, murmura-t-il, avant que tu n’entreprennes ta… croisade… j’aimerais te demander un grand service.

— Avec plaisir !

— Viens.

Ils s’éloignèrent des Edres avec Jamil et les compagnons de Jaromir.









II





— Jar, dit Jaromir quand ils furent à quelque distance, toi seul peux nous sauver.

— De quoi, et comment ?

Jaromir exposa leur situation. Leur chronoscaphe était en panne, ils ne disposaient plus d’aucun moyen pour joindre leurs frères de l’avenir, et ceux-ci ignoraient où se trouvait le groupe de voyageurs. Situation apparemment sans issue, car leurs frères étaient incapables de leur envoyer des secours. Pour les repérer dans le passé, il eût fallu des millions d’explorations… et des siècles !

— Le chronoscaphe, c’est ça ? demanda Jamil en montrant le petit engin.

— Oui.

— Mais…. murmura Jar tout effaré, je suis incapable de le réparer ! Je ne sais même pas comment il fonctionne !

Jaromir hochait la tête, prenait à témoin ses compagnons.

— Tu es, en un sens, infiniment supérieur à lui puisque tu te déplaces dans le temps sans l’aide d’aucune machine, d’aucun engin, d’aucune aide matérielle. C’est bien ce que tu nous as confié ?

— Oui, certes.

— Pourquoi n’es-tu jamais allé dans l’avenir ?

— Parce que je suis incapable de l’imaginer. Je ne le « vois » pas.

Et il expliqua. Pour voyager dans le temps, il devait concentrer ses pensées sur des images soigneusement documentées. Il s’était procuré des quantités de documents concernant les diverses époques du passé et les avait longuement étudiés.

— Mais, ajouta-t-il, je n’ai évidemment jamais eu de précisions concernant l’avenir. C’était impossible.

— Et si nous t’en fournissions quelques-unes, crois-tu que tu pourrais…

Jar coupa la parole à Jaromir ;

— Oh ! je pourrais essayer ! Mais dans quel but ?

Légère indécision de Jaromir qui consulta à voix basse Servan l’historien et finit par répondre :

— Bien sûr, tu ne peux choisir un humain de l’avenir afin de prendre place dans son cerveau. Pas plus que choisir l’heure, le jour ou l’année… Mais peu importe. Il suffit que tu surgisses dans la tête de l’un d’eux, même dix ans avant notre départ ou dix ans après, et que tu précises que nous sommes perdus dans le passé par la faute de notre chronoscaphe défaillant. Tu indiqueras la date exacte… et si possible la position géographique. Tu m’as bien affirmé que, au début de ton voyage, pendant une ou deux minutes, tu restais toi-même et ne perdais qu’ensuite tes souvenirs ?

— Exact.

— Eh bien, alors, celui que tu alerteras avertira les autorités qui, simplement, grâce à tes informations, nous enverront un autre chronoscaphe. Comprends-tu ?

— Oh ! tout à fait !

— Acceptes-tu ?

Jar ferma les yeux à demi :

— Oui, à une condition.

— Laquelle ?

— Vous nous sauvez, ma compagne et moi.

— Je ne comprends pas.

— Nous sommes conditionnés. Tu peux nous guérir par une simple piqûre. Fais-le.

Le visage de Jaromir se renfrogna.

— Tu me demandes l’impossible ! Toute modification dans le présent se traduirait par des distorsions, peut-être énormes, dans l’avenir !

— Alors, conclut Jar en haussant les épaules, n’en parlons plus. Tu ne veux pas modifier l’avenir, moi je ne veux pas modifier le présent. Rien ne sera donc changé à la situation actuelle.

— Cependant…

Avec grand bon sens. Jamil intervint :

— As-tu pensé, Jaromir, que si nous vous tirons d’affaire, dans le présent, cela modifiera également l’avenir ? Car enfin, logiquement, puisque vous êtes en perdition dans le temps, il est écrit que vous ne devez jamais revenir à l’époque que vous avez quittée ?

Jaromir en resta bouche bée, parce que c’était vrai.









III





Un hélico apparut au-dessus du bois duquel avaient surgi les Edres. Il s’approcha lentement, en silence, planant à une vingtaine de mètres de hauteur.

Il s’immobilisa au-dessus du groupe, et une voix hurla :

— Ne bougez pas ! On va vous débarrasser des Edres !

Jar aperçut un garde-forêt en uniforme vert, qui brandissait un pistolet à radiations. Il hurla :

— Non ! Non !

— Ou c’est eux, ou c’est vous ! cria le garde-forêt.

Jar n’écoutait plus. Il courait vers les Edres en agitant les bras. L’hélico le suivit, très lentement.