Trois ou quatre ans après la guerre : 1947 ? 1948 ? Il est tard. A son piano le père joue les Scènes d’enfants. L’enfant regarde, de l’autre côté, les yeux tendus vers le jour qui tombe, dessinant entre les fûts des hauts marronniers des puits bleutés. Il se fait au ciel une froideur brusque, et le petit se recroqueville dans l’angle de la double porte-fenêtre donnant sur la terrasse et le jardin. Assis sous le piano, n’osant bouger et respirant à peine, il se tient immobile dans le noir. La terreur remonte de son ombre profilée sur la tenture. Il serre entre ses mains l’ourlet du rideau bleu passé et fourre son nez dans le velours empoussiéré. Il attend des heures ainsi. Il ne sait pas qui. Le père, qui finirait bien par quitter le tabouret et l’instrument pour s’affaler dans le fauteuil anglais de cuir fauve clouté, froissant un journal qu’il affecterait de lire jusqu’à ce que sonne l’heure du dîner. Ou bien s’attend-il lui-même, lui, le petit, qui sent déjà que la musique n’est pas la vie, mais à la fois bien plus que la vie et bien moins, et qui subit à regret cet arrêt du son du piano en se disant que tout dans la maison va reprendre couleur et mouvement sitôt le clavier refermé, et que ce sera moins triste mais moins beau.
Le dimanche s’écoule ainsi, et le lundi et les autres jours, pour le père qui ne va presque jamais à l’usine de brasserie. Mais en semaine, l’enfant va à l’école et il ne peut l’entendre jouer et rejouer les Scènes d’enfants. Elles restent liées aux dimanches, à la mélancolie, aux irruptions de leur mère en cheveux, portant un peignoir lie-de-vin, criant au père de changer de morceaux, que ceux-là lui portent sur les nerfs. L’enfant est apeuré de ce qu’il devine derrière les yeux clos du père qui aborde sans se hâter la dernière pièce du recueil : « Le poète parle ». Tant d’abandon, de faiblesse. Il ne craint rien tant que le dernier accord égrené note à note, très lentement, comme s’il rassemblait la mélodie sur sa blessure.
Lorsque le père meurt, l’enfant retrouve souvent sa cache sous le Pleyel. Il tâche de rejoindre la musique enfuie. Il regarde en silence la place vide et imagine, ailleurs, invisible momentanément mais toujours proche, son père lui parlant dans une feuille vernie de pluie, murmurant sous le crissement inexplicable du gravier qu’aucun pas ne foule. Que dis-tu, toi qui ne parlais jamais ? Et quand reviendras-tu t’asseoir, ouvrant sur le pupitre la partition vert pâle ? Quand, par la musique que feront entendre tes doigts que jamais tu n’as posés sur moi, me lieras-tu de nouveau à mon corps qui n’ose plus bouger dans la vaste pièce toute noire ?