CHAPITRE PREMIER









I





Jarah appuya ses mains moites à la paroi rocheuse et, lentement, se glissa vers l’entrée de la caverne. Dans les ténèbres épouvantables, il ne distinguait pas l’ennemi. Mais, à l’âcre senteur fauve, aux rauquements qui résonnaient sous la voûte, il devinait la présence de l’ours gris.

La bête avait senti l’homme. Elle quittait l’étroit couloir rocheux que, malheureusement, ils avaient négligé d’explorer la veille et, se dandinant, humant les senteurs chaudes, elle avançait sans hâte vers sa proie.

Frissonnant, Jarah se baissa et ses mains ouvertes frôlèrent le sol. Les armes n’étaient plus là ! Rama et Larvi, ses fidèles compagnons, les avaient rassemblées au centre de la caverne.

Aux frôlements qu’il percevait dans la nuit, il imagina les deux hommes, couchés sur le sol, entre la bête et le rocher, tendant les bras, quêtant éperdument les haches introuvables. Et d’ailleurs, dans la nuit, comment combattre ?

Lentement, Jarah glissa dans l’ombre. La bête râla son irritation. La brise tiède de la nuit caressa le visage de l’homme des rochers maudits : il sortait enfin de la caverne !

La bête répéta son rauquement rageur. Il y eut des cris, des rumeurs, des grognements. Puis deux hurlements d’agonie, suivis de râles étouffés.

Et Jarah sut qu’il était seul. Son impuissance l’atterrait. O guerriers des montagnes ! Jarah reviendra seul vers les rochers maudits ! Jarah reviendra, la tête basse, les épaules courbées. Rama et Larvi ont péri !…

Mais, du moins, Jarah a-t-il vengé ses compagnons ? Même pas. Jarah ne peut rien contre la bête. Jarah n’a pas d’armes…

Livide, tremblant, l’homme des rochers maudits s’enfuit vers la forêt toute proche. La lune rouge sang dégagea son œil crevé du bandeau des nuages. Le Lac Noir étincelait à sa clarté fantomatique.

Dans les roseaux argentés, la brise folâtrait avec des bruissements amicaux. Les fougères balançaient leurs crêtes dentelées. Un oiseau de nuit passa, fouettant l’air chaud de ses ailes molles.

Jarah n’entendait rien, ne voyait rien. Le râle d’agonie vibrait encore dans ses oreilles.

Encore, derrière lui, retentit un grand déchirement de douleur, qui perça le calme de la forêt, résonna vers la montagne, roula longuement sur le Lac Noir.

Jarah, sans armes, s’enfuit parmi les roseaux bruissants.









II





Le globe monstrueux du soleil émergea derrière les cimes. Jarah attendait cet instant où la forêt s’animerait. Les premiers rayons ouatèrent les branches d’un duvet d’or qui frémit à la brise hésitante.

La montagne étincelait d’un éclat insoutenable. L’homme des rochers maudits rêva, tête dans les mains. Il se souvenait des jours passés…

Là-bas, au-delà de la barrière des roches, loin de la forêt inconnue, vivaient ses frères hardis et fiers. La tribu languissait. Les puissances du Mal s’appesantissaient sur les hommes des rochers. Le gibier devenait rare, l’ours gris décimait les guerriers.

Parfois, penché vers le bas des pentes, le chef contemplait la vapeur humide qui s’élevait de la forêt, et hochait gravement la tête. Mais l’instinct dominait tout et l’attachait à la montagne.

Le chef mourrait là, parmi les rochers. Alors seulement la tribu descendrait vers de nouveaux terrains de chasse.

Or, Jarah avait voulu savoir. Il était parti avec deux compagnons, vers le Lac Noir, en direction de la forêt, avec en tête une ambition, une espérance : revenir un jour vers les rochers maudits et lancer dans le vent du soir, en frappant sa poitrine gonflée des senteurs enivrantes des longues fougères dentelées, lancer avec orgueil, comme un défi aux puissances invisibles :

— Jarah a vaincu la forêt ! Jarah connaît ses secrets ! Jarah mènera vers le Lac Noir les hommes des rochers maudits !

Mais on n’attaque pas sans armes l’ours des cavernes, et Rama et Larvi étaient morts, et Jarah ne pouvait que revenir dans la montagne, la tête basse.

La bête somnolait dans la grotte, et Jarah s’était enfui. La forêt triomphait, à peine atteinte.

Des flammèches en fusion s’allumèrent sur l’eau glauque. Une vapeur monta des roseaux frissonnants. Le jour naissait.









III





Soudain, l’allégresse emplit le cœur de Jarah. Car pour la première fois il apercevait enfin le Dieu venu de la montagne. Pendant si longtemps il avait attendu sa venue !

Le sorcier de la tribu des rochers avait pourtant affirmé, quand les trois compagnons avaient quitté les pentes rocailleuses pour se lancer à la conquête de la forêt :

— Le Dieu de la Montagne protégera les guerriers errants. Il les aidera dans les combats et jamais ne les abandonnera.

Et en vérité, plusieurs fois Jarah avait, au cours de son sommeil, entendu une voix dans sa tête… mais si peu de temps.

Eh bien, il était là, le Dieu de la Montagne, et Jarah le regardait avec extase. Cela venait de se manifester à deux pas de lui, parmi les roseaux. Cela présentait l’apparence d’un œuf allongé, vertical, émettant une faible lumière. Ce ne pouvait être qu’un Dieu.

D’ailleurs, quand il parla. Jarah le reconnut. Plusieurs fois, alors que le guerrier dormait, il avait entendu cette voix dans sa tête… mais si peu de temps.

Cette fois encore, le Dieu parla, mais nul autre que Jarah n’eût pu l’entendre. La voix était de nouveau dans la tête du guerrier.

— Je comprends, disait-elle. Je lis en toi. L’ours gris a tué tes deux compagnons et tu désires les venger de façon à rentrer chez toi la tête haute. Et tu restes seul pour conquérir la forêt où les tiens trouveraient refuge et nourriture. Je vois, oh oui, je vois ! Je lis en toi comme tu vas bientôt lire en moi, si du moins tu acceptes le marché que je vais te proposer.

Un marché ? Un Dieu proposant un marché ? Bizarre…

— Pour l’instant, reprenait le Dieu, je veux que tu comprennes ce que nous pouvons réaliser, toi et moi. Laisse-moi t’aider, et tu vengeras tes compagnons. Après quoi nous verrons si tu peux m’aider aussi. Es-tu d’accord ?

Jarah nota alors que l’œuf de lumière avait disparu depuis l’instant où les premières paroles avaient résonné dans sa tête. Apparemment, le Dieu venu de la montagne avait pénétré en lui. Il en connut une grande fierté, et une certaine crainte.

— Oui, murmura-t-il. Oui. Je ne suis que ton esclave, ô Maître.

— Parfait !









IV





Jarah eut l’impression que son cerveau se mettait à bouillonner. Soudain l’allégresse emplit son âme. Les yeux étincelants, les narines dilatées, il frappa du poing sa large poitrine, lança un regard de défi vers la forêt.

— Jarah vaincra la forêt ! gronda-t-il.

A pas rapides, il s’enfonça parmi les roseaux, traçant un sillon mouvant. Le Dieu venu de la montagne venait de lui souffler l’idée, celle grâce à laquelle un homme, même sans armes, peut vaincre l’ours gris.

Il déboucha à la lisière du bois, dans les fougères. Le soleil le baignait d’une onde de clarté très douce.

Il revit la nuit d’épouvante. Il se sut lâche, mais désormais il devenait invincible puisque le Dieu était en lui. Parmi les branches mortes, il choisit un long épieu pointu et, sans hésiter, s’élança vers la caverne où gisaient les restes de ses deux compagnons.

Dans l’antre, dont l’orifice se dorait au soleil levant, la bête, allongée sur le sol, somnolait. Jarah apparut dans l’éblouissement de lumière. L’ours gris dressa la tête et son rauquement se répercuta sous la voûte, et ses pattes crissèrent sinistrement sur les ossements entassés.

Une senteur de sang frais, mêlée à l’odeur fauve, s’exhalait de la grotte et se dissipait dans l’air attiédi. L’homme des rochers maudits fit un pas en avant. Un rocher glissa sous ses pieds nus, roula sur le sol de la caverne. La bête se leva d’un bond et l’aperçut.

Son mufle se plissa avec férocité. Elle renifla bruyamment, s’imprégnant de l’odeur âcre des chairs lacérées et lentement, sûre de sa force, elle se mit en marche vers la lumière, vers cette frêle silhouette qui la narguait.

L’homme des rochers maudits fit un pas en arrière. Il voulait voir la bête face au soleil, clignant des yeux sous la clarté brutale de l’astre. L’ours s’engagea dans l’étroit orifice. Deux pas séparaient la bête de l’homme.

Alors, Jarah demanda en lui-même :

— Es-tu toujours là, ô Dieu de la Montagne ?

Et le Dieu répondit :

— Je suis là. Frappe, et tu vengeras tes compagnons.

Alors que le fauve ouvrait la gueule pour un nouveau rauquement, montrant les canines jaunies auxquelles adhéraient encore des lambeaux de chair déchirée, alors qu’il étendait ses deux pattes antérieures pour écraser l’homme sur sa poitrine velue, alors que les petits yeux féroces se fermaient à demi sous l’insoutenable clarté du soleil, l’épieu jaillit de l’ombre, à deux reprises, très vite.

La bête hurla, d’affolement et de rage plutôt que de douleur. Jarah sut alors que le Dieu venu de la montagne ne lui avait pas menti, et que l’ours ne verrait plus jamais le globe rougeoyant du soleil.

Deux filets sanguinolents coulaient de ses yeux crevés. Aveugle, debout dans la lumière, il battit l’air avec ses pattes hésitantes. Il se balança, hurlant toujours sa plainte modulée, et bondit en avant, au jugé, vers l’homme.

Mais Jarah se glissait sans bruit au long de la paroi rocheuse et s’enfuyait dans la caverne. Là, presque à tâtons, il ramassa les armes éparses parmi les ossements et les lambeaux de chair.

En quelques pas souples et fermes, l’homme des rochers maudits revint vers le soleil. La bête le sentit, huma l’air, se retourna brusquement. La hache siffla dans l’air empuanti, s’abattit sur la tempe. Un petit bruit d’os brisé…

Puis des oscillations puissantes secouant la masse énorme et velue. De longs et ridicules battements des griffes fouettant l’ombre au hasard… Enfin, un écroulement sur les rocailles, et le grand corps qui se débat dans les affres de l’agonie. Des pierres dévalaient la pente, des rochers grinçaient sous les délirantes attaques des griffes… Un soubresaut final…

Jarah ne s’acharna pas sur la bête. Il passa la hache dans sa ceinture de fibres, reprit l’épieu pointu. D’une détente agile, il sauta par-dessus le corps et se retourna vers la caverne.

— O Dieu de la Montagne, dit-il avec humilité, grâce à toi Jarah a vaincu la bête ! Jarah peut revenir sans honte vers ses frères de race !

Et le Dieu répondit :

— Je suis heureux d’avoir rendu service à Jarah. Jarah consentira-t-il à me rendre service à son tour ?

— Ton esclave t’écoute et t’obéira.

— Mais d’abord, cherche un lieu tranquille où aucun humain ne viendra troubler ton repos.

— Les fauves sont plus à redouter que les humains !

— Pas pour moi, Jarah, répondit le Dieu venu de la montagne. Ce sont les humains qui m’inquiètent.

Un chacal glapit là-bas, sur la pente. L’homme des rochers réfléchit, front plissé, puis se mit en marche. Sa main gauche écartait la dentelle des fougères frileuses, sa main droite se crispait sur l’épieu.

Son corps bronzé brillait entre les feuilles. La forêt se referma derrière lui.

— Où vas-tu ? demanda le Dieu avec quelque inquiétude.

— Vers les grottes, qui sont de sûrs refuges.

— Non, reprit le Dieu. Les humains se réfugient tous dans les grottes, et je ne peux lutter contre les humains. Il importe que tu comprennes bien cela.

Avec orgueil, Jarah répondit :

— Je peux vaincre n’importe quel homme de la forêt !

— Peut-être, fit le Dieu qui semblait de plus en plus préoccupé. Mais moi, je ne le peux pas… Et tu ne seras pas toujours avec moi. Cherche une cachette au cœur de la forêt. Là, je t’expliquerai ce que j’attends de toi.

Quel Dieu étrange, qui redoutait les humains !…









V





La cachette fut assez rapidement découverte : un fourré de lianes et d’arbustes épineux dans lequel Jarah entra avec précautions en rampant. Le cœur du fourré était dégarni.

L’homme des rochers put s’allonger sur la mousse et écouter la voix du Dieu.

— Déconcentre-toi, demandait celui-ci. Il faut que tu comprennes très exactement ce que je vais te dire.

Jarah, soudain, lut dans les pensées du Dieu. En fait, il n’avait jamais cessé de le faire, mais sans doute Dieu se contrôlait-il moins bien.

Il sut que Dieu, avec tristesse, le prenait pour un être peu évolué, incapable de penser à aveugler l’ours des cavernes à l’aide d’un bâton pointu. Nul dédain en Dieu : un certain dépit, voilà tout.

En vérité, Dieu tâtonnait. Des milliers de fois il avait conversé avec des êtres par télépathie, mais cette fois, il le constatait, il devait recourir aux mots, aux pauvres mots, à l’image que ceux-ci laissent dans un esprit inculte.

Et pourquoi ? Simplement parce que Jarah n’avait jamais entendu parler des choses que Dieu désirait évoquer, et en outre qu’il était, pour l’instant, incapable de les imaginer.

Une fois de plus Dieu tenta d’entrer en symbiose avec la pensée de l’autre, mais n’en retira rien d’utile. Jarah ne pensait qu’à des faits terre à terre : comment se nourrir demain ? Devait-il s’approcher du Lac Noir pour boire alors que les survivants de la tribu des Ghurs surveillaient la rive ?

Non sans quelque impatience. Dieu forma enfin une phrase dans la tête de l’homme des rochers :

— Voilà : je suis conditionné.

Et Jarah répondit :

— Je ne comprends pas.

Ce fut long, très long, d’expliquer à l’errant comment les civilisations à venir pouvaient « conditionner » un humain.

— Conditionné… Voyons… Quand tu es tout jeune, par l’éducation qu’on te donne, on met dans ta tête des sortes de verrous…

— Verrous ? Qu’est-ce que c’est ?

Evidemment, Jarah n’avait aucune notion des clefs, des serrures, et même des portes.

— Enfin… on te forme quoi ! Voyons… Tu ne croques pas les cailloux, n’est-ce pas ?

— Oh ! certes non, répondit Jarah en riant.

— C’est parce que, quand tu étais jeune, tes parents t’ont dit et répété des milliers de fois que tu t’y casserais les dents.

Jarah souriait, tout fier :

— Oh ! pas du tout ! C’est parce qu’un jour, quand j’étais petit, j’ai essayé. Et j’ai compris. Tout ce que je sais, je l’ai appris moi-même.

Le Dieu soupira mentalement. Sa tâche s’avérait très délicate. Aussi, après bien des hésitations, il décida de continuer à être Dieu et de ne rien expliquer.

— Je suis conditionné, reprit-il enfin. Ne cherche pas comment. Cela signifie que je suis incapable de tuer un être humain, même si je sais que celui-ci va me tuer. Comprends-tu ? Si l’on me menace d’une arme, et que j’en tienne une, je jette la mienne car il m’est impossible de l’utiliser contre un humain.

— Ah bah ? fit Jarah avec sollicitude. Cela doit être très dangereux.

Il ajouta après un temps :

— Notre sorcier pourrait guérir cela. Il guérit tout.

— Non, repartit Dieu. Nul ne peut me guérir… Mais toi, tu peux me sauver.

— Moi, sauver Dieu ?

— Oui, parce que toi, tu peux tuer des hommes.

Jarah, les yeux clos, eut un large sourire :

— Oh ! j’en ai tué déjà plus que les doigts de ma main !

Et il comprit que le Dieu venu de la montagne était content, et il en ressentit une grande joie dans son cœur.