Sentience : la vie mentale des plantes et des vers1
Dans le dernier livre, intitulé The Formation of Vegetable Mould, Through the Action of Worms2, qu’il publia en 1881, Darwin étudia l’humble ver de terre ; comme ce titre l’indique, il traita avant tout ici de l’immense impact des myriades de vers qui, en labourant le sol pendant des millions d’années, ont fini par changer le relief terrestre.
Darwin calcula l’effet de leur travail :
Nous ne devons pas non plus oublier, en examinant l’action exercée par les vers pour triturer les particules de roc, qu’on a des preuves excellentes que sur chaque acre de terre, suffisamment humide et pas trop sablonneuse, graveleuse ou rocailleuse pour que les vers l’habitent, plus de 10 tonneaux de terre passent annuellement par leurs corps et sont apportés à la surface. Le résultat pour un pays de la grandeur des îles Britanniques, dans une période pas trop longue, dans le sens géologique, en un million d’années, par exemple, serait assez important […]3.
Les premiers chapitres de cet ouvrage ne portent cependant que sur le thème plus simple des « habitudes » de ces créatures. Tout en parvenant à distinguer la lumière de l’obscurité, apprend-on d’emblée, les vers demeurent en général le jour dans leurs galeries afin d’échapper aux prédateurs ; et, quoique sourds aux ondulations de l’air car dépourvus du sens de l’ouïe, ils sont extrêmement sensibles aux vibrations qui, comme celles causées par l’approche d’un animal, sont transmises par le sol. Toutes ces sensations, lit-on enfin, atteignent des grappes de cellules nerveuses (que Darwin nommait « ganglions cérébraux4 ») situées très près de l’extrémité antérieure du corps.
« Quand un ver [est] subitement éclairé, [il] se précipite comme un lapin dans son trou » : après être « tout d’abord amenés à considérer cela comme une action réflexe »5, précisa Darwin, nous pouvons observer ensuite que ce comportement n’est pas automatique, comme en témoigne le fait que le ver occupé d’une façon quelconque ne fuit pas toujours la lumière à laquelle il est soudain exposé.
Pour ce naturaliste, la capacité de moduler des réactions au gré des circonstances impliquait « l’existence d’un pouvoir mental de quelque espèce6 » ; non content d’attribuer le comblement de l’entrée des refuges souterrains des vers à des « facultés mentales7 », il remarqua que s’ils « sont capables, soit avant, soit après avoir transporté un objet jusque près de l’ouverture de leurs galeries, de juger du meilleur moyen de l’y introduire, il faut qu’ils se fassent une certaine idée de sa forme générale », déduction qui l’incita à soutenir qu’ils « méritent d’être appelés intelligents ; car ils agissent à peu près de la même manière que le ferait un homme dans des circonstances semblables »8.
Même s’il m’était arrivé tout enfant de jouer avec les vers de terre de notre jardin et si je me servis pareillement de vers lorsqu’il incomba à l’adulte que j’étais devenu de mener à bien son premier projet de recherche9, j’aimais surtout les rivages – les trous d’eau laissés par les marées, notamment – des localités balnéaires où nous allions presque toujours passer nos vacances d’été. La relation idyllique que j’avais entretenue dans un premier temps avec l’éblouissante beauté de ces créatures marines si simples avait pris une tournure plus scientifique sous l’influence d’un professeur de biologie de mon école qui nous emmenait chaque année à Millport, au sud-ouest de l’Écosse : cette bourgade abritait une station de biologie marine propice à l’exploration des habitants invertébrés si prodigieusement divers des côtes de l’île de Cumbrae, et ces séjours m’enchantèrent tant que j’envisageai un moment de devenir biologiste marin.
En plus de ce texte de Darwin traitant des vers de terre, une autre de mes lectures favorites consistait dans le Jelly-Fish, Star-Fish, and Sea-Urchins : Being a Research on Primitive Nervous Systems [Méduses, étoiles de mer et oursins : Enquête sur les systèmes nerveux primitifs] publié en 1885 par George John Romanes. J’adorais les descriptions d’expériences aussi simples que fascinantes du livre magnifiquement illustré de cet ex-élève puis ami de Darwin qui, tout en restant passionné jusqu’à la fin de ses jours par les littoraux et leurs faunes et en continuant à creuser cette question, finit par se concentrer surtout sur les manifestations comportementales à ses yeux révélatrices de l’« esprit » dont ces créatures lui semblaient pourvues.
Le style très personnel de Romanes ne manqua certes pas de me charmer (c’était avec une joie immense, écrivit-il, qu’il avait étudié les pouvoirs mentaux et les systèmes nerveux des invertébrés dans « un laboratoire installé à même la plage, […] un joli petit atelier en bois exposé aux brises marines »), mais il était clair aussi qu’il cherchait avant tout à corréler le neurologique et le comportemental : il qualifia son travail de « psychologie comparée », discipline qu’il tenait pour « la plus proche parente de l’anatomie comparée10 ».
Après que Louis Agassiz eut établi dès 1850 que la méduse du bougainvillier de la mer (Bougainvillea ramosa) possède un véritable système nerveux, Romanes isola en 1883 les composantes cellulaires (au nombre d’un millier environ) de ce système avant de démontrer expérimentalement (il sectionna quelques nerfs, effectua des incisions dans l’ombrelle11 ou examina telle ou telle couche de tissu) que les méduses associent des mécanismes locaux autonomes (dépendant de « réseaux nerveux ») à des activités centrales coordonnées par le « cerveau » circulaire qui borde leur ombrelle.
Romanes fut ainsi en mesure d’inclure un an plus tard des dessins de cellules nerveuses isolées et d’agrégats de ces mêmes cellules dits également « ganglions » dans son Évolution mentale chez les animaux, essai où figuraient les lignes suivantes :
On rencontre le tissu nerveux dans le règne animal, chez tous les êtres dont la position zoologique n’est pas au-dessous de celle des hydrozoaires. Les animaux les plus inférieurs chez lesquels on ait jusqu’ici trouvé cet élément sont les méduses ; chez tous les animaux placés au-dessus de ceux-ci dans la série, on le rencontre invariablement. Partout où cet élément se rencontre, sa structure fondamentale est presque identique ; lorsque nous le trouvons, que ce soit chez une méduse, un mollusque, un insecte, un oiseau ou l’homme, nous n’avons pas de peine à en reconnaître que ses parties fondamentales sont partout similaires12.
Pendant que Romanes disséquait des méduses et des étoiles de mer vivantes dans son atelier de plage, le jeune Sigmund Freud, déjà fervent darwinien, travaillait aux côtés du physiologiste viennois Ernst von Brücke dans un laboratoire où il s’était assigné pour tâche de comparer des cellules nerveuses de vertébrés et d’invertébrés telles que celles du très primitif pétromyzon (vertébré plus communément appelé lamproie), d’une part, et de l’écrevisse (un invertébré), d’autre part : au grand dam de ses contemporains convaincus que les tissus nerveux des seconds différaient radicalement de ceux des premiers, Freud réussit à prouver (et à illustrer à l’aide de beaux croquis très soignés) que les cellules nerveuses des écrevisses et des lamproies – ou des êtres humains – sont essentiellement semblables.
Il comprit de la sorte mieux que quiconque avant lui que les corps cellulaires des neurones et leurs prolongements tels que les dendrites et les axones sont les composantes de base et les principales unités de signalisation du système nerveux. (Si Freud n’avait pas abandonné ses recherches fondamentales pour ouvrir un cabinet médical, peut-être serait-il connu aujourd’hui comme « cofondateur de la doctrine neuronale, au lieu d’être le père de la psychanalyse13 », imagine Eric Kandel dans À la recherche de la mémoire.)
Si différentes que puissent être leurs configurations et leurs dimensions, les neurones sont essentiellement similaires, depuis la plus primitive de toutes les formes de vie animale jusqu’à la plus évoluée. Ils ne diffèrent que par leur nombre et leur organisation : notre cerveau contient cent milliards de cellules nerveuses, tandis que celui d’une méduse n’en comprend qu’un millier. Mais leur capacité de produire des décharges rapides et répétitives est identique d’un organisme à l’autre.
Le rôle capital des synapses – c’est-à-dire de ces zones de contact entre deux neurones où les impulsions nerveuses peuvent être modulées, opération qui flexibilise et diversifie les comportements de l’organisme concerné – ne fut clarifié qu’à la fin du XIXe siècle, grâce à la fois à Santiago Ramón y Cajal, grand anatomiste espagnol qui examina les systèmes nerveux de maints vertébrés et invertébrés, et à Charles Scott Sherrington, médecin anglais qui, non seulement forgea le terme « synapse », mais montra en outre que ces interfaces remplissent une fonction tantôt excitatrice, tantôt inhibitrice.
En dépit de ces recherches menées par Agassiz et Romanes, néanmoins, on s’accordait toujours à penser dans les années 1880 que les méduses n’étaient rien d’autre que des masses passives de gélatine prêtes à piquer et à ingérer tout ce qui s’approche de leurs tentacules, soit guère plus que des sortes de plantes carnivores flottantes.
Mais les méduses ne sont passives à aucun égard. Les pulsations rythmées qu’elles produisent en contractant simultanément toutes les parties de leur ombrelle suggèrent qu’un système de régulation central déclenche le moindre de leurs battements. Elles peuvent modifier leur trajectoire ou évoluer dans des couches d’eau plus ou moins profondes, et beaucoup ont un comportement halieutique : elles « pêchent » en se mettant sens dessus dessous durant une minute puis en déployant leurs tentacules comme un filet avant de se redresser au moyen de huit organes sensibles à la gravité qui font office de balanciers. (Toute méduse privée de ces appendices est si désorientée qu’elle ne parvient plus à contrôler sa position dans l’eau.) Si un poisson les mord ou quoi que ce soit les menace, elles adoptent une stratégie de fuite : les pulsations rapides et puissantes de leur ombrelle leur permettent de s’écarter prestement du danger qui les guette, des neurones surdimensionnés (et donc susceptibles de réagir très vite) s’activant dans ces contextes.
Une variété de méduse tristement célèbre dans le milieu des plongeurs sous-marins est particulièrement intéressante : la méduse-boîte (ou cuboméduse) pourvue d’une ombrelle en forme de cube, l’une des créatures les plus primitives aux yeux capables de former des images guère différentes de celles que nous voyons. Voici comment le biologiste Tim Flannery l’a dépeinte :
Ces prédatrices actives des poissons et des crustacés de taille moyenne peuvent atteindre la vitesse de 6,5 mètres par minute ; seules méduses à posséder des globes oculaires assez évolués pour comprendre à la fois une rétine, une cornée et un cristallin, elles ont un cerveau capable d’apprendre, de mémoriser et de guider des comportements complexes.
À l’instar de tous les animaux supérieurs, nous présentons une symétrie bilatérale, disposons d’une extrémité antérieure (la tête) qui contient un cerveau et préférons nous mouvoir dans une direction donnée (vers l’avant). Comme l’animal qu’il anime, le système nerveux de la méduse présente au contraire une symétrie radiale et peut paraître moins développé que le cerveau d’un mammifère, mais il ne mérite pas moins d’être tenu pour un encéphale à part entière, autant à même de générer des comportements adaptatifs complexes (ce que la méduse fait couramment, soit dit en passant) que de coordonner toutes sortes de mécanismes sensoriels et moteurs. Quant à savoir s’il y a lieu de parler ici de « facultés mentales » (expression que Darwin employa à propos des vers de terre), la réponse dépend de ce qu’on entend par ce terme.
*
* *
Personne ne confond un végétal avec un animal. Chacun sait que, généralement immobiles et enracinées dans le sol, les plantes tendent leurs feuilles vertes vers les cieux pour se repaître de lumière autant que de nutriments terrestres ; et nul n’ignore non plus que, étant mobiles, les animaux se déplacent d’un lieu à l’autre pour fourrager ou chasser – leurs comportements sont non seulement plus variés, mais aussi plus faciles à reconnaître. Le fait est que les plantes et les animaux ont évolué en suivant deux voies profondément différentes (les champignons se sont engagés dans une autre encore) qui les ont conduits à prendre des formes et à mener des modes de vie nettement différenciés.
Persuadé que ces êtres vivants sont plus proches qu’on ne le pense, Darwin fut ravi qu’une découverte fût venue à l’appui de ce point de vue : le constat que les plantes entomophages se meuvent au moyen de courants électriques, tout comme les animaux. Autrement dit, il existe bien une « électricité végétale » comparable à l’« électricité animale », même si la première ne se transmet qu’à la vitesse de 2,5 cm par seconde environ, comme on peut l’observer en voyant les folioles de la sensitive (Mimosa pudica) se replier l’une après l’autre au moindre attouchement – l’« électricité animale » circulant dans les nerfs se propage à peu près mille fois plus vite14.
Les modifications électrochimiques indispensables à la signalisation intercellulaire sont dues au va-et-vient des flux d’atomes électriquement chargés (les ions) qui entrent dans les cellules ou en sortent en empruntant des pores moléculaires hautement sélectifs dits « canaux » : les impulsions ou les courants électriques (les potentiels d’action) générés par ces flux d’ions se transmettent directement ou indirectement d’une cellule à l’autre, chez les végétaux comme chez les animaux.
Les plantes dépendent largement des canaux calciques qui conviennent très bien à leur rythme de vie assez lent. Comme Daniel Chamovitz l’affirme dans son livre intitulé La Plante et ses sens15, elles parviennent à percevoir les signaux que nous qualifions de visuels, sonores, tactiles, et beaucoup plus encore : elles « savent » ce qu’elles doivent faire et « se souviennent ». Mais, parce qu’elles sont dépourvues de neurones, les plantes n’apprennent pas de la même façon que les animaux ; elles font appel à la place à un vaste arsenal de substances chimiques distinctes tout autant qu’aux divers « dispositifs » décrits par Darwin – mécanismes dont les canevas doivent être encodés dans les génomes végétaux, qui contiennent fréquemment plus d’ADN que le nôtre.
Les canaux calciques auxquels les plantes recourent ne permettent pas aux cellules d’échanger des signaux rapides ou répétitifs : une fois qu’un potentiel d’action est généré, il ne peut pas se répéter assez vite pour qu’un ver, par exemple, ait la possibilité de se précipiter dans sa galerie « comme un lapin dans son trou ». La vitesse nécessite que des ions et des canaux ioniques capables de s’ouvrir et de se fermer en quelques millisecondes à peine déclenchent des centaines de potentiels d’action en une seconde seulement, et ces particules magiques consistent dans les ions sodium et potassium sans lesquels ni les fibres musculaires, ni les cellules nerveuses, ni les neuromodulations synaptiques n’auraient pu réagir assez promptement – c’est ainsi que des organismes purent apprendre, tirer parti de leurs expériences, juger, agir puis penser, enfin.
Cette nouvelle forme de vie – animale, en l’occurrence – dont l’apparition remonte peut-être à six cents millions d’années se révéla si avantageuse que l’écosystème se transforma à toute allure. Lors de la fameuse « explosion cambrienne », comme disent les paléontologues (période datée avec la remarquable précision de moins 542 millions d’années), une dizaine au moins de nouveaux phylums16 regroupant chacun des créatures aux morphologies très différentes surgirent en un million d’années au maximum – un clin d’œil à l’échelle géologique : une multitude de prédateurs désormais mobiles envahissant tout à coup les mers précambriennes auparavant paisibles, quelques animaux (dont les éponges) perdirent leurs cellules nerveuses puis régressèrent au stade de la vie végétative, tandis que d’autres (les carnassiers surtout) acquirent des organes sensoriels et des capacités de mémorisation assez complexes pour pouvoir abriter un « esprit ».
Il est certes captivant de songer que Darwin, Romanes et d’autres biologistes de leur temps osèrent chercher les traces d’un « esprit », de « processus mentaux », d’une « intelligence » ou même d’une « conscience » chez des animaux aussi primitifs que les méduses, si ce n’est les protozoaires, mais tout cela ne dura pas. Quelques décennies plus tard, en effet, le béhaviorisme radical prédominait : niant la réalité de ce qui ne saurait faire l’objet d’une démonstration objective, les tenants de ce courant de pensée contestèrent que des processus intérieurs puissent s’intercaler entre un stimulus et une réaction, des données de cet ordre leur paraissant hors de portée de la science, sinon sans intérêt.
Parce que cette approche restrictive ou réductionniste facilitait l’étude de la réaction à une stimulation, que cette réponse procède ou non d’un « conditionnement », c’est finalement au vu des célèbres expériences canines de Pavlov que tout ce que Darwin avait observé chez des vers de terre fut formalisé comme l’indice ou bien d’une « sensibilisation », ou bien d’une « habituation17 ».
Comme Konrad Lorenz l’a écrit dans ses Fondements de l’éthologie, « [l]e ver de terre qui vient d’être piqué et a réussi à échapper par une violente réaction de fuite réagit dans la période qui suit à des stimuli bien plus faibles, et il fait bien de “compter” que le merle qui le poursuit pour le manger et qui l’a piqué la première fois se tient encore dans les parages18 ». Cet abaissement du seuil de réaction, ou cette « sensibilisation », est une forme rudimentaire d’apprentissage, quand bien même elle ne s’accompagne d’aucune association d’idées et ne dure guère ; et une atténuation de la réaction, ou une « habituation », s’effectue de même chaque fois qu’un stimulus insignifiant (un événement qu’il est possible d’ignorer, autrement dit) se répète.
Quelques années après le décès de Darwin, des biologistes découvrirent que même les organismes monocellulaires tels que les protozoaires choisissent entre toutes sortes de réactions adaptatives. Herbert Spencer Jennings, en particulier, constata que le minuscule organisme pédiculé en forme de trompette dit Stentor coeruleus peut réagir aux contacts de cinq façons différentes avant d’aller se fixer sur un autre emplacement si ces cinq réactions de base s’avèrent inefficaces ; si quelque chose le touche à nouveau, en revanche, il sautera les étapes intermédiaires et ira immédiatement se fixer ailleurs : il aura donc été sensibilisé à des stimuli nocifs ou, pour employer un vocable plus familier, se sera suffisamment « souvenu » de sa précédente expérience déplaisante pour en dégager un enseignement (même si ce souvenir s’effacera au bout de quelques minutes). Si, à l’inverse, le Stentor subit une succession d’effleurements très doux, il cesse vite de réagir à ces stimuli : il s’y est habitué.
Jennings résuma ses travaux afférents à la sensibilisation et à l’habituation d’organismes tels que la paramécie et le Stentor dans son Behavior of the Lower Organisms [Comportement des organismes inférieurs] (1906) : après avoir d’abord pris le soin de décrire les comportements des protozoaires sans employer de termes subjectifs ou psychologisants, il traita dans l’avant-dernier chapitre de ce livre de la relation étonnante qui existe entre le comportement observable et l’« esprit ».
Seule la taille minuscule des protozoaires, souligna ce zoologiste, nous dissuade de leur attribuer des états mentaux :
Après avoir longuement étudié le comportement de cet organisme, l’auteur a fini par acquérir l’intime conviction que, si l’amibe avait une taille suffisante pour faire partie de l’expérience quotidienne des êtres humains, son comportement inciterait aussitôt à lui attribuer des états de plaisir et de douleur, de faim, de désir et ainsi de suite, pour le motif même qui explique que des états semblables soient attribués au chien.
Si comique soit-elle, cette amibe aussi grosse et sensible qu’un chien imaginée par Jennings est à l’exact opposé de la conception cartésienne de l’animal-machine si insensible qu’on pourrait soumettre sans scrupules des chiens à de cruelles vivisections en tenant leurs hurlements pour rien de plus que des réactions « réflexes » quasi mécaniques.
La sensibilisation et l’habituation sont en réalité indispensables à la survie de tous les organismes vivants. Ces formes élémentaires d’apprentissage sont éphémères chez les protozoaires et les végétaux (elles persistent chez eux cinq minutes, tout au plus) ; quant aux formes d’apprentissage plus durables, elles requièrent l’existence d’un système nerveux.
Malgré l’essor croissant des travaux béhavioristes, aucune attention ou presque ne put être accordée aux soubassements cellulaires de comportements tels que le rôle précis des cellules nerveuses et de leurs synapses : non seulement l’étude des mammifères (des structures hippocampiques ou des systèmes mnésiques des rats, par exemple) soulevait des difficultés techniques presque insurmontables compte tenu des dimensions microscopiques et de l’extrême densité des neurones impliqués, mais, même si l’on savait enregistrer l’activité électrique d’un neurone isolé, il était très difficile de le garder en vie et en état de fonctionnement jusqu’au terme de longues expérimentations.
C’est parce qu’il avait buté sur ces obstacles dans ses premières recherches anatomiques que Ramón y Cajal – le premier et plus grand micro-anatomiste du système nerveux – avait préféré étudier des systèmes plus simples à partir du début du XXe siècle : ceux d’animaux nouveau-nés ou fœtaux et d’invertébrés (d’insectes, de crustacés ou de céphalopodes, entre autres). Comme c’est pour des raisons similaires que, lorsqu’il entreprit d’étudier les soubassements cellulaires de la mémoire et de l’apprentissage dans les années 1960, Eric Kandel rechercha un animal au système nerveux plus simple et plus accessible que celui d’un mammifère : son choix se porta finalement sur l’aplysie, gastéropode marin géant dont les vingt mille neurones environ sont répartis dans une dizaine de ganglions contenant chacun près de deux mille neurones particulièrement volumineux (certains sont même visibles à l’œil nu) et mutuellement connectés au sein de circuits anatomiques fixes.
Plusieurs collègues de Kandel objectèrent que l’aplysie est une forme de vie trop rudimentaire pour se prêter à une étude de la mémoire, mais il ne se laissa pas plus décontenancer par leur scepticisme que Darwin n’avait été troublé par les savants qui alléguaient que les vers de terre ne sauraient avoir de « facultés mentales » : « Je n’avais aucune idée spécifique en tête, mais je commençai à penser en biologiste. Je comprenais que tous les animaux ont une forme de vie mentale qui reflète l’architecture de leur système nerveux19 », a écrit ce prix Nobel à propos de sa décision d’étudier l’aplysie.
De même que Darwin s’était intéressé au réflexe de fuite des vers et demandé s’il peut être renforcé ou inhibé dans telle ou telle circonstance, Kandel se pencha sur un réflexe de protection de l’aplysie (la rétraction défensive de sa branchie dans sa cavité palléale, en l’espèce) et la modulation de cette réaction. Après avoir enregistré (et stimulé, parfois) l’activité des cellules nerveuses et des synapses présentes dans le ganglion abdominal qui régit ce réflexe, il parvint à démontrer que les mémorisations et les apprentissages à aussi court terme que ceux qu’impliquent l’habituation et la sensibilisation dépendent de modifications fonctionnelles synaptiques, alors que les mémorisations à plus long terme sont corrélées au contraire à des modifications structurelles des synapses concernées. (Dans un cas comme dans l’autre, les circuits nerveux proprement dits ne sont nullement modifiés.)
C’est grâce aux technologies et aux idées nouvelles qui fleurirent à partir des années 1970 qu’Eric Kandel, notamment, put ajouter des analyses chimiques à ces études électrophysiologiques de la mémoire et de l’apprentissage : « Nous voulions pénétrer la biologie d’un processus mental et déterminer précisément quelles molécules sont responsables de la mémoire à court terme20 », a souligné ce biochimiste corécipiendiaire du prix Nobel pour son exploration magistrale des canaux ioniques et des neurotransmetteurs indispensables au fonctionnement des synapses.
Au lieu de ne disposer comme l’aplysie que de vingt mille neurones répartis dans des ganglions disséminés dans tout son organisme, un insecte peut posséder jusqu’à un million de cellules nerveuses, et sa taille infime ne l’empêche pas d’accomplir d’extraordinaires exploits cognitifs. Les abeilles excellent dans l’art de reconnaître les couleurs, les odeurs et les formes géométriques différentes qu’on leur présente en laboratoire, que celles-ci subissent ou non des transformations régulières ; et, bien sûr, elles font montre par ailleurs d’une remarquable expertise dans la nature ou dans nos jardins, où non seulement elles distinguent les configurations, les parfums et les couleurs des fleurs, mais mémorisent en outre assez convenablement leurs emplacements respectifs pour les communiquer à leurs compagnes de ruche.
Des chercheurs ont même découvert que les membres de l’espèce hautement sociale des guêpes à papier21 sont capables de reconnaître et de mémoriser les « visages » de leurs congénères. Ce genre d’apprentissage de la reconnaissance faciale n’ayant été décrit auparavant que chez les mammifères, il est fascinant de constater qu’une aptitude cognitive si spécifique est attestée également chez des insectes.
On assimile souvent les insectes à de minuscules automates ou à des petits robots dont tous les comportements seraient câblés ou programmés, mais il est de plus en plus évident que ces animaux se souviennent, apprennent, réfléchissent et communiquent selon des modalités aussi riches qu’inattendues ; nombre de ces traits sont assurément innés, mais beaucoup aussi semblent dépendre de l’expérience individuelle.
Quoi qu’on pense des insectes, on est confronté à une problématique totalement différente dès lors qu’on se penche sur le cas de ces invertébrés géniaux que constituent les céphalopodes tels que les poulpes, les seiches et les calmars. Leur système nerveux est beaucoup plus étendu, pour commencer : un poulpe peut disposer de cinq cents millions de cellules nerveuses localisées dans son cerveau et dans ses « bras » – à titre de comparaison, on n’en dénombre que de soixante-quinze à cent millions chez la souris ; et le cerveau du poulpe est admirablement organisé, les dizaines de lobes fonctionnellement distincts qu’il recèle étant le siège de mécanismes d’apprentissage et de mémorisation similaires à ceux des mammifères.
Non seulement les céphalopodes acquièrent facilement la capacité de différencier les formes et les objets, mais quelques-uns apprennent en observant, faculté présente uniquement chez un petit nombre d’oiseaux et de mammifères. Experts en matière de camouflage, ils expriment des émotions et des intentions complexes en modifiant la couleur, les motifs et la texture de leur peau.
Darwin nota dans son Voyage d’un naturaliste autour du monde22 qu’un poulpe nageant dans une flaque de marée lui avait paru interagir avec lui en se montrant tour à tour vigilant, curieux et même joueur : il est possible d’apprivoiser ces créatures jusqu’à un certain point, et leurs « maîtres » éprouvent souvent de l’empathie à leur endroit car ils ressentent une certaine forme de proximité mentale et émotionnelle. La question de savoir s’il est pour autant loisible de prononcer le grand mot de « conscience » à propos des céphalopodes est susceptible de recevoir toutes sortes de réponses, mais, si l’on admet qu’un chien peut accéder à une forme de conscience nettement individualisée, force est de concéder qu’il doit en aller de même du poulpe.
La nature a fabriqué des cerveaux en suivant au moins deux voies très différentes – en fait, les voies possibles sont presque aussi nombreuses que les phylums dans le règne animal. L’esprit a émergé ou s’est incarné à des degrés divers dans tous ces embranchements, en dépit de ce qui les sépare les uns des autres tout en nous séparant d’eux.