Quelques jours après l’émission, je reçus une lettre. Sur l’enveloppe, cette adresse :
FRANCE CULTURE
« Les Chemins de la Musique »
Pour Michel FORGER, écrivain
Radio France
116, avenue du Pt Kennedy 75016, Paris
Avant même d’ouvrir la lettre que la chaîne m’avait transmise, je sus qu’elle venait à moi du fond du passé. L’écriture m’était inconnue, mais je lis toujours les lettres de lecteurs ou d’auditeurs. Cette fois pourtant, négligence ou peur de ce qu’elles pouvaient contenir, je ne lus pas tout de suite les huit pages soigneusement numérotées. Etrangeté inquiétante d’une écriture pas vraiment inconnue. Une écriture de femme. Quand je me résolus à la lire, quelques semaines après, les premières lignes me sautèrent au visage.
J’ai été bouleversée quand, dans l’émission « Les Chemins de la Musique », tu as parlé de Bernard. Quand je l’ai perdu, j’ai compris que ce que je cherchais, je ne le retrouverais jamais plus. Je ne me suis jamais consolée de sa mort. J’ai essayé d’oublier. Je n’ai personne à qui parler de lui. Personne qui m’en parle, sauf ce lundi 10 mai où tu en as parlé avec tant de tendresse, où tu as parlé de l’odeur de ses cigarettes. J’ai une odeur de lui, moi aussi. C’est le déodorant qu’il employait, qui s’appelait Old Spice. Je l’ai toujours gardé et quelquefois je le respire, car au bout de toutes ces années son parfum ne s’est pas altéré. Quand je sens cette odeur, Bernard est là, et je le revois avec son pull en cachemire chamois ou en cachemire marine qu’il portait avec un foulard cannelle et un pantalon cannelle. Il portait ses pulls à même la peau, sa peau si lisse, si douce, si dorée, que je sens encore sous mes doigts. Quand nous étions en Algérie, pendant qu’il y faisait la guerre, il s’échappait de la caserne pour me retrouver au Grand Hôtel d’Orient, à Blida. Sa peau était toujours aussi douce, encore plus brune. Là-bas, il portait un uniforme, sa tenue de sortie en drap. Pas la tenue léopard, la tenue de combat des paras, que je n’ai vue que sur les photos qu’il m’envoyait quand il était en opérations et une seule fois, derrière le grillage d’une prison. A Blida, nous sortions peu, à la nuit tombée, dans le seul bar où les militaires et les Européens pouvaient se rendre sans risques, près de la base.