L’autre voie : Freud neurologue
C’est trop présumer de l’unité de la personne que d’exiger de moi que je me sente identique à l’auteur du travail sur les ganglions spinaux du pétromyzon 1 . Cependant, il devrait en être ainsi, et je crois que j’ai été plus heureux de cette découverte que d’autres depuis 2 .
Si tout le monde connaît Freud en tant que père de la psychanalyse, assez peu de gens ont entendu parler des deux décennies (des années 1876 à 1896) durant lesquelles il se consacra avant tout à la neurologie et à l’anatomie. Il fit rarement allusion à cette période après son quarantième anniversaire, mais cette carrière de neurologue antérieure à ses recherches psychanalytiques jette peut-être une lumière essentielle sur la suite de son existence.
C’est parce que « la doctrine, alors en vogue, de Darwin » (ainsi que le bel essai de Goethe sur La Nature) l’avait précocement et durablement attiré que Freud décida d’entreprendre des études médicales, lit-on dans son autobiographie3 : dès sa première année d’université, il suivit donc des cours intitulés « Biologie et darwinisme » tout en assistant aux conférences du physiologiste Ernst von Brücke, puis, deux ans plus tard, impatient d’acquérir une formation pratique, il demanda à ce même Brücke de lui trouver un poste dans son laboratoire – même si, comme il l’écrirait ultérieurement, il pressentait déjà que le cerveau et l’esprit humains seraient l’objet ultime de ses explorations, les premières formes et les origines des systèmes nerveux piquaient tant sa curiosité qu’il tenait à comprendre d’abord en quoi leur évolution avait pu consister.
Brücke lui proposa de disséquer le système nerveux d’un poisson très primitif – celui du pétromyzon –, en examinant surtout les curieuses « cellules de Reissner » regroupées autour de la moelle épinière de cet animal : si ces cellules attiraient l’attention depuis que Brücke avait été étudiant quelque quarante ans plus tôt, leur nature et leur fonction n’avaient jamais été comprises. Le jeune Freud détecta pourtant des précurseurs de ces cellules dans la forme larvaire si singulière de la lamproie puis montra que les cellules du ganglion spinal postérieur du poisson adulte en proviennent… découverte de la plus haute importance, car cette larve du pétromyzon diffère tellement de la forme mature qu’on l’avait longtemps classée dans le genre distinct des Ammocoetes. Et il étudia ensuite le système nerveux d’un invertébré tel que l’écrevisse : ne concluant pas comme on l’avait cru jusque-là que les systèmes nerveux des invertébrés et des vertébrés contiennent des « éléments » radicalement différents, il prouva qu’ils sont en fait morphologiquement identiques – que les animaux primitifs et plus évolués diffèrent par leur organisation, et non par leurs constituants cellulaires. Dès ses premières recherches, Freud avait donc entrevu comment, en se servant des moyens les plus conservateurs (c’est-à-dire en utilisant des composantes cellulaires ou anatomiques fondamentalement similaires), l’évolution darwinienne avait pu bâtir des systèmes nerveux de plus en plus complexifiés4.
Si naturel qu’il fût pour lui de passer à la neurologie clinique au début des années 1880 (il n’avait obtenu son doctorat de médecine qu’en mai 1881), Freud tint pour aussi fondamental de poursuivre ses travaux anatomiques en étudiant également des systèmes nerveux humains, ce qu’il fit dans le laboratoire de Theodor Meynert5, neuroanatomiste et psychiatre à qui (comme à Paul Emil Flechsig ou d’autres neuroanatomistes de ce temps) cette conjonction sembla d’autant moins surprenante qu’une relation simple, si ce n’est mécanique, était censée exister entre l’esprit et le cerveau, dans la santé comme dans la maladie : l’opus magnum, intitulé Psychiatry, que Meynert fit paraître en 1884, fut sous-titré A Clinical Treatise on Diseases of the Fore-brain6.
Bien que la phrénologie en tant que telle fût tombée en discrédit, le localisationnisme renaquit de ses cendres en 1861, année où le neurologue français Paul Broca réussit à démontrer en autopsiant un patient qu’il suivait depuis longtemps que la perte d’une fonction aussi hautement spécifique que celle du langage expressif (c’est ce qu’on appelle l’aphasie d’expression) est due à la lésion d’une zone très particulière de l’hémisphère cérébral gauche. D’autres corrélations n’ayant pas tardé à être mises en évidence, quelque chose qui ressemblait fort au rêve phrénologique parut sur le point de se réaliser en ce milieu des années 1880 où furent décrits tour à tour les « centres » du langage expressif, du langage réceptif, de la perception des couleurs, de l’écriture et de nombre d’autres aptitudes spécialisées : cette atmosphère localisationniste ravit Meynert, qui, après avoir établi que les nerfs auditifs se projettent sur une aire spécifique du cortex cérébral (le Klangfeld, ou champ sonore), postula que cette aire est endommagée dans tous les cas d’aphasie sensorielle.
Non seulement cette théorie de la localisation ne plaisait guère à Freud, mais elle le mécontentait grandement à un niveau plus profond : il lui apparut en effet de plus en plus que tout localisationnisme était foncièrement mécaniste, en cela même qu’établir une corrélation univoque entre des composantes élémentaires et des fonctions tout en niant que ces éléments pussent être organisés, évoluer ou avoir une histoire revenait à traiter le cerveau et le système nerveux comme une sorte de machine ingénieuse mais stupide.
Entre 1882 et 1885, Freud passa du temps dans les salles de l’Hôpital général de Vienne, où il affûta ses dons d’observateur clinique et de neurologue. Les descriptions clinicopathologiques qu’il publia alors attestent que l’importance qu’il attachait aux présentations de cas détaillées renforça son talent narratif : il fut question dans ces articles d’une hémorragie cérébrale associée à un scorbut qui avait été fatale à un jeune garçon ; de la multinévrite aiguë d’un apprenti boulanger âgé de dix-huit ans ; et d’une rare pathologie rachidienne (une syringomyélie) qui avait fait perdre à un homme de trente-six ans le sens de la douleur et de la température, mais pas celui du toucher (dissociation provoquée par une destruction très circonscrite de la moelle épinière).
En 1886, après avoir séjourné à Paris durant quatre mois pour y devenir l’élève du grand neurologue Jean-Martin Charcot, Freud regagna Vienne afin d’y pratiquer lui-même la neurologie. Même s’il n’est pas toujours facile de reconstituer au vu de ses lettres ou des innombrables études et biographies qui lui ont été consacrées en quoi sa « carrière de neurologue » consista exactement, les patients qu’il reçut dans son cabinet du 19 Berggasse ressemblaient sans doute à ceux qui viennent consulter les neurologues contemporains : certains devaient être sujets à des maux neurologiques aussi banals que les attaques, les tremblements, les neuropathies, les convulsions ou les migraines ; d’autres, à des désordres fonctionnels tels que des hystéries, des troubles obsessionnels-compulsifs ou des névroses en tout genre.
Travaillant en outre plusieurs fois par semaine dans le service de consultations neurologiques de l’Institut des enfants malades de Vienne, il y acquit une expérience qui fut l’origine des ouvrages que ses contemporains connurent le mieux : déjà fort respectées par les neurologues de son temps, ses trois monographies traitant des paralysies cérébrales infantiles sont toujours citées, à l’occasion, par les neurologues actuels.
Plus Freud continua à exercer la fonction de neurologue, plus les tâches de plus en plus complexes qui lui furent imparties et les défis de plus en plus épineux qu’il dut relever stimulèrent sa curiosité, son imagination et ses capacités de théorisation. Ne se contentant plus d’effectuer les examens neurologiques plutôt conventionnels auxquels il avait procédé à l’Hôpital général de Vienne, il réfléchit désormais à la question beaucoup plus subtile des aphasies, ses observations le convainquant que l’ancienne conception du cerveau devait être modifiée – d’où le modèle plus dynamique qu’il allait finir par adopter.
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Il serait très intéressant de savoir précisément dans quelles circonstances et à quel moment Freud prit connaissance des travaux du neurologue anglais Hughlings Jackson, qui, avec une persévérance aussi sereine qu’opiniâtre, avait échafaudé une théorie évolutionnaire du système nerveux sans jamais céder à la frénésie localisationniste de son entourage professionnel. Né vingt et un ans avant Freud, Jackson s’était rallié à une conception évolutionniste de la nature aussitôt après avoir lu L’Origine des espèces de Darwin et découvert la philosophie de l’évolution d’Herbert Spencer : le tableau hiérarchique du système nerveux qu’il avait brossé dès le début des années 1870 avait dépeint comment ce système aurait pu suffisamment évoluer pour que les niveaux de réflexes les plus primitifs aient fini par donner naissance à ceux de la conscience et de l’action volontaire grâce à l’intégration successive de niveaux de plus en plus élevés ; selon lui, cette séquence s’inversait dans la maladie, la désévolution, la dissolution ou la régression qui s’effectuerait alors suffisant à « libérer » des fonctions primitives normalement soumises au contrôle des fonctions supérieures.
Quoique élaborées initialement pour permettre de mieux comprendre certaines crises d’épilepsie (de nos jours encore, les crises somatomotrices sont dites « jacksoniennes »), ces thèses avaient été appliquées par la suite à toutes sortes d’affections neurologiques aussi bien qu’aux rêves, aux délires ou aux démences, et Jackson lui-même s’y était référé en 1879 pour tenter de résoudre le problème de l’aphasie, qui fascinait depuis longtemps les neurologues intéressés par les plus hautes fonctions cognitives.
Dans la monographie intitulée Contribution à la conception des aphasies7 (18918) qu’il fit paraître une dizaine d’années plus tard, Freud reconnut à plusieurs reprises qu’il devait beaucoup à Jackson : analysant en détail la plupart des phénomènes particuliers dont les aphasies tendent à s’accompagner, il dépeignit à la fois la perte des langues acquises bien que la langue maternelle soit conservée, la préservation des vocables et des associations employés le plus couramment, la rétention de suites de mots (des noms des jours de la semaine, par exemple) plus que de substantifs isolés, et les paraphasies ou substitutions verbales occasionnelles. Le symptôme qui l’intrigua le plus consistait dans les phrases stéréotypées apparemment dépourvues de sens qui, comme Jackson l’avait remarqué, étaient parfois les seuls « restes de langage9 » correspondant aux dernières paroles que le patient avait prononcées juste avant d’avoir une attaque d’apoplexie – pour Freud comme pour ce neurologue britannique, c’était l’indice de la « fixation » traumatique (puis de la répétition irrépressible) d’une proposition ou d’une idée, concept de la plus haute importance dans la future théorie freudienne des névroses.
Freud releva de surcroît que des associations d’ordre plus psychologique que physiologique sont communes à de nombreux symptômes aphasiques : il précisa que, si les erreurs verbales causées par les aphasies tiennent à des associations verbales chaque fois que des mots aux sonorités ou aux sens similaires tendent à se substituer au terme correct, cette substitution est quelquefois si complexe que, incompréhensible comme l’usage d’un homophone ou d’un synonyme, elle renvoie seulement à une association particulière, forgée dans le passé de l’individu concerné. (Point de vue qui annonçait la thèse freudienne postérieure, exposée dans la Psychopathologie de la vie quotidienne10, de l’interprétabilité des paraphasies et des parapraxies comme des erreurs historiquement et personnellement signifiantes : selon Freud, seule la prise en compte de la nature des mots et de leurs associations formelles ou personnelles aux univers du langage, de la psychologie et de la signification pouvait permettre de comprendre les paraphasies.)
Persuadé que les manifestations complexes de l’aphasie sont incompatibles avec la notion simpliste d’un emmagasinement des représentations de mot dans les cellules d’un « centre », il écrivit ce que voici dans sa Contribution à la conception des aphasies :
[R]appelons-nous qu’avait été conçue l’hypothèse […] que l’appareil du langage consistait en centres corticaux distincts, dont les cellules contiennent les représentations de mot, que ces centres étaient séparés par des régions corticales sans fonction et étaient reliés par des fibres blanches (faisceaux d’association). On peut se demander si une telle hypothèse, qui relègue les représentations dans les cellules, est correcte et admissible. Je crois qu’elle ne l’est pas11.
Plutôt que de s’en tenir à ces centres vus comme des dépôts statiques de mots ou d’images, écrivit Freud, il convient au contraire de penser que de larges « champs corticaux » sont dotés de diverses fonctions qui, tantôt se renforcent, tantôt s’inhibent mutuellement : on ne saurait comprendre le phénomène de l’aphasie, ajouta-t-il même, sans faire appel à cette sorte de dynamique jacksonienne. Qui plus est, tous les systèmes en question n’opéraient pas au même « niveau » : Hughlings Jackson avait suggéré que le cerveau pourrait être structuré par une organisation verticale, les représentations ou les incorporations d’une fonction quelconque s’y répétant à maints niveaux hiérarchiques – si bien que, lorsque le discours propositionnel de haut niveau était devenu impossible, les « régressions » caractéristiques de l’aphasie étaient encore susceptibles de se produire, l’émergence (parfois explosive) du discours émotionnel primitif en découlant. Freud fut l’un des premiers à introduire cette notion jacksonienne de régression dans la neurologie avant de l’importer dans la psychiatrie : en fait, il semblerait bien que, s’il n’avait pas commencé dans sa Contribution à la conception des aphasies par emprunter à Jackson son emploi du concept de régression, il n’aurait pas été en mesure d’élargir et de raffermir plus tard l’acception psychiatrique de ce même concept. (Quel regard Hughlings Jackson porta-t-il sur cette vaste et surprenante expansion de son idée ? Même s’il vécut jusqu’en 1911, on ignore s’il entendit parler de Freud12.)
Freud alla plus loin que Jackson en laissant entendre que, loin d’abriter des centres ou des fonctions autonomes et isolables, le cerveau contient plutôt des systèmes permettant d’atteindre tel ou tel but cognitif – des ensembles qui comprennent tous des composantes multiples et que les expériences individuelles peuvent créer ou largement modifier. Parce que l’alphabétisation, par exemple, n’est pas innée, il lui semblait inutile de postuler l’existence d’un « centre » de l’écriture comme son ami et collègue Sigmund Exner l’avait fait : selon lui, mieux valait considérer qu’un ou plusieurs systèmes se construisent dans le cerveau sous l’effet de l’apprentissage (anticipation frappante du concept de « systèmes fonctionnels » élaboré cinquante ans plus tard par le fondateur de la neuropsychologie Alexandre R. Luria).
En plus de se laisser aller à ces considérations empiriques et évolutionnaires dans sa Contribution à la conception des aphasies, Freud insista fortement dans cet ouvrage sur des considérations épistémologiques telles que la confusion des catégories, approche révélatrice à ses yeux d’un mélange trop laxiste de physique et de mental :
La chaîne des processus physiologiques dans le système nerveux ne se trouve probablement pas dans un rapport de causalité avec les processus psychiques. Les processus physiologiques ne s’interrompent pas dès qu’ont commencé les processus psychiques. Au contraire, la chaîne physiologique se poursuit, si ce n’est qu’à partir d’un certain moment un phénomène psychique correspond à un ou plusieurs de ses chaînons. Le processus psychique est ainsi parallèle au processus physiologique (a dependent concomitant)13.
Ici, Freud épousa et enrichit le point de vue de Jackson, qui avait écrit : « Le mode de connexion de l’esprit et de la matière est le cadet de mes soucis. Il suffit de présumer qu’un parallélisme est à l’œuvre. » Les processus psychologiques étant régis par des lois, des principes, des autonomies et des cohérences spécifiques, il fallait les examiner indépendamment, sans tenir compte des éventuels processus physiologiques qui peuvent se dérouler parallèlement : en rendant Freud beaucoup plus libre de prêter attention aux phénomènes dans leurs moindres détails, l’épistémologie jacksonienne du parallélisme ou de la concomitance lui permit de tenter d’accéder à une compréhension purement psychologique sans céder prématurément à la tentation de corréler ses conclusions théoriques à des processus physiologiques (quand bien même il ne douta jamais de l’existence de ces processus concomitants).
En même temps que Freud modifia sa conception de l’aphasie en mettant l’accent sur la dynamique cérébrale plutôt que sur un centre ou une lésion, sa conception de l’hystérie subit une évolution analogue. Charcot était convaincu (et avait persuadé Freud dans un premier temps) que, même si l’existence d’aucune lésion anatomique ne pouvait être démontrée chez les patients atteints de paralysies hystériques, une « lésion physiologique » (un état dynamique) devait néanmoins exister dans la même zone du cerveau que celle où une lésion anatomique (un état statique) était constatée dans les cas confirmés de paralysie neurologique ; pour ce grand neurologue français, les paralysies hystériques et organiques étaient physiologiquement identiques : Charcot tenait l’hystérie pour un problème essentiellement neurologique, dû à l’hyperactivité pathologique de certains « névropathes » trop sensibles
Freud était toujours si saturé de pensée anatomique et neurologique et si fasciné par Charcot qu’il commença par accepter totalement ce point de vue : il eut dans un premier temps le plus grand mal à « dé-neurologiser » sa pensée, même dans ce nouveau domaine dont tant d’aspects demeuraient mystérieux. Mais sa certitude s’effrita en quelques années à peine, car la question de savoir si l’hypnose était d’ordre physique ou mental suscitait une âpre controverse dans le milieu neurologique et il se rendit en 1889 à Nancy pour y rencontrer Hippolyte Bernheim, contemporain de Charcot qui, attribuant une origine psychologique à l’hypnose, ne doutait pas que les résultats de cette technique pussent s’expliquer en termes d’idées ou de suggestion uniquement – position qui semblerait avoir exercé une profonde influence sur Freud, déjà moins proche de la notion charcotienne de lésion nettement circonscrite (voire physiologique) propre à la paralysie hystérique que de l’hypothèse, plus vague mais plus complexe, de changements physiologiques distribués dans plusieurs parties différentes du système nerveux, laquelle faisait pendant aux aperçus novateurs de la Contribution à la conception des aphasies.
Charcot avait proposé à Freud d’apporter sa propre pierre à ce débat si houleux en comparant les paralysies organiques et hystériques14, ce que ce dernier fut d’autant plus à même de faire que, sitôt revenu à Vienne, il ouvrit un cabinet privé où il reçut non seulement quelques patients présentant une paralysie hystérique, mais aussi, bien sûr, suffisamment de malades souffrant de paralysies organiques pour essayer d’élucider lui-même les mécanismes sous-jacents à ces deux types de paralysies.
Dès 1893, Freud s’était totalement détaché de toutes les explications organiques de l’hystérie :
J’affirme […] que la lésion des paralysies hystériques doit être tout à fait indépendante de l’anatomie du système nerveux, puisque l’hystérie se comporte dans ses paralysies et autres manifestations comme si l’anatomie n’existait pas, ou comme si elle n’en avait nulle connaissance15.
C’est au cours de cette période charnière ou de cette phase de transition que (en un sens) Freud renonça à la neurologie et aux concepts de fondement neurologique ou physiologique des états psychiatriques pour ne plus se concentrer que sur ces états en tant que tels. Tout en effectuant une ultime tentative hautement théorique de cerner le soubassement neural des états mentaux dans son « Esquisse d’une psychologie scientifique16 » et sans jamais cesser de penser que toutes les conditions et théories psychologiques doivent s’enraciner en dernier ressort dans un « roc d’origine17 » biologique, il eut malgré tout l’impression de pouvoir et de devoir laisser momentanément ces questions de côté pour des raisons pratiques.
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Même s’il se consacra de plus en plus à son travail psychiatrique à la fin des années 1880 et pendant toute la décennie suivante, Freud continua à rédiger de temps à autre de brefs articles neurologiques. Après avoir publié en 1888 la première description de cas d’hémianopsie infantile, il fit paraître en 1895 un article traitant d’une neuropathie compressive inhabituelle (une méralgie paresthésique), mal dont il avait souffert lui-même avant de l’observer chez plusieurs de ses patients ; sujet également à des migraines classiques et ayant procédé à l’examen neurologique de nombreux migraineux, il semblerait avoir envisagé un moment d’aborder aussi ce sujet dans un petit livre, mais il se contenta en fin de compte de le récapituler en dix « points établis18 » qu’il communiqua à son ami Wilhelm Fliess en mars 1895 : l’approche quantitative éminemment physiologique de ce résumé de l’« économie des forces nerveuses » préfigura l’extraordinaire jaillissement d’idées et d’écrits des derniers mois de cette même année.
N’est-il pas étrange que, même quand ils ont autant publié que le père de la psychanalyse, les personnages célèbres n’exposent parfois leurs conceptions les plus originales et prescientes que dans leurs lettres privées et leurs journaux ? Aucune période de la vie de Freud ne fut plus fertile en idées neuves que ce milieu des années 1890 tout au long duquel il ne fit part du fruit de ses cogitations à personne d’autre que Fliess – c’est au cours de l’automne 1895 qu’il s’attela au projet ambitieux de regrouper toutes ses observations et intuitions psychologiques afin de les ancrer dans une psychologie plausible, et les lettres qu’il adressa alors à Fliess témoignent éloquemment de l’exubérance quasi extatique qui l’avait gagné :
Une nuit de la semaine passée où j’étais à la tâche, […] les barrières se sont levées tout d’un coup, les voiles se sont abaissés, et l’on pouvait voir à travers aussi bien les détails de la névrose que les conditions nécessaires à la conscience. Tout semblait se tenir étroitement, le rouage fonctionnait, on avait l’impression que la chose était maintenant véritablement une machine et qu’elle irait bientôt de soi. […] Je ne me tiens naturellement plus de joie19.
Mais en quoi au juste consistait ce tout qui « semblait se tenir étroitement » ? De nos jours encore, on est loin d’appréhender toutes les facettes de cette modélisation complète du cerveau et de l’esprit que Freud contempla avec une lucidité presque comparable à celle dont les révélations s’accompagnent (et le fait est qu’il écrivit quelques mois plus tard à peine : « Je n’arrive plus à comprendre l’état d’esprit dans lequel je me trouvais quand j’ai conçu la “Psychologie20”21 »)22.
On a énormément discuté de cette « Esquisse d’une psychologie scientifique », comme on dit désormais (Freud avait provisoirement intitulé son manuscrit « Psychologie à l’usage des neurologues »), qui est très difficile à lire pour plusieurs raisons : à la complexité intrinsèque de ce texte s’ajoute l’originalité de nombre des concepts qui y figurent ; la terminologie freudienne qui s’y trouve est si dépassée et idiosyncrasique qu’il faut la remplacer par des vocables plus familiers ; ces pages furent couchées par écrit à une vitesse aussi effrénée que si elles avaient été sténographiées ; et peut-être enfin parce que seuls les yeux de Freud auraient dû se poser sur ce manuscrit.
Il n’en reste pas moins que l’« Esquisse » rapproche assez (ou s’y efforce, du moins) les domaines de la mémoire, de l’attention, de la conscience, de la perception, des désirs, des rêves, de la sexualité, des défenses, du refoulement et des processus psychiques primaires et secondaires (autres termes chers à Freud) pour les intégrer à une seule et même vision cohérente de l’esprit et enraciner tous ces processus dans un socle physiologique composé aussi bien des divers systèmes de neurones et de leurs interactions que de « barrières de contact » modifiables et d’états libres ou contraints d’excitation neuronale.
Bien que la langue de l’« Esquisse » soit inévitablement celle des années 1890, quelques-unes des notions clés ici exposées continuent à (ou ont fini par) présenter un intérêt si frappant pour les neurosciences contemporaines que Karl H. Pribram et Merton M. Gill, entre autres, ont réexaminé ce document : pour ces deux chercheurs l’« Esquisse » est la « pierre de Rosette23 » de ceux qui aspirent à établir des corrélations entre la neurologie et la psychologie, d’autant plus qu’une grande part des idées qu’elle contient peut être désormais confirmée ou infirmée par des expérimentations impossibles à mener à bien à l’époque de leur formulation.
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La nature de la mémoire préoccupa Freud jusqu’à son dernier jour. Non content d’assimiler l’aphasie à une sorte d’oubli et d’avoir remarqué dans ses notes que l’oubli des noms propres est souvent un symptôme précurseur de la migraine, il se dit certain qu’une pathologie mnésique est au centre de l’hystérie (« c’est de réminiscences surtout que souffre l’hystérique24 », écrivit-il), avant de tenter dans l’« Esquisse » d’expliquer les mécanismes physiologiques de la mémoire à plusieurs niveaux. L’un des prérequis physiologiques de cette faculté, postula-t-il, réside dans l’existence d’un système de « barrières de contact » interneuronales (qu’il qualifia de système psi douze ans avant que Sherrington eût forgé le terme « synapse ») : c’est grâce à l’inhibition ou au frayage sélectifs que l’impénétrabilité ou la perméabilité de ces barrières de contact freudiennes produisent que des modifications neuronales permanentes peuvent correspondre à l’acquisition d’une nouvelle information et de nouveaux souvenirs – théorie de l’apprentissage fondamentalement similaire à celle, aujourd’hui corroborée par des constats expérimentaux, que Donald Hebb élaborerait dans les années 1940.
À un plus haut niveau, Freud estimait que la mémoire et la motivation sont inséparables. C’est uniquement en s’alliant à un mobile, fit-il valoir, qu’une remémoration peut acquérir de la force et du sens : l’un et l’autre doivent toujours aller de pair, et, dans l’« Esquisse », comme Pribram et Gill l’ont souligné, « [a]ussi bien le souvenir que la motivation sont des processus fondés sur le frayage sélectif. […] [O]n peut dire que les souvenirs constituent l’aspect rétrospectif des frayages, et les motivations l’aspect prospectif25 »26.
Même si la remémoration requérait l’existence de ces traces neuronales locales (qu’on qualifie maintenant de « potentialisations à long terme »), elle allait donc bien au-delà pour Freud et consistait pour l’essentiel en un processus dynamique de transformations et de réorganisations qui se poursuivait toute la vie durant : rien ne lui semblait plus indispensable à la formation de l’identité que la puissance de la mémoire, tout comme rien ne garantissait davantage qu’un individu continue à être identique à lui-même. Mais tout ce qu’on a mémorisé se modifie, et personne ne fut plus sensible que lui au pouvoir reconstructif de la mémoire, à la réélaboration et à la révision permanentes des souvenirs et à la recatégorisation qui est bel et bien leur essence.
Arnold Modell est revenu sur ce point en ce qui concerne à la fois le potentiel thérapeutique de la psychanalyse et, plus généralement encore, la formation du soi privé. Citant une lettre datée de décembre 1896 dans laquelle Freud employait le mot Nachträglichkeit27, il relève que ce terme serait rendu plus fidèlement par « retranscription ».
Voici ce que Freud écrivit alors à Fliess :
Tu sais que je travaille avec l’hypothèse que notre mécanisme psychique est apparu par superposition de strates, le matériel présent sous forme de traces mnésiques connaissant de temps en temps un réordonnancement selon de nouvelles relations, une retranscription. Ce qu’il y a d’essentiellement nouveau dans ma théorie, c’est donc l’affirmation selon laquelle la mémoire n’est pas présente une fois, mais plusieurs fois. […]. Je veux souligner que les inscriptions qui se suivent présentent la production psychique d’époques successives de la vie. […] Je m’explique les particularités des psychonévroses par le fait que pour certains matériaux cette traduction n’a pas eu lieu […]28.
La possibilité qu’une thérapie débouche sur un changement tient par conséquent à la capacité d’exhumer puis de présentifier le matériel « fixé » : impossible sinon de le soumettre à ce processus créatif de retranscription qui permet seul à l’individu bloqué de croître et de changer à nouveau.
Selon Modell, ces remaniements sont non seulement une composante capitale du processus thérapeutique mais font aussi constamment partie de la vie humaine, qu’il s’agisse de procéder à la « mise à jour » quotidienne de nos expériences (actualisation dont les amnésiques sont incapables) ou que les transformations nécessaires à l’évolution d’un soi privé unique en son genre soient aussi radicales (et cataclysmiques, dans certains cas) que les « réévaluations de toutes les valeurs » dont parlait Nietzsche.
La principale conclusion que Frederic Bartlett avait tirée des études expérimentales qu’il avait effectuées dans les années 1930, c’était déjà que la mémoire construit et reconstruit interminablement. Ce psychologue avait montré très clairement (et de façon très divertissante, parfois) pourquoi le fait même de raconter de nouveau une histoire (à autrui ou à soi-même) transforme continuellement les souvenirs : il souligna que, loin de se réduire à une simple reproduction mécanique, la remémoration est toujours une reconstruction individuelle et imaginative – elle n’équivaut jamais, écrivit-il,
à la réexcitation d’innombrables traces immuables, inanimées et fragmentaires. Elle consiste au contraire en une reconstruction ou une construction imaginative qui établit une relation entre une attitude inspirée par toute une masse de réactions passées activement organisées, ou d’expérience, et tel ou tel petit détail à peine remarquable qui se manifeste en général sous la forme d’une image ou d’un mot. Elle n’est donc presque jamais exacte au sens réaliste du terme, même dans les cas les plus rudimentaires de récapitulation pure et simple, et il n’est d’ailleurs pas du tout important qu’elle le soit.
Depuis le dernier tiers du XXe siècle, la teneur même de la neurologie et des neurosciences a accordé une place de plus en plus prépondérante à cette vision dynamique et constructionniste du cerveau qui soutient que, y compris aux niveaux les plus élémentaires – chaque fois, par exemple, qu’une tache aveugle29 ou un scotome se « remplit » ou que l’on est sujet à une illusion d’optique, comme Richard Gregory et Vilayanur S. Ramachandran à la fois l’ont établi –, le cerveau construit une hypothèse, un motif ou une scène plausibles. Issu aussi bien de données neuroanatomiques et neurophysiologiques propres à l’embryologie ou à la théorie de l’évolution que de recherches cliniques ou expérimentales conjuguées à une modélisation neuronale synthétique, le modèle neurobiologique détaillé de l’esprit proposé par Gerald M. Edelman assigne une double fonction au cerveau : son rôle le plus central consisterait précisément à construire des catégories (perceptuelles d’abord, puis conceptuelles dans un second temps) tout en induisant un processus ascendant d’« amorçage » qui permettrait finalement d’accéder à la conscience via la répétition de recatégorisations de niveaux de plus en plus élevés. Pour cet éminent théoricien de la sélection des groupes neuronaux, toute perception est une création, de même que tout souvenir recrée ou recatégorise.
Ces catégories, estime-t-il, dépendent des « valeurs » de l’organisme concerné, c’est-à-dire des inclinations ou des dispositions (mi-innées, mi-apprises) que Freud définissait comme des « pulsions », des « instincts » et des « affects ». L’accord que l’on constate à cet égard entre les conceptions de Freud et les thèses d’Edelman est des plus frappants : ici, au moins, on a l’impression que la psychanalyse et la neurobiologie peuvent parfaitement s’entendre, se concilier et se soutenir mutuellement. Autrement dit, cette assimilation de la Nachträglichkeit à la « recatégorisation » laisse peut-être entrevoir comment deux univers aussi dissemblables en apparence que ceux de la signification humaine et des sciences naturelles pourraient se rejoindre.