Le fleuve de la conscience1
« Le temps, a écrit Jorge Luis Borges, est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le temps2. » Nos mouvements, nos actions, s’étendent dans le temps, comme nos perceptions, nos pensées, les contenus de notre conscience. Nous vivons dans le temps, nous organisons notre temps, nous sommes des créatures temporelles jusqu’au tréfonds de notre être. Mais le temps où nous vivons, ou qui règle notre vie, est-il continu – comme le fleuve de Borges ? Ou bien doit-on plutôt le comparer à une suite de moments discrets ressemblant aux grains d’un chapelet ?
Au XVIIIe siècle, la notion de moments discrets avait gagné la faveur du philosophe David Hume, pour qui l’esprit n’était « qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes, qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuels3 ».
Selon William James, qui fit état de cette opinion dans ses Principles of Psychology (1890), la « conception humienne » (sic) était aussi puissante que fâcheuse. Elle lui semblait aller à l’encontre de l’intuition, pour commencer : dans le célèbre chapitre de ce précis de psychologie où il est question du « courant de pensée », il soulignait que, pour son possesseur, la conscience paraît toujours continue, « sans brèche, cassure ni division », jamais « fragmentée ni morcelée » : même si les contenus de la conscience changent en permanence, remarquait-il, nous passons sans heurt d’une pensée à une autre, d’un percept au suivant, sans interruption ni rupture. Pour James, par conséquent, la pensée était un flux, d’où son invention du terme « courant de conscience ». Mais « la conscience est-elle réellement discontinue […] ? et ne semble-t-elle se présenter sous l’aspect d’un continuum que sous l’effet d’une illusion analogue à celle du zootrope ? » s’interrogeait-il.
Avant 1830 environ (faute d’avoir déjà conçu un modèle fonctionnel), il était impossible de créer des représentations ou des images mobiles ; et personne ou presque n’aurait imaginé non plus avant cette date que des plans fixes puissent induire une sensation ou une illusion de mouvement. Comment des images auraient-elles pu paraître animées sans se mouvoir elles-mêmes ? Cette idée était intrinsèquement paradoxale : il y avait là une contradiction flagrante. Mais le zootrope prouva que des images séparées peuvent assez fusionner dans le cerveau pour donner l’illusion d’un mouvement continu.
Les zootropes (et maints autres dispositifs similaires aux noms divers) étaient si prisés du temps de James que peu de foyers victoriens de la classe moyenne en étaient dépourvus. Ces instruments contenaient un tambour ou un disque sur le pourtour duquel une bande de dessins – des « arrêts sur image » d’animaux en train de se déplacer, de jeux de ballon, d’acrobates en plein exercice ou de croissances de végétaux – étaient peints ou collés. Lorsque ce tambour ou ce disque tournait, les dessins séparés se succédaient rapidement, puis cédaient la place à la perception d’une seule scène continûment animée sitôt que la rotation atteignait une vitesse critique. Si appréciés fussent-ils en tant que jouets donnant une illusion magique de mobilité, ces zootropes avaient été d’abord fabriqués par des inventeurs (souvent des scientifiques ou des philosophes) qui poursuivaient un objectif des plus sérieux : l’élucidation des mécanismes de la locomotion animale et de la vision elle-même.
Si James avait écrit quelques années plus tard, l’analogie cinématographique aurait pu lui venir à l’esprit : parce que le flux tendu des images thématiquement apparentées dont ils se composent brosse un récit visuel qui fait partie intégrante du point de vue et des valeurs du metteur en scène, les films ne sont pas du tout une mauvaise métaphore du courant de la conscience. Les procédés techniques et les concepts clés du cinéma – toutes les sortes de zooms, de fondus, de dissolutions, d’omissions, d’allusions, d’associations et de juxtapositions – reproduisent assez fidèlement les tours et les détours de la conscience.
Henri Bergson recourut à cette analogie en 1907 dans son Évolution créatrice, ouvrage dont un chapitre entier est consacré au « mécanisme cinématographique de la pensée et [à] l’illusion mécanistique » ; mais, tout en tenant la « cinématographie » pour un mécanisme élémentaire du cerveau et de l’esprit, il considérait que cette espèce de cinématographe intérieur a ceci de spécial que ses « instantanés » ne sont pas isolés les uns des autres, mais organiquement connectés. Dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, il précisa que de tels moments perceptuels « se fondent » et « se pénètrent »4 mutuellement comme les notes d’une mélodie (contrairement aux battements vides et successifs d’un métronome).
James aussi parla de connectivité et d’articulation, et ces moments étaient pour lui reliés par toute la trajectoire et le thème d’une vie :
La connaissance de quelque autre partie du courant, qu’elle soit passée ou future, proche ou lointaine, est toujours mêlée à notre connaissance de la chose présente.
[…] Ces persistances de vieux objets, ces arrivées de nouveauté, sont les germes de la mémoire et de l’expectation, le sens rétrospectif et prospectif du temps. Elles confèrent à la conscience cette continuité sans laquelle elle ne saurait être qualifiée de courant.
Dans le même chapitre que celui où il traite de la perception du temps, James cite une fascinante conjecture de James Mill (le père de John Stuart Mill) relative à ce à quoi la conscience ressemblerait si, étant discontinue, elle consistait en des sensations et des images toutes aussi séparées que les perles d’un collier :
Nous ne pourrions connaître rien d’autre que l’instant présent. Chacune de nos sensations disparaissant à jamais sitôt qu’elle cesserait, nous devrions être comme si nous n’avions jamais été. […] Nous serions totalement incapables d’acquérir la moindre expérience.
James se demande même si l’existence serait tant soit peu possible dans ces circonstances où la conscience se réduirait à « l’étincelle d’un ver luisant […] partout environné de ténèbres ». C’est précisément l’état de l’individu atteint d’amnésie, même si le « moment » peut dans ce cas durer quelques secondes, comme en témoigne ce que j’avais noté à propos de mon patient amnésique Jimmie, le « marin perdu » de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau :
Il est […] prisonnier d’un moment unique de son existence, […] avec un fossé ou un hiatus d’oublis tout autour […]. C’est un homme sans passé (ni avenir), enlisé dans un moment constamment changeant, vide de sens5.
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James et Bergson ont-ils eu l’intuition d’une vérité profonde quand ils ont comparé la perception visuelle – voire le flux de la conscience lui-même – à des mécanismes tels que les zootropes et les caméras ? L’œil/cerveau « prend-il » effectivement des vues perceptuelles dont la fusion crée une impression de continuité et de mouvement ? Ce problème n’allait pas être élucidé de leur vivant.
Quelques-uns de mes patients m’ont dit avoir été en proie à un trouble neurologique rare, mais des plus spectaculaires, lors d’accès de migraine : perdant le sens de la continuité visuelle et du mouvement, ils voient une série de « plans » clignotants à la place. Quoique parfois nettes et distinctes et se succédant quelquefois sans superposition ni chevauchement, ces images sont le plus souvent un peu estompées, comme les photos trop longuement exposées ; et elles ont tendance pour la plupart à persister assez longtemps pour que chaque « plan » reste visible quand le suivant est aperçu, trois ou quatre scènes d’autant plus pâles qu’elles se sont formées les premières étant alors susceptibles de se superposer l’une à l’autre. (Cet effet fait penser à certaines des « chronophotographies » d’Étienne-Jules Marey, médecin qui, dès les années 1880, avait réussi à superposer une suite complète de moments ou de tranches de temps sur une seule et même plaque de verre6.)
N’ayant pu trouver aucune description satisfaisante de ce phénomène dans la littérature médicale – ces crises sont si brèves, si rares et si difficiles à prévoir ou à déclencher que ce n’était guère étonnant ! –, je l’avais qualifié de « vision cinématique » dans mon livre intitulé Migraine, car mes patients le comparaient toujours à un film qui défilerait trop lentement : j’indiquais dans cet ouvrage datant de 1970 que la fréquence du clignotement caractéristique de ces épisodes semble aller de six à douze images par seconde, des motifs ou des hallucinations kaléidoscopiques pouvant clignoter également dans les cas de délire migraineux. (Il peut arriver alors que les scintillations s’accélèrent au point que le mouvement reprenne son aspect normal.)
Si stupéfiant que fût ce phénomène, ses mécanismes physiologiques étaient restés obscurs tout au long de ces années 1960. Mais une question me tarabustait : se pourrait-il, m’étais-je demandé par la suite, que la perception visuelle soit réellement analogue à la cinématographie en cela que des clichés ou des « plans » brefs, instantanés et statiques appartenant à tout un environnement visuel seraient pris dans un premier temps, puis fusionneraient normalement de façon à susciter les impressions de mouvement et de continuité auxquelles nous sommes accoutumés – cette « fusion » ne s’effectuant apparemment pas dans le contexte très anormal de tels accès de migraine ?
Non seulement certaines formes d’épilepsie aussi bien que quelques intoxications (surtout celles dues à la consommation d’hallucinogènes tels que le LSD) engendrent des effets visuels voisins, mais on pourrait aussi évoquer le cas des objets mobiles qui laissent une traînée ou un sillage visuels derrière eux, des répétitions spontanées d’images ou des prolongements inhabituels d’« images consécutives7 ».
Plusieurs de mes patients postencéphalitiques traités à la L-dopa m’avaient appris en 1969 que leurs phases d’« éveil » (et de surexcitation, surtout) les avaient plongés dans des états similaires. Quelques-uns avaient été en proie à des épisodes de vision cinématique, d’autres mettant plutôt l’accent sur les extraordinaires « immobilisations » qui avaient paralysé leur vision pendant des heures – cela, tout en interrompant de surcroît le flux de leurs mouvements, de leurs actes, de leur pensée même.
Ces paralysies étaient particulièrement prononcées chez Hester Y. Une énorme inondation étant provenue un jour de la salle de bains qu’elle occupait, j’étais monté à l’étage et l’avais découverte dans sa baignoire, totalement immobile.
Elle avait sursauté quand je lui avais touché l’épaule, puis m’avait demandé :
« Qu’est-il arrivé ?
– C’est à vous de me le dire8 », lui avais-je répondu.
Elle m’avait expliqué que, juste après qu’elle avait ouvert les robinets, il n’y avait pas plus de cinq centimètres d’eau dans la baignoire… puis je l’avais touchée, et elle avait compris subitement que cette eau avait dû déborder et provoquer une inondation. Elle s’était pétrifiée, restant prisonnière de ce moment perceptuel où il n’y avait encore que cinq centimètres d’eau dans son bain !
Ces troubles attestaient que la conscience peut se désactiver durant de longs laps de temps, même si les fonctions automatiques ou non conscientes (le maintien de la posture ou de la respiration, en particulier) sont assurées comme auparavant.
Un autre exemple frappant d’immobilisation perceptuelle a trait à une illusion visuelle des plus fréquentes : celle provoquée par le cube de Necker. Quand on regarde cette figure ambiguë, la perspective sous laquelle on la contemple change normalement d’une seconde à l’autre, le cube paraissant d’abord se rapprocher, puis s’éloigner, sans qu’aucun effort de volonté ne parvienne à interrompre ce va-et-vient incessant. Ni le dessin ni son image rétinienne ne se modifient – les changements de perspective tiennent à un processus purement cortical : un conflit inhérent à la conscience contraint à osciller entre deux interprétations perceptuelles possibles. Ces oscillations survenant chez tous les sujets normaux produisent des effets observables sous imagerie fonctionnelle cérébrale, alors que les postencéphalitiques plongés dans un état d’immobilisation peuvent voir cette figure sous le même angle pendant des minutes ou des heures d’affilée9.
Le flux normal de la conscience, semblait-il, peut être non seulement fragmenté ou coupé en une multitude de petits morceaux comparables à des instantanés photographiques, mais aussi suspendu par intermittence durant des heures. Ce phénomène était pour moi encore plus troublant et mystérieux que la vision cinématique, car il était admis depuis l’époque de William James que la conscience est changeante et fluctuante par nature – désormais, mon expérience clinique me faisait même douter de la véracité de ce quasi-axiome neurologique.
J’étais donc prédisposé à être fasciné à nouveau lorsque, en 1983, Josef Zihl et ses collaborateurs de Munich publièrent un article consacré à un cas fort bien documenté de cécité au mouvement. La femme dont il était ici question était devenue totalement incapable de percevoir les mouvements à la suite d’une attaque qui avait endommagé des zones nettement circonscrites de son cortex visuel : des secteurs dont l’importance pour la perception de la mobilité avait été physiologiquement démontrée par des expérimentations pratiquées sur des animaux. Cette patiente, qui répondait au nom de L. M., était sujette à des « arrêts sur image » de plusieurs secondes tout au long desquels elle n’apercevait plus qu’une scène immobile prolongée et perdait toute conscience visuelle des mouvements environnants, ses pensées et ses perceptions demeurant normales par ailleurs. Quand Mme M. commençait à discuter avec un ami qui lui faisait face, son interlocuteur lui donnait parfois l’impression de ne plus remuer les lèvres et d’afficher une expression faciale immuable ; et si cet ami se plaçait derrière elle, elle continuait à le « voir » devant elle, bien que sa voix provînt désormais de derrière son dos. Elle constatait quelquefois en essayant de traverser une rue qu’une voiture qu’elle avait vue « arrêtée » à une grande distance de l’endroit où elle se trouvait était maintenant tout près d’elle ; ou encore, le filet de thé sortant du bec verseur d’une théière lui apparaissait sous l’aspect d’un « glacier », et elle comprenait peu après qu’elle avait trop rempli sa tasse en découvrant la mare de thé qui s’étalait sur la table. Cet état la déconcertait au plus haut point, et il pouvait se révéler dangereux à l’occasion.
La vision cinématique et la variété de cécité au mouvement décrite par Zihl présentent des différences patentes, de même que ces deux phénomènes diffèrent peut-être aussi des interminables immobilisations visuelles et parfois même globales endurées par certains de mes patients postencéphalitiques : ces différences laissent présager que la perception du mouvement visuel et la continuité de la conscience visuelle doivent être régies par des mécanismes ou des systèmes différents, comme nombre d’indices recueillis à l’issue d’expérimentations tant perceptuelles que psychologiques tendent à le démontrer. Tout porte à croire que ces mécanismes ne fonctionnent pas comme ils le devraient, en partie ou en totalité, dans certaines intoxications, au cours de quelques accès de migraine et à la suite de diverses lésions cérébrales – mais ces dysfonctionnements sont-ils susceptibles de se manifester également dans des circonstances plus banales ?
Un exemple aussi familier qu’intriguant mérite peut-être d’être cité : il suffit de regarder des objets rotatifs animés d’un mouvement régulier (des ventilateurs, des roues, des pales d’hélice, etc.) ou de passer devant des barrières ou des clôtures à claire-voie pour que la continuité normale du mouvement semble brusquement s’interrompre. Quand j’observe mon ventilateur de plafond depuis mon lit, par exemple, il peut m’arriver d’avoir tout à coup l’illusion que ses pales tournent en sens inverse pendant quelques secondes avant que leur mouvement originel se rétablisse tout aussi soudainement ; tantôt j’imagine que ces pales planent au-dessus de ma tête ou s’immobilisent, tantôt je crois qu’elles se multiplient ou se couvrent de bandes noires plus larges qu’elles-mêmes.
Dans les films, de même, les roues des diligences semblent quelquefois tourner lentement à l’envers ou ne bouger qu’à peine : cette illusion de la « roue de wagon » dénote que la cadence de prise de vues et la vitesse de rotation des roues ne sont pas synchrones, mais elle est attestée aussi dans la vie réelle – je puis y être sujet lorsque je contemple mon ventilateur dans ma chambre éclairée par la lumière continue ou uniforme des rayons de soleil matinaux. Mes propres mécanismes perceptuels clignoteraient-ils ou seraient-ils asynchrones (à l’instar, à nouveau, de l’action d’une caméra) ?
L’exploration très détaillée de ces illusions du type « roue de wagon » entreprise par Dale Purves et ses collaborateurs a confirmé que ces sortes de perceptions illusoires ou erronées sont courantes, si ce n’est universelles. Après avoir exclu toutes les autres causes possibles de discontinuité (les éclairages intermittents, les mouvements oculaires, etc.), ces chercheurs ont abouti à la conclusion que le système visuel traite les informations qu’il reçoit « en épisodes séquentiels » qui se succèdent à la vitesse de trois à vingt par seconde, ces suites d’images étant perçues normalement comme un flux de perceptions ininterrompues : ces données suggèrent que les fictions cinématographiques sont convaincantes pour la simple raison que nous découpons nous-mêmes le temps et la réalité comme le fait une caméra, le scindant en plans discrets que nous rassemblons ensuite en un flux qui nous paraît continu.
Pour Purves, c’est justement cette décomposition de ce que nous voyons en une série de moments successifs qui permet au cerveau de détecter, puis de « computer » le mouvement : tout ce qu’il a à faire, c’est noter les positions différentes que les objets occupent d’un « plan » à l’autre, puis d’en déduire la direction et la vitesse de leurs déplacements.
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Mais on ne saurait se contenter de cette observation, car nous ne nous bornons pas à calculer le mouvement à la manière d’un robot – nous le percevons. Nous percevons la mobilité, exactement de la même manière que nous percevons la couleur ou la profondeur, comme une expérience qualitative unique en son genre parce que indispensable à la discrimination et à la conscience visuelles. La genèse des qualia10 continue à échapper à notre compréhension : on ne sait pas encore comment les computations cérébrales objectives se transforment en expériences subjectives. Les philosophes débattent interminablement des modalités de l’occurrence de ces transformations tout en se demandant s’ils parviendront jamais à les décrypter.
James imaginait que le zootrope était une métaphore du cerveau conscient, tandis que Bergson compara le mécanisme de notre connaissance usuelle à « une espèce de cinématographe intérieur11 » ; mais, bien sûr, il n’y avait là rien de plus que des analogies et des images séduisantes : c’est depuis deux ou trois décennies à peine que la question des fondements neuronaux de la conscience a pu commencer à être sérieusement posée grâce aux apports des neurosciences.
La situation a considérablement évolué depuis les années 1970 : taboue ou presque jusqu’à cette époque, l’étude neuroscientifique de la conscience est devenue aujourd’hui une discipline majeure qui mobilise des milliers de chercheurs dans le monde entier. Tous les niveaux de conscience sont désormais en cours d’exploration, depuis les mécanismes perceptuels de base (ils sont à l’œuvre chez nous aussi bien que chez de nombreux animaux) jusqu’aux fonctions psychiques supérieures de la mémoire, de l’imaginaire et de la conscience autoréflexive.
La complexité presque inconcevable des processus inhérents aux « corrélats neuronaux de la pensée et de la conscience » est-elle mieux cernée ? Force est d’imaginer, si l’on en est capable, la centaine de milliards de neurones, chacun doté d’un millier au moins de connexions synaptiques, que contient tout cerveau humain : c’est là que, en quelques fractions de seconde à peine, peuvent émerger ou être sélectionnés un million environ de groupes neuronaux abritant chacun une population de mille à dix mille neurones – ordres de grandeur « hyperastronomiques », commente Edelman. Comme les « millions de navettes fulgurantes » du métier Jacquard enchanté de Sherrington, toutes ces « coalitions » conversent l’une avec l’autre pour tisser, maintes fois par seconde, leurs motifs continuellement changeants mais toujours signifiants.
On est encore très loin d’appréhender la densité et la diversité de l’ensemble constitué par les couches superposées et mutuellement influentes du courant de conscience, tel qu’il traverse l’esprit tout en se renouvelant en permanence. Même l’art le plus puissant – qu’il s’exprime dans un film, une pièce de théâtre ou un récit littéraire – laisse à peine pressentir ce à quoi la conscience humaine ressemble véritablement.
Mais il n’en est pas moins possible de nos jours de visualiser simultanément les comportements de centaines au moins de neurones actifs chez des animaux non anesthésiés en train d’accomplir des tâches perceptuelles ou mentales simples : les techniques d’imagerie médicale telles que la résonance magnétique fonctionnelle et la tomographie par émission de positons, notamment, permettent d’examiner les activités et les interactions de vastes aires cérébrales, ces méthodes d’exploration non invasives ayant l’avantage d’être également utilisables sur des sujets humains engagés dans des tâches mentales complexes.
À ces études physiologiques s’ajoute la procédure relativement récente de la modélisation neuronale informatisée, qui permet quant à elle d’observer comment s’organisent des populations ou des réseaux de neurones virtuels soumis à des stimuli ou à des contraintes d’un genre ou d’un autre.
C’est grâce à toutes ces approches, ainsi qu’aux concepts inaccessibles aux générations précédentes qu’elles ont générés, que la quête des corrélats neuronaux de la conscience est devenue l’aventure la plus fondamentale et la plus excitante des neurosciences contemporaines. Une innovation décisive a consisté à « penser en termes de populations », c’est-à-dire à tenir compte du nombre énorme de neurones que contient le cerveau humain : on a compris de la sorte que, en modifiant différemment les forces des connexions neuronales, l’expérience peut favoriser la formation de constellations ou de groupes fonctionnels de neurones dans toutes les régions du cerveau – groupes dont les interactions correspondent à des catégories expérientielles.
À la conception antérieure de fonctions cérébrales rigides, modalement immuables et programmées comme un ordinateur, s’est substituée la notion, plus biologique et plus puissante, de « sélection par l’expérience », c’est-à-dire de vécu qui façonne littéralement la connectivité et le fonctionnement du cerveau (dans des limites génétiques, anatomiques et physiologiques, bien entendu).
Ces sélections de groupes de neurones (ils peuvent en comprendre un millier environ) et les effets qu’elles exercent sur la morphologie cérébrale au cours de la vie des individus joueraient un rôle peu ou prou analogue à celui de la sélection naturelle dans l’évolution des espèces ; c’est pourquoi Gerald M. Edelman, précurseur en la matière dans les années 1970, a parlé à ce propos de « darwinisme neuronal » alors que Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste plus intéressé par les connexions interneuronales, emploie pour sa part l’expression de « darwinisme des synapses ».
William James ne manquait jamais de souligner que la conscience n’est pas une « chose », mais un « processus ». D’après Edelman, le fondement neuronal de tous les processus conscients consisterait dans les interactions dynamiques de groupes de neurones localisés dans des aires corticales différentes, ainsi que dans celles survenant entre le cortex, le thalamus et d’autres régions cérébrales : à l’en croire, les innombrables interactions réciproques existant entre les systèmes mnésiques du cerveau antérieur, d’une part, et les systèmes de catégorisation perceptuelle du cerveau postérieur, d’autre part, seraient à l’origine de la conscience12.
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Parmi ces pionniers de l’étude des fondements neuronaux de la conscience figurent aussi Francis Crick et son collègue Christof Koch. Dès le premier article qu’ils ont cosigné dans les années 1980, ils se sont spécifiquement consacrés à l’étude de la perception visuelle élémentaire et des processus qu’elle occasionne, estimant que le cortex visuel non seulement est le plus accessible à l’exploration, mais permet en outre de modéliser l’investigation et la compréhension des formes supérieures de conscience13.
Dans l’article synoptique, intitulé « A framework for consciousness » [Une architecture pour la conscience], qu’ils ont fait paraître en 2003, Crick et Koch ont traité tout à la fois des corrélats neuronaux de la perception du mouvement, de la perception ou de la construction de la continuité visuelle et, par extension, de la continuité apparente de la conscience proprement dite : « La conscience [visuelle] perçoit une série d’instantanés statiques sur lesquels du mouvement est “peint”, […] ces perceptions étant temporellement discrètes », ont-ils avancé.
Quand je l’avais lue pour la première fois, cette phrase m’avait d’autant plus stupéfié qu’elle semblait s’étayer sur une conception de la conscience en tout point similaire à celle de James et de Bergson – conception séculaire à laquelle je n’avais jamais cessé de réfléchir depuis que mes patients migraineux m’avaient décrit des « visions cinématiques » dans les années 1960. Pourtant, il était ici question de plus que cela… de la possibilité que les activités neuronales soient le véritable substrat de la conscience !
Contrairement à leurs homologues cinématiques, les « instantanés » dont Crick et Koch postulent l’existence ne sont pas uniformes : il est peu probable que des instantanés successifs aient une durée constante, estiment-ils – et il se pourrait par ailleurs que les instantanés de forme et de couleur ne coïncident pas temporellement. Même si tout porte à croire que ce mécanisme de « saisie instantanée » des intrants sensoriels d’ordre visuel est relativement simple et automatisé et n’implique pas la mise en œuvre de processus neuronaux trop compliqués, chaque percept visuel doit comporter un grand nombre d’attributs visuels nécessairement liés au niveau préconscient14.
Comment, par conséquent, divers instantanés « s’assemblent-ils » pour créer une continuité apparente, et comment deviennent-ils conscients ?
Bien que la représentation d’un mouvement particulier (par exemple) puisse être attribuée à une excitation neuronale qui se transmet à une vitesse donnée dans les zones du cortex visuel spécialisées dans la perception du mouvement, ce n’est que le début d’un processus complexe. Pour atteindre la conscience, cette excitation neuronale, ou la représentation d’ordre supérieur qui lui correspond, doit franchir un certain seuil d’intensité et se maintenir au-dessus de ce niveau – pour Crick et Koch, la conscience serait un « phénomène de seuil ». Le groupe de neurones concerné n’y parviendrait qu’en s’assurant le concours d’autres parties du cerveau situées dans les lobes frontaux, le plus souvent, et en s’alliant à des millions d’autres neurones avec lesquels il formerait une « coalition » : ces assemblages capables de se constituer et de se dissoudre en une fraction de seconde entraîneraient la formation de connexions réciproques entre le cortex visuel et de nombreuses autres aires cérébrales, toutes ces régions se coalisant à leur tour et « conversant » ensemble sans jamais cesser d’interagir… si bien que la prise de conscience d’un percept visuel unique pourrait nécessiter que des milliards de cellules nerveuses subissent des activations parallèles tout en se modifiant mutuellement.
Enfin, l’activité d’une coalition, ou d’une coalition de coalitions, doit non seulement franchir un certain seuil d’intensité pour devenir consciente, mais perdurer aussi un certain temps – pendant une centaine de millisecondes environ : ce serait la durée du « moment perceptuel15 ».
Selon Crick et Koch, la continuité apparente de la conscience visuelle tient au fait que l’activité de la coalition impliquée présente une « hystérésis », c’est-à-dire persiste plus longtemps que le stimulus : en un sens, cette hypothèse est très proche de la notion de « persistance de la vision » formulée par les théoriciens du XIXe siècle16. Hermann von Helmholtz écrivait par exemple dans son Handbuch der physiologischen Optik (1867) que « la répétition de l’impression doit être assez rapide pour que l’effet consécutif à chaque impression n’ait pas sensiblement diminué lorsque l’impression suivante se produit17 », mais, comme ses contemporains, il supposait que cet « effet consécutif » se manifeste dans la rétine, alors que Crick et Koch le situent dans les coalitions de neurones du cortex. Autrement dit, l’impression de continuité résulte du chevauchement continuel de moments perceptuels successifs : les formes de vision cinématique que j’ai décrites – que les plans soient nettement séparés ou qu’ils soient estompés et se recouvrent en partie – sont peut-être imputables à des anomalies de l’excitabilité des coalitions dues à une hystérésis tantôt trop prononcée, tantôt trop faible18.
Dans les contextes ordinaires, la vision ne présente aucune solution de continuité révélatrice des processus sous-jacents dont elle dépend. Seule sa décomposition, expérimentalement induite ou corrélée à des troubles neurologiques, fait apparaître ses éléments constitutifs : les images clignotantes, persévérantes et temporellement estompées dont s’accompagnent certaines intoxications ou migraines sévères donnent à penser que la conscience est bien composée de moments discrets.
Sur quelque mécanisme qu’elle s’étançonne, la fusion de plans ou d’instantanés visuels discrets est indispensable à la continuité, à la fluidité et à la mobilité de la conscience. Cette sorte de conscience dynamique est sans doute apparue pour la première fois chez les reptiles, il y a deux cent cinquante millions d’années de cela : il est probable que de tels « courants de conscience » n’existent pas chez les amphibiens puisqu’une grenouille, par exemple, ne donne aucun signe d’attention active ni de sensibilité à la succession visuelle des événements. Le monde visuel ou la conscience visuelle des grenouilles ne ressemblent pas aux nôtres : ces batraciens sont juste capables de reconnaître automatiquement les objets insectoïdes qui pénètrent dans leur champ de vision et de réagir à ces stimuli en dardant leur langue – ils ne scrutent pas leur environnement pour y repérer une proie.
Si le dynamisme et la fluidité de la conscience favorisent à un niveau inférieur la continuité et l’activité de l’examen visuel ou du regard, à un niveau supérieur, ils permettent aussi d’interagir à la perception et à la mémoire, ou au présent et au passé ; et cette conscience « primaire », remarque Edelman, est aussi efficace que hautement adaptative pour ce qui est de la lutte pour la vie.
Voici ce qu’Edelman écrit dans Plus vaste que le ciel :
Imaginez un animal doté de conscience primaire et qui se trouve dans la jungle. Il entend un faible bruit de grondement, et, en même temps, le vent souffle, et la lumière commence à décliner. Il court vite vers un endroit sûr. Un physicien serait incapable de détecter une relation causale nécessaire entre ces événements. Mais, pour un animal doté de conscience primaire, cet ensemble d’événements simultanés peut avoir accompagné une expérience antérieure incluant l’apparition d’un tigre. La conscience a permis l’intégration de la scène présente avec l’histoire passée de l’expérience consciente de l’animal, et cette intégration a de la valeur pour la survie, qu’un tigre soit ou non présent19.
C’est à partir de cette conscience primaire assez simple que nous accédons à la conscience humaine grâce à l’avènement du langage, à la conscience de soi et à l’appréhension explicite du passé et du futur : la continuité thématique et personnelle de la conscience individuelle dépend de ces trois facteurs. Assis dans un café de la Septième Avenue, j’écris tout en promenant mes yeux à l’entour – mon attention et ma concentration se déplacent : j’observe tantôt une passante en robe rouge, tantôt un homme qui promène un drôle de chien, tantôt le soleil en train (enfin !) de percer les nuages. Mais d’autres sensations aussi semblent surgir toutes seules : la pétarade d’un pot d’échappement, l’odeur de fumée que le vent transporte jusqu’à mes narines quand quelqu’un allume une cigarette près de moi. Tous ces événements retiennent momentanément mon attention lorsqu’ils se produisent : parmi un millier de perceptions possibles, pourquoi est-ce celles-là que je choisis ? Des réflexions, des souvenirs, des associations les sous-tendent parce que la conscience est toujours active et sélective – les significations et les affects strictement privés dont elle est empreinte éclairent nos choix en faisant fusionner nos percepts. Ce n’est donc pas seulement la Septième Avenue que je vois, mais ma Septième Avenue à moi, marquée au coin de ma personnalité et de mon identité.
Adieu à Berlin de Christopher Isherwood s’ouvre par cette longue comparaison photographique : « Je suis une caméra braquée, absolument passive, qui enregistre et ne pense pas. Qui enregistre l’homme en train de se raser à la fenêtre d’en face et la femme en kimono qui se lave les cheveux. Un jour, il faudra développer tout cela, l’imprimer avec soin, le fixer20. » Nous aurions pourtant tort d’imaginer qu’il nous est permis d’être des observateurs passifs ou impartiaux, car toute perception, toute scène, est le fruit de notre conception, que nous le voulions ou non et le sachions ou pas. Nous sommes les metteurs en scène du film que nous produisons tout en étant aussi le sujet de ce film : chacun de ses plans, de ses moments, nous constitue et nous appartient à la fois.
Mais alors, comment nos clichés, nos moments fugitifs, se conjuguent-ils ? Si tout est éphémère, comment parvenons-nous à de la continuité ? Selon William James – qui avait été cow-boy dans les années 1880 –, nos pensées fugaces n’errent pas sans but comme le bétail sauvage : elles appartiennent toutes à quelqu’un et portent la marque de cette propriété, la moindre de nos idées, comme l’écrit ce psychologue, étant propriétaire dès sa naissance de celles qui l’ont précédée et « mourant possédée, en transmettant tout ce qu’elle a réalisé en propre à son dernier propriétaire ».
Ce n’est donc pas seulement de moments perceptuels simplement physiologiques (bien qu’ils sous-tendent tout le reste), mais de moments essentiellement personnels que notre être semble constitué : en fin de compte, tout cela renvoie à l’image proustienne quelque peu photographique, voire humienne, de l’être humain comme consistant en une « collection de moments », quand bien même ces moments s’écoulent l’un dans l’autre tel le fleuve de Borges.