CHAPITRE X
Jusqu’à nos retrouvailles

1

« Faire sauter toute la ville de Chôfu, l’exploser, l’exploser, l’exploser, l’exploser, exploser toute la ville », chantait encore Ishihara en s’introduisant dans le futon, surexcité et incapable de s’endormir, les yeux humides et brillants. Il ne savait quoi faire, et tout en se disant, là je vais peut-être un peu trop loin, il s’empara de la main de Nobue qu’il tint fermement dans la sienne tout en commençant de l’autre à se caresser la poitrine et le ventre en gémissant, hum, hum c’est bon ! Nobue sursauta et protesta :

— Ishi, mon petit Ishi, arrête ! Qu’est-ce que tu fabriques ? C’est pas drôle. Dormir main dans la main, si tu y réfléchis deux secondes… Non, j’ai pas envie de penser à ça, mais je sens bien que si ça continue comme ça, je vais devenir dingue. Des fois, ça m’met les abeilles cette douleur à la joue, ça m’déprime, trop triste. J’sais bien que quand j’suis dans cet état-là, j’suis bizarre, et même si j’sais parfaitement que c’est anormal, j’ai envie de dormir en te tenant la main. Alors ouais, c’est d’accord mais je t’en supplie, ne te caresse pas pendant que tu me tiens la main, ok ? Et arrête de prendre cette voix de dingue.

— Mais qu’est-ce que j’y peux, moi, si c’est si bon ! répondit Ishihara en se tortillant sous le futon. Nobu-chin, toi aussi, vas-y, essaie ! Exploser la ville, l’exploser, l’exploser, en le disant mentalement, ça peut pas s’empêcher de ressortir corporellement, tu comprends, psuif, psuif, psuif, comme le foutre qui s’apprête à gicler.

— Écoute-moi, mon petit Ishi, arrête, ça n’est pas bon pour toi, dit Nobue en écartant doucement sa main qu’il frotta sur le drap sans vraiment savoir si cette sueur était la sienne ou celle d’Ishihara. Écoute-moi, mon petit Ishi. Nous venons de prendre conscience que nous avions une mission importante à remplir, non ? Nous ne pouvons pas accepter que Yano, Katô et Sugi soient morts pour rien, que leur mort n’ait servi à rien. Nous ne pouvons pas l’accepter.

Nobue qui avait tendance à oublier les circonstances exactes de leur mort – revêtus de tenues incroyables, en train de chanter Aime-moi jusqu’à l’os sur une plage en pleine nuit – s’enivrait de ses propres paroles au point d’en avoir les larmes aux yeux.

— Je parle de « mission », mais c’est plutôt un « impératif », un « ordre » dont il s’agit, non ? Et toi, mon petit Ishi, tu es le seul et unique ami qu’il me reste et c’est pour ça que je pense qu’on peut pas devenir homo tous les deux.

Nobue fronça les sourcils comme un gorille à qui on viendrait de donner une grande frappe dans le dos. Il répéta ces mots qu’il trouvait si chargés d’émotion : « que leur mort n’ait servi à rien », se raidit et bondit en entendant Ishihara hurler deux fois « homoooooo, homooooo ! ». « Ça c’est top ! » murmura-t-il en ricanant. Qu’est-ce qu’est top ? Même Dieu l’ignore, pensa Nobue.

— Mon petit Ishi, écoute-moi encore, autrefois, je dis autrefois mais cela n’est pas si ancien, bref, il était une fois, c’est une histoire que j’ai lue dans un manga pour filles et dont je viens de me souvenir. Une histoire intitulée Le jardin des fleurs d’Erika à propos d’une danseuse nommée Erika. Il était une fois une danseuse peu fameuse du nom d’Erika. Erika avait un petit ami du nom de Yoshi-bo et Yoshi-bo était également un danseur peu fameux et tous deux vivaient ensemble. Une année, deux années se passent et un beau jour, Erika et Yoshi-bo prennent subitement conscience d’une chose : cela n’est pas bon, cela ne peut durer. Tous deux avaient l’un pour l’autre le plus grand respect, ils s’aimaient bien sûr mais en restant ensemble, c’était comme s’ils avaient accompli quelque chose, comme s’ils étaient complets. C’est de cela dont ils prirent conscience. « Ce fut une chose terrible, confia par la suite Erika à ses lectrices : nous nous aimions et pourtant nous nous séparâmes. » Tu me suis, mon petit Ishi ? Pourtant ils s’aimaient ! C’est comme nous ! Si nous devions devenir homo ensemble, tout serait accompli, mais la mort de Yano et des autres n’aurait servi absolument à rien, tu ne crois pas ? Comment te dire mieux cela ? Je crois que notre esprit guerrier disparaîtrait et que nous n’aurions plus rien à accomplir.

— « Ce fut une chose terrible », répéta Ishihara qui ajouta : Ce que tu dis, c’est de la merde.

— Bon alors, dis-moi, mon petit Ishi, comment comptes-tu t’y prendre concrètement pour dézinguer les « bonnes femmes » ? demanda Nobue, fronçant une nouvelle fois les sourcils et affichant la tête d’un hippopotame à qui l’on aurait badigeonné l’anus de moutarde. C’est justement ce à quoi nous devons réfléchir, mon petit Ishi.

— On va y penser ! Y penser, penser, penser, penser et trouver ! Et si on prenait cette étudiante et qu’on la mette chez les bonnes femmes pour la faire chanter et danser ? dit Ishihara.

— Faut réfléchir sérieusement, réagit Nobue en secouant la tête.

— Alors cesse de me parler d’Erika ou de devenir homo ou je ne sais quoi encore et propose un truc concret ! dit Ishihara en s’asseyant sur le futon. Il déplia la carte qui se trouvait tout près.

— Ça fait une zone assez vaste, dit Nobue en fronçant les sourcils.

Ce que dit Ishihara suffit alors à dissiper les rides sur le front de Nobue :

— Que dirais-tu d’une bombe atomique ?

Deux jours plus tard, Ishihara et Nobue marchaient dans Setagaya. C’était la première fois qu’ils déambulaient dans ce quartier.

— Tu crois qu’il acceptera de nous rencontrer ? marmonna Nobue qui venait de faire l’achat d’une barquette de fraises dans une boutique de fruits devant la gare.

— Je suis sûr qu’il acceptera, dit Ishihara en effectuant un saut de biche.

La veille, ils s’étaient rendus dans une librairie. « Vous avez des livres qui expliquent comment fabriquer une bombe atomique ? », avaient-ils demandé à la fille qui tenait la caisse. « Non », leur avait-elle répondu. Ensuite, ils étaient allés chez un loueur de cassettes vidéo et lui avaient posé la même question : « Vous avez des vidéos ou des films qui expliquent comment fabriquer une bombe atomique ? » Le type à la caisse avait acquiescé. Le film s’appelait L’homme qui inventa la boule de feu, réalisé par un certain Haseyama Genjiro. La maison de Haseyama Genjiro se trouvait dans Setagaya. Nobue avait vérifié dans l’annuaire de l’Association des réalisateurs japonais. Beau gosse, avaient-ils pensé en découvrant sa photo dans l’annuaire.

La demeure de Haseyama était située à l’écart du célèbre pâté de maisons où résidaient pas mal de gens riches. Ils sonnèrent, une voix de femme se fit entendre : « Qui est-ce ? » « Nous sommes des fans de monsieur Haseyama. Nous venons le rencontrer », dit Nobue. « Il est sorti tout à l’heure acheter des cigarettes, vous devriez le croiser dans les environs », répondit la voix. Ils attendirent douze, treize minutes devant la porte avant que le visage de Haseyama, conforme à la photo qu’ils avaient vue dans l’annuaire, leur apparaisse. L’homme arrivait à leur rencontre en courant à une vitesse surprenante. Il portait sous le bras une cartouche de cigarettes Short Hope. « Merde, dit-il en faisant claquer sa langue sur son palais, j’arrive pas à passer sous la barre des dix secondes ! » À bout de souffle, il consulta sa montre, s’aperçut de la présence des deux garçons.

— Ben quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Ils lui tendirent la barquette de fraises.

— Nous sommes des fans. Accepteriez-vous de nous expliquer comment on fabrique une bombe atomique ? demanda Nobue.

— Vous n’êtes pas les premiers à venir me demander ça. Vous avez des têtes marrantes, vous deux. Allons nous promener et parler un peu dans le parc.

Il les emmena dans un jardin municipal à cinq cents mètres de là. Situé au bord d’une rivière, il occupait une sacrée superficie et comprenait un court de tennis, un parcours athlétique et un petit jardin botanique. Ils s’installèrent tous les trois sur une petite butte qui dominait le terrain de tennis. Haseyama portait un survêtement Nike, une paire de baskets Jordan Air II, une casquette de base-ball de l’équipe des Chicago Bulls et des Ray-Ban. La classe, pensaient Ishihara et Nobue en l’observant de profil. C’est ça ce qu’on appelle avoir de la classe. L’essence même de la classe. Sur le court, quatre femmes dans la cinquantaine, bronzées à point, disputaient un double énergique en poussant de petits gémissements. Nobue se demanda si les femmes de l’Association des Midori jouaient, elles aussi, comme ça, au tennis.

— Dis-moi, toi, et cette balafre sur la joue ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Haseyama à Nobue.

— Un coup de couteau, répondit Nobue fébrile.

— Une dispute ? T’as pourtant pas l’air bagarreur…

— En fait, nous passons notre temps à nous entretuer avec une bande de bonnes femmes, dit Ishihara.

— Hein ? s’exclama Haseyama Genjiro. Mais bien sûr ! Des bonnes femmes ! Et pourquoi souhaitez-vous fabriquer une bombe atomique ? Pour vous en débarrasser ?

— Oui, exactement, ces bonnes femmes résident à Chôfu mais pas dans le même coin, alors il nous faut une bombe atomique pour les avoir toutes d’un coup, plaida Ishihara en observant son visage déformé à la surface des Ray-Ban. Et ouais, c’est encore moi, pensa-t-il.

— C’est bien vrai que les bonnes femmes font chier le monde, dit Haseyama d’une voix douloureuse. Pour dire les choses un peu plus savamment, les bonnes femmes sont une espèce vivante qui a cessé d’évoluer. Mais qui peut contaminer les autres espèces. Il suffit qu’une jeune femme, un jeune homme, voire un enfant, perde toute volonté et tout désir d’évoluer pour se retrouver à l’instant même transformé en bonne femme. C’est une chose terrifiante ! Personne ne s’en rend vraiment compte, et pourtant c’est terrible.

— C’est facile à fabriquer, une bombe atomique ? demanda Nobue.

— C’est impossible si vous ne disposez pas de plutonium, répondit tristement Haseyama Genjiro en secouant la tête. Mais il ne faut pas désespérer, ajouta-t-il en leur tapotant l’épaule. Il existe une arme beaucoup plus intéressante et pas trop compliquée à fabriquer. J’vais vous expliquer. On prend des notes.

2

Ishihara et Nobue se rendirent d’abord à la banque et à la poste où ils retirèrent tout leur argent. Comme, malheureusement, le total ne représentait guère qu’une somme de 12 930 yens, Nobue télégraphia chez lui pour solliciter une aide financière d’urgence. Ishihara téléphona à ses parents à Shizuoka pour demander qu’on lui envoie de l’argent parce qu’il était gravement malade à cause d’un mauvais rhume. Pour nous aussi, c’est dur. Contente-toi de ça, fut la réponse qui lui fut faite avec l’envoi d’un colis contenant des anguilles sous vide et des mandarines. Anguilles et mandarines n’étaient d’aucune utilité pour l’arme dont Haseyama Genjiro leur avait enseigné la fabrication. La famille de Nobue lui envoya 300 000 yens au titre d’aide exceptionnelle d’urgence mais cette somme était encore insuffisante. « 300 000 yens, ça paiera même pas la location de l’hélicoptère, fils de pôvres ! » lança Ishihara. « Parle pour toi avec tes anguilles ! » se fâcha Nobue, et ce n’est pas grâce à la dispute qui éclata entre eux qu’ils résolurent concrètement la question du financement de leur projet de faire sauter la ville de Chôfu. Fils de pôvres ! Crétin d’anguille ! Fils de pôvres ! Crétin d’anguille ! Fils de pôvres ! Crétin d’anguille ! hurlaient-ils face à face en se foutant des baffes sur la gueule. Ils s’amusaient bien. Mais ce faisant, l’argent ne suffisant toujours pas pour fabriquer l’arme, ils eurent l’idée de solliciter cette fois les parents de Yano, Sugiyama, Sugioka et Katô et leur écrivirent une lettre.

Il y avait un groupe de six amis qui s’entendaient fort bien. Toujours prêts à s’entraider, à déconner quand ils avaient un peu trop bu d’alcool, n’hésitant pas à faire corps pour survivre dans le désert de la grande ville. Hélas ! L’impensable se produisit. Le sort s’acharna sur quatre de ces bons amis innocents, qui les fit passer de vie à trépas, qui leur fit quitter ce groupe si uni. Nous souhaitons par la fabrication d’un album préserver la mémoire de ces quatre amis disparus, le souvenir douloureux de leur départ. L’album immortel d’un groupe de six jeunes gens de bonne composition. Nous avons besoin pour cela de réunir la somme de 500 000 yens afin de couvrir les frais d’une édition à compte d’auteur…

Ils reçurent des sommes qui, additionnées, se montaient à 1 700 000 yens. Il manquait encore 300 000 yens car les parents de Sugiyama n’avaient envoyé que 200 000 yens. La maman avait accompagné ce virement d’une lettre où elle expliquait que son mari était au chômage et que les temps étaient difficiles pour eux. Ishihara et Nobue leur en furent malgré tout reconnaissants et ils s’inclinèrent profondément en joignant les mains dans la direction de la préfecture de Fukushima où vivaient les parents de Sugiyama. Ils avaient du mal à joindre les deux bouts mais ils envoyaient malgré tout 200 000 yens ! Sûr qu’ils allaient passer un mois à manger du millet sauvage. Ce sacrifice ne devra pas avoir été consenti en pure perte ! Nous n’avons pas le droit à l’erreur, pensèrent-ils tous les deux.

Les préparatifs commencèrent.

Ils louèrent par contrat pour deux semaines renouvelables un petit hangar près de Harumi. Il eût été trop dangereux de fabriquer une bombe dans l’appartement de Nobue. C’était écrit dans les notes que leur avait dictées Haseyama Genjiro et qu’il avait intitulées For a Better Tomorrow.

… For a Better Tomorrow 1#. Il est préférable d’établir l’atelier de fabrication à l’écart de toute zone habitée. Choisir un endroit assez vaste…

Ils assemblèrent sur le sol du hangar un préfabriqué de chantier, fixant les murs à l’intérieur avec une quadruple épaisseur de film plastique renforcé. Ils évitèrent toute activité susceptible d’avoir un effet néfaste sur leur concentration, à savoir : l’alcool, le tabac, les jeux vidéo et la masturbation qu’ils s’interdirent formellement. Ils se procurèrent tout le matériel que Haseyama Genjiro avait listé dans ses notes.

For a Better Tomorrow 2#. Réunir le matériel suivant : plaques de porcelaine, acide phosphorique sous forme de sirop, bec Bunsen, hydro-extracteur, fioles diverses, entonnoirs de chimie, condensateurs à reflux, entonnoirs séparateurs, tubes à essai (de diverses tailles), chlorure de calcium, alumine active, alcool éthylène, acétate d’isopropyle…

Nobue et Ishihara n’avaient aucune compétence particulière en chimie ni dans le domaine des expériences scientifiques, mais ils réussirent sans mal à se procurer tout ce dont ils avaient besoin dans plusieurs magasins spécialisés dans la vente de produits chimiques et d’équipements scientifiques, et c’est après avoir lu et relu une centaine de fois les notes de Haseyama qu’ils se plongèrent sérieusement dans la fabrication des composants de leur bombe. Chose surprenante, pendant qu’ils se consacraient à leur tâche, pas une seule fois ils ne se mirent à déconner, à ricaner bêtement sans raison ou à se chamailler. Ils se nourrissaient de sandwichs et de café sans jamais se charger l’estomac. Ils s’efforçaient de maîtriser l’emploi du condensateur à reflux et des entonnoirs séparateurs, manipulaient avec une précaution excessive les tubes à essai qu’ils faisaient chauffer à trois cents degrés. À la réflexion, c’était la première fois qu’ils étaient capables de se concentrer sur quelque chose. Le savoir qu’ils acquéraient pénétrait en eux comme l’eau s’avançant dans le désert. Ils n’arrivaient plus à dormir normalement, se contentant de courtes siestes. Il leur semblait enfin prendre conscience de ce qui leur avait jusque-là toujours fait défaut, de ce qu’ils avaient toujours désiré. Jamais ils n’avaient été capables de se passionner pour quelque chose, de s’y consacrer avec application. Ils ne s’abstenaient plus de se masturber, ils n’y pensaient tout simplement plus.

For a Better Tomorrow 3#. Convertir l’éthylène et le propylène en oxyde d’éthylène et oxyde de propylène. Nota bene : ces deux oxydes sont hautement inflammables quand ils entrent en contact avec l’air. Prendre toutes les précautions nécessaires pour ne pas exposer ces deux éléments à une source possible de combustion : flammes, chaleur excessive, arc électrique. Bien refroidir les éléments et ventiler abondamment

Les consignes de Haseyama Genjiro étaient précises jusque dans les détails, ce qui leur donnait un côté terrifiant. Mais après avoir bien observé les deux garçons, Haseyama avait apparemment jugé qu’il n’y avait aucune raison qu’ils parviennent à fabriquer la bombe. Il leur avait demandé de revenir le voir lorsqu’ils auraient produit un cinq-centième de la matière nécessaire. « Si vous réussissez, je tiens à vous avoir dans mon prochain film et à recueillir votre témoignage. » Mais lorsqu’ils en furent à fabriquer l’oxyde d’éthylène et de propylène, Nobue et Ishihara avaient déjà complètement oublié la demande de Haseyama Genjiro.

For a Better Tomorrow 4#. Mélanger l’oxyde d’éthylène et de propylène selon les proportions indiquées et les placer dans un contenant ad hoc. Une mallette ferait un contenant approprié…

For a Better Tomorrow 5#. Attacher la plus grande importance au détonateur. Ce doit être ce qu’on appelle ordinairement un détonateur à retardement, afin que quelques secondes séparent le moment où le contenant se brise sous le choc en heurtant le sol et celui où la bombe explose…

Les notes de Haseyama suggéraient plusieurs types de contenants, du jerrican à pétrole en plastique au pack de lait. Ils optèrent quant à eux pour un robuste étui à trépied comme on en a l’usage dans le cinéma. Ils placèrent leur mélange dans des sacs en vinyle pour congélation et les déposèrent à l’intérieur du double fond qu’ils ménagèrent dans l’étui à trépied. Ils introduisirent enfin avec précaution un trépied plus petit. Le retardateur fut installé dans un paquet de Peace sans filtre, sur le principe de la grenade à main. Ils bourrèrent l’intérieur du paquet de poudre brune qu’ils récupérèrent dans des pétards qu’ils placèrent dans un papier épais, y plantant de petits tubes fins de plomb eux-mêmes bourrés de poudre. Ils installèrent enfin un percuteur à ressort qui devrait être libéré par le choc, qui devait, autrement dit, jouer le rôle de retardateur en allumant secondairement la poudre. Ils terminèrent leur installation en plaçant de la poudre et des explosifs autour du retardateur. Le détonateur tenait dans un paquet de Peace. La bombe était prête après dix-neuf jours de travail.

C’était une arme à surpression thermobarique (Fuel Air Explosive), plus communément appelée « arme nucléaire du pauvre ».

Par une belle journée d’hiver, Nobue et Ishihara se rendirent à l’aéroport de Haneda, dans une agence de location d’hélicoptères, munis, de leurs deux étuis à trépied et d’une caméra Betacam de location. La réservation avait été faite, il n’y avait aucun problème. Ils étaient censés travailler tous les deux pour une télévision allemande, en tant que cameraman et son assistant. Personne n’aurait pu voir en eux deux terroristes affrétant un hélicoptère pour deux heures à raison de 150 000 yens l’heure de vol. D’autant qu’ils n’avaient pas demandé à survoler le palais impérial ni la Diète mais la ville de Chôfu. Nobue et Ishihara, installés confortablement dans un luxueux canapé, dégustèrent la tasse de thé vert qu’une employée en bas noirs vint leur servir. Ils inscrivirent noms, prénoms et adresses farfelus sur les documents qu’on leur remit, payèrent en liquide la location de l’appareil, prirent le reçu qu’on leur établit.

— J’ai ôté la porte arrière afin de faciliter vos prises de vue.

En découvrant le visage du pilote sur l’aire de parking de l’hélico, Nobue et Ishihara faillirent tomber à la renverse. Il ressemblait trait pour trait à Sugioka.

L’hélicoptère au centre d’un rond jaune était un modèle déjà ancien de Sikorsky, la porte arrière droite de l’appareil avait été démontée. « Je vous en prie », dit le pilote à la tête de Sugioka en tendant un bras. Nobue et Ishihara s’installèrent à l’arrière de l’hélicoptère avec la caméra et les deux étuis à trépied. Nobue plaça la caméra sur ses genoux, il en ignorait évidemment le fonctionnement. « Bien, allons-y », dit le pilote. Les pales se mirent à tourner et l’appareil commença à s’élever, abandonnant sur le tarmac l’employée qui secouait une main dans leur direction et souriait béatement, probablement heureuse d’avoir encaissé les 300 000 yens de la location.

Le pilote demanda par radio s’ils étaient d’accord pour qu’on mette le cap directement sur Chôfu. Ishihara déjà tout excité répondit d’une voix suraiguë : « Mais bien sûr, mon chéri ! » Le pilote eut une drôle d’expression mais se dit sans doute que pas mal de gens bizarres évoluaient dans le monde du cinéma ou de la télévision.

— Quel endroit de Chôfu ? demanda-t-il encore.

— À la gare, répondit Nobue en ricanant.

Ils riaient tous les deux, giflés par le vent qui s’introduisait dans l’hélico par l’ouverture de la porte.

— Nous y serons dans quinze minutes, annonça le pilote.

3

Henmi Midori était en train de regarder une vidéo qu’elle avait enregistrée sur Wowow. Emmanuelle 4. On était en début d’après-midi. Plus tôt, elle avait téléphoné à Tomiyama Midori mais celle-ci, trop occupée avec son fils, avait interrompu rapidement la conversation. Puis elle avait ouvert son manuel d’anglais – elle avait récemment commencé à prendre des cours – mais elle avait été incapable de se concentrer dessus. Elle se sentait drôle physiquement et pensa qu’en effet, elle devrait bientôt avoir ses règles. Les phrases en anglais lui donnaient l’impression d’un fouillis semblable à une goutte de sperme examinée au microscope. Alors elle avait introduit dans le lecteur de vidéo la cassette de ce film porno soft qu’elle avait enregistré deux soirs plus tôt. Emmanuelle était à présent une femme mûre. Cela faisait combien d’années déjà ? Elle avait vu le premier film de la série avec l’homme qu’elle fréquentait à l’époque, il lui avait dit qu’elle ressemblait un peu à Sylvia Kristel, c’était cette nuit-là qu’ils avaient couché ensemble pour la première fois. Maintenant qu’elle regardait cette Sylvia Kristel et son fessier avachi, elle ne voyait pas où était la ressemblance. Il a dû dire ça pour coucher avec moi ou bien c’est qu’il devait être vraiment amoureux pour trouver que je lui ressemble ? Pendant qu’elle suivait le film en repensant à tout cela, une curieuse sensation d’échauffement gagna non seulement son visage mais son corps tout entier. Elle pensa que si elle cherchait à se consoler alors qu’on était encore au milieu de la journée, elle se sentirait encore plus pathétique, et c’est à cet instant-là qu’elle perçut une odeur de gazole. Une seconde plus tard, tout se brouilla comme elle brûlait avec sa maison, soufflée par l’explosion.

Tomiyama Midori profitait de ce qu’elle avait perdu il y a si longtemps mais retrouvé après la bataille livrée sur les rivages d’Atami : l’art de la conversation avec son fils. Cet enfant était devenu un moulin à paroles. Il parlait de l’école, des émissions à la télé, de ses camarades, des filles, il était passionné par le championnat de basket américain et regardait tous les matches à la télé qu’il enregistrait également pour les revoir un nombre incalculable de fois. Il lui indiqua les noms des joueurs qu’il aimait particulièrement et lui expliqua pourquoi ils jouaient superbement bien. Il lui semblait baigner dans l’énergie qui animait ce garçon au visage rayonnant, cet enfant si adorable. Henmi Midori venait de l’appeler mais elle avait abrégé la conversation afin de consacrer le plus de temps possible à son fils, d’autant qu’elles n’auraient fait qu’évoquer le souvenir d’Atami ou qu’elle lui aurait encore parlé du commercial de sa boîte qui était plus jeune qu’elle et avec qui elle sortait. « J’ai envie d’un tee-shirt », dit l’enfant et Tomiyama Midori pensa qu’elle allait tout faire pour le lui trouver et à n’importe quel prix. Il s’agissait d’un tee-shirt avec l’image d’un joueur nommé Charles Barkley feintant Godzilla en lançant la balle par-dessus sa tête. « Tu sais, Barkley, même contre Godzilla, il gagnerait, c’est te dire s’il est fort. »

Tomiyama Midori aida son fils à enfiler un manteau Burberry à capuche, passa le demi-manteau de vison qu’elle avait acheté moyennant un crédit de trente-six mois et ils partirent marcher par cette belle journée ensoleillée d’hiver, main dans la main, dans une rue bordée de peupliers. Il est si jeune et pourtant son corps est fait de cellules et de nerfs, le sang circule dans ce corps, s’émut Tomiyama Midori en serrant la petite main qu’elle tenait dans la sienne, le cœur gorgé d’amour, les larmes aux yeux. « Oh ! Un hélicoptère ! » dit l’enfant en pointant un doigt vers l’appareil dans le ciel, d’où venait d’être lâchée une forme cylindrique sombre. Ils foulaient les feuilles mortes de l’allée, quand l’étui largué d’une hauteur de mille mètres se brisa en tombant devant un arrêt de bus à la sortie nord de la gare de Chôfu. Les sacs d’éthylène et de propylène se déchirèrent et leur contenu se mélangea en provoquant une réaction chimique qui se développa sur Chôfu. Le paquet de Peace explosa quelques secondes plus tard et l’air alentour s’enflamma. Le souffle de l’explosion se propagea dans toutes les directions, et lorsqu’il toucha Tomiyama Midori et son fils ainsi que la foule qui se trouvait là, tous se volatilisèrent instantanément.

Suzuki Midori connut une mort plus pitoyable encore. Elle était en train d’étendre son futon sur le balcon de son appartement, situé à une certaine distance du centre de Chôfu, là où les effets de la combustion initiée par l’explosion ne se faisaient pas encore sentir. Suzuki Midori s’était récemment mise à écouter Mozart et ce matin-là, elle s’était rendue au rayon disques d’un grand magasin pour se procurer les concertos pour piano nos 22 et 23, qu’elle avait écoutés en préparant puis en mangeant des spaghettis. Elle avait décidé, par ce bel après-midi d’hiver, d’étendre son futon sur son balcon. Elle avait l’impression de voir se détacher une à une, comme des perles de rosée, les notes qu’égrenait Vladimir Ashkenazy au piano. Comment est-il possible de se laisser à ce point pénétrer par la musique de Mozart et d’aimer cela, se demanda-t-elle. Il lui sembla que la réponse à cette question tenait à ce qui s’était produit cette nuit-là sur la plage d’Atami. Elle éprouvait un sentiment de supériorité à l’idée de posséder un secret, un puissant secret que peu de gens devaient posséder, et ce secret se mêlait charnellement à la sensation que la musique de Mozart produisait sur elle. Il est peut-être impossible de jouir de la musique de Mozart sans posséder une conscience légitime de la justice, songea-t-elle. Comme elle étendait le futon en se laissant pénétrer par le second mouvement de l’adagio, elle perçut une étrange odeur. La seconde suivante, une boule de feu obstruait son champ de vision. L’explosion n’atteignit pas le balcon où se tenait Suzuki Midori mais consuma tout l’oxygène à la périphérie de la zone d’impact, et elle se retrouva à se gratter frénétiquement la poitrine, son visage se déforma dans une grimace atroce et elle se sentit mourir, elle n’entendait déjà plus Mozart comme sa gorge était écrasée par la pression et que de ses ongles cassés qui saignaient elle se labourait la poitrine. Elle expira sans comprendre ce qui se passait, enveloppée dans son futon sur le balcon.

L’étudiante aux yeux asymétriques suivait un cours de psychologie infantile dans l’amphithéâtre de la fac en se demandant pourquoi personne ne s’était assis à côté d’elle alors que l’amphi était plein. Elle pensa que ce devait être à cause de son visage, de cette tête fantastique à laquelle son frère quand ils étaient petits et plus récemment le responsable du Mos Burger dans lequel elle avait voulu travailler avaient fait allusion. Elle se sentit triste. Elle avait envie de parler à quelqu’un et appela l’esprit d’un mort qui devait rôder alentour. L’esprit de Sugioka était le plus facile à convoquer, il suffisait de l’appeler pour qu’il apparaisse. Mais aujourd’hui ce n’était plus l’esprit docile et désespéré qu’il avait toujours été. Il lui adressa un ricanement, nous allons tous mourir, dit-il. Que dis-tu ? Cesse de plaisanter ou je te montre mes seins, faillit-elle lui répondre mais l’amphithéâtre explosa. L’étudiante devenue subitement esprit comprit qu’elle était morte. Putain d’merde, lui lança Sugioka. Elle se sentit soulagée et désespérée à la fois à la pensée de ne plus avoir de visage.

Takeuchi Midori était dans le parking souterrain du magasin Ito Yokado et survécut, ainsi que trois autres femmes qui se trouvaient également dans leur voiture, à l’explosion et à la déplétion d’oxygène qui s’ensuivit. Takeuchi Midori pensa d’abord à un séisme ou à une attaque nucléaire et resta cinq bonnes minutes à l’intérieur de son véhicule, fenêtres fermées. Elle sortit enfin et se fraya un passage dans les décombres, murs écroulés, briques et gravats. Le spectacle qu’elle découvrit dehors lui coupa le souffle. La ville était en ruine, des carcasses de voitures en flammes craquaient de toutes parts, des amoncellements de cadavres fumants jonchaient les rues.

Nobue et Ishihara furent si surpris par la puissance de l’explosion qu’ils cessèrent de ricaner un instant. Le pilote, en proie à la terreur et à la colère, pissa dans son froc en reprenant le contrôle de l’appareil après les turbulences que le souffle de l’explosion avait provoquées. Il paniquait, ses lèvres étaient blanches. Qui sont ces deux types ? Que vient-il de se produire ? Que va-t-on me dire si je rentre comme ça à l’héliport ? Quand je pense que j’ai dû me farcir ce putain de sergent pour obtenir ma licence de pilote dans les forces d’autodéfense ! Les pensées les plus surprenantes se bousculaient dans son esprit. Il se mit à chialer. Hé ! dit Nobue, conduis-nous dans un endroit où y a personne, quelque part dans la montagne. Entendu, répondit d’une voix morne le pilote qui fila à pleine vitesse en direction de Chichibu.

L’hélicoptère se posa sur une aire de parking au bord d’une route déserte et enneigée dans les montagnes de Chichibu.

— Bon, ben, salut, lança Nobue en faisant un signe de la main et en se mettant en marche.

— Attendez, dit le pilote sosie de Sugioka, en courant après eux. Je ne peux plus retourner à l’héliport : c’est la peine de mort assurée !

Ils pissèrent tous les trois dans les toilettes de l’aire de parking et burent un café chaud qu’ils achetèrent dans un distributeur automatique.

— Ne t’inquiète pas, dit Ishihara. Une chose aussi énorme ça prendra une bonne semaine avant qu’ils essayent de comprendre qui a pu faire ça. Personne ne pensera une seconde qu’il puisse y avoir un motif personnel. Aucun mobile. L’adresse que j’ai donnée sur les papiers remplis à l’héliport me fait résider dans la préfecture de Niigata. Vont penser que c’est un coup de l’extrême droite russe ou quelque chose dans le genre. Fait pas chaud, ajouta-t-il en se remettant à marcher en direction de la vallée.

— Mais vous, qui êtes-vous ? demanda le pilote dans la voix duquel s’entendait un mélange de crainte et de respect et qui leur avait emboîté le pas.

— Personne ne le sait, répondit Ishihara. On nous a tant ignorés que personne ne le sait.

Nobue se demanda si la femme super stylée qui habitait l’appartement en face du sien était morte, elle aussi. Y avait bien qu’elle que j’avais pas envie de voir mourir, pensa-t-il en éprouvant, l’espace d’un instant, un sentiment de culpabilité. Ishihara se mit à fredonner Jusqu’à nos retrouvailles. Il sentait son corps habité par une formidable énergie. Nobue se mit également à fredonner. Le pilote était trop jeune pour connaître Jusqu’à nos retrouvailles. Faudra la lui apprendre, pensa Ishihara. Quatre des nôtres sont morts mais on peut toujours se faire de nouveaux amis, c’est pas ce qui manque. Et d’ici deux ou trois mois, on pourra reprendre nos séances de karaoké. Ishihara était heureux et il se mit à ricaner comme il savait si bien le faire.