Méprises auditives


Lorsque, il y a quelques semaines de cela, j’entendis mon amie Kate me dire : I am going to choir practice [Je vais à la chorale], je fus surpris. Nous nous connaissions depuis trente ans et elle n’avait jamais exprimé le moindre intérêt pour le chant, mais qui sait ? pensai-je : elle m’avait peut-être caché cette part d’elle-même, à moins qu’il ne s’agît d’un nouvel intérêt ou que son fils, peut-être, ne soit choriste… peut-être.

J’examinai une multitude d’hypothèses sans envisager à aucun instant d’avoir entendu de travers : je ne compris qu’après son retour qu’elle venait de se rendre chez un chiropracteur.

Quelques jours plus tard, Kate me lança en plaisantant I’m off to choir practice [Je pars à la chorale], ce qui me laissa de nouveau perplexe. Firecrackers [Des pétards] ? me dis-je. Pourquoi me parle-t-elle de pétards ?

Plus ma surdité s’aggrave, plus j’ai tendance à mal entendre ce que les gens racontent, si imprévisibles que soient ces incidents – ils se répètent tantôt vingt fois par jour, tantôt jamais du matin jusqu’au soir. Je note soigneusement mes erreurs dans un petit calepin rouge orné de l’étiquette PARACOUSIES, appellation sous laquelle je désigne mes troubles de l’audition tels que ces méprises : en plus d’écrire ce que j’ai entendu (en rouge) sur la page de gauche et ce qui était vraiment dit (en vert) sur celle de droite, je consigne (en violet) les réactions d’autrui à chacune de mes méprises auditives ainsi qu’aux conjectures le plus souvent extravagantes que j’échafaude afin d’attribuer une signification à ce qui est si souvent vide de sens pour l’essentiel.

Depuis que la Psychopathologie de la vie quotidienne est sortie des presses en 1901, ces méprises auditives sont tenues pour aussi « freudiennes » que les erreurs de lecture ou de prononciation, les actes manqués et les lapsus linguae : on y voit l’expression de sentiments et de conflits profondément refoulés ; or, même s’il m’est effectivement arrivé à l’occasion de rougir de quelques malentendus grossiers, très peu de mes erreurs d’audition me paraissent relever d’une simple interprétation psychanalytique. Chaque fois ou presque que j’entends de travers, je constate certes qu’un son ou une Gestalt acoustique globalement analogue relie ce qui a été dit à ce que j’ai entendu, mais la préservation de la syntaxe ne change rien à l’affaire : que la forme générale d’une phrase soit préservée ou non, toute méprise auditive risque de faire chavirer le frêle esquif de la signification en y accumulant beaucoup trop de formes sonores phonologiquement similaires, mais intrinsèquement insensées ou absurdes.

L’imprécision de l’énonciation, les accents inhabituels ou la médiocrité de la transmission, tout cela est d’autant plus susceptible de concourir à induire les perceptions en erreur qu’un petit nombre de méprises auditives ne tiennent pas seulement au remplacement d’un mot réel par un autre, si absurde ou hors contexte que soit ce second vocable : il peut même advenir que le cerveau forge tel ou tel néologisme. Un jour où l’un de mes amis m’apprit au téléphone que son enfant était malade, par exemple, j’entendis à tort pontillitis à la place de tonsillitis [angine], substitution qui ne manqua pas de me déconcerter – s’agissait-il d’un syndrome clinique si rare (d’une variété d’inflammation, peut-être) que je ne le connaissais pas ? Il ne me vint pas du tout à l’esprit que je venais d’inventer un mot qui n’existait pas, voire une pathologie inexistante.

Toute méprise auditive est une concoction inédite : la centième est aussi originale et surprenante que la première. Découvrant souvent avec une étrange lenteur que je viens d’entendre de travers, j’échafaude parfois des théories très complexes à seule fin de m’expliquer ce qu’il semblerait que j’aurais dû saisir sur-le-champ. Si quelque chose paraît plausible, on peut ne pas se dire qu’on a mal entendu : seules les méprises suffisamment invraisemblables ou totalement hors contexte donnent à penser que « cela ne peut pas être vrai » ; c’est dans ce cas uniquement que, comme je le fais si souvent, on peut finir par demander à son interlocuteur (en adoptant un ton quelque peu embarrassé, éventuellement) de répéter, voire d’épeler, les formules ou les phrases mal comprises.

Quand j’entendis à tort Kate m’annoncer qu’elle allait chanter avec son chœur, j’acceptai cette déclaration car elle aurait pu pratiquer le chant choral. En revanche, le jour où un ami me parla d’une big-time cuttlefish diagnosed with ALS [d’une seiche de premier ordre atteinte d’une sclérose latérale amyotrophique], je devinai très vite que je devais avoir entendu de travers : les systèmes nerveux des céphalopodes sont complexes, c’est vrai, et il se pourrait donc, peut-être, qu’une seiche ait une sclérose latérale amyotrophique, songeai-je une fraction de seconde, mais cette notion de « seiche de premier ordre » était trop ridicule pour avoir la moindre chance d’être véridique. (Cet ami parlait en réalité d’« un publiciste de premier ordre ».)

En dépit de leur faible intérêt apparent, les méprises auditives pourraient jeter une lumière inattendue sur la nature de la perception – sur la réception de la parole, en particulier ; elles ont d’abord la propriété extraordinaire de se présenter sous la forme de mots ou de phrases clairement articulés plutôt que sous celle de mélis-mélos sonores : on entend de travers, mais on entend quand même.

Sans être des hallucinations à proprement parler, ces sortes de méprises ressemblent aux productions hallucinatoires en ceci que, comme ces dernières, elles utilisent les voies de perception habituelles et se font passer pour la réalité – il ne viendrait à l’idée de personne de contester ce point. Néanmoins, les données sensorielles à partir desquelles notre cerveau doit construire toutes nos perceptions sont souvent si maigres et ambiguës qu’il est toujours possible qu’une erreur ou une illusion survienne – en fait, que nos perceptions soient si fréquemment correctes tient du miracle, compte tenu de la rapidité ou de la quasi-instantanéité de leur construction.

Même si nos environnements, non moins que nos aspirations et attentes conscientes et inconscientes, codéterminent assurément nos méprises auditives, le véritable fauteur de troubles opère aux niveaux inférieurs, au sein des structures cérébrales responsables de l’analyse et du décodage phonologiques. Exploitant au mieux les signaux déformés ou lacunaires que nos oreilles nous transmettent, ces zones du cerveau construisent des mots réels ou des phrases dignes de ce nom, si absurdes que soient ces constructions.

J’ai beau entendre beaucoup de mots de travers, il est rare que j’entende mal la musique : les notes, les mélodies, les harmonies, les phrasés me semblent aussi limpides et riches aujourd’hui qu’autrefois (bien que j’aie tendance à mal entendre les paroles de chansons). Il y a manifestement quelque chose dans le traitement cérébral de la musique qui la rend robuste, y compris lorsque l’audition est imparfaite, tout comme, à l’inverse, un je-ne-sais-quoi inhérent à la nature du langage parlé le rend beaucoup plus vulnérable aux défauts ou aux distorsions.

Jouer ou même entendre une musique (au moins la musique écrite traditionnelle) n’impliquent pas seulement d’analyser une tonalité et un rythme : la mémoire procédurale et les centres émotionnels du cerveau sont mis à contribution également, car seule la mémorisation d’une œuvre musicale permet d’anticiper ses passages.

Mais la parole doit être décodée en outre par d’autres systèmes cérébraux : par ceux qui gèrent la mémoire sémantique et la syntaxe, notamment. Étant ouverte, inventive et improvisée, elle s’avère d’autant plus ambiguë qu’elle est riche de sens : l’immense liberté que cette richesse confère rend le langage parlé presque infiniment flexible et adaptable, mais aussi vulnérable aux méprises auditives.

Alors, Freud se fourvoya-t-il pour ce qui est des actes manqués et des méprises auditives ? Loin s’en faut : il dit des choses fondamentales sur les désirs, les peurs, les motivations et les conflits inconscients ou expulsés de la conscience qui peuvent aussi bien imprégner les lapsus linguae que les méprises auditives ou les erreurs de lecture ; mais peut-être insista-t-il trop sur l’idée que les perceptions erronées ne tiendraient à rien d’autre qu’à un mobile inconscient.

Les méprises auditives que je collectionne depuis plusieurs années sans les sélectionner explicitement ni céder à la moindre préférence en la matière m’incitent à subodorer que Freud sous-estima la portée des sabotages de la signification qui sont ici orchestrés : pour peu qu’ils se conjuguent à la nature ouverte et imprévisible du langage, les mécanismes neuronaux peuvent bel et bien susciter des méprises incompréhensibles en termes de contexte et de motivation subconsciente à la fois.

Il n’en reste pas moins que ces inventions instantanées témoignent d’une sorte de style ou d’esprit – d’un « brio », si l’on peut dire ; elles reflètent plus ou moins des intérêts et des expériences personnels, et c’est pourquoi elles me sont plus agréables que pénibles. Seules des méprises auditives – les miennes, en tout cas – permettent de transformer une « biographie du cancer1 » en une biographie de Cantor (l’un de mes mathématiciens préférés), des cartes de tarot en ptéropodes, un « sac d’épicerie » en « sac à poésie », un all-or-noneness [tout ou rien] en oral numbness [torpeur orale], un porche en Porsche et la simple mention d’une Christmas Eve [veille de Noël] dans l’injonction Kiss my feet [Embrasse-moi les pieds] !