Je n’entendis pas L. revenir et s’asseoir sur le canapé où elle m’invita à la rejoindre.
— Pourquoi tu veux écrire sur ton frère, si longtemps après ?
— Je veux raconter Bernard. Ça aussi : sa violence, sa difficulté à se faire entendre autrement que par la musique ou les coups. La musique comme une caresse pudique. Les coups ? Les coups pour rien. Comme s’il se les donnait à lui-même.
L. m’interrogeait des yeux. Un regard où se mêlaient tristesse et affection. Je me tus un long moment. Je repensais à Bernard. Quand j’étais petit, sa phrase habituelle lorsque je grattais à la porte de sa chambre, était : « Va voir là-bas si j’y suis, p’tit con. » Il en avait d’autres, des formules : « C’est bien vrai, ce mensonge-là ? » Ou bien : « Pars très loin et reviens vite. » Mais celle-là : « Va voir là-bas si j’y suis » m’envoyait au néant. La réentendant, je me dis : la seule chose qui ait changé, c’est qu’aujourd’hui, je ne le laisserai plus terminer par : p’tit con. Je vais le prendre au mot. Je vais voir ailleurs s’il y est, ou si j’y suis. Ailleurs, dans ces chapitres tronqués, ces morceaux de roman, je rachèterai sa faiblesse et sauverai son image. Ailleurs, je le réhabiliterai ou l’égarerai. Lui rendrai son beau visage ou le défigurerai par le rictus de l’horreur consentie.
L. me proposa de me rouler une cigarette. Elle les enchaînait.
— Moi, c’était autre chose. Une autre sorte de violence. Il évitait ma tendresse. Il était toujours ailleurs, en fuite, mais il me préservait. Il voulait que je ne bouge pas, que je ne le cherche pas. Que je l’attende jusqu’à ce qu’il revienne se cacher dans mes bras. Il m’a frappée une fois, une seule, un soir, en Espagne. Il m’a frappée et j’ai été stupéfaite de voir ce que devenait notre amour. Je suis rentrée en France. Je l’ai laissé là-bas, à San Vicente de la Barquera, dans l’appartement que j’avais loué, où il a failli mettre le feu en laissant une cigarette allumée sur son matelas.
— Oui, le feu… Il faisait ça souvent, à Melun… Ça ou s’entailler les veines du poignet. On avait le choix, les draps brûlés ou ensanglantés. Une nuit, il s’était endormi avec sa cigarette allumée. Il a brûlé les draps et le matelas. Une suie puante est montée jusqu’à l’étage de ma chambre. Je suis descendu et je l’ai secoué. Il ne s’est vraiment réveillé qu’en me couvrant d’injures quand j’ai versé sur lui un broc d’eau.
Je me tus longuement. Les souvenirs. Celui qui me submergea, je ne pouvais le partager avec L.
Un des derniers soirs, à Paris, début 1971, je crois. J’étais marié, mais ma femme était absente. Bernard m’avait demandé de rester dormir chez moi. Quand je suis rentré après avoir acheté de quoi faire à dîner, je l’ai trouvé sur le lit d’enfant, un bras sous les reins et l’autre ballant au bord. Comateux.
— Réveille-toi !
Il ne bougeait pas. J’ai appelé les secours.
— Peut-être un coma éthylique, dit le médecin des pompiers.
Il avait mélangé barbituriques et alcool. Chez son frère, dans un lit d’enfant. Cherchant la mort ou le retour, c’est la même chose. Cette fois n’était pas encore la bonne. Refermant la porte sur les ambulanciers qui conduisaient mon frère en observation à l’hôpital Necker, je me suis consolé en ouvrant un livre. Pas pu faire autre chose. C’est dur et long de se dire qu’on ne peut plus rien pour quelqu’un qu’on aime.
— Tu rêves ? relança L.
— Non, j’étais parti… Oui, mon frère était violent. Vous n’avez pas idée. Violent et menteur. Et traître, et trompeur.
— Non ; moi, il ne m’a pas trompée, et pas trahie non plus.
— Menteur, alors ?
— Il mentait tout le temps, et je le savais. Mais pourquoi me mentait-il, à moi ? Je crois que j’aime les menteurs parce qu’ils ont tellement d’imagination et de poésie quelquefois. Les diseurs de vérité me font peur. La vérité à tout prix, je n’aime pas. Les diseurs de vérité veulent faire mal, la plupart du temps.
— Je ne suis pas un diseur de vérité.
— C’est ça que j’aimais en lui : il se mentait. Il n’avait pas de parole. Il aimait promettre et faire défaut. Il voulait qu’on l’attende. Pour faire défection. Il était du genre qui donne de faux rendez-vous. Tu sais, ceux auxquels on ne vient pas. Ou bien, on y vient, et on reste caché sur le trottoir d’en face pour s’amuser de l’autre qui vous attend à une terrasse de café. Pas de parole, ton frère. C’était son charme.
— C’est ce que lui reprochait notre mère : dissimuler ce qu’il faisait, pour plaire, être aimé.
— Tu ne comprends pas ce que je veux dire. Tout ce qu’on fait, tous, toujours, on le fait pour être aimé. Et tu confonds. Ne pas avoir de parole, c’est avoir peur que les mots vous manquent. Comme on manque une cible. Ton frère n’était pas un traître, mais quelqu’un que la vie avait trahi.