Vitesse


La vitesse, la folle diversité des vitesses du monde environnant, me fascina pendant toute mon enfance. Les gens se déplaçaient à des allures différentes, et les animaux bien plus encore. Les ailes des insectes bougeaient trop vite pour être visibles, même si la fréquence de leurs battements pouvait être déduite du son émis – un horrible mi très aigu pour les moustiques, ou un agréable vrombissement grave pour les gros bourdons qui volaient chaque été autour de nos roses trémières. Notre tortue, animal qui passait parfois une journée entière à traverser notre pelouse, semblait vivre dans une temporalité totalement différente. Alors, qu’en était-il des mouvements des plantes ? Ayant l’habitude de descendre le matin dans le jardin, j’y constatais que les roses trémières étaient un peu plus hautes que la veille et les rosiers encore plus entrelacés à leurs treillages, mais, si patient que je fusse, je ne les surprenais jamais en train de se mouvoir.

C’est en partie parce que j’avais vécu ces types d’expériences que je décidai de m’adonner à la photographie, pratique qui, en accélérant ou ralentissant suffisamment la cadence d’un mouvement pour qu’elle s’adapte au rythme de la perception humaine, me permit de voir des détails de déplacements ou de changements que mes yeux n’auraient pas enregistrés sinon. Adorant les microscopes et les télescopes (étudiants en médecine et ornithologues amateurs l’un et l’autre, deux de mes frères aînés en possédaient), j’en vins à assimiler le ralentissement ou l’accélération du mouvement à une espèce d’équivalent temporel : je finis par me représenter les ralentis comme un agrandissement ou une vision microscopique du temps, et les accélérés comme un raccourcissement ou une vision télescopique de ce même temps.

Je pris des photos de plantes à titre d’expérience : les fougères, en particulier, m’attiraient surtout parce que leurs crosses (ou têtes-de-violon1), si compactes qu’on aurait pu les croire tendues par le temps qu’elles paraissaient contenir, m’évoquaient des ressorts de montres à l’intérieur desquels l’avenir tout entier aurait été enroulé. Après avoir placé mon appareil monté sur trépied dans notre jardin pour photographier des têtes-de-violon d’une heure à l’autre, je développais mes négatifs, les tirais puis reliais une dizaine de ces tirages pour en faire un folioscope : ensuite, comme par magie, je pouvais voir ces têtes-de-violon se déplier comme les langues-de-belle-mère dans lesquelles on souffle lors des fêtes ou des anniversaires, en ne mettant qu’une seconde ou deux pour accomplir ce qui aurait demandé deux jours en temps réel.

Parce qu’il est moins facile de ralentir un mouvement que de l’accélérer, je dépendais en la matière d’un de mes cousins photographe dont la caméra filmait plus d’une centaine d’images par seconde. Équipé de cet appareil, je parvins à la fois à fixer sur une pellicule l’activité des bourdons planant au-dessus de nos roses trémières et à faire en sorte que leurs battements d’ailes, en temps normal estompés, ralentissent assez pour que chacun pût être aperçu distinctement.

C’est en raison de cet intérêt que je portais à la vitesse, au mouvement, au temps et aux moyens possibles de leur conférer une apparence de rapidité ou de lenteur accrues que je fus si ravi de lire La Machine à explorer le temps et Le Nouvel Accélérateur, roman et nouvelle dans lesquels H. G. Wells imagine et décrit avec brio une altération du temps quasi cinématique.

« Pendant cette course, la nuit suivait le jour comme le battement d’une grande aile noire », relate le Voyageur temporel :

L’obscure perception du laboratoire disparut bientôt et je vis le soleil sauter précipitamment à travers le ciel, bondissant à chaque minute, et chaque minute marquant un jour. […] L’escargot le plus lent qui rampa jamais bondissait trop vite pour que je le visse. […] Bientôt, tandis que j’avançais avec une vélocité croissante, la palpitation du jour et de la nuit se fondit en une teinte grise continue […] ; le soleil bondissant devint une traînée de feu […] ; la lune, une bande ondoyante et plus faible […]. Je vis des arbres croître et changer comme des bouffées de vapeur ; […] d’immenses édifices s’élever, vagues et splendides, et passer comme des rêves. Toute la surface de la terre semblait changée – ondoyant et s’évanouissant sous mes yeux2.

L’effet contraire se produit dans Le Nouvel Accélérateur, récit traitant quant à lui d’une drogue qui accélère prodigieusement les perceptions, les pensées et le métabolisme. Après avoir ingéré cette substance ensemble, l’inventeur et le narrateur agissent des milliers de fois plus vite qu’auparavant dans un monde glacé où voici ce qu’ils contemplent :

Tous ces personnages, semblables à nous-mêmes et cependant différents, étaient là figés en des poses indolentes, surpris au milieu d’un geste. […] [U]ne abeille se laissait glisser avec ses ailes battant lentement et à la vitesse d’un escargot exceptionnellement languissant3.

La Machine à explorer le temps était sortie des presses en 1895, époque où l’on s’intéressait vivement à la capacité, désormais offerte par la photographie et la cinématographie, de révéler des détails de mouvements inobservables à l’œil nu. Le physiologiste français Étienne-Jules Marey avait été le premier à découvrir qu’un cheval au galop a ses quatre fers en l’air quand il regroupe ses jambes sous lui : comme l’historienne Marta Braun l’a souligné, son œuvre concourut à inciter le célèbre Eadweard Muybridge à photographier des mouvements à seule fin de les étudier. Stimulé à son tour par les recherches de ce photographe britannique, non seulement Marey mit ensuite au point des caméras haute vitesse qui parvenaient à enregistrer suffisamment d’images par seconde pour que les battements d’ailes d’oiseaux ou d’insectes en vol puissent être ralentis au point de sembler presque arrêtés, mais il prit également à l’inverse des photos assez espacées pour accélérer les mouvements sinon quasi imperceptibles d’oursins, d’étoiles de mer et d’autres animaux marins.

Je me demandais parfois si les vitesses des animaux et des plantes auraient pu ou non considérablement différer de ce qu’elles étaient : jusqu’à quel point étaient-elles limitées par des contraintes soit internes, soit aussi externes que la gravité de la Terre, la quantité d’énergie provenant du Soleil, le taux d’oxygène atmosphérique, etc. Je ne manquai donc pas d’être captivé par Les Premiers Hommes dans la Lune, autre roman de Wells où figure cette splendide description de la croissance follement accélérée de plantes poussant sur un corps céleste soumis à une fraction à peine de la gravité terrestre :

Avec une ferme assurance, une rapide détermination, ces surprenantes semences lançaient une radicelle vers le sol et un bizarre petit bouton dans l’air […]. [L]es boutons en forme de faisceaux se gonflaient, se distendaient et s’ouvraient par saccades, lançant au-dehors une couronne de petites pointes aiguës, […] qui s’allongeaient rapidement, visiblement, pendant qu’on les observait. Le mouvement était plus lent que ceux d’un animal, plus rapide que celui d’aucune plante que j’avais pu voir jusqu’alors. Comment pourrais-je bien donner une idée de la façon dont cette croissance s’opérait ? […] Avez-vous jamais, par une journée froide, pris un thermomètre dans votre main tiède et observé le petit filet de mercure monter dans le tube de verre ? Ces plantes lunaires croissaient comme cela4.

Comme dans La Machine à explorer le temps et Le Nouvel Accélérateur, ce qui est décrit dans ce passage était si irrésistiblement cinématique qu’une question me tarabusta : le jeune Wells aurait-il vu comme moi des clichés de plantes pris en time-lapse5, ou même recouru lui aussi à cette technique photographique ?

Quelques années plus tard, l’étudiant que j’étais devenu lut à Oxford les Principles of Psychology de William James, ouvrage dont le magnifique chapitre consacré à la perception du temps contient les lignes suivantes :

Tout donne à penser que les créatures peuvent énormément différer par les longueurs respectives des durées qu’elles perçoivent intuitivement, aussi bien que par la finesse des événements qui sont susceptibles d’en faire partie intégrante : quelques calculs fort intéressants de von Baer ont porté sur l’effet modificateur que de telles différences exercent sur l’aspect de la Nature. Supposons que, en l’espace d’une seconde, nous soyons en mesure de distinguer dix mille événements au lieu de dix à peine comme nous le faisons aujourd’hui ; si le nombre total d’impressions que nous serions ensuite destinés à avoir demeurait le même, notre existence pourrait être mille fois plus brève. Nous vivrions moins d’un mois et ne connaîtrions le changement des saisons que par ouï-dire ; si nous naissions en hiver, nous croirions en l’existence de l’été comme l’on croit de nos jours aux chaleurs de la période géologique du Carbonifère ; les mouvements des êtres organiques deviendraient si lents pour nos sens qu’ils seraient inférés, et non vus ; le Soleil resterait immobile dans le ciel, l’aspect de la Lune ne changerait presque jamais, et ainsi de suite. Mais inversons maintenant cette hypothèse en supposant qu’un être n’accède qu’à la millième partie des sensations qui nous parviennent en un temps donné, et vive par conséquent mille fois plus longtemps : les hivers et les étés ressembleront pour lui à des quarts d’heure ; les champignons et les plantes croissant le plus vite sortiront de terre si rapidement qu’ils donneront l’impression d’avoir été créés en un instant à peine ; les arbustes annuels s’élèveront puis s’abattront comme des sources d’eau chaude bouillonnant sans cesse ; les déplacements des animaux seront aussi invisibles à ses yeux que ceux des balles et des boulets de canon ; filant à travers le ciel comme un météore, le Soleil laissera une traînée embrasée derrière lui, etc. Que ces exemples imaginaires (à moins de disposer d’une longévité surhumaine) puissent se réaliser quelque part dans le règne animal, il serait bien déraisonnable de le nier.

Cet essai avait été publié en 1890, année où Wells n’était toujours qu’un jeune biologiste (ainsi que l’auteur d’articles scientifiques). Avait-il lu James, voire les versions originales des calculs que von Baer avait effectués dès les années 1860 ? En fait, on pourrait considérer qu’une modélisation cinématographique est inhérente à toutes ces descriptions, car enregistrer un nombre plus ou moins grand d’événements en un laps de temps donné, c’est exactement ce que font les caméras des cinéastes pour peu qu’elles tournent plus vite ou plus lentement qu’à la cadence habituelle de vingt-quatre images environ par seconde.

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On dit souvent que, plus l’on vieillit, plus l’on trouve que le temps s’écoule vite et que les années s’enfuient à tire-d’aile – soit parce que les journées des jeunes gens fourmillent de nouvelles impressions toutes plus excitantes les unes que les autres, soit parce que chaque an qui s’ajoute à la vie d’un vieillard devient une fraction de plus en plus petite de son existence. Mais, si les années semblent passer plus rapidement à l’âge mûr, cette appréciation ne se vérifie pas pour les heures et les minutes, qui paraissent toujours présenter des durées égales.

C’est en tout cas ainsi que je vois les choses à mon âge (je suis maintenant sexagénaire), même si des expériences autorisent à penser que, loin de parvenir comme les sujets plus jeunes à estimer un laps de temps de trois minutes avec un remarquable degré de précision en comptant mentalement, les personnes âgées compteraient au contraire si lentement que ce qu’elles perçoivent comme une durée de trois minutes serait en réalité plus proche de trois minutes et demie ou de quatre minutes. Ce phénomène a-t-il quoi que ce soit à voir avec le sentiment existentiel ou psychologique que le temps raccourcit en fin de vie ? Ce n’est pas clair.

Les heures et les minutes me paraissent atrocement longues quand je m’ennuie et beaucoup trop courtes si je suis occupé. Enfant, je détestais l’école car je ne supportais pas que mes professeurs me forcent à écouter passivement leurs discours monotones : chaque fois que je regardais ma montre en catimini, non seulement la grande aiguille mais même celle marquant les secondes me semblaient toujours avancer avec une lenteur infinie. Dans de telles situations, la conscience du temps tend à s’hypertrophier : le fait est qu’il suffit parfois de s’embêter pour n’avoir conscience de rien d’autre que du temps.

Je pouvais heureusement goûter aux délices des expérimentations et des méditations auxquelles je me livrais dans mon petit laboratoire de chimie : chaque week-end ou presque, je me précipitais dans la pièce inoccupée de notre demeure familiale où je l’avais installé pour m’y activer des journées entières, si concentré que je ne sentais plus du tout le temps passer jusqu’au moment où, commençant à avoir du mal à voir ce que j’étais en train de faire, je découvrais qu’il était déjà le soir. C’est pourquoi je compris exactement de quoi Hannah Arendt voulait parler lorsque je lus des années plus tard les phrases de sa Vie de l’esprit qui évoquent « un espace situé hors du temps, […] une présence éternelle dans un calme intégral, hors de portée des horloges et des calendriers des hommes, […] le calme du Maintenant dans l’existence humaine, pressée et ballottée par le temps ; […] ce petit espace du non-temps, au cœur même du temps6 ».

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Bien que la perception du temps des personnes soudain menacées par un danger mortel ait toujours suscité des comptes rendus anecdotiques émanant des principaux intéressés, la première étude systématique de cette question fut entreprise en 1892 par le géologue suisse Albert Heim, qui explora le psychisme de trente survivants de chutes survenues dans les Alpes. « L’activité mentale avait énormément augmenté, la vélocité des idées ayant été multipliée par mille », remarqua cet auteur avant d’ajouter que « [l]e temps s’était grandement dilaté. […] Très souvent, une brusque revue de tout le passé personnel s’en était ensuivie », ce processus n’étant « pas angoissant » mais se doublant plutôt d’une « profonde acceptation ».

Dans les années 1970, soit près d’un siècle plus tard, Russell Noyes et Roy Kletti, tous deux enseignants à l’université de l’Iowa, ont exhumé et traduit l’étude de Heim avant de réunir puis d’analyser plus de deux cents descriptions d’expériences similaires : comme ceux interrogés par Heim, la plupart de ces descripteurs dirent que la vitesse de leur pensée s’était accrue et que le temps avait comme ralenti tout au long de ces instants qu’ils avaient pris pour leurs dernières secondes de vie.

Un pilote de course victime d’une collision qui l’avait propulsé à dix mètres de haut déclara : « Cela ne finira jamais, ai-je songé. Tout se passant au ralenti, c’était comme si je jouais sur une scène en pouvant me voir en même temps tomber interminablement […] ou comme si, assis dans les tribunes, je voyais l’accident se produire devant moi […] sans en être effrayé » ; et un automobiliste qui avait été certain de mourir en constatant qu’un train ne se trouvait qu’à quelques dizaines de mètres de la crête qu’il venait de franchir à toute allure fit le commentaire suivant : « J’aperçus le visage du mécanicien dès que ce train s’ébranla, et les images sautèrent comme celles d’un film projeté trop lentement – voilà comment je voyais ses traits ! »

Même si certaines de ces expériences de mort imminente7 génèrent une sensation caractéristique de désespoir et de passivité, si ce n’est de dissociation, l’intense sensation d’immédiateté et de réalité dont d’autres s’accompagnent est corrélée à une accélération assez marquée de la pensée, de la perception et des réactions pour que le danger puisse être négocié avec succès. Noyes et Kletti ont décrit par exemple le cas d’un pilote de l’Aéronautique navale qui avait cru courir à une mort quasi inévitable après avoir été mal catapulté : « En trois secondes seulement, plus d’une dizaine d’actions nécessaires au rétablissement d’un pilotage convenable me sont revenues à l’esprit, raconta cet aviateur. Les procédures que j’avais besoin d’appliquer me redevenant accessibles, j’ai pu me souvenir d’assez de détails pour reprendre le contrôle de mon appareil. »

Selon Noyes et Kletti, beaucoup d’individus étaient persuadés « d’avoir accompli des exploits, tant mentaux que physiques, dont ils auraient été incapables en temps ordinaire ».

Les athlètes surentraînés vivent peut-être des expériences voisines, en particulier quand ils pratiquent des sports qui nécessitent que les temps de réaction soient réduits au minimum.

Une balle de base-ball a beau approcher à près de cent soixante kilomètres à l’heure, elle peut sembler presque immobile dans l’air : non seulement ses coutures deviennent nettement visibles comme tant de gens l’ont remarqué, mais le batteur lui-même est subitement transporté dans un paysage temporel assez vaste pour avoir largement le temps de frapper cette balle.

Les participants d’une course cycliste roulent quelquefois à près de soixante-cinq kilomètres à l’heure en n’étant séparés que de quelques centimètres, position qui paraît extrêmement précaire à l’observateur : l’écart entre deux compétiteurs ne se chiffrant parfois qu’en millisecondes, la plus légère erreur pourrait provoquer des collisions en série. Mais les coureurs eux-mêmes sont si concentrés que tout leur paraît évoluer assez lentement pour qu’ils aient largement le temps et la place d’improviser et/ou d’exécuter des manœuvres compliquées.

L’éblouissante vitesse d’exécution des maîtres d’arts martiaux capables d’effectuer des gestes trop rapides pour que l’œil du novice puisse les suivre peut être le fruit, dans leur esprit, d’une délibération et d’une grâce presque dignes d’un maître de ballet que les entraîneurs et les coachs sportifs se plaisent à qualifier de « concentration décontractée » : les réalisateurs de films tels que Matrix restituent souvent cette modification de la perception du mouvement en faisant alterner des versions accélérées et ralenties de l’action en cours.

Quels que soient les dons innés de l’athlète, il ne franchit le cap de l’expertise qu’après des années de pratique assidue et d’entraînements réguliers. Au début, un intense effort de la conscience et une attention sans faille sont indispensables à l’apprentissage de la moindre nuance de la technique et du minutage concernés, mais les compétences de base et leur représentation neuronale finissent ensuite par être si fermement enracinées dans le système nerveux qu’elles deviennent presque une seconde nature, désormais indépendante de l’effort ou de la décision consciente : un premier niveau d’activité cérébrale œuvre automatiquement, tandis que l’autre niveau de la conscience façonne une perception du temps dont l’élasticité peut favoriser la compression ou l’expansion.

Dans les années 1960, l’étude des décisions motrices simples que l’on doit au neurophysiologiste Benjamin Libet a permis de découvrir que les signaux cérébraux concomitants d’un acte de décision peuvent être détectés plusieurs centaines de millisecondes avant qu’on leur prête la moindre attention consciente. Le champion de sprint qui se redresse et se met à courir, par exemple, a déjà franchi la distance de cinq mètres ou cinq mètres cinquante avant de prendre conscience que le starter vient de faire feu : ses pieds s’extraient de leurs cales en 130 millisecondes, alors que l’enregistrement conscient du coup de feu tiré requiert 400 millisecondes au moins. Même si le coureur croit avoir jailli de ses starting-blocks immédiatement après avoir consciemment entendu le signal de départ, ce n’est donc rien d’autre qu’une illusion due à ce que l’esprit, comme disait Libet, « anticipe » l’audition de la détonation de presque une demi-seconde.

De même que la compression ou l’expansion apparentes du temps, ces sortes de réorganisations temporelles soulèvent la question des modalités normales de la perception du temps : William James supposait que notre appréciation du temps (ou notre vitesse de perception) dépend du nombre d’« événements » que nous sommes capables de percevoir en une période donnée.

Maintes données suggèrent que la perception consciente (visuelle, au moins) n’est pas continue, mais composée au contraire de moments d’abord discrets qui, telles les images d’un film, s’assemblent ensuite pour donner une apparence de continuité. Les actes aussi rapides et automatiques que le renvoi du service d’un joueur de tennis ou la frappe d’une balle de base-ball ne partitionnent pas le temps de cette façon : distinguant entre le « comportemental » et l’« expérientiel », le spécialiste de la biologie de la cognition Christof Koch estime que « ce qui relève du comportement pourrait se dérouler uniment, alors que l’expérience serait structurée par des intervalles discrets comparables à ceux d’un film ». Ce modèle de conscience permettrait à un mécanisme jamesien d’accélérer ou de ralentir la perception du temps : Koch suppose que le ralentissement apparent du temps propre aux cas d’urgence et aux performances athlétiques (surtout quand elles sont accomplies par un sportif « au sommet de sa forme ») pourrait tenir à la réduction de la durée des cadrages successifs que l’attention intense tend à induire.

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Selon William James, les écarts les plus frappants par rapport au temps « normal » étaient dus à l’ingestion de certaines drogues : en ayant essayé plusieurs en personne, depuis le protoxyde d’azote jusqu’au peyotl, il parla du haschich dans la section de son chapitre consacré à la perception du temps qui fait immédiatement suite à son évocation des travaux de von Baer : « L’intoxication causée par le haschich, remarqua-t-il, accroît curieusement la perspective temporelle apparente. On commence à prononcer une phrase, et son premier vocable paraît déjà remonter à une éternité avant même que le dernier ait été atteint ; on s’engage dans une petite rue, et c’est comme si l’on ne devait jamais la parcourir jusqu’au bout. »

Ces observations de James font écho, presque mot pour mot, à celles que Jacques-Joseph Moreau avait formulées cinquante ans auparavant – voici ce qu’avait écrit ce médecin qui avait été l’un des premiers à lancer la vogue du haschich dans le Paris des années 1840 (comme Gautier, Baudelaire, Balzac et d’autres écrivains, savants ou artistes, il faisait partie du Club des Hachichins8) :

… un soir traversant le passage de l’Opéra, je fus frappé de la longueur du temps que je mettais pour arriver jusqu’au bout. J’avais fait quelques pas, au plus, qu’il me semblait qu’il y avait bien deux ou trois heures que j’étais là. […] J’eus beau hâter le pas, le temps n’en marcha pas plus vite. […] Il me semblait […] que le passage était d’une longueur à ne pas finir, et que l’extrémité vers laquelle je me dirigeais s’éloignait à mesure que j’avançais9.

En plus de cette impression que la durée de quelques mots, ou de quelques pas, est excessive, on peut éprouver la sensation que le monde est profondément ralenti ou même arrêté, comme l’indique cette anecdote racontée par Louis Jolyon West10 que Daniel Efron cite dans l’ouvrage collectif, intitulé Psychotomimetic Drugs, dont il a dirigé la publication en 1970 : « C’est l’histoire de deux hippies qui sont assis dans le Golden Gate Park, tous deux défoncés par l’“herbe” qu’ils sont en train de fumer. Un avion à réaction prenant de l’altitude au-dessus d’eux puis disparaissant, l’un de ces personnages se tourne vers l’autre et lui dit : “Dis donc, mec, je craignais qu’il ne s’en aille jamais !” »

Si ralenti que semble le monde extérieur, un monde intérieur d’images et de pensées peut aussi défiler à toute vitesse, mais, que l’on effectue un voyage mental assez complexe pour avoir l’occasion de découvrir une multitude de pays et de cultures, qu’on rédige un livre ou compose une symphonie et qu’on vive une existence entière ou se retrouve plongé dans telle ou telle période de l’histoire, on constate toujours en fin de compte que des minutes ou des secondes seulement viennent de s’écouler : même si Gautier précisa à propos d’une transe causée par le haschich que « [selon] mon calcul, cet état dura environ trois cents ans, car les sensations s’y succèdent tellement nombreuses et pressées que l’appréciation réelle du temps était impossible », cette impression subjective ne l’empêcha pas de s’apercevoir en s’éveillant que l’accès « avait duré un quart d’heure » tout au plus11.

Il se pourrait bien que l’évocation de cet « éveil » soit plus qu’une figure de style, car ces genres de trips sont certainement comparables aux rêves ou aux expériences de mort imminente – il m’est déjà arrivé, me semble-t-il, de vivre une existence entière entre une première sonnerie entendue à cinq heures du matin et la seconde, qui avait retenti cinq minutes plus tard.

L’endormissement s’accompagne quelquefois d’une contraction massive et involontaire (d’une secousse « myoclonique ») des groupes musculaires. Bien que ces sursauts générés par les parties les plus primitives de tronc cérébral (ce sont des « réflexes troncocérébraux », pour ainsi dire) soient dépourvus en tant que tels de toute signification ou motivation intrinsèques, ils peuvent devenir signifiants et être contextualisés dès lors qu’un rêve instantanément improvisé les transforme en actes : il suffit par exemple de rêver qu’on trébuche, qu’on bascule dans un précipice ou qu’on se jette en avant afin d’attraper un ballon pour que la secousse hypnique finisse par être associée à l’acte en question. Les sujets concernés ont beau être persuadés que ces rêves parfois très précis et composés de plusieurs « scènes » débutent avant la contraction, on est en droit de supposer que la première perception préconsciente de ladite contraction stimule l’intégralité du mécanisme onirique, la reconstruction complexe du temps qui s’ensuit s’effectuant en moins d’une seconde.

Pendant les crises d’épilepsie « expérientielles », des souvenirs détaillés ou des représentations hallucinatoires du passé submergent brusquement la conscience puis se succèdent à un rythme subjectivement lent et posé jusqu’à ce que tout s’interrompe à l’issue de quelques secondes seulement de temps objectif ; ces accès toujours corrélés à l’activité convulsive des lobes temporaux peuvent être induits chez certains patients par la stimulation électrique de divers points déclencheurs situés à la surface de ces lobes, et les expériences épileptiques qui en découlent sont parfois empreintes d’un sentiment de signifiance métaphysique qui allonge énormément leur durée subjective – voici ce que Dostoïevski écrivit à propos d’un épisode similaire :

Il y a des instants, ils durent cinq ou six secondes, quand vous sentez soudain la présence de l’harmonie éternelle, vous l’avez atteinte. […] Le plus terrible, c’est que c’est si épouvantablement clair. Et une joie si immense avec ça ! […] En ces cinq secondes je vis toute une vie et je donnerais pour elles toute ma vie, car elles le valent12.

Bien qu’une sensation intérieure de vitesse ne soit pas forcément éprouvée dans ces instants, il en est d’autres – concomitants des prises de mescaline ou de LSD, en particulier – tout au long desquels on croit traverser d’immenses univers mentaux à d’incontrôlables vitesses supraluminiques. « Questionnées sur le nombre d’impressions à la seconde (ou d’images, ou de pensées) qu’elles avaient alors, les personnes qui reviennent de la vitesse mescalinienne parlent de cent fois ou deux cents fois, ou même cinq cents fois plus qu’en temps normal13 », a écrit le poète et peintre français Henri Michaux dans Les Grandes Épreuves de l’esprit et les innombrables petites : même si l’accélération était beaucoup plus faible (s’il s’agissait « seulement de six fois14 » la vitesse normale, précise-t-il), on continuerait sans doute à avoir l’illusion d’être écrasé par ce gain de vitesse. À ses yeux, ce qui est vécu lors de ces épisodes consiste moins en une gigantesque accumulation de détails littéralement exacts qu’en une suite d’impressions globales aussi intenses et marquantes que celles qu’on peut avoir en rêvant.

Cela dit, en supposant que la vitesse de la pensée puisse être sensiblement accrue, les enregistrements des ondes cérébrales témoigneraient aisément de cet accroissement (pour peu bien sûr qu’on ait les moyens expérimentaux d’examiner cette donnée) tout en nous confrontant peut-être aux limites des possibilités d’actions neuronales ; cependant, il n’en reste pas moins qu’il faudrait enregistrer cette accélération au bon niveau d’activité cellulaire, lequel ne serait pas celui des cellules nerveuses isolées, mais le niveau supérieur auquel les groupes de neurones du cortex cérébral interagissent par dizaines ou centaines de milliers pour former les « corrélats neuronaux de la conscience ».

La vitesse de ces interactions neuronales est normalement régulée par le délicat équilibre de forces soit excitatrices, soit inhibitrices, mais les inhibitions peuvent également s’assouplir dans certaines circonstances. Si les rêves se forment puis évoluent librement et rapidement, c’est précisément parce que l’activité du cortex cérébral du rêveur n’est pas contrainte par la perception du monde extérieur ou la réalité, et les transes induites par la mescaline ou le haschich relèvent peut-être de la même analyse.

D’autres substances (en gros, les agents dépresseurs tels que les opiacés et les barbituriques) inhibent la pensée et le mouvement : elles plongent à l’inverse dans un brouillard si dense et opaque que presque rien ne semble d’abord pouvoir advenir avant que, au bout de ce qui a paru durer quelques minutes à peine, l’on finisse par s’apercevoir qu’une journée entière vient de passer. Cet effet ressemble à l’action du Retardateur, drogue imaginaire qui, selon Wells, était l’exact opposé de l’Accélérateur :

Le Retardateur aura nécessairement l’effet contraire de l’Accélérateur. Employé seul, il permettra au patient d’étendre quelques secondes sur plusieurs heures du temps ordinaire et de conserver ainsi une inaction apathique, une quasi-immobilité, dans une ambiance très animée et irritante15.

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Je compris pour la première fois en 1966 que la vitesse de l’influx nerveux peut être perturbée assez profondément et durablement pour que la persistance des symptômes qui s’ensuivent se mesure en années ou même en décennies : telle est l’effrayante réalité que je découvris dès mon arrivée à Beth Abraham, hôpital du Bronx réservé aux sujets atteints d’affections chroniques où j’allais avoir la charge des malades que j’ai décrits dans L’Éveil16. Les dizaines de pensionnaires de cet établissement qui stationnaient dans le hall d’entrée et les couloirs évoluant tous selon des tempos différents (ils étaient ou bien violemment accélérés, ou bien ralentis, ou bien presque figés sur place), il me suffit de contempler le paysage de ces temporalités si disparates pour que le souvenir de l’Accélérateur et du Retardateur de Wells me revienne aussitôt à l’esprit. Tous ces patients, m’apprit-on, avaient survécu à la grande pandémie d’encéphalite léthargique qui avait sévi de 1917 à 1928 : sur les millions de personnes qui avaient contracté la « maladie du sommeil17 », un tiers environ avaient péri au plus fort de l’épidémie, après s’être enfoncés dans un sommeil si lourd qu’ils n’avaient plus pu se réveiller ou avoir sombré à l’inverse dans une insomnie si intense que toute sédation était impossible. Quoique souvent fort excités et accélérés dans un premier temps, plusieurs de ces survivants avaient été en proie par la suite à une forme de parkinsonisme si extrême que leurs mouvements avaient parfois fini par ralentir, voire par se pétrifier, pendant des dizaines d’années – l’accélération n’avait perduré que chez un petit nombre d’entre eux, un seul hémicorps étant touché dans le cas par exemple d’Ed M.18, postencéphalitique dont les mouvements étaient trop rapides à droite et trop lents à gauche19.

Chez les parkinsoniens ordinaires, seuls des ralentissements modérés et de faibles accélérations s’ajoutent aux tremblements ou à la rigidité, mais il n’en va pas de même des parkinsoniens postencéphalitiques : en raison peut-être des dommages cérébraux en général plus importants que cette dernière forme de parkinsonisme a tendance à provoquer, les ralentissements et les accélérations dont ces patients font état poussent leur cerveau et leur corps aux limites extrêmes de ce qui est physiologiquement et mécaniquement supportable. La dopamine, neurotransmetteur indispensable à la fluidité normale du mouvement et de la pensée, joue ici un rôle capital : déjà considérablement réduit par le parkinsonisme ordinaire (il est dans ce cas inférieur à 15 % du niveau normal), le taux sanguin de dopamine peut devenir presque indétectable chez les individus dont le parkinsonisme est postencéphalitique.

En 1969, je pus commencer à placer la plupart de ces patients pétrifiés sous L-dopa, substance dont l’administration, comme on venait de le démontrer, élève le taux de dopamine cérébrale : beaucoup récupérèrent d’emblée une vitesse et une liberté de mouvement normales, mais certains aussi – souvent les plus gravement atteints – furent ensuite précipités dans la direction opposée. Voici ce que je consignai dans mon journal après avoir constaté que cinq jours d’administration de L-dopa avaient suffi à extraordinairement accélérer les mouvements et le débit verbal d’Hester Y. :

[S]i elle avait fait penser jusque-là à un film projeté au ralenti, ou même bloqué sur une image, elle donnait maintenant l’impression d’un film passé en accéléré – au point que des confrères auxquels je montrai le film que je fis sur elle à l’époque furent persuadés que le projecteur tournait trop vite20.

Après avoir supposé d’abord qu’Hester et d’autres postencéphalitiques savaient qu’ils se déplaçaient, s’exprimaient ou pensaient à des vitesses inhabituelles mais étaient simplement incapables de se contrôler, je ne tardai pas à comprendre que cette hypothèse était aussi fausse dans leur cas que dans celui des sujets atteints de parkinsonisme ordinaire, comme le neurologue anglais William Gooddy l’a remarqué dans son livre intitulé Time and the Nervous System : si ralentis que soient ses mouvements aux yeux de l’observateur, lit-on au début de cet ouvrage, le parkinsonien dira pour sa part : « Mes propres mouvements […] me semblent normaux tant que je ne vérifie pas depuis combien de temps je les effectue en consultant une horloge. Les aiguilles de l’horloge murale de la salle commune me paraissent toujours tourner extrêmement vite. »

Gooddy parle ici du temps « personnel », qu’il oppose au temps « d’horloge », et l’écart entre ces deux types de temps peut devenir presque impossible à combler chaque fois que s’installe une bradykinésie aussi sévère que celle que le parkinsonisme postencéphalitique permet couramment d’observer. En dépit de son immobilité apparente, Miron V., patient que je voyais fréquemment assis dans le couloir qui longeait mon bureau, gardait souvent un bras levé, sa main droite restant suspendue en l’air, tantôt à quelques centimètres de son genou, tantôt près de son visage : « Qu’est-ce que vous voulez dire par mes “poses pétrifiées” ? Je m’essuyais le nez, c’est tout », s’écria-t-il d’une voix indignée après que je me fus décidé à lui demander pourquoi il adoptait ces postures si étranges21.

Le soupçonnant de me faire marcher, je finis un matin par prendre à quelques heures d’intervalle une trentaine de photos de lui que j’agrafai ensuite ensemble afin de fabriquer un folioscope identique à ceux qui m’avaient permis plus jeune de visionner en accéléré le déploiement des têtes-de-violon de notre jardin : je découvris de la sorte que Miron était bien en train de s’essuyer le nez, mais qu’il le faisait dix mille fois plus lentement que la normale.

Hester Y. paraissait ne pas savoir elle non plus à quel point son temps personnel différait de celui qu’indiquaient les horloges. Des étudiants auxquels j’avais demandé un jour de jouer au ballon avec elle n’avaient pas réussi à bloquer ses lancers fulgurants : elle réagissait si vite que leurs mains encore tendues par leurs propres lancers pouvaient être douloureusement heurtées par la balle qu’elle renvoyait. « Vous voyez comme elle est rapide ! Ne la sous-estimez pas – vous feriez mieux de vous tenir prêts22 », leur avais-je dit, mais ils n’étaient pas assez vifs pour elle, car leurs meilleurs temps de réaction étaient de l’ordre d’un septième de seconde tandis que ceux d’Hester dépassaient à peine le dixième de seconde.

C’était uniquement lorsqu’ils se trouvaient dans des états assez normaux pour n’être ni trop retardés ni trop accélérés, que Miron et Hester parvenaient à comprendre à quel point leur lenteur ou leur vitesse avait été stupéfiante, et il était même parfois nécessaire pour les en convaincre de leur projeter le film de leurs derniers accès de pétrification ou de festination23.

Quant aux déformations des échelles de temps, non seulement le degré de ralentissement constatable paraît presque illimité, mais l’accélération du mouvement ne semble parfois contrainte que par l’impossibilité physique de dépasser une certaine vitesse d’articulation : si Hester tentait de parler ou de compter à voix haute au cours d’un de ses états d’extrême accélération, les mots ou les nombres qu’elle prononçait se bousculaient tant qu’ils s’écrasaient les uns contre les autres. Ces limitations physiques étaient moins évidentes dans le domaine de la pensée et de la perception : si on lui montrait le dessin d’un cube de Necker (figure ambiguë dont la perspective donne normalement l’impression de se modifier à quelques secondes d’intervalle), il lui arrivait, si elle était ralentie, de ne voir une modification qu’au bout d’une ou deux minutes (ou aucune si elle était « pétrifiée »), alors qu’elle décrivait au contraire quand elle était accélérée un cube « clignotant » dont la perspective changeait plusieurs fois par seconde.

Le syndrome de Gilles de La Tourette, pathologie caractérisée par des compulsions et des tics corrélés à des mouvements et à des bruits involontaires, peut provoquer des accélérations tout aussi frappantes. Quelques tourettiens parviennent à attraper des mouches par l’aile : un homme à qui j’avais demandé comment il procédait me dit ne pas se trouver particulièrement vif, car c’étaient plutôt les mouches qui lui semblaient voler lentement.

Quand on tend une main pour toucher ou saisir quelque chose, on effectue normalement ce geste à la vitesse d’un mètre par seconde : si des expérimentateurs précisent à des sujets normaux que l’extension doit être aussi rapide que possible, la vitesse maximale atteinte n’est que de quatre mètres cinquante environ par seconde. Or, après que je lui eus recommandé de tendre le bras aussi prestement qu’il le pouvait, l’artiste tourettien Shane F. atteignit facilement la vitesse de sept mètres par seconde sans que cette cadence soit dommageable à la régularité de son mouvement ou à la précision de sa visée24 ; lorsque je le priai de s’en tenir aux vitesses normales, ses gestes devinrent au contraire non seulement contraints, maladroits et imprécis, mais s’accompagnèrent même de nombreux tics25.

Un autre patient en proie à un grave tourettisme qui le faisait parler à toute allure m’expliqua que, en plus des tics et des vocalisations que je voyais et entendais, d’autres échappaient peut-être à mes oreilles et à mes yeux si « lents », et le fait est que seuls l’enregistrement vidéo et l’analyse image par image de ses comportements me révélèrent à quel point l’éventail de ses « microtics » était large : en réalité, plusieurs séries de tics minuscules pouvaient se dérouler simultanément, chacune paraissant totalement dissociée des autres et leurs composantes s’enchaînant peut-être à la cadence de plusieurs dizaines par seconde. La complexité de tous ces phénomènes étant aussi étonnante que leur vitesse, je me dis que l’on pourrait rédiger un livre entier – un véritable atlas de tics – rien qu’en visionnant cinq secondes de cette bande-vidéo : un tel atlas, songeai-je, permettrait de disposer d’une sorte de microscopie de l’esprit-cerveau, car tous les tics ont des causes déterminantes, qu’elles soient internes ou externes, et le répertoire de tics de chaque patient est unique en son genre.

Les salves de tics verbaux dont le tourettisme peut s’accompagner ressemblent à ce que le grand neurologue britannique Hughlings Jackson qualifiait de discours « émotionnel » ou « jaculatoire » (par opposition au discours « propositionnel » plus complexe et syntaxiquement élaboré). Essentiellement réactif, préconscient et impulsif, ce discours se dérobe à la surveillance des lobes frontaux, de la conscience et de l’ego : il jaillit des lèvres avant de pouvoir être inhibé.

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Le tourettisme et le parkinsonisme altèrent non seulement la vitesse du mouvement et de la pensée, mais leur qualité également. Dans ces deux cas, l’état accéléré a tendance à susciter une exubérance inventive et fantasque qui fait rapidement passer d’une association à la suivante, ce processus se poursuivant sur sa propre lancée ; quant à la lenteur, elle tend en revanche à se conjuguer à de la minutie et de la prudence, sobriété critique qui n’est pas moins utile que l’« allant » de l’effusion. C’est ce qui ressort des confidences d’Ivan Vaughan, psychologue atteint de la maladie de Parkinson qui a publié le récit autobiographique intitulé Ivan : Living with Parkinson’s Disease : il s’efforçait de n’écrire que sous l’influence de la L-dopa, m’apprit-il, car il avait l’impression qu’elle libérait et accélérait suffisamment le flux de son imagination et de ses mécanismes mentaux pour lui permettre d’avoir toutes sortes d’associations d’idées aussi riches qu’inattendues (même si une trop grande accélération risquait de favoriser des digressions néfastes à sa concentration) ; dès que les effets de cette substance se dissipaient, il se contentait de se corriger, l’état dans lequel il se trouvait alors lui semblant parfaitement approprié à l’élagage de la prose parfois trop exubérante qu’il venait d’écrire « sous traitement ».

Tout en étant souvent débordé et harcelé par son syndrome de Gilles de La Tourette, mon patient Ray en tirait pareillement parti de plusieurs façons. La fulgurance (ainsi que la bizarrerie, quelquefois) de ses associations d’idées le rendant très vif d’esprit, il était aussi enclin aux « gags tiqueurs » qu’aux « tics blagueurs » et se désignait lui-même comme « Ray, le tiqueur blagueur26 » ; sa vivacité physiologique et ses traits d’esprit se mariaient si bien à ses talents musicaux que c’était un formidable batteur de jazz, célèbre pour la virtuosité de ses improvisations ; et il était presque imbattable au ping-pong, ses victoires tenant autant à sa pure vitesse de réaction qu’à ses services et renvois de balle – sans être techniquement illicites, ils étaient si imprévisibles (y compris pour lui) que ses adversaires sidérés étaient incapables de les contrer.

Les sujets en proie à un tourettisme gravissime sont peut-être ceux qui se rapprochent le plus des êtres accélérés que von Baer et James imaginèrent, et certains tourettiens se comparent effectivement à des moteurs « turbocompressés » : « C’est comme si j’avais cinq cents chevaux sous le capot », me déclara un jour l’un de mes patients. De fait, nombre de sportifs de très haut niveau sont tourettiens – les joueurs de base-ball Jim Eisenreich et Mike Johnston, le basketteur Mahmoud Abdul-Rauf et le footballeur Tim Howard, entre autres.

Mais, si la vitesse des tourettiens peut constituer une sorte de cadeau neurologique chaque fois qu’elle est propice à l’adaptation, pourquoi la sélection naturelle n’a-t-elle pas augmenté le nombre des « bolides » que nous côtoyons ? À quoi sert-il d’être plutôt amorti, posé et « normal » ? Si évidents que soient ses inconvénients, la lenteur excessive est peut-être nécessaire à la mise en relief des problèmes que la vitesse excessive peut également causer : parce que la vitesse tourettique ou postencéphalitique se double d’une désinhibition, d’une impulsivité et d’une impétuosité qui favorisent l’émergence de mouvements et de gestes « inconsidérés », des impulsions aussi dangereuses que celles qui amènent à placer un doigt dans une flamme ou à traverser une artère encombrée sans regarder risquent d’être libérées et agies avant que la conscience puisse intervenir.

Et, dans les cas extrêmes où même le courant de pensée est trop torrentueux, on risque de perdre le fil de ses idées, qu’elles se fragmentent en une multitude de distractions et de digressions superficielles ou se dissolvent en une brillante incohérence presque aussi fantasmagorique qu’un délire onirique. Pour les tourettiens qui, comme Shane, sont très gravement atteints, les mouvements, les pensées et les réactions d’autrui peuvent paraître empreints d’une insupportable lenteur, tout comme la rapidité des Shane de ce monde peut déconcerter la population « neurologiquement normale » – « Ces gens que nous trouvons simiesques nous prennent pour des reptiles », écrivit William James dans un autre contexte.

Dans le célèbre chapitre des Principles of Psychology qui traite de la « volonté », James remarque que la volonté « pervertie » ou pathologique se présente sous deux formes : celles de l’« explosion », d’une part, et de l’« obstruction », d’autre part ; mais il ne rapporte ces termes qu’à des dispositions et à des tempéraments psychologiques, alors qu’ils semblent aussi bien convenir à la description de troubles physiologiques tels que le parkinsonisme, le syndrome de Gilles de La Tourette et la catatonie. (Pourquoi ce psychologue ne signala-t-il jamais que, en dépit de leur opposition, les volontés « explosive » et « obstruée » peuvent être liées, ne serait-ce qu’épisodiquement ? C’est d’autant plus étonnant qu’il rencontra certainement des individus maniaco-dépressifs ou bipolaires, comme on dit de nos jours, qui passaient d’un extrême à l’autre en l’espace de quelques mois, sinon de quelques semaines.)

D’après l’un de mes amis parkinsoniens, être dans un état ralenti revient à être englué dans une cuve de beurre de cacahuètes ; quant à l’état accéléré, il équivaut à glisser interminablement sur le flanc glacé d’une colline de plus en plus pentue ou sur la surface d’une minuscule planète où la gravité est si faible qu’aucune force ne vous retient ni ne vous amarre à quoi que ce soit.

Si éloignés que ces états de blocage et de compression soient des états d’accélération et d’explosion, les patients passent quasi instantanément de l’un à l’autre de ces deux pôles. Dans les années 1920, des psychiatres français avaient forgé le vocable « kinésie paradoxale » à seule fin de décrire ces transitions aussi rares que frappantes : ils avaient constaté avec surprise que des postencéphalitiques qui ne bougeaient presque plus depuis des années pouvaient être tout à coup assez « libérés » pour récupérer énormément d’énergie et de force pendant quelques minutes, cette métamorphose ne les empêchant pas de retomber aussitôt après dans leur immobilité antérieure. Quand j’avais fait prendre de la L-dopa à Hester Y., l’intensité de ces brusques alternances avait été si extraordinaire que j’avais vu son état s’inverser des dizaines de fois par jour.

Des inversions similaires s’observent de temps à autre chez beaucoup de tourettiens si gravement atteints que le médicament le plus faiblement dosé suffit à les plonger dans une inertie presque stuporeuse : même quand aucun traitement pharmaceutique n’est administré, les états d’immobilité et de concentration quasi hypnotique dans lesquels le tourettisme tend à précipiter constituent l’autre face, pour ainsi dire, de l’état de distractivité hyperactive.

Chez les catatoniques aussi, des états de stupeur immobile peuvent se transformer instantanément en une activité totalement frénétique27 ; si rare qu’il soit d’observer des symptômes proprement catatoniques, surtout à notre époque si friande de tranquillisants, une grande part de la peur et de la stupéfaction que les malades mentaux inspirent tient assurément à ces transformations aussi soudaines qu’imprévisibles.

Non moins que la psychose maniaco-dépressive, la catatonie, le parkinsonisme et le tourettisme peuvent être tenus pour des troubles « bipolaires ». En reprenant la terminologie française du XIXe siècle, on pourrait dire que toutes ces pathologies sont des désordres à double forme28, c’est-à-dire des affections qui, dotées de deux visages comme le dieu Janus, font basculer sans relâche de l’une à l’autre de leurs formes alternes : une fois ces désordres installés, la possibilité qu’apparaisse le moindre état neutre, le moindre état non polarisé ou la moindre « normalité » est si réduite qu’on ne peut ici se représenter la maladie autrement que comme une « surface » en forme d’haltère ou de sablier entre les deux extrémités de laquelle seul un fin collier ou un étroit isthme de neutralité sert de passerelle.

Il est courant en neurologie de parler de « déficits » : on entend par là toute défaillance d’une fonction physiologique (voire psychologique) due à une lésion cérébrale, que les dommages soient nettement circonscrits ou plus étendus. Si les lésions corticales produisent en général des déficits aussi « simples » que la perte de la vision colorée ou la disparition de la faculté de reconnaître les lettres ou les nombres, il n’en va pas de même lorsque les zones lésées consistent dans les systèmes régulateurs sous-corticaux qui contrôlent le mouvement, le tempo, l’émotion, l’appétit, le niveau de conscience, etc. : ces lésions-là sapent tant le contrôle et la stabilité que, privés de la vaste base de résilience qui permet normalement de trouver une position intermédiaire, les sujets atteints peuvent être condamnés à osciller d’un extrême à l’autre comme des pantins ou presque.

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Doris Lessing écrivit naguère à propos de mes patients postencéphalitiques : « Ils nous montrent à quel point nous vivons sur le fil du rasoir », mais, loin de vivre sur un fil aussi acéré, les gens en bonne santé campent plutôt sur une large et stable selle de normalité. Physiologiquement parlant, la normalité est le reflet de l’équilibre qui s’établit entre les systèmes excitateurs et inhibiteurs du cerveau, moyen terme qui, en l’absence de toxicomanie ou d’atteinte neurologique, est remarquablement favorable à la résilience.

Nous autres, êtres humains, disposons d’une palette de vitesses de mouvement relativement constantes et caractéristiques, quand bien même certains individus sont un peu plus véloces et d’autres un peu plus lents, ou si variables que soient nos niveaux d’énergie et d’engagement d’une heure à l’autre de la journée. Nous avons beau être plus dynamiques, nous déplacer un peu plus rapidement et vivre plus vite dans notre jeunesse, puis ralentir quelque peu à l’âge mûr, en tout cas pour ce qui est de nos mouvements corporels et de nos temps de réaction, la gamme de toutes ces vitesses est des plus limitées, au moins chez les personnes ordinaires placées dans des circonstances normales. Que l’on soit vieux ou jeune et qu’on fasse partie des moins athlétiques d’entre nous ou des meilleurs athlètes du monde, les temps de réaction ne diffèrent guère, et il semble en aller de même des opérations mentales de base – de la vitesse maximale à laquelle il est possible d’effectuer des calculs successifs, de reconnaître quelque chose, d’associer visuellement et ainsi de suite. Les performances ahurissantes des grands maîtres d’échecs, des calculateurs prodiges, des improvisateurs musicaux et d’autres virtuoses dépendent sans doute moins d’une vitesse neuronale fondamentale que de l’éventail des savoirs, des souvenirs, des schémas comportementaux, des procédures et des compétences hypercomplexes qu’ils parviennent à mobiliser.

De temps en temps au moins, quelques êtres humains sont pourtant capables de penser à une vitesse quasi surhumaine. On sait que Robert Oppenheimer saisissait la teneur et les implications des idées qu’on lui exposait en une poignée de secondes : chaque fois que de jeunes physiciens venaient lui faire part de leurs théories, il les interrompait puis commentait leurs propos avant même qu’ils aient fini de parler ; quand Isaiah Berlin improvisait ses discours-fleuves, la plupart de ses auditeurs avaient le sentiment d’assister à un sensationnel phénomène mental : il savait mieux que personne empiler assez d’idées et d’images pour que d’énormes échafaudages intellectuels semblent évoluer puis se volatiliser à toute allure ; et je pourrais citer aussi l’exemple de Robin Williams, acteur dont les associations incandescentes et les traits d’esprit explosifs fusent et fendent l’air à la vitesse d’une fusée. Mais les vitesses de fonctionnement respectives des cellules nerveuses isolées et des circuits simples comptent vraisemblablement moins en l’espèce que l’immense complexité des réseaux neuronaux qui les chapeautent – même les plus gros superordinateurs sont moins performants !

Si rapides que nous soyons, nous sommes autant limités par les déterminants fondamentaux de notre activité cérébrale que par les vitesses restreintes de nos décharges neuronales et de la conduction des signaux échangés par nos cellules isolées ou groupées : si ces vitesses étaient multipliées par dix ou par cinquante d’une manière ou d’une autre, cette accélération nous couperait tellement du monde environnant que notre désynchronisation nous paraîtrait aussi bizarre que celle du narrateur de la nouvelle de Wells précitée.

Il nous est cependant possible de compenser les limitations de notre corps et de nos sens en nous servant de toutes sortes d’instruments. Après avoir ouvert le temps comme nous avions ouvert l’espace au XVIIe siècle, nous disposons désormais de microscopes et de télescopes temporels dont le prodigieux pouvoir de résolution correspond à une accélération ou à un retard d’un facteur 1015 : les impulsions lasers des stroboscopes permettent de voir des liens chimiques se former et se dissoudre en une femtoseconde29 ; ou la simulation informatique contracte en quelques minutes à peine les treize milliards d’années d’histoire de l’univers depuis le big bang jusqu’à l’époque actuelle, voire (à un taux de compression encore supérieur) son avenir prévisible jusqu’à la fin des temps. Qu’ils accélèrent nos perceptions ou les ralentissent, ces dispositifs les améliorent infiniment plus que n’importe quel processus vivant aurait pu le faire : si prisonniers que nous soyons toujours de la vitesse et du temps qui nous sont propres, nous pouvons maintenant accéder imaginairement à toutes les vitesses et à la totalité du temps.