Sans que je m’en rende compte, L. inversa l’entretien.
— Mais tu l’aimais quand même, ton frère ?
Je ne sus que répondre. C’était moins simple. Pathétiques orphelins, décalés, nous étions comme ces cyclistes sur la piste du Vel’ d’Hiv’ que je voyais à la télévision en noir et blanc chez ma grand-mère, rue des Volontaires, à la fin des années 50. Le grand art était de mettre sa roue avant dans la roue arrière d’un concurrent pour bénéficier de sa percée aérodynamique et ménager son effort jusqu’au moment de le dépasser et de franchir le premier la ligne d’arrivée. Bernard et moi nous étions lancés dans cette course-poursuite. Chacun feignait de laisser l’autre prendre la tête, l’imitait, retardait son élan, avant de se jeter méchamment au-devant. En partant pour l’Algérie, il avait pris une longueur d’avance dans la réalisation de nos rêves de combats et d’héroïsme virils. J’ai eu du mal à suivre. Pourquoi, maintenant que je l’ai doublé sur la piste, et que j’ai vingt ans de plus que la vie ne lui en a donné, l’idée me vient-elle que j’aurais pu me montrer plus compréhensif, plus doux ? Qui sait, peut-être ne serait-il pas mort. C’est absurde, mais c’est aussi absurde de survivre à un aîné.
— Toi, Michel, raconte-moi. Comment il était, avant que je le rencontre ?
— Après le départ de Bernard, nous avons quitté Dammarie-lès-Lys. Je suis venu avec ma mère vivre à Paris chez notre grand-mère. Elle avait dû accepter que sa fille, âgée de cinquante ans et mère de sept enfants, s’installe chez elle, à la condition que moi, le dernier, je sois placé en pension. Le reste de la tribu s’est dispersé.
— Tu ne m’as pas répondu. Comment il était, avant ?