Quand Michel Forger veut replacer dans l’enveloppe les photos de son frère et de L., une dernière tombe de l’enveloppe. Format carré mais coupée verticalement en deux, c’est une photo de lui. Michel à douze ans. Il se demande comment elle a atterri chez L. Etrange, tout de même, que Bernard lui ait donné une photo de son petit frère. En fait, la moitié gauche d’une photo découpée avec soin, comme par une lame de rasoir. La photographie est toute petite, graisseuse et déteinte, un peu déchirée au-dessous du cœur. Les bords dentelés de ce méchant carton jauni sont noirs comme des encadrements de lettres mortuaires.
Un visage blafard d’enfant distrait regarde de biais à gauche. On sent qu’en face de lui personne ne le regarde. Les yeux sont tristes, un peu enfoncés, la bouche close avec les lèvres pincées pour ne pas laisser voir les dents. Une seule beauté : les cheveux brun profond. Moi ? C’est possible, se dit Michel. Ce portrait est la seule preuve qui reste de mon enfance. Mais croirait-on vraiment que c’est un portrait d’enfant, ce petit spectre délavé, qui ne me regarde pas quand maintenant je le regarde, qui ne veut regarder personne ? On voit tout de suite que ces yeux ne sont pas faits pour refléter le ciel : ternes, nébuleux d’eux-mêmes. Ces joues, on devine qu’elles sont blanches, qu’elles sont pâles : qu’elles seront toujours blanches et toujours pâles : elles ne rougiront que de fatigue ou de honte, puis se creuseront des sillons du chagrin et du temps. Et ces lèvres volontairement fermées ne sont pas faites pour s’ouvrir au rire, à la parole, à la prière, aux cris. Ce sont les lèvres de quelqu’un qui souffrira sans la faiblesse desséchante des lamentations, des lèvres qui connaîtront tard les baisers et se rattraperont sur le nombre. Dans ce morceau de photo déteinte, Michel retrouve l’âme morte de ces jours-là. Le visage délicat du crapaud maigrichon, le froncement de sourcils de l’enfant grognon, le calme désolé d’un petit vieux de douze ans. Il s’apitoie au souvenir de ces jours lointains, de ces années infinies, de cette vie recluse, de cette tristesse sans raison, de cette nostalgie éternelle d’autres cieux et d’autres amis. Non, non : ce n’est pas là le portrait d’un enfant. Fil de fer n’a pas eu d’enfance.