Le soi créatif
Tous les enfants s’adonnent à un jeu qui est répétitif et imitatif, en même temps qu’exploratoire et novateur. Aussi attirés par le familier que par l’inhabituel, ils s’ancrent et s’enracinent dans ce qu’ils connaissent et qui les rassure tout en explorant des nouveautés non encore expérimentées. En dépit de la soif élémentaire de connaissance et de compréhension qui les tenaille et de leur besoin permanent d’être mentalement nourris et stimulés, ils explorent ou se divertissent sans qu’aucun adulte n’ait à les « motiver » ni à leur dire quoi faire, car, comme n’importe quelle activité créative ou proto-créative, leurs jeux sont intrinsèquement agréables.
Les impulsions tant novatrices qu’imitatives qui les habitent les incitent conjointement à s’amuser à faire semblant, que les nouveaux scénarios soient interprétés ou les anciennes saynètes répétées et rejouées au moyen de jouets, de poupées ou de répliques miniatures des objets du monde réel. Toujours friands de narration, les enfants non seulement sollicitent et apprécient les histoires que leurs proches leur racontent, mais en créent aussi eux-mêmes : la mise en récit et la fabrication de mythes sont les activités humaines primaires grâce auxquelles notre monde devient signifiant.
L’intelligence, l’imagination, le talent et la créativité ne fructifieront qu’en se fondant sur des savoirs et des aptitudes, et c’est bien pourquoi il importe tant que l’éducation soit suffisamment structurée et convenablement ciblée. Mais, parce qu’une éducation trop rigide, trop stéréotypée et trop peu narrative risque de détruire ou de tarir la curiosité intellectuelle, tout éducateur doit faire en sorte d’instaurer un équilibre harmonieux entre la structuration et la liberté, tâche d’autant plus délicate que les besoins varient à l’extrême d’un élève à l’autre : certains jeunes esprits se développent et s’épanouissent grâce à un enseignement de qualité, alors que d’autres (y compris les plus créatifs, parfois) s’avèrent au contraire réfractaires à l’enseignement formel – ce sont essentiellement des autodidactes impatients d’apprendre et d’explorer tout seuls. En fait, la plupart des enfants passent par des stades d’apprentissage si nombreux qu’ils ont besoin d’être plus ou moins structurés et de jouir d’une liberté plus ou moins grande d’une phase de leur existence à la suivante.
Sans être créative en tant que telle, l’assimilation vorace de divers modèles imités est souvent le signe avant-coureur d’une créativité future. L’art, la musique, le cinéma et la littérature, non moins que les faits et l’information, peuvent dispenser cette sorte si particulière d’éducation qu’Arnold Weinstein qualifie d’« immersion indirecte dans l’existence d’autrui qui dote d’yeux et d’oreilles supplémentaires ».
Pour ma génération, cette immersion a surtout procédé de la lecture. Au cours d’une conférence prononcée en 2002, Susan Sontag précisa que ce qu’elle avait lu dès le plus jeune âge l’avait ouverte au monde entier en amenant son imagination et sa mémoire à outrepasser largement les limites concrètes et immédiates de ses expériences personnelles :
J’ai parcouru dès cinq ou six ans la biographie de la mère d’Ève Curie1. Je lisais aussi bien des bandes dessinées que des dictionnaires et des encyclopédies, toujours avec le plus grand plaisir. […] C’était comme si, plus j’assimilais d’informations, plus forte j’étais et plus le monde grandissait. […] Je crois avoir été d’emblée une élève extrêmement douée, une jeune championne autodidacte incroyablement douée pour apprendre. […] Était-ce de la créativité ? Non, il n’y avait rien de créatif là-dedans, […] [mais] cela ne m’empêcha pas de le devenir par la suite. […] Je me goinfrais au lieu d’agir. J’étais une voyageuse mentale, une gloutonne psychique. […] Si misérable que fût mon existence quotidienne, mon enfance me procura une longue extase.
Ce qu’il y a de plus frappant dans cette description de Sontag (comme dans les peintures similaires de cette espèce de proto-créativité), c’est l’énergie, la passion dévorante, l’enthousiasme, l’amour avec lesquels le jeune esprit se tourne vers ce qui le nourrira pour y chercher des modèles intellectuels ou d’un autre genre et affûter ses compétences en imitant.
Elle assimila de vastes connaissances afférentes à d’autres temps et lieux aussi bien qu’aux diverses facettes de la nature humaine et à la multiplicité des expériences possibles, toutes perspectives qui jouèrent un rôle immense en l’incitant à écrire elle-même :
Je me suis mise à écrire à sept ans environ, puis, à partir de mon huitième anniversaire, j’ai tenu un journal rempli d’histoires, de poèmes, de pièces et d’articles que je pris l’habitude de vendre cinq cents aux voisins. Je reconnais que ces écrits étaient tout à fait banals et conventionnels : ils furent simplement composés des choses que je lisais, influencés par ces choses. […] Bien sûr, je disposais de modèles, d’un vrai panthéon d’inspirateurs. […] Si je lisais des nouvelles de Poe, je rédigeais ensuite un récit qui faisait penser aux siens. […] R.U.R., pièce de théâtre depuis longtemps oubliée de Karel Čapek m’étant tombée sous la main à l’âge de dix ans, j’ai traité comme lui de robots aussitôt après avoir lu ce texte, mais tout cela était totalement dépourvu d’originalité. Il me suffisait de voir quelque chose pour l’aimer, et je voulais imiter tout ce que je voyais – ce n’était pas nécessairement la voie royale vers l’innovation ou la créativité réelles, ni, de mon point de vue, une démarche qui interdisait d’y accéder. […] J’ai commencé à être une véritable écrivaine à treize ans.
Même si l’intelligence et la créativité prodigieusement précoces de Sontag lui permirent de passer à l’écriture « véritable » dès l’adolescence, la période estudiantine d’imitation et d’apprentissage dure beaucoup plus longtemps pour la plupart des gens : c’est alors qu’on s’efforce de découvrir assez ses facultés personnelles pour trouver sa propre voix – les compétences et les techniques sont maîtrisées et perfectionnées tout au long de ce temps de pratique et de répétition.
Quelques-uns de celles et ceux qui ont subi un tel apprentissage demeurent au niveau de la maîtrise technique sans jamais parvenir au stade de la créativité majeure ; et il est quelquefois difficile de déterminer, même avec du recul, à quel moment s’est effectué le passage de l’œuvre talentueuse mais dérivée à l’innovation majeure. Où tracer la frontière qui sépare l’influence de l’imitation ? En quoi l’assimilation créative, définie comme un profond entrelacs d’appropriation et d’expérience, se distingue-t-elle de la pure et simple duplication ?
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Si le terme « duplication » peut impliquer une certaine forme de conscience ou d’intention, l’imitation, la répétition échoïque ou la réflexion spéculaire sont des propensions psychologiques (voire physiologiques) universelles qui s’observent chez chaque être humain et nombre d’animaux (d’où les expressions « faire le perroquet » ou « singer »). Si l’on tire la langue à un enfant en bas âge, il reproduira ce comportement même avant d’avoir appris à bien contrôler ses membres ou à se représenter son corps – et ces effets de miroir restent un mode d’apprentissage important toute la vie durant.
Dans son essai intitulé Les Origines de l’esprit moderne, Merlin Donald tient la « culture mimétique » pour un stade capital de l’évolution de la culture et de la cognition. Distinguant nettement la duplication de l’imitation et du mimétisme2, il écrit :
La duplication est littérale : c’est une tentative d’obtenir une copie aussi exacte que possible. Ainsi, la reproduction exacte d’une expression faciale ou la reproduction exacte par un perroquet du son d’un autre oiseau constituent des duplications. […] L’imitation n’est pas aussi littérale que la duplication ; les petits copiant le comportement des parents imitent mais ne dupliquent pas la façon dont les parents font les choses. […] Le mimétisme ajoute une dimension représentationnelle à l’imitation. Il incorpore habituellement la duplication et l’imitation dans un but plus élaboré, celui de re-jouer et de re-présenter un événement ou une relation3.
La duplication, suggère Donald, est attestée chez de nombreux animaux ; l’imitation, chez les singes de toutes sortes ; le mimétisme, chez les êtres humains uniquement. Mais tout cela peut coexister et s’imbriquer chez nous – les composantes d’une interprétation ou d’une production nouvelles sont susceptibles de relever de ces trois domaines à la fois.
La puissance de la duplication et de la reproduction est parfois amplifiée, ou peut-être moins inhibée, par certains troubles neurologiques. Les individus atteints du syndrome de Gilles de La Tourette, les autistes ou les personnes présentant certains types de lésions frontales, par exemple, peuvent être incapables d’inhiber une tendance involontaire à la répétition échoïque ou spéculaire des paroles ou des actes d’autrui : il leur arrive même de reproduire les bruits dépourvus de signification de leur environnement. Dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, j’ai décrit une sexagénaire tourettienne qui, chaque fois qu’elle marchait dans la rue, imitait les configurations des calandres « dentaires » des voitures ou des réverbères en forme de gibet ainsi que les gestes et l’allure de tous les passants qu’elle croisait – souvent en les caricaturant à l’excès4.
Quelques autistes « savants5 » ont d’extraordinaires capacités d’imagerie et de reproduction visuelles. C’est évident chez Stephen Wiltshire, dessinateur « savant » qui saisit et croque remarquablement les similitudes visuelles, qu’il le fasse d’après nature, sur-le-champ ou longtemps après les avoir observées – la perception et la mémoire semblant être ici presque indifférenciables, le procédé n’importe guère. Ce garçon que j’ai décrit dans Un anthropologue sur Mars6 a en outre une oreille stupéfiante depuis l’âge le plus tendre : avant même de savoir parler, il faisait écho à des bruits et à des mots sans que ces reproductions fussent corrélées à la moindre intention consciente ; puis, au retour d’un voyage au Japon qu’il effectua à l’adolescence, il continua à émettre les sonorités locales, le pseudo-japonais qu’il babilla s’accompagnant d’une gestualité « nippone ». Non content d’être capable d’imiter les sons de n’importe quel instrument de musique dont il avait entendu jouer, Stephen possédait une excellente mémoire musicale : cet adolescent de seize ans qui exprimait en général très peu d’affects et chez qui tant de manifestations extérieures de l’autisme classique étaient jusqu’alors si prégnantes chanta et mima un jour devant moi le tube de Tom Jones It’s not Unusual en tortillant des hanches, en dansant, en gesticulant et en étreignant un micro imaginaire, et je fus si étonné de voir aussitôt disparaître l’inclinaison de son regard, ses tics, sa difficulté à regarder en face et d’autres symptômes encore que j’envisageai la possibilité qu’il ait mystérieusement réussi à aller assez au-delà de la duplication pour partager réellement l’émotion et la sensibilité inhérentes à la chanson qu’il interprétait. Il me revint que j’avais déjà rencontré au Canada un enfant autiste qui, connaissant par cœur toute une émission de télévision, avait l’habitude de la « rejouer » des dizaines de fois par jour en reproduisant la totalité des voix, des gestes et des bruits des participants, y compris même leurs applaudissements, mais la prestation de Stephen me laissa beaucoup plus perplexe et pensif que ce comportement dans lequel je n’avais vu rien de plus qu’une sorte d’automatisme ou de reproduction superficielle. Contrairement à ce jeune Canadien, Stephen était-il passé de la duplication à la créativité authentique ou à l’art ? Partageait-il consciemment et intentionnellement les émotions et la sensibilité associées à la chanson qu’il entonnait, se contentait-il de la reproduire ou bien faisait-il autre chose d’intermédiaire7 ?
Le personnel de l’hôpital où se morfondait José (autre autiste « savant » que j’ai dépeint également dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau) le qualifiait fréquemment de « photocopieuse » : cette appellation était aussi abusive et insultante qu’inexacte, car la mémoire d’un « savant » est si fidèle qu’on ne saurait la comparer à un processus mécanique ; les traits visuels, les caractéristiques langagières, les particularités gestuelles, etc., sont en effet discriminés et reconnus même si leur « signification » n’est pleinement intégrée que jusqu’à un certain point – c’est pourquoi la mémoire « savante » nous paraît mécanique quand nous la comparons à la nôtre8.
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Si l’imitation joue un rôle central dans les arts du spectacle pour la simple raison que la pratique incessante, la réitération et la répétition y occupent une place essentielle, elle est importante aussi dans la peinture, la composition musicale ou l’écriture, notamment. Tout jeune artiste en phase d’apprentissage cherche des modèles riches en enseignement par leur style, leur maîtrise technique et leurs innovations : les jeunes peintres arpentent les galeries du MET9 ou du Louvre, les jeunes compositeurs assistent à des concerts ou étudient des partitions. En un sens, tout art débutant n’est rien d’autre qu’un « produit dérivé » grandement influencé par les modèles admirés et imités, si ce n’est une copie ou une paraphrase directe de ces mêmes modèles.
Lorsque, peu après son treizième anniversaire, Alexander Pope sollicita les conseils de William Walsh, poète quadragénaire qu’il admirait, ce dernier lui recommanda de respecter les « convenances », l’adolescent comprenant que son aîné l’exhortait avant tout à maîtriser les formes et les techniques poétiques. Dans ses « Imitations of English Poets », le jeune Pope commença donc par imiter Walsh, Cowley et John Wilmot (deuxième comte de Rochester) ensuite, et d’autres grands écrivains tels que Chaucer ou Spenser, enfin, aussi bien que par rédiger des « Paraphrases » (sic) de poètes latins ; puis, une fois les règles du couplet héroïque maîtrisées, il commença à écrire dès l’âge de dix-sept ans ses « Pastorals » et d’autres poèmes dans lesquels il développa et peaufina son propre style mais se borna à traiter de thèmes tout à fait insipides et conventionnels : en d’autres termes, c’est seulement après avoir acquis une parfaite maîtrise de son style et de sa forme qu’il entreprit d’instiller les fruits de sa propre imagination dans sa poésie, qu’ils fussent exquis ou terrifiants. Même si ces stades ou ces processus s’interpénètrent sans doute largement pour de nombreux artistes, il n’en reste pas moins que l’imitation et la maîtrise d’une forme ou de compétences doivent précéder la créativité majeure.
Mais, même après des années de préparation et de maîtrise consciente, le grand talent peut tenir ses promesses apparentes tout autant qu’y manquer10. Qu’ils soient artistes, scientifiques, cuisiniers, enseignants ou ingénieurs, maints créateurs qui ont déjà accédé au niveau de la maîtrise s’en tiennent à une forme donnée ou se contentent de jouer à l’intérieur de ses limites jusqu’à la fin de leurs jours sans jamais produire quoi que ce soit de radicalement inédit. Témoignant encore de leur brio si ce n’est de leur virtuosité, leurs œuvres enchantent sans atteindre pour autant le palier au-delà duquel il y a lieu de parler de créativité « majeure ».
On pourrait citer de nombreux exemples de créativité « mineure » dont le caractère ne semble guère s’être modifié après qu’elle se fut initialement exprimée. La Study in Scarlet11, ouvrage de Conan Doyle paru en 1887 qui narre la première enquête de Sherlock Holmes, fut d’abord tenue pour une réalisation remarquable qui surpassait tous les « romans policiers » antérieurs12 ; puis les Adventures of Sherlock Holmes13 sorties des presses cinq ans plus tard remportèrent un succès si éclatant que Conan Doyle lui-même fut encensé comme l’auteur d’une série potentiellement interminable, louanges qui l’enchantèrent et l’ennuyèrent à la fois car il aurait préféré écrire des romans historiques, genre qui n’intéressait guère le grand public. Ses contemporains voulant du Holmes et toujours plus de Holmes, il ne put faire autrement que leur en fournir : même après qu’il eut fait périr ce détective dans « The Final Problem14 » en le précipitant au fond des chutes du Reichenbach en même temps que son ennemi mortel Moriarty, son lectorat exigea qu’il le ressuscite, ce qui advint en 1905 dans The Return of Sherlock Holmes15.
La méthode, l’intellect ou le tempérament de Sherlock Holmes ne changeant presque pas, il ne semble pas vieillir. Il existe à peine entre deux affaires (ou plutôt, il n’existe que dans un état régressif : il racle du violon, s’injecte de la cocaïne ou effectue de nauséabondes expériences chimiques) jusqu’à ce que l’énigme suivante le pousse de nouveau à agir. Les textes des années 1920 auraient pu être rédigés dans les années 1890, tandis que ceux écrits entre 1890 et 1900 n’auraient pas été incongrus plus tard : le Londres holmésien étant aussi immuable que le principal occupant du 221B Baker Street, cette ville et ce personnage sont décrits, magistralement et une fois pour toutes, dans les années 1890 – dans la préface du Sherlock Holmes : The Complete Short Stories qu’il publia en 1928, Conan Doyle remarque que ses romans et ses nouvelles peuvent être lus « dans n’importe quel ordre ».
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Sur chaque centaine de jeunes musiciens doués qui étudient à Juilliard16 ou chaque centaine de brillants jeunes scientifiques qui vont travailler dans des laboratoires renommés sous la tutelle d’illustres mentors, comment se fait-il que ceux qui composeront des partitions mémorables ou feront des découvertes scientifiques capitales se comptent sur les doigts de la main ? En dépit de leurs dons, manquent-ils pour la plupart de quelque étincelle créative additionnelle ? Des caractéristiques autres que la créativité peut-être indispensables à l’accomplissement créatif – la hardiesse, la confiance en soi, l’indépendance d’esprit, en particulier – leur font-elles défaut ?
Pour s’engager dans une nouvelle direction après s’être installé quelque part, il faut disposer d’une énergie très spéciale, tout à la fois audacieuse et subversive, en plus du potentiel créatif personnel que ce genre d’évolution requiert : dans la mesure même où l’orientation novatrice risque de se révéler totalement improductive, tout projet créatif revient à parier sur l’avenir.
La créativité nécessite non seulement des années de préparation et d’entraînement conscients, mais une préparation inconsciente aussi. Seule une période d’incubation peut permettre à l’artiste d’assez bien assimiler et incorporer subconsciemment des influences et des sources pour les réorganiser et les synthétiser en quelque chose qui lui appartient en propre. On peut presque repérer cette émergence dans l’ouverture du Rienzi de Wagner : elle comprend des échos, des imitations, des paraphrases ou des pastiches de Rossini, Meyerbeer, Schumann et d’autres compositeurs encore – en fait, de tous les musiciens qui l’influencèrent durant son apprentissage. Puis, soudain, on a l’incroyable surprise d’entendre la voix de Wagner : celle, extraordinairement puissante (bien qu’horrible pour moi), d’un génie sans précédent ni antécédent. L’élément essentiel de ces domaines où la rétention et l’appropriation s’opposent à l’assimilation et à l’incorporation, c’est la profondeur, la signification et l’intensité de l’engagement personnel.
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Au début de 1982, je reçus de Londres un colis inattendu qui contenait une lettre d’Harold Pinter, jointe au manuscrit de la nouvelle pièce, intitulée A Kind of Alaska17, que, m’informait-il, l’un des cas décrits dans L’Éveil venait de lui inspirer. Quand il avait lu l’édition originale de mon livre en 1973, il avait immédiatement réfléchi aux difficultés d’adaptation dramaturgique qu’il soulèverait, mais, ne trouvant pas de solution toute faite, il avait oublié cette difficulté jusqu’à ce qu’elle finisse par lui revenir subitement à l’esprit : huit ans plus tard, il s’était réveillé en visualisant et en entendant distinctement le premier tableau (le réveil de la patiente) et les premières paroles prononcées (« Il se passe quelque chose18 »), puis sa pièce s’était « écrite toute seule » au cours des journées et des semaines suivantes.
Je ne pus m’empêcher de comparer cette version théâtrale à celle, inspirée par le même cas, qu’un écrivain m’avait fait parvenir quatre ans auparavant : quand il avait lu L’Éveil deux mois plus tôt, m’avait-il fait savoir, ce que j’avais dépeint l’avait tellement « obsédé » et « influencé » qu’il avait éprouvé le besoin irrésistible d’en tirer aussitôt une pièce de théâtre. Autant l’adaptation de Pinter me plaisait (en particulier parce qu’il avait osé profondément transformer mes propres thèmes en les « pinterisant »), autant cette pièce de 1978 m’avait paru grossièrement dériver de mon livre en cela que des phrases entières de L’Éveil y étaient quelquefois reprises sans être aucunement remaniées. J’avais eu l’impression d’être confronté moins à une œuvre originale qu’à un plagiat ou une parodie même si ni l’« obsession » de cet auteur ni sa bonne foi n’étaient sujettes à caution.
Je n’avais pas su quoi faire. Cet auteur avait-il été trop paresseux, ou trop dénué de talent ou d’originalité, pour modifier mon texte comme il l’aurait fallu ? Ou bien le problème tenait-il surtout à ce qu’il n’avait pas laissé incuber assez longtemps sa lecture de L’Éveil pour s’en imprégner ? À la différence de Pinter, il ne s’était pas autorisé non plus à suffisamment oublier ce qu’il avait lu pour que ce vécu ait eu la moindre chance de se relier à d’autres pensées ou expériences après s’être inscrit dans son inconscient.
Nous empruntons tous plus ou moins à autrui et à la culture dans laquelle nous baignons. Des idées sont dans l’air du temps, et nous nous approprions parfois, souvent à notre insu, les formulations et les mots de notre époque. Notre langue elle-même est empruntée : loin de l’inventer, nous la découvrons puis grandissons en son sein, si idiosyncrasiques que puissent être notre emploi ou notre interprétation de tel ou tel vocable. La question la plus importante, ce n’est pas de savoir si quoi que ce soit constitue un « emprunt » ou une « imitation », « dérive » d’autre chose ou atteste qu’on a subi une « influence » quelconque, mais ce que l’on fait de ce qui est emprunté, imité ou émane d’ailleurs – le degré de profondeur de l’assimilation et de l’intégration personnelles qui, en combinant ces éléments à nos expériences, à nos pensées et à nos sentiments, nous incitent à les réexprimer à notre propre façon.
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Le temps, l’« oubli » et l’incubation sont indispensables également aux profondes trouvailles scientifiques ou mathématiques. Le grand mathématicien Henri Poincaré raconta dans son autobiographie comment, s’étant attaqué à un problème mathématique particulièrement ardu et en proie à l’impression très frustrante de n’aboutir à rien, il avait décidé de se reposer en participant à une excursion géologique, voyage qui détourna son attention de ce problème19. « Arrivés à Coutances », précisa-t-il toutefois,
nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied sur le marchepied, l’idée me vint, sans que rien dans mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne. Je ne fis pas la vérification ; je n’en aurais pas eu le temps, puisque […] je repris la conversation commencée, mais j’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée pour l’acquit de ma conscience20.
« Dégoûté de [s]on insuccès21 » après qu’il eut tenté par la suite de résoudre un problème différent sans grand résultat apparent, il alla passer quelques jours au bord de la mer, où voici ce qui se produisit :
Un jour, en me promenant sur la falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractères de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéfinies étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne22.
Comme Poincaré l’écrivit, il était donc clair que l’inconscient (ou le subconscient, ou le préconscient) est intensément actif même durant le laps de temps où, le problème en question ne suscitant plus une réflexion consciente, l’esprit s’en libère ou est distrait par autre chose. Ce n’est pas l’inconscient dynamique ou « freudien » où tant de peurs et de désirs refoulés bouillonnent, ni l’inconscient « cognitif » qui permet de conduire une voiture ou de prononcer une phrase grammaticalement correcte sans avoir la moindre idée consciente de ce qu’on est en train de faire : c’est plutôt l’instance où maturent les problèmes extrêmement complexes qui couvent dans un soi créatif totalement dissimulé. Poincaré rendit hommage à ce « moi subliminal » en remarquant qu’il « n’est pas purement automatique, il est capable de discernement […] ; il sait choisir, il sait deviner. […] [I]l sait mieux deviner que le moi conscient, puisqu’il réussit là où celui-ci avait échoué23 ».
Le brusque jaillissement de la solution d’un problème qui incube depuis longtemps peut être concomitant d’un rêve aussi bien que des états de conscience partielle tels que celui, parfois associé à une étrange liberté de pensée et à une imagerie mentale presque hallucinatoire, dans lequel on a tendance à sombrer aussitôt après l’endormissement ou le réveil. Poincaré se souvenait d’avoir vu des idées se mouvoir dans l’espace un soir où il se trouvait dans cette sorte d’état crépusculaire : comme des molécules gazeuses, elles se heurtaient et s’accrochaient deux par deux pour former des pensées plus complexes – vision rare (quand bien même d’autres ont dépeint des combinaisons similaires, notamment après avoir consommé telle ou telle drogue) du travail le plus souvent invisible de l’inconscient créatif.
Wagner décrivit de même en détail comment, après une longue attente, il découvrit le prélude orchestral de L’Or du Rhin un jour où il s’était enfoncé dans un étrange état crépusculaire quasi hallucinatoire :
Après une nuit de fièvre et d’insomnie, je me contraignis à une promenade dans les environs de la ville, sur les collines couvertes de forêts de pins. […] À mon retour l’après-midi, je m’étendis, fourbu, sur un canapé très dur, attendant le sommeil si désiré. Il ne vint pas. Je sombrai en revanche dans un état somnambulique pendant lequel il me sembla que soudain je m’enfonçais dans un rapide courant d’eau. Le bruissement se transforma bientôt en un son musical : c’était un accord de mi bémol majeur qui se diffractait en vagues sonores ininterrompues ; puis ces vagues devinrent des figures mélodiques dont le mouvement allait en s’amplifiant, mais jamais l’accord parfait de mi bémol majeur ne se modifia, et son immobilité semblait donner une signification profonde à l’élément liquide dans lequel je m’abîmais. […] Je reconnus immédiatement que le prélude orchestral de L’Or du Rhin tel que je le portais en moi […] venait de se révéler24.
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Des procédés d’imagerie fonctionnelle cérébrale non encore inventés pourraient-ils montrer en quoi les duplications ou les imitations d’un autiste « savant » diffèrent des profondes transformations conscientes et inconscientes d’un Wagner ? La mémorisation mot pour mot se différencie-t-elle neurologiquement de la mémoire profonde proustienne ? Serait-il possible d’expliquer pourquoi certains souvenirs influent si peu sur le développement du cerveau et sa circuiterie, quelques souvenirs traumatiques, par exemple, restant immuablement actifs en dépit de leur persévérance cependant que d’autres finissent par si bien s’intégrer au psychisme que des innovations fort créatives en découlent ?
La créativité – état dans lequel l’organisation des idées en un flux aussi rapide qu’étroitement entrelacé semble favoriser l’émergence d’une lucidité et d’une compréhension stupéfiantes – me paraît s’étayer sur une physiologie si distincte que je ne doute pas que des imageries cérébrales plus détaillées que celles dont nous disposons de nos jours attesteraient à quel point l’activité inhabituellement généralisée sans doute concomitante de cet état génère d’innombrables connexions et synchronisations neuronales.
Chaque fois que j’écris dans ces circonstances, j’ai l’impression que mes pensées s’organisent toutes seules en une succession spontanée qui les revêt instantanément de mots appropriés : convaincu alors de parvenir à contourner ou à transcender les névroses qui constituent l’essentiel de ma personnalité, je me dis en même temps que ce n’est pas moi qui suis à l’œuvre et que tout cela provient de la part la plus intime de moi-même – la meilleure, assurément.