Michel vit dans la honte. Sa honte à lui, le survivant, lorsqu’il a dû annoncer la fin de Bernard à Marthe qui n’avait jamais aimé qu’elle-même et ceux de ses fils qui l’avaient aimée, mais auraient voulu la tuer ou se tuer pour cesser de l’aimer comme ils l’aimaient : Bernard et Michel. Apprendre à leur mère que son fils préféré a trouvé la mort. Annoncer ça, à celle qui lui avait donné la vie – si l’on peut dire qu’elle la lui avait donnée, imposée plutôt, et sans se soucier que ce serait lui qui aurait à la vivre. Etait-ce la vie, ce livre déchiré, ces lignes illisibles sur un message obscur ?
Comme d’habitude lors de ses visites hebdomadaires, mais cette fois avec deux jours d’avance sur leur rituel, dans la chambre d’une maison de retraite médicalisée de Saint-Maur, Michel voit sa mère dans son lit, les yeux grands ouverts, vides, larmoyants et globuleux, mangeant des plaques de chocolat et buvant l’eau de Cologne que Jean, son fils aîné, un autre demi-frère, lui apporte par flacons entiers chaque semaine. Michel croit lire de la honte sur le visage de la vieille femme quand il lui apprend que Bernard s’est tué. Il pense que cette honte, qui n’était peut-être que l’envers de la souffrance, devrait être plus lourde pour une mère qui perd son enfant que pour un frère qui survit à son aîné. Il aimerait au moins voir passer sur sa face éteinte l’ombre du nom qu’il prononce.
Il trouve cette formule, un demi-mensonge : Bernard s’est tué. La mère ne demande pas : tué comment ? Mort, de quoi ? Dans un accident de voiture, ajoute Michel sans l’avoir calculé. Elle feint de le croire.
Il ne peut pas réciter la vieille prière de son enfance avec sa mère qui lui demande de l’accompagner. Lorsque Marthe murmure tout bas : Vous êtes bénie entre toutes les femmes, il sort de la chambre en douce, avec en tête une petite phrase absurde : Notre mère, toi qui es en enfer, prie pour nous, les petits.