— Tu ne te souviens pas ? ai-je repris avec véhémence, comme si je reprochais quelque chose à L., et que tout cela était hier. Huit morts. Des jeunes, des militants écrasés non contre les grilles du métro Charonne, mais sous les grilles jetées par la police. En réalité, la station de métro n’a été fermée qu’à vingt heures quinze. A cause de la persistance des gaz lacrymogènes. Ça ne te rappelle rien ?
— Tout ça est si loin… Je passais mon temps en Espagne, sur la côte Cantabrique, après le départ de Bernard. Il partait souvent. Sans dire où, sans dire pourquoi. J’y ai passé toute l’année. A San Vicente de la Barquera. Mais j’oublie. J’oublie tout. Pardonne-moi. Tu te souviens, San Vicente ? L’été, tu avais rejoint ta sœur qui passait ses vacances avec moi dans ce village de pêcheurs où toi et moi, nous nous sommes… comment dire… retrouvés ? connus ? perdus ? Toi et moi. Tu te souviens ? C’était après Bernard, après la rue des Saules. Tu te souviens ? Cheo et Anita, leur maison, ma petite chambre blanchie à la chaux. Anita, qui chantait toute la journée. Tu te souviens ?
— J’aimerais mieux pas.
— Je vais te raconter quand même. Le premier été à San Vicente, avant celui où tu es venu nous rejoindre, j’étais encore avec Bernard. Plus ou moins. Ta sœur était amoureuse d’un jeune Espagnol, Pedro. C’était le franquisme et dans une région comme ça, il n’y avait aucun endroit pour faire l’amour quand on n’était pas marié. En plus, femme, et étrangère, tu imagines. Ni chez les logeurs, ni dans l’unique hôtel, ni sur la plage. La Guardía civil pourchassait les bikinis et les couples illégitimes. Ta sœur et moi, nous sommes allées à Santander, avec Pedro et un ami, Elias. Nous avons débarqué dans une boîte plutôt équivoque, l’Okinawa, je crois. Un bouge, en fait. Après un verre au bar, Marie-Christine a dit : on monte. Je lui ai demandé : où ? Elle avait décidé que je ferais l’amour avec Elias sans me demander mon avis. J’ai refusé. J’étais toujours amoureuse de Bernard, et en plus, Elias ne me plaisait pas. Alors, Pedro a dit qu’il ne monterait pas non plus, car c’était une question d’honneur. Je ne sais pas ce que l’honneur avait à voir dans cette histoire. Nous sommes rentrés à San Vicente et ta sœur et Pedro ont fini par aller dans une barque, la nuit. Tout le monde l’a su, et le curé, le dimanche, a mis en garde les jeunes Espagnols contre la fréquentation des étrangères. Un autre dimanche matin, ta sœur et moi, nous étions à la plage, sans notre cour habituelle de prétendants. Ils étaient en famille à la messe. Marie-Christine s’est levée tout d’un coup : Le voilà ! Qui ? Mon mari. Il arrivait sans avoir prévenu. Je ne sais pas par qui il avait appris que sa femme avait un amant, peut-être par Bernard. Le soir, il y a eu une scène terrible, avec des coups. Après, son mari a voulu se racheter. Il lui a écrit, sur place, des lettres magnifiques et sales qui la faisaient rire aux éclats. Elle a voulu les jeter. Je lui ai demandé de me les donner. Je les ai encore quelque part. Son mari lui reprochait aussi d’avoir fait l’amour à trois, avec lui et un ami sculpteur. Un peu excessif, non ? Il était fou d’elle. Je ne pense pas qu’il ait aimé d’autres femmes. Ils sont rentrés à Paris au bout de quelques jours. Moi, seulement après.
Je me demandai pourquoi L. me racontait la vie sexuelle et maritale de ma sœur, plus de quarante ans après. Que voulait-elle ? Abîmer en moi ce qui restait de mon attachement à Marie-Christine, ou redonner à son propre passé l’apparence d’une fidélité absolue à mon frère ?
— Au printemps suivant, Bernard est arrivé sans m’avertir, lui non plus. Le doute est venu, l’inquiétude. Il y avait un coin obscur chez lui, que je n’arrivais pas à saisir. C’est pendant son séjour que je me suis aperçue qu’il buvait. Je ne m’en étais jamais rendu compte car il ne buvait pas devant moi, ou très peu, et je ne l’avais jamais vu ivre. Je lui avais trouvé du travail sur le bateau de Cheo, tu te souviens de lui ?
— Oui, mais continue.
— Il était saoul dès le matin. Saoul d’alcool. Saoul de malheur. Cheo lui a demandé de rentrer en France. Bernard n’avait pas la force de travailler. Oh, et puis, j’en ai marre. Tout ça, c’est des vieilles histoires.
Je voulais entendre la suite. L. me racontait mon histoire sous la forme d’un conte dans lequel je ne me reconnaissais pas, en faisant durer les choses, comme Shéhérazade, pour que ça ne s’arrête pas, les mots, la vie, l’amour.
— Je préfère que tu ne me dises rien sur ma sœur, et si tu ne peux pas me parler de Bernard, parle-moi de moi. Je n’ai jamais compris ce qui t’a amenée à me séduire, moi, à ce moment-là. Tu dis que tu étais folle de mon frère.
Après un lourd silence, L. me dit :
— Je t’ai revu à San Vicente en été. L’été de 1962, je crois. Tu sais, les femmes et les dates… A part celles de la naissance de leurs enfants… Je n’ai pas eu d’enfant… A part toi… A San Vicente, j’étais pleine de souffrance, de colère. Bernard disait qu’il ne m’aimait plus, mais je savais qu’il m’aimait encore et n’aimerait jamais que moi. Je voulais me venger. Je t’ai guetté comme une proie… Tu ne veux pas rejouer quelque chose ? C’était bien tout à l’heure, quand tu jouais. Il est trop vieux, mon piano, comme moi.
Je ne pouvais pas. Plus assez de lumière. Elle se tut, avala deux coupes de champagne et sombra dans un affalement triste.