CHAPITRE V









I





Sur la rive du Lac Noir, hâtivement débarrassée des lianes et des branches mortes, la horde avait établi son campement. Un feu clair pétillait au centre de l’espace nu.

Sandra, de ses mains expertes, hachait menu des herbes fraîches qu’elle disposerait sur la blessure du chef. Unrôh, allongé sur le sol, soulevé sur un coude, la regardait sans espoir. En lui, la douleur devenait insupportable. Il fallait tout son orgueil de chef, toute sa volonté de fier guerrier, pour réprimer les gémissements qui montaient à ses lèvres bleuies.

Accroupi près du feu où se dorait un quartier de venaison, l’homme gris, les paupières à demi fermées, surveillait les progrès du mal dans le grand corps frissonnant de fièvre.

« Akaa sera le chef des Ghurs !… A moins que Sandra ne guérisse le chef ? Est-il vrai que les herbes hachées peuvent guérir une telle blessure ? »

La vieille se leva en hochant la tête et chercha autour d’elle. Elle soupira, hésita, puis s’achemina vers les fougères qui bordaient la forêt.

L’homme gris comprit qu’elle cherchait quelque plante rare. Il assura sa hache dans sa ceinture de cuir et. sans hâte, se dirigea vers la forêt derrière Sandra.

La pensée du meurtre était en lui. Elle montait, tortueuse et souple, comme les longues lianes à l’assaut des grands arbres. Tuer Sandra… Ce serait affoler les Ghurs survivants, qui supposeraient les Fhyrrs tout proches. Ils lèveraient en hâte le campement et s’enfuiraient vers la Rivière Rouge.

Unrôh suivrait péniblement, de pas en pas plus pâle et plus chancelant. Le vieux chef tomberait… Alors l’homme gris croiserait les bras et défierait les guerriers qui, tous, baisseraient la tête : Akaa n’était-il pas le plus fort de tous les Ghurs ? Il serait le chef ! Jamila lui appartiendrait !

Les fougères bruissaient. Où donc était passée la vieille ?…

Plus loin, vers le ruisseau, il l’aperçut enfin, courbée vers les herbes qui guérissent. Il s’approcha d’elle.

Elle entendit son pas et tourna légèrement la tête. Akaa sut qu’elle avait compris. Mais elle ne bougea pas et continua sa cueillette.

— Sandra sauvera-t-elle le vieux chef ?

La vieille haussa ses maigres épaules et arracha une tige feuillue d’où s’écoula un suc blanchâtre. L’homme gris tourmentait le manche de sa hache. Il répéta, et une menace perçait dans sa voix sifflante :

— Sandra sauvera-t-elle le chef ?

La vieille se releva lentement et fit une brassée des feuilles grasses.

— Sandra ne connaît pas tous les secrets des puissances invisibles qui règlent l’existence des guerriers. Mais les puissances invisibles ont indiqué à Sandra les herbes qui guérissent. Unrôh pourra suivre les Ghurs quand, par trois fois, le soleil aura disparu vers la Rivière Rouge.

L’homme gris comprit que la femme le narguait. Elle ne le regardait même pas. Sans hâte, elle attachait les tiges. Elle penchait avec application sa tête aux cheveux blanchis. Et pourtant elle se savait condamnée.

Akaa saisit sa hache et rugit :

— Sandra ne doit pas défier les puissances invisibles ! Elles ont dirigé l’arme de l’ennemi. Le vieux chef est condamné, le vieux chef doit périr !

— Sandra sauvera le vieux chef.

Pourquoi cette obstination ? Pourquoi ce regard de défi ? La hache tournoya dans l’air calme et s’abattit.

Or, un choc violent détourna l’arme, qui échappa aux mains du Ghur.









II





L’homme gris étudia son adversaire avec plus de surprise que de colère. Ces yeux bleus dans lesquels se perdait la caresse du soleil, ces cheveux décolorés qui flottaient à la brise, ces jambes longues et nerveuses, tout cet ensemble fier et rêveur à la fois ne décelait pas le Fhyrr, l’ennemi.

Or Akaa, avant tout, redoutait les Fhyrrs.

Sandra ricana de sa surprise. Depuis plusieurs minutes elle avait repéré le guerrier des montagnes, immobile derrière un tronc moussu. Agile malgré les ans accumulés, elle bondit en arrière et détala parmi les roseaux.

L’homme gris entendit encore son rire, et sa voix cassée qui ricanait :

— L’homme viendra, plus fort que tous, plus fort que les Ghurs, plus fort que les Fhyrrs !

Akaa grinça des dents et sa face devint terreuse. C’était pour cela qu’on l’avait nommé l’homme gris : les grandes colères montaient en lui comme l’eau bouillonnante de la Rivière Rouge en temps de crue.

Il se courba et tendit la main vers sa hache. Or Jarah des rochers maudits arc-boutait son pied sur l’arme.

— Les Ghurs ont de bien étranges coutumes, fit Jarah paisible. Fendre la tête aux vieilles femmes qui cueillent des herbes sauvages… Décidément, je crois que ce seront de bien piètres alliés.

L’homme gris faillit s’élancer, mais il se domina et s’essuya le front. L’autre tenait une hache et pouvait l’abattre. En outre, cette allusion aux « alliés » l’intriguait et l’inquiétait. N’allait-il pas être le chef des survivants de la horde ?

Les fougères s’écartèrent, livrant passage à Jamila. Peut-être avait-elle assisté à ce qui venait de se passer.

— L’homme de la montagne, dit-elle très vite, est venu offrir aux Ghurs l’alliance de la tribu des rochers. L’homme gris le conduira devant le conseil de la tribu. Il dira alors ce qu’il a à dire.

Jarah attendit un peu puis, du bout du pied, poussa la hache vers le Ghur, qui s’en saisit et la passa à sa ceinture.

— Que l’homme des rochers suive Akaa, dit-il. Il n’a rien à craindre.

— Jarah ne craint rien, répondit l’autre tout tranquille.









III





Depuis des jours, l’homme des rochers maudits faisait partie de la horde. Peu à peu, il apprenait les secrets des hautes fougères, les mystères des lianes fleuries, le langage de la terre humide et surchauffée, l’appel des senteurs fauves dans le vent du soir, et peu à peu son âme s’emplissait de cette orgueilleuse pensée : « Jarah connaîtra bientôt la forêt ! Jarah pourra bientôt revenir vers les rochers maudits et guider ses frères de race ! »

Or ce soir-là, assis sur un rocher moussu, il surveillait les ombres traîtresses. A sa droite, une buée légère vibrait au-dessus du lac endormi. A sa gauche, la pente devenait rude, caillouteuse, sèche et nue. La montagne commençait brusquement avec son sol aride et ses rares buissons épineux. La montagne, domaine des hommes des rochers !

Et pourtant, Jarah le sentait confusément, les Ghurs errants garderaient son âme. La fille aux yeux de fougère tendre songeait-elle parfois au guerrier blond aux yeux pâles ? Quels artifices mystérieux employaient donc les femmes des clairières pour lier une âme à la leur, pour s’attacher un homme des rochers ? Là-bas, dans les rocailles, il existe bien d’autres femmes aussi douces, aussi fragiles, aussi tendres. Mais aucune ne possède les yeux transparents de Jamila…

Il rêva à voix basse :

« Le vieux chef affaibli a accepté d’apprendre à Jarah les secrets de la forêt. Bientôt, les hommes des rochers descendront de la montagne et s’uniront aux Ghurs. Et les Fhyrrs seront vaincus. Et Jarah sera le plus fort de tous ! »

— Et Jarah possédera Jamila aux yeux de fougère ! ricana derrière lui la vieille Sandra, narquoise.

Elle trancha une brassée de roseaux, qu’elle lia d’une herbe fine. Elle chargea son fardeau sur ses maigres épaules et s’en fut à petits pas.

Jarah s’était levé, furieux.

— Que vient de dire Sandra ? La vieille chouette ulule-t-elle au passage des guerriers ?

La guérisseuse leva ses petits yeux au regard vif. Sa voix crépita comme la crécelle des oiseaux grimpeurs sur le tronc des grands chênes enrubannés de lianes.

— L’homme des rochers est-il donc aveugle ? Le vieux chef s’affaiblit. Bientôt les puissances des ténèbres le rappelleront à elles. Alors Akaa, l’homme gris, posera sa main sur l’épaule de la fille aux yeux de fougère tendre et dira : « Celle-là est à Akaa ! »

Jarah crispa la main sur le manche de sa hache. Mais la vieille secouait la tête, farouche :

— Les Ghurs diront : « Celui-là n’est pas de la horde, il vient des rochers maudits. Il ne peut donc être chef de la horde. » Sandra a dit aux Ghurs : « L’homme viendra. Il sera plus grand, plus fort que tous. Et Jarah est plus beau et plus fort que les Ghurs. » Mais Sandra a ajouté : « Il vaincra les Fhyrrs lâches et traîtres ! » Et Jarah n’a rien accompli contre les Fhyrrs.

Elle le regarda fixement. Les ténèbres tombaient sur le Lac Noir. Un oiseau de nuit passa, ulula. Sandra ramassa sa brassée de roseaux. Courbée en arc. difforme, chancelante, elle s’en fut vers le camp. Elle apparaissait comme un insecte inoffensif, comme une fourmi laborieuse, ou comme une craintive souris.

L’homme des rochers maudits comprit alors que cette femme sans grâce était sa seule alliée. Et il sut que s’il voulait Jamila, il devait vaincre les Fhyrrs.

Mais il était seul ! Les survivants des Ghurs n’osaient pas attaquer la tribu triomphante et ne pensaient qu’à s’enfuir en cas de bataille.

Il pensa alors au Dieu venu de la Montagne. Il l’appela de toutes ses forces. Et le Dieu ne vint pas. Pas encore.









IV





Il revenait vers le camp sur la rive du lac quand un sifflement modulé sur un mode joyeux arrêta sa marche. Il répondit sur le même mode mais, prudent, se dissimula. C’était Jamila qui l’appelait. Elle riait en posant sa main sur son épaule :

— Jarah connaît toutes les ruses des Ghurs ! L’homme des montagnes est devenu un chasseur des clairières ! Et quand Jarah quittera les Ghurs pour revenir vers les rochers, il sera un guerrier accompli.

L’homme des rochers sentit une grande joie adoucir son âme. La femme aux yeux de fougère souriait en parlant, et sur le cou bronzé de cette statue vivante il voyait monter et descendre une petite boule ronde qui trahissait la nervosité.

— Donc, murmura-t-elle, Jarah veut quitter les Ghurs ?

Il baissa la tête.

— Jarah reviendra, affirma-t-il.

Elle rêva. Par-delà la souple silhouette de l’homme, dans la vapeur attiédie qui vibrait sur la forêt, elle croyait voir l’homme gris. Akaa était le plus fort des Ghurs. Il serait le chef.

Dans son âme indécise, elle compara. Et Jarah l’emporta parce qu’il était là. Elle lui sourit doucement. Le bonheur emplit l’esprit de l’homme des rochers. Il rit, montrant ses dents de jeune loup, et, les mains tendues, avança vers elle. Jamila détala parmi les roseaux et siffla longuement, moqueuse.

Alors il regarda le sillon mouvant qui serpentait parmi les tiges frêles et, à pleine poitrine, il clama :

— Jarah vaincra les Fhyrrs !

Et il lança vers la forêt un long regard de haine.