Darwin et la signification des fleurs1


Tout le monde connaît la vie de Charles Darwin, telle qu’elle est le plus souvent résumée : c’est grâce au récit de voyage de ce jeune homme de vingt-deux ans qui s’embarqua sur le Beagle pour voguer vers le bout du monde qu’on se le représente à la fois en Patagonie, dans la Pampa argentine (où, muni d’un lasso, il tenta d’immobiliser les jambes de son propre cheval), en Amérique du Sud, en train de ramasser des ossements d’animaux géants appartenant à des espèces éteintes, ou encore en Australie, toujours croyant et stupéfait d’observer un premier kangourou (« Sûrement deux Créateurs distincts ont dû être à l’œuvre2 », commenta-t-il). Et, bien sûr aussi, aux Galápagos, archipel dans lequel, constatant que les pinsons différaient d’une île à l’autre, il fut déjà bouleversé à l’idée que la compréhension de l’évolution des êtres vivants dût être révisée – séisme intellectuel dont la publication de L’Origine des espèces résulterait un quart de siècle plus tard.

À cette aventure, dont le couronnement résida précisément dans cette publication de novembre 1859, s’ajoute une sorte de post-scriptum mélancolique : il donne à voir un Darwin vieillissant et mal-en-point qui, pendant la vingtaine d’années qui lui reste à vivre, traînasse sans plan ni but dans ses jardins de Down House3, en rédigeant peut-être un ou deux nouveaux livres mais sans accoucher pour autant de quoi que ce soit qui surpasse une œuvre majeure achevée depuis longtemps.

Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité, car la sensibilité persistante de Darwin aux critiques de sa théorie de la sélection naturelle, aussi bien qu’aux données qui la corroboraient, allait l’amener à faire paraître pas moins de cinq éditions successives de L’Origine des espèces. Même s’il se retira (ou retourna) effectivement dans son jardin et ses serres après 1859, il transforma le vaste parc et les cinq serres de Down House en de puissants engins de guerre propices à l’anéantissement du scepticisme extérieur : ses descriptions de plantes aux structures et aux comportements trop extraordinaires pour être aisément attribuables à un Créateur ou à un dessein quelconque allaient finir par constituer une masse de preuves de l’évolution et de la sélection naturelle encore plus convaincante que celle qu’il avait fournie dans L’Origine.

Il n’en reste pas moins que même les spécialistes de Darwin accordent curieusement assez peu d’attention à son œuvre botanique, en dépit des six ouvrages et des plus de soixante-dix articles qu’elle comprend. Voici ce qu’on lit dans One Hundred and One Botanists (1994) de Duane Isely :

Tout en étant le biologiste sur lequel on a le plus écrit, […] Darwin est rarement présenté comme un botaniste. […] Qu’il ait veillé plusieurs fois à publier ses recherches sur les plantes est certes souvent mentionné dans la littérature darwinienne, mais ce fait n’est évoqué qu’en passant, un peu comme pour dire : « Bon, il fallait bien que ce grand homme s’amuse de temps à autre ! »

Le rapport que Darwin entretenait avec les plantes fut toujours empreint d’une tendresse teintée d’admiration. (« J’ai toujours eu plaisir à faire monter les plantes dans l’échelle des êtres organisés4 », apprend-on dans son autobiographie.) Il avait grandi dans une famille de botanistes : son grand-père, Erasmus Darwin, avait composé un long poème en deux volumes intitulé The Botanic Garden5, puis Charles lui-même avait été élevé dans une demeure dont les grands jardins regorgeaient non seulement de fleurs, mais aussi d’une variété de pommiers croisés pour améliorer leur vigueur. Quand il partit ensuite étudier la théologie à l’université de Cambridge, les seuls cours auxquels il assista assidûment furent ceux de John Steven Henslow, botaniste qui, repérant les qualités exceptionnelles de son élève, lui fournirait la recommandation sans laquelle il n’aurait pu occuper le poste de naturaliste du Beagle.

C’est avec Henslow que Darwin correspondit régulièrement pour décrire en détail la faune, la flore et la géologie des lieux qu’il visitait : une fois imprimées et diffusées, ces lettres rendirent le jeune voyageur célèbre dans les cénacles scientifiques avant même que le Beagle eût regagné Plymouth. Et c’est pour lui également que Darwin collectionna avec soin toutes les plantes fleurissant aux Galápagos avant de relever que des espèces différentes du même genre poussaient souvent sur les diverses îles de cet archipel – observation qui s’avérerait capitale dès lors qu’il se demanderait quel rôle une divergence géographique peut jouer dans l’apparition de nouvelles espèces.

Comme David Kohn l’a judicieusement souligné en 2008, les nombreux spécimens de plantes (plus de deux cents au total) que Darwin rapporta des Galápagos étaient, de loin, « la plus influente de toutes les collections scientifiques d’organismes vivants établies par un naturaliste […]. Aucun autre exemple darwinien d’évolution d’espèces îliennes ne fut mieux documenté ». (En revanche, les oiseaux qu’il avait collectés n’avaient pas toujours été correctement identifiés ni étiquetés en fonction de leur île d’origine : c’est après le retour du Beagle seulement que l’ornithologue John Gould les tria, en même temps que ceux rassemblés par les compagnons de bord de Darwin.)

Darwin se lia intimement aux deux botanistes Joseph Dalton Hooker, futur directeur des jardins botaniques royaux de Kew, et Asa Gray, professeur à Harvard à partir de 1842. Hooker, qui devint son confident dans les années 1840, fut la seule personne à qui il montra la première mouture de sa théorie de l’évolution ; puis Gray rejoignit ce petit cercle dans les années 1850 et, dans les lettres qu’il leur adressa à tous les deux, Darwin se dit de plus en plus enthousiasmé par « notre (sic) théorie6 ».

En plus de lui inspirer trois textes de géologie, les observations qu’il avait faites pendant le voyage du Beagle l’incitèrent à expliquer comment les atolls coralliens s’étaient formés en des termes si originaux que sa théorie ne fut expérimentalement confirmée qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle : il n’est donc pas étonnant que Darwin ait été heureux de se dire géologue, mais pourquoi nia-t-il toujours être botaniste ? En partie parce que, malgré ses débuts précoces (les Vegetable Staticks7 publiées en 1727 par Stephen Hales foisonnaient de fascinantes expériences, toutes afférentes à la physiologie des plantes), la botanique était demeurée une discipline presque entièrement descriptive et taxonomique : on identifiait, classait et nommait les végétaux, mais on ne les étudiait pas. Darwin, au contraire, était avant tout un chercheur qui s’intéressait au « comment » et au « pourquoi » de la structure et du comportement des plantes – les simples « quoi » ne le satisfaisaient pas.

La botanique n’était pour lui ni une vocation ni un passe-temps, comme elle le fut pour tant de ses contemporains victoriens : ses études des plantes furent toujours étroitement liées à un objectif théorique ayant quelque chose à voir avec l’évolution et la sélection naturelle. Ainsi que l’écrivit son fils Francis, « c’était comme s’il était chargé d’une puissance théorisante prête à se ruer dans n’importe quelle ouverture à la moindre perturbation, de sorte qu’aucun fait, aussi minime soit-il, ne pouvait éviter de déclencher un flot de théorie8 » – flux qui s’écoulait d’ailleurs dans deux directions : « Il disait souvent qu’on ne pouvait être bon observateur sans être un théoricien actif9 », rapporta aussi Francis.

Ayant découvert dès le XVIIIe siècle que les fleurs ont des organes sexuels (les pistils et les étamines), le savant suédois Carl von Linné avait forgé une classification fondée sur ce constat. Mais il était presque universellement admis alors que les fleurs se fécondent toutes seules – sinon, pourquoi chacune contiendrait-elle des organes mâles et femelles à la fois ? Jouant avec cette idée, Linné avait osé comparer les fleurs dotées de neuf étamines et d’un unique pistil à des chambres à coucher dans lesquelles neuf amants entoureraient une vierge, et un trait d’esprit similaire figurait dans le second volume, intitulé The Loves of the Plants, du Botanic Garden rédigé par le grand-père de Darwin. Voilà dans quelle atmosphère le jeune Charles avait grandi !

Mais, un an ou deux après le retour du Beagle, Darwin ne put faire autrement que contester la notion d’autofécondation pour des raisons théoriques. « Les plantes qui ont à la fois des organes mâles et femelles ne subissent-elles pas cependant l’influence d’autres plantes10 ? » écrivit-il en 1837 dans l’un de ses carnets : si tant est que les plantes évoluent, raisonna-t-il, la fécondation croisée joue forcément un rôle capital – sinon rien ne se modifierait jamais, et il n’y aurait toujours dans le monde qu’une seule plante autoreproductrice plutôt que l’extraordinaire diversité des espèces actuelles. Dès le début de 1840, il commença donc à tester la validité de sa propre théorie en disséquant d’abord toutes sortes de fleurs (des azalées et des rhododendrons, notamment) et en démontrant ensuite que, chez nombre d’entre elles, des dispositifs structurels font obstacle à l’autopollinisation ou en minimisent la fréquence.

Les plantes n’accaparèrent pourtant toute son attention qu’après 1859, année de parution de L’Origine des espèces : ne se bornant plus à se conduire comme un observateur et un collectionneur, il allait désormais surtout élargir son savoir grâce à ses propres expériences.

Comme d’autres, il avait constaté qu’il existe deux types de primevères : une forme « en tête d’épingle11 », comme disaient les horticulteurs anglais, à long style12 – la partie femelle de la fleur –, et une autre à court style, dite « œil en fils13 ». Subodorant contre l’avis général que ces différences ne pouvaient pas ne rien signifier, Darwin s’aperçut après avoir examiné des bouquets de primevères cueillies par ses enfants qu’il y avait exactement autant de « têtes d’épingle » que d’« yeux en fils ».

Son imagination se mit aussitôt en branle : ce ratio de un pour un correspondait-il à ce à quoi l’on pouvait s’attendre de la part d’une espèce composée de femelles et de mâles nettement distincts ? Se pouvait-il que, quoique hermaphrodites, les fleurs à long style fussent en train de devenir des fleurs femelles et celles à court style de se transformer en fleurs mâles ? Contemplait-il vraiment des formes intermédiaires, dues à l’action de l’évolution ? Cette belle idée ne résista pas à l’analyse, car les fleurs brévistylées, supposément mâles, s’avérèrent produire autant de graines que les « femelles » longistylées : « Un fait plutôt laid venait d’assassiner une belle hypothèse », comme son ami Thomas Henry Huxley se plaisait à le répéter.

Alors, que signifiaient ces styles différents et leur ratio de un pour un ? Renonçant à théoriser et ne se consacrant plus qu’à l’expérimentation, Darwin tenta laborieusement de faire office d’insecte pollinisateur en s’allongeant à plat ventre sur sa pelouse pour transférer du pollen d’une fleur à l’autre : d’une longistylée à une longistylée, d’une brévistylée à une brévistylée, d’une longistylée à une brévistylée et vice versa. Quand des graines furent produites, il les ramassa, les pesa puis découvrit que la plus riche récolte provenait des croisements : il en conclut que l’hétérostylie des plantes dont les styles n’ont pas la même longueur procède d’un mécanisme évolutif spécialisé qui, en facilitant l’entrecroisement, augmente le nombre et la vitalité des graines (phénomène qu’il qualifia de « vigueur hybride »). « Rien, au cours de ma vie de scientifique, ne m’a probablement donné autant de satisfaction que d’établir la signification de la structure des plantes14 », écrirait-il par la suite à ce propos.

Bien que ce sujet n’eût jamais cessé de le captiver (il l’aborda de nouveau dans les Different Forms of Flowers on Plants of the Same Species15 qu’il publia en 1877), il chercha avant tout à comprendre en quoi la fécondation des plantes à fleurs par les insectes constitue une adaptation : on savait bien que les insectes attirés par certaines fleurs s’introduisent dans leurs corolles avant d’en ressortir couverts de pollen, mais personne n’accordait d’importance à ce détail parce qu’on postulait à tort que les fleurs se pollinisent elles-mêmes.

L’autopollinisation lui ayant paru suspecte depuis 1840, Darwin décida de mettre cinq de ses enfants au travail : à sa demande, ils cartographièrent durant les années 1850 les trajectoires de vol des bourdons mâles. Comme il admirait particulièrement les orchidées indigènes qui poussaient dans les prés entourant Down, il observa d’abord ces fleurs puis, grâce à ses correspondants et amis (surtout Hooker, désormais directeur des jardins royaux de Kew) qui lui envoyaient des orchidées à étudier, il fit entrer de nombreuses variétés d’orchidées tropicales dans son champ d’investigation.

Ces études d’orchidées progressèrent assez vite et convenablement pour qu’il parvienne dès 1862 à expédier à ses imprimeurs le manuscrit d’un texte intitulé On the Various Contrivances by Which British and Foreign Orchids Are Fertilised by Insects16 – titre aussi long qu’explicite, conformément à la mode victorienne. Voici les intentions ou les espoirs qu’il explicita dès la première page de ce livre :

Dans mon ouvrage sur L’Origine des espèces, je me suis borné à donner des raisons générales à l’appui de mon opinion que tout être organisé, sans doute d’après une loi universelle de la nature, demande à être accidentellement croisé avec un autre individu […]. Je désire donc montrer que je n’ai pas parlé sans avoir étudié les détails. […] Ce traité m’en donnant l’occasion, je m’efforcerai aussi de montrer que l’étude des corps organisés offre un intérêt égal, et à l’observateur pleinement convaincu que des lois coordonnées régissent la structure de chaque être, et au naturaliste qui voit dans les plus petits détails de structure le résultat de l’action directe du Créateur17.

L’auteur de ces lignes jette clairement le gant à ses adversaires : « Expliquez cela mieux que moi – si vous en êtes capables ! » leur lance-t-il…

Darwin avait interrogé les orchidées, interrogé les fleurs, comme personne ne l’avait fait avant lui et, dans ce livre traitant des orchidées, il brossa un tableau beaucoup plus détaillé que celui qui avait été esquissé dans L’Origine. Sans être pédant ni obsessionnel, il pensait en effet que le moindre détail peut être significatif. « Dieu est dans les détails », dit-on parfois : pour Darwin, c’était non pas le Créateur divin, mais la sélection naturelle, œuvrant pendant des millions d’années, qui se manifestait par des détails auxquels seul l’éclairage de l’histoire et de l’évolution était susceptible de conférer de l’intelligibilité et du sens. Comme son fils Francis l’écrivit, les recherches botaniques de son géniteur

fournirent un argument contre ceux d’entre les critiques qui ont dogmatisé avec tant de liberté sur l’inutilité d’organes particuliers et sur l’impossibilité qui s’ensuivrait qu’ils eussent été développés par le moyen de la sélection naturelle. Les observations sur les orchidées lui permirent de dire : « Je puis démontrer la signification de certaines élévations et proéminences en apparence sans signification ; qui oserait maintenant dire que tel ou tel organe est inutile18 ? »

Dans l’ouvrage intitulé Das entdeckte Geheimnis der Natur im Bau und in der Befruchtung der Blumen [Le secret de la nature dévoilé par la forme et la fertilisation des fleurs] qu’il avait publié en 1793, le botaniste allemand Christian Konrad Sprengel avait noté que les abeilles chargées de pollen transportent ces grains d’une fleur à l’autre, et Darwin estima toujours que cet observateur très attentif avait écrit des pages « magnifiques ». Mais, tout en s’approchant de la vérité, Sprengel n’avait pas réussi à découvrir l’ultime secret parce que son attachement au dogme linnéen de l’autofécondation l’avait persuadé que les fleurs d’une même espèce étaient fondamentalement identiques. Darwin, lui, effectua une rupture assez radicale pour parvenir à percer le secret des fleurs en montrant que leurs traits distinctifs – les divers motifs, couleurs, formes, nectars et fragrances par lesquels elles leurrent les insectes pour les amener à voleter d’une plante à l’autre, ainsi que chacun des dispositifs garantissant qu’aucune butineuse n’interrompra sa tâche avant d’avoir récolté du pollen – constituent tous des « combinaisons19 » évolutionnistes propices à la fécondation croisée.

Avant Darwin, des insectes bourdonnant autour de fleurs aux couleurs éclatantes ne formaient qu’une scène charmante : il sut transformer cette image en un drame essentiel de la vie aux profondes implications biologiques.

Force est de constater que les couleurs et les senteurs des fleurs sont adaptées aux sens des insectes. Les abeilles sont attirées par les fleurs bleues et jaunes, mais ignorent les rouges parce qu’elles ne perçoivent pas cette teinte ; en outre, leur capacité de voir au-delà du violet est exploitée par les espèces de fleurs qui attirent ces pollinisatrices vers leurs nectaires20 grâce à leurs guides nectarifères visibles par tout photorécepteur sensible à l’ultraviolet. Voyant bien le rouge, les papillons fertilisent les fleurs rouges mais délaissent souvent les bleues et les violettes. Bien qu’ayant tendance à être peu colorées, les fleurs pollinisées par les papillons nocturnes exhalent leurs parfums durant la nuit. Et les fleurs visitées par les mouches qui se nourrissent de matières en voie de décomposition imitent parfois la puanteur (pour nous) de la viande pourrie.

Darwin n’illustra pas seulement, pour la première fois, l’évolution des plantes, mais aussi la coévolution des plantes et des insectes. La sélection naturelle garantissait que l’appareil buccal des insectes correspondait à la structure de leurs fleurs préférées, et il prit visiblement plaisir à faire des prédictions en ce domaine : après avoir examiné une orchidée malgache dont le nectaire mesurait près de trente centimètres de long, il en déduisit l’existence d’un papillon de nuit pourvu d’un proboscis21 de la même longueur, et un sphingidé semblablement conformé finit par être effectivement découvert en 1903.

Malgré ses formulations prudentes, L’Origine avait lancé une attaque frontale contre le créationnisme et, même si Darwin avait pris la précaution d’y traiter le moins possible de l’évolution humaine, les implications de sa théorie étaient limpides. Ce qui avait été jugé scandaleux et tourné en ridicule, c’était d’avoir laissé entendre que l’homme pût être tenu pour un simple animal – un grand singe, en l’occurrence – descendant d’autres animaux ; pour la plupart des gens, néanmoins, il en allait autrement des plantes qui, incapables de se mouvoir ou de sentir, appartiennent à un règne si distinct du règne animal qu’un abîme les en sépare. L’évolution des plantes, supposa-t-il, semblerait sans doute moins importante, ou moins menaçante, que l’évolution des animaux et serait par là même plus susceptible de se prêter à un débat calme et rationnel. « Personne d’autre que vous n’a compris que le principal objectif de mon livre sur les orchidées était de prendre l’ennemi par le flanc », écrivit-il à Asa Gray : quoique toujours moins belliqueux que Huxley, son ami biologiste que d’aucuns surnommaient « le bouledogue », il savait qu’il avait une bataille à livrer et ne dédaignait pas les métaphores militaires.

Ni militant ni polémique, le livre consacré aux orchidées n’exprime pourtant que le joyeux plaisir de voir, comme en attestent ces extraits de lettres empreints d’un ravissement exubérant :

Vous ne pouvez vous imaginer combien les orchidées m’ont enchanté. […] Quelles merveilleuses conformations ! […] La beauté de l’adaptation des parties me semble incomparable. […] J’étais devenu presque fou au milieu d’une pareille richesse d’orchidées ! […] [On m’a également envoyé] une fleur splendide de Catasetum, la plus merveilleuse orchidée que j’aie jamais vue. […] Heureux homme [que celui qui] a positivement vu des masses d’abeilles volant autour du Catasetum, avec les pollinies collées à leur dos ! […] Aucun sujet ne m’a jamais autant intéressé que celui de ces orchidées22.

La fécondation des fleurs occupant Darwin jusqu’à la fin de ses jours, un ouvrage plus général succéda à celui qu’il avait consacré aux orchidées : quatorze ans plus tard, il parut sous le titre The Effects of Cross and Self Fertilisation in the Vegetable Kingdom23.

Mais les plantes elles aussi doivent survivre, s’épanouir et dénicher (ou créer) des sites favorables à l’atteinte de leur phase de reproduction, et Darwin s’intéressa donc par ailleurs aux mécanismes et aux adaptations dont leur survie dépend tout autant qu’à la diversité parfois si étonnante de leurs modes de vie – y compris ceux qui les avaient poussées à se doter d’organes sensoriels et de facultés motrices rappelant la sensorialité et la motricité animales.

C’est au cours de vacances d’été prises en 1860 qu’il observa des plantes entomophages dont il tomba si amoureux qu’il effectua sur-le-champ la première des nombreuses enquêtes dont la parution de ses Insectivorous Plants24 serait le couronnement quinze ans plus tard. Comme la plupart de ses autres publications, ce volume très agréable à lire débute par un souvenir personnel :

Me trouvant pendant l’été de 1860 dans les landes du comté de Sussex, je remarquai, avec une grande surprise, le nombre considérable d’insectes saisis par les feuilles du rossolis (Drosera rotundifolia). […] Les six feuilles que portait l’une des plantes avaient saisi chacune sa proie […]. Beaucoup de plantes causent la mort des insectes […] ; mais, autant toutefois que nous pouvons le savoir, sans en tirer aucun avantage. Il devint, au contraire, bientôt évident pour moi que le Drosera est tout particulièrement adapté à un but spécial, celui de saisir les insectes25 […].

N’ayant jamais cessé de réfléchir au concept d’adaptation, Darwin devina tout de suite que celle du rossolis appartenait à un genre totalement nouveau, car ses feuilles sont non seulement visqueuses en surface, mais recouvertes en outre de délicats filaments (qu’il appela « tentacules ») dont l’extrémité supérieure porte une glande. À quoi ces organes servaient-ils ? Il observa ce que voici :

Si on place un objet organique ou inorganique sur les glandes qui se trouvent au centre d’une feuille, ces glandes transmettent une impulsion aux tentacules marginaux. Les tentacules les plus rapprochés sont les premiers affectés et s’inclinent lentement vers le centre de la feuille ; ce mouvement se communique progressivement jusqu’à ce qu’enfin tous les tentacules de la feuille s’infléchissent pour reposer sur l’objet26.

Si l’objet n’était pas nourrissant, en revanche, il était rapidement relâché, comme Darwin le démontra ensuite en plaçant des parcelles de blanc d’œuf sur certaines feuilles et des particules similaires de matière inorganique sur d’autres : ces particules inorganiques furent vite expulsées, alors que le blanc d’œuf conservé provoqua la formation d’un ferment et d’un acide qui ne tardèrent pas à digérer et absorber cet aliment. Il en alla de même des insectes, surtout s’ils étaient vivants : sans pièces buccales, intestins ni nerfs, le Drosera capturait efficacement sa proie puis l’absorbait sitôt que ses enzymes digestifs avaient fini de la décomposer.

En plus de se pencher sur le fonctionnement du Drosera, Darwin chercha à comprendre pourquoi cette plante avait adopté un mode de vie si extraordinaire : il observa qu’elle pousse dans des tourbières, zones au sol si acide que les matériaux organiques et l’azote assimilable n’y sont guère abondants. Peu de plantes survivraient dans ces conditions, mais le Drosera avait trouvé le moyen de s’approprier cette niche en absorbant directement des substances azotées émanant d’insectes plutôt que du sol ; ébahi autant par la capacité de digestion quasi animale de cette plante que par la coordination presque animale également de ses tentacules capables de se refermer sur une proie comme ceux d’une anémone de mer, Darwin écrivit à Asa Gray : « Soyez-en certain, vous êtes injuste au sujet de mes bien-aimés Drosera ; c’est une plante merveilleuse, ou plutôt un animal des plus perspicaces. Je défendrai le Drosera jusqu’à mon dernier jour27. »

Et ce même Drosera l’enthousiasma plus encore quand il découvrit que la moindre incision pratiquée sur l’un des côtés d’une feuille l’immobilise autant que si un nerf venait d’être sectionné : on pourrait comparer l’aspect d’une telle feuille à celui « d’un homme dont la colonne vertébrale serait brisée et dont les extrémités inférieures seraient paralysées28 », remarqua-t-il. Recevant par la suite plusieurs spécimens de dionée attrape-mouche, plante apparentée au rossolis qui, aussitôt qu’un insecte effleure ses poils en forme de gâchette, referme ses feuilles d’un coup afin de l’emprisonner, Darwin se demanda si cette réaction de capture ne pouvait pas tenir à une impulsion électrique plus ou moins analogue à l’influx nerveux : après avoir discuté de ce point avec son collègue Burdon-Sanderson, il fut ravi d’apprendre que ce physiologiste avait établi à la fois qu’un courant électrique existe bien dans le limbe et la tige et qu’il peut inciter les feuilles à se fermer – « lorsqu’on irrite les feuilles, lit-on dans Insectivorous Plants, le courant est troublé de la même façon que pendant la contraction du muscle d’un animal29 ».

Loin de confirmer que les plantes seraient des organismes insensibles et immobiles comme on le prétend si souvent, les plantes entomophages réfutaient spectaculairement ce point de vue : impatient d’examiner d’autres aspects des mouvements des végétaux, Darwin se consacra désormais à une exploration des plantes grimpantes dont la parution en 1875 de son texte intitulé On the Movements and Habits of Climbing Plants30 allait être l’aboutissement. Une adaptation telle que l’ascension permettait aux plantes de se décharger efficacement du poids du tissu rigide qui les soutenait en faisant en sorte que d’autres plantes les étayent et les élèvent, et il n’y avait pas une seule façon de procéder, mais plusieurs : celles des plantes volubiles, des plantes grimpant à l’aide de leurs feuilles et des plantes à vrilles. Ces dernières fascinaient d’autant plus Darwin qu’on aurait pu les croire dotées d’un « œil » capable de « surveiller » leur environnement pour y trouver des supports adéquats – il confia même à Hooker qu’un jardinier lui avait dit : « Je crois, Monsieur, que les vrilles y voient31. » Comment des adaptations si complexes s’étaient-elles produites ?

Pour Darwin, les plantes volubiles étaient les ancêtres des autres plantes grimpantes, et il estima que les plantes pourvues de vrilles avaient dû être les premières à en descendre avant que celles qui grimpent à l’aide de feuilles n’eussent dérivé à leur tour de ce deuxième groupe, chacun de ces développements ayant multiplié le nombre des niches possibles (et par conséquent les rôles que l’organisme peut jouer dans son milieu). Les plantes grimpantes avaient évolué au fil du temps – elles n’avaient pas été créées en une fraction de seconde par un décret divin –, mais comment l’enroulement en tant que tel avait-il débuté ? Darwin avait observé des mouvements de torsion chez les tiges, les feuilles et les racines de toutes les plantes qu’il avait examinées, et il savait que des mouvements identiques (qu’il baptisa « circumnutation ») sont observables également chez les plantes plus anciennes, telles que les cycas, les fougères et les algues : le fait même que des organismes qui cherchent à atteindre la lumière ne se contentent pas de se projeter vers le haut, mais s’enroulent et tire-bouchonnent en direction de celle-ci, lui donna à penser que la circumnutation était une disposition universelle des plantes antérieure à tous les autres mouvements d’enroulement.

Telles furent les considérations qu’il exposa, tout en décrivant des dizaines de splendides expérimentations, dans sa dernière étude botanique, intitulée The Power of Movement in Plants32, qu’il publia en 1880. L’une des nombreuses expériences aussi plaisantes qu’ingénieuses qu’il relata ici lui permit de découvrir que des plantules d’avoine éclairées depuis des endroits différents penchent toujours en direction de la source lumineuse, même si son éclat est trop faible pour que des yeux humains le perçoivent. Une région photosensible, ou une sorte d’« œil » comparable à celui qu’il avait imaginé au bout des vrilles, s’était-elle développée aux extrémités des jeunes feuilles ? Il constata après les avoir couvertes de petits capuchons noircis à l’encre de Chine qu’elles ne réagissaient plus à la lumière : chaque fois que de la lumière tombe sur l’extrémité d’une feuille, conclut-il, il est évident qu’elle y déclenche l’envoi d’une espèce de messager qui, dès qu’il atteint les parties « motrices » du végétal, l’incite à s’orienter vers le point d’émission de ce stimulus lumineux. Quant aux racines primaires (ou radicules) des plants contraints de négocier divers obstacles, il fut frappé de même par leur extrême sensibilité au contact, à la gravité, à la pression, à l’humidité et aux variations chimiques, notamment. Voici ce qu’il écrivit à ce propos :

Nous croyons qu’il n’y a, dans les plantes, aucune structure plus remarquable, au moins pour ce qui a rapport à ses fonctions, que celle de l’extrémité radiculaire. […] Il est à peine exagéré de dire que la pointe radiculaire […] agit comme le cerveau d’un animal inférieur : cet organe, en effet, […] reçoit les impressions des organes des sens et dirige les mouvements33.

Mais, comme Janet Browne le souligne dans sa biographie de Darwin, The Power of Movement in Plants34 « suscita une controverse imprévue ». Le concept darwinien de « circumnutation » fut vivement critiqué : même si Darwin reconnut toujours qu’il ne s’agissait de rien de plus que d’un « bond spéculatif », il essuya les cinglants reproches du botaniste allemand Julius von Sachs, qui, écrit Browne, « non content de railler l’idée que l’extrémité de la racine soit comparable au cerveau d’un organisme simple, déclara que les procédures expérimentales “maison” (sic) de Darwin étaient risiblement défectueuses ».

Si sommaires que fussent les procédures de Darwin, ses observations étaient pourtant précises et correctes. Son hypothèse de la transmission descendante d’un messager chimique qui partirait de l’extrémité sensible de la plantule pour atteindre ses tissus « moteurs » fut confirmée, un demi-siècle plus tard, par la découverte des auxines, hormones végétales qui remplissent des fonctions semblables à celles du système nerveux chez les animaux.

Atteint aux îles Galápagos d’une mystérieuse affection dont il n’avait pas guéri, Darwin avait été si malade ensuite pendant quarante ans qu’il passait parfois des journées entières à vomir ou à rester prostré sur son divan, des troubles cardiaques s’étant ajoutés à ces symptômes dans sa vieillesse. Mais son énergie intellectuelle et sa créativité ne vacillèrent à aucun instant : continuant à s’intéresser à des sujets très divers jusqu’à la fin de ses jours, il écrivit après la publication de L’Origine des espèces dix autres livres auxquels il apporta souvent des modifications majeures – sans parler des dizaines d’articles et des innombrables lettres qu’il rédigea de surcroît. Il fit ainsi paraître en 1877 une seconde édition grandement élargie et révisée de On the Various Contrivances by Which British and Foreign Orchids Are Fertilised by Insects35 pour la première fois sortie des presses quinze ans plus tôt : mon ami Eric Korn, antiquaire passionné par les écrits darwiniens, m’ayant appris un jour avoir possédé un exemplaire de cet ouvrage à l’intérieur duquel était glissé le talon d’un mandat postal de deux shillings et neuf pence que Darwin en personne avait signé pour régler l’achat d’un nouveau spécimen d’orchidée, je pus vérifier que, quand il mourut en avril de cette année, l’auteur de L’Origine était encore amoureux de ces fleurs – quelques semaines à peine avant son décès, il les collectionnait toujours en vue de les étudier !

Pour Darwin, la beauté de la nature n’était pas purement esthétique ; elle reflétait toujours l’œuvre commune de la fonction et de l’adaptation. À ses yeux, les orchidées n’étaient pas seulement un ornement destiné à agrémenter un jardin ou un bouquet ; c’étaient aussi de merveilleuses « combinaisons », de vivants exemples de la rencontre de l’imagination de la nature et de l’action de la sélection naturelle. N’ayant besoin d’aucun Créateur pour exister, les fleurs étaient totalement intelligibles comme les produits d’accidents et de sélections qui avaient engendré de minuscules changements incrémentaux depuis des centaines de millions d’années : telle était pour lui la signification des fleurs, celle de toutes les adaptations, tant animales que végétales, non moins que de la sélection naturelle.

On a souvent l’impression que, plus que n’importe quel autre scientifique, Darwin bannit du monde la « signification » définie comme un sens global ou un but divin d’un genre ou d’un autre, et il n’y a de fait ni dessein, ni plan, ni prototype dans son monde à lui : la sélection naturelle n’ayant ni direction ni finalité, aucun objectif ne saurait lui être assigné. Mais on dit fréquemment aussi que le darwinisme sonna le glas de la pensée téléologique, en oubliant peut-être que Francis Darwin écrivit les lignes suivantes :

Un des plus grands services que mon père ait rendus à l’étude de l’histoire naturelle est d’avoir ranimé la téléologie. L’évolutionniste étudie le but et la signification des organes avec le zèle de l’ancienne téléologie ; mais le but est bien plus large et plus cohérent. Il est puissamment soutenu par la conviction qu’il acquiert non des conceptions isolées de l’économie du présent, mais une idée cohérente du passé autant que du présent. Et même lorsqu’il ne réussit pas à découvrir l’utilité d’une partie quelconque, il peut par la connaissance de sa structure démêler l’histoire des vicissitudes passées de la vie de l’espèce. De cette façon l’étude des formes des êtres organisés prend une vigueur et une unité qui lui manquaient autrefois36.

Et, suggère Francis, « ce grand service […] a pris source presque autant dans son travail spécial en botanique que dans L’Origine des espèces37 ».

C’est en s’interrogeant sur le « pourquoi » des choses, en cherchant une signification (entendue non en un quelconque sens final, mais au sens immédiat d’une utilité ou d’un but), que Darwin découvrit le plus solide indice de l’évolution et de la sélection naturelle au sein même de son travail de botaniste. Ce faisant, il transforma la botanique en une science évolutionniste très différente de la discipline uniquement descriptive qu’elle avait été jusqu’alors : non seulement la botanique devint grâce à lui la première science évolutionniste, mais ses recherches en ce domaine ouvrirent aussi bel et bien la voie à toutes les autres sciences de l’évolution – ainsi qu’au point de vue selon lequel, pour reprendre la formule de Theodosius Dobzhansky, « en biologie, rien n’a de sens autrement qu’à la lumière de l’évolution ».

Darwin qualifia L’Origine des espèces de « longue argumentation38 ». Ses ouvrages de botanique, en revanche, furent plus personnels et lyriques : moins systématiques quant à leur forme, ils font de l’effet par la démonstration plutôt que via des arguments. Selon Francis Darwin, Asa Gray remarqua que « si le livre sur les orchidées […] avait paru avant L’Origine, l’auteur aurait été canonisé plutôt qu’anathématisé par les théologiens des sciences naturelles39 ».

Linus Pauling a dit avoir lu L’Origine avant son neuvième anniversaire. Moins précoce que lui, j’aurais été incapable de suivre à cet âge « une longue argumentation » développée dans un volume entier, mais je ne pressentis pas moins en quoi consistait la vision du monde darwinienne en me promenant dans notre propre jardin, qui, les jours de printemps, regorgeait de fleurs entre lesquelles allaient et venaient des milliers d’abeilles bourdonnantes. Aimant la botanique, ma mère m’expliqua à quoi vaquaient les abeilles, pourquoi le pollen jaunissait leurs pattes, et en quoi elles et les fleurs dépendaient les unes des autres.

Même si la plupart des fleurs de ce jardin étaient aussi richement parfumées que colorées, il y poussait également trois magnolias dont les fleurs énormes mais pâles et inodores grouillaient de minuscules coléoptères dès qu’elles parvenaient à maturité. Les magnolias, m’avait confié ma mère, sont des plantes à fleurs extrêmement anciennes : étant apparus une centaine de millions d’années plus tôt environ – avant que les insectes « modernes » tels que les abeilles aient vu le jour, autrement dit –, ils devaient compter sur un insecte plus ancien comme un coléoptère pour que leur pollinisation fût assurée. Les abeilles et les papillons, ainsi que les fleurs colorées et odoriférantes, n’attendaient pas dans les coulisses comme si leur avènement avait été préétabli – et leur apparition n’eut rien d’inéluctable : ils allaient se développer ensemble, par étapes infinitésimales, durant des millions d’années. Cette idée d’un monde sans abeilles ni papillons où n’existeraient ni senteur ni couleur m’épouvantait.

La notion de ces éons s’étendant sur de si grands intervalles de temps – et de la puissance des infimes changements non dirigés dont l’accumulation avait fini par engendrer de nouveaux mondes si prodigieusement riches et variés – étant des plus grisantes, nombre de mes contemporains considérèrent que la théorie de l’évolution permettait d’accéder à une signifiance beaucoup plus profonde et satisfaisante que celle à laquelle la croyance en un plan divin avait fait goûter. Désormais, le monde se présenta à nous sous l’aspect d’une surface transparente à travers laquelle toute l’histoire de la vie pouvait être contemplée : penser qu’il aurait pu en aller autrement (qu’il aurait été possible que les dinosaures continuent à arpenter le globe terrestre sans que les êtres humains y eussent jamais évolué !) avait de quoi donner le vertige, mais la vie nous parut d’autant plus précieuse et merveilleuse de ce fait même – nous comprîmes de la sorte que cette aventure inachevée (ce « glorieux accident », comme disait Stephen Jay Gould) n’est ni fixe ni prédéterminée, mais toujours susceptible de changer suffisamment pour que de nouvelles expériences adviennent.

Parce que la vie est apparue sur notre planète plusieurs milliards d’années avant l’époque actuelle, cette histoire profonde est inscrite, au sens le plus littéral du terme, dans nos structures, nos comportements, nos instincts et nos gènes. Tout être humain abrite par exemple non seulement des restes d’arcs branchiaux40 grandement modifiés qui proviennent des poissons dont nous descendons, mais même les systèmes nerveux qui contrôlaient jadis les mouvements de ces branchies ancestrales – comme l’écrivit Darwin, « l’homme conserve encore dans son organisation corporelle le cachet indélébile de son origine inférieure41 », de même que nous contenons un passé plus ancien encore en cela que les cellules dont nous sommes composés remontent à l’origine de la vie.

En 1837, dans le premier des nombreux carnets qu’il allait noircir afin de réfléchir au « problème de l’espèce », Darwin avait dessiné un arbre de vie dont la ramure si archétypique et imposante reflétait l’équilibre de l’évolution et de l’extinction : insistant en permanence sur la continuité de la vie, il ne cessa jamais de préciser en quoi toutes les créatures vivantes descendent d’un ancêtre commun et pourquoi nous sommes en ce sens tous liés les uns aux autres. Les êtres humains sont ainsi apparentés non seulement aux grands singes et aux autres animaux, mais aux plantes de surcroît (on sait de nos jours que les plantes et les animaux partagent 70 % de leur ADN) ; en même temps, cependant, chaque espèce est unique, et chaque individu l’est lui aussi, en raison de l’action de cette grande machine que constitue la sélection – ou variation – naturelle.

Cet arbre de vie permet de saisir d’un coup d’œil que tous les organismes vivants sont anciens et apparentés et pour quelle raison une « descendance avec modification » (appellation sous laquelle Darwin avait d’abord désigné l’évolution) prévaut à la moindre occasion, tout comme il montre en outre que l’évolution ne s’interrompt jamais, ne se répète à aucun moment et ne fait nullement marche arrière : il témoigne de l’irrévocabilité de l’extinction – si une branche est coupée, une trajectoire évolutive particulière est perdue pour toujours.

Je me réjouis autant de me savoir biologiquement unique que de connaître mon ancienneté et mon apparentement biologiques à toutes les autres formes de vie. Ces connaissances m’enracinent : elles me permettent de me sentir assez à l’aise dans le monde naturel pour que je puisse être convaincu d’appartenir moi-même à un monde biologique signifiant, quelque rôle que je joue dans le monde culturel humain. Même si la vie animale est beaucoup plus complexe que la vie végétale et la vie humaine beaucoup plus complexe aussi que celle des autres animaux, cette conviction me renvoie à la soudaine révélation darwinienne de la signification des fleurs aussi bien qu’au pressentiment personnel de cette même signifiance que j’eus dans un jardin londonien, il y a presque une vie de cela.