CHAPITRE II
La queue de la comète

1

La femme qui venait d’être assassinée s’appelait Yanagimoto Midori et la première personne qui la découvrit fut son amie Henmi Midori. À la vérité, ce ne fut pas la première. Après que Sugioka se fut enfui, onze personnes passèrent auprès de Yanagimoto Midori dont la gorge tranchée laissait échapper des flots de sang, mais elles firent comme si elles n’avaient rien vu. C’était une ruelle où deux voitures auraient à peine pu se croiser et il était impossible que personne n’ait rien remarqué. En outre, Yanagimoto Midori avait une robe blanche maculée de sang, les pains au curry écrasés contre le mur en béton donnaient l’impression d’un dégueulis ou d’une chiasse répandue là et les palourdes éparpillées hors du sac diffusaient une odeur de marée accentuée par l’intensité du soleil d’après la saison des pluies. Les onze personnes qui étaient passées par là avaient toutes remarqué Yanagimoto Midori mais avaient aussitôt détourné le regard en essayant de se convaincre qu’elles n’avaient rien vu. Une jeune mère de famille avait même sermonné son enfant qui pointait un doigt : « Regarde, maman, une dame couchée par terre », en lui disant de faire comme si de rien n’était, « Cette femme doit jouer avec va savoir qui, il ne faut pas s’en approcher ». Une adolescente de retour de l’école de rattrapage avait clairement vu Yanagimoto Midori et avait d’abord voulu lui porter secours ou bien prévenir la police, mais comme elle portait un chemisier blanc et qu’elle avait rendez-vous avec un garçon juste après : « Je vous demande pardon, madame », avait-elle murmuré et elle avait poursuivi son chemin en se disant : « Je vais me salir et, en plus, y a comme de la crotte juste à côté. » Le cœur de Yanagimoto Midori avait cessé de battre cinquante secondes après que Sugioka lui eut tranché la gorge, on aurait eu beau essayer de la relever ou d’appeler la police, cela n’aurait rien changé mais lorsqu’il s’agit de la dignité d’un cadavre, le temps écoulé avant sa découverte et celui pris à en informer les autorités prennent une importance particulière. La physionomie du cadavre avait changé lorsque Henmi Midori s’en approcha en criant : « YANAGI !… » Sous l’effet de la douleur qui avait dû être atroce, Yanagimoto Midori avait griffé son visage et élargi la coupure faite à sa gorge, on distinguait une artère et l’œsophage par la plaie, sa langue pendait d’environ dix centimètres hors de sa bouche, son œil droit sorti de son orbite semblait crevé et elle tenait encore dans sa main droite une poignée de ses propres cheveux à laquelle elle avait dû s’agripper. Henmi Midori vomit sur la tête du cadavre et c’est à ce moment-là qu’elle ramassa un petit objet susceptible de servir d’indice : un minuscule badge argenté que Sugioka avait laissé tomber de son imperméable en prenant la fuite. Henmi Midori avait rangé instinctivement le badge dans son sac à main avant l’arrivée de la police.

Yanagimoto Midori était divorcée, son mari ayant la garde de leurs deux enfants, elle vivait seule, si bien que ses amies regroupées sous le nom d’« Association des Midori » organisèrent la veillée funèbre. Peu après vingt-deux heures, lorsque les proches, l’ex-mari et les enfants furent partis, Henmi Midori, Iwata Midori, Takeuchi Midori, Suzuki Midori et Tomiyama Midori se retrouvèrent seules. Elles s’étaient rencontrées dans divers clubs ou centres culturels, l’environnement familial de chacune était différent mais elles avaient en commun de partager une forme de solitude et de ne pas connaître l’art de se faire des amis. « Tiens ! Toi aussi, tu te prénommes Midori ? » Pour cette unique raison, elles se fréquentaient depuis de longues années. Elles avaient toutes pleuré devant le cadavre de Yanagimoto Midori. Parfois l’une d’elles disait : « C’était pourtant une chouette personne » ou « On ne l’entendra plus nous chanter La queue de la comète, hein ? » ou encore « Son ex-mari avait pourtant une bonne tête, j’ai du mal à comprendre », mais chacune comme à l’accoutumée n’écoutait pas vraiment ce que l’autre disait.

Elles étaient toutes nées entre la fin des années quarante et le début des années cinquante, étaient originaires de province, diplômées d’un lycée ou d’une université de cycle court, musclées, pas spécialement belles, elles aimaient le karaoké, n’avaient jamais connu d’orgasme. À l’instar de la défunte Yanagimoto Midori, aucune parmi elles ne connaissait une vie familiale ordinaire. Toutes avaient fait l’expérience d’un divorce, Tomiyama Midori avait même connu trois divorces, elle avait un enfant de son second mari. Takeuchi Midori avait elle aussi un enfant, une fille qu’elle avait eue à dix-sept ans, à présent indépendante, mariée à un étranger et vivant au Canada.

Elles pleuraient toutes les cinq, en proie à un sentiment étrange qu’elles n’avaient jusqu’à présent jamais éprouvé. Ce n’était pas le fait de prendre conscience de cette grave réalité qui veut que tout être humain doive inexorablement mourir un jour, ce n’était pas qu’elles partageaient la tristesse de voir Yanagimoto Midori morte, ses vêtements et son corps maculés de son propre sang, ni la peine d’avoir perdu l’une d’entre elles, avec qui elles avaient l’habitude de bavarder sans vraiment s’écouter. Non, c’était plutôt qu’elles avaient l’impression de s’être fait avoir.

Les Midori n’étaient pas en manque de mecs, elles divorçaient, se remariaient, elles ne s’étaient jamais senties abandonnées. Elles n’étaient pas du genre à dépendre de qui que ce soit. Toutes les cinq vivaient très ordinairement, et sans doute parce qu’elles ne savaient pas se montrer affables ou réconfortantes, elles n’avaient pas beaucoup d’amis, et maintenant qu’elles avaient passé la trentaine, elles ne parvenaient à se faire que des amies qui leur ressemblaient. Elles se retrouvaient pour bavarder, allaient prendre des brunchs dans des hôtels, chanter dans un karaoké, nager à la piscine, sans jamais chercher à apprendre quoi que ce soit de personnel sur les autres. Si l’une d’entre elles, par exemple Henmi Midori, disait : « Hé, écoutez, hier un collègue à la boîte, un type que j’aime bien, eh ben comme il avait oublié son parapluie et qu’il allait se tremper en rentrant, je l’abrite sous le mien et lui, de but en blanc, qui me dit : on couche ensemble ? Ça m’a mise en boule : qu’est-ce que tu déblatères ? Il m’explique que jusqu’à présent il avait réussi avec six des huit femmes à qui il avait fait la proposition ! Il paraît que ça les faisait mouiller, les filles, je lui ai dit que j’étais une femme et qu’une femme n’était pas toujours en train de mouiller. Un truc qu’il n’a pas eu l’air de bien comprendre ou semblé vouloir reconnaître ! » Si l’une d’elles faisait une confidence de ce genre, personne ne faisait l’effort de creuser la pertinence de son avis mais s’attachait à un détail du récit, par exemple le mot « parapluie » : « Ça arrive souvent, lorsque je n’ai pas de parapluie. Au bureau, il y a plus de quarante employés mais il n’y en a qu’un seul de célibataire et pas parce qu’il est homosexuel. Le droit et souple Sakagihara qu’on l’appelle, eh ben lui, une fois qu’il se met à tomber des cordes, il commence à répéter son swing de golf avec son parapluie et moi qui pensais lui demander de m’abriter, j’ai bien failli me prendre un coup de crosse, y a vraiment des types bizarres de nos jours et ton histoire ne m’étonne pas plus que ça », et ainsi de suite, toujours à ramener le sujet à soi, à ses petites expériences personnelles.

L’Association des Midori avait exactement quatre ans et aucune d’elles ne connaissait la raison de sa longévité. Quel était l’élément déterminant de leur personnalité ? Aucune d’elles n’aurait su l’énoncer mais ce qui était certain est qu’elles avaient d’instinct en horreur tout acte qui aurait pu passer pour une tentative désespérée de « panser une plaie ». La faute en était sans doute à chercher du côté de leurs pères respectifs mais ce genre de choses ne les intéressait pas et d’ailleurs cette histoire n’a aucun rapport avec les pères de ces femmes. Faire le récit de sa vie, parler de la source de ses angoisses existentielles, chercher à s’assurer auprès d’un tiers qu’il n’y a là « rien que de très ordinaire », en espérant « guérir » par cet aveu, tout cela, allez savoir pourquoi, elles l’avaient réellement en horreur. Elles ne prenaient même pas le loisir de se pencher sur leurs propres blessures. Pleurant devant le cadavre de Yanagimoto Midori, l’étrange sentiment dont elles se sentaient empreintes était qu’une vulnérabilité avait fondu sur elles et s’apprêtait à les submerger, et leur réaction était une violente colère.

Elles pleurèrent encore trois bonnes heures, seules à veiller la morte. La première à cesser de sangloter fut Tomiyama Midori qui, à voix basse, se mit à chantonner La queue de la comète, et son chant s’accorda parfaitement avec les rafales de pluie cognant la façade de béton du F2 de Yanagimoto Midori. Les autres cessèrent à leur tour de pleurer et reprirent ensemble le refrain. C’était la première fois en quatre années qu’elles chantaient ensemble une chanson. Elles chantèrent une heure durant La queue de la comète. Ce n’est qu’ensuite que Henmi Midori montra aux autres le badge argenté.

— Je l’ai trouvé sur les lieux du crime. Quelqu’un reconnaît-il ce badge ?

Le badge passa de main en main.

— Je pense qu’il appartenait au meurtrier.

Suzuki Midori poursuivit : « J’ai entendu dire par un inspecteur qu’avait pas l’air très futé qu’il allait être très difficile de retrouver celui qui avait fait le coup car cela avait tout l’air d’un meurtre gratuit. » Après quoi Iwata Midori dit : « J’ai lu dans le journal que la police avait lancé un appel à témoin. » Tomiyama Midori déclara : « Je connais ce badge ! Vous savez que je vois mon fils une fois par semaine ? Je veux toujours lui faire un bon repas parce que son père est un type sans ambition, même qu’on dirait qu’il l’empêche d’avoir le désir de goûter aux bonnes choses, d’ailleurs je ferais mieux d’insister pour en avoir la garde, mais bon, mon fils veut systématiquement aller manger chez Mos Burger : teriyaki burger avec double ration de mayo. Il en avale trois et puis après il fait une partie de Yoiko no oshiro dans une papeterie où il y a une console de jeux de 36 bits devant l’entrée. Si tu arrives au score de 30 000 points, tu gagnes ce badge et ceux qui gagnent le badge, on affiche leur nom sur une liste. »

C’était la première fois qu’elles faisaient un effort pour écouter ce que disait l’une d’entre elles.

2

— Il suffirait donc de rechercher le nom de tous ceux qui ont gagné le badge pour remonter jusqu’au meurtrier.

Lorsque Tomiyama Midori proféra ces mots, un curieux silence envahit l’appartement de Yanagimoto Midori. Un silence annonciateur d’un tumulte à venir, tel que n’en connaissaient les membres de l’Association des Midori que deux ou trois fois l’an, comme tout récemment, lorsqu’avait germé le projet de partir ensemble en voyage à l’étranger – en définitive, elles avaient décidé de passer deux nuits à Hong-Kong et deux à Singapour. Aucune d’elles n’aimait particulièrement les voyages, et bien qu’elles fussent toujours à chercher des idées pour s’amuser entre elles, la pensée que cela puisse avoir pour cadre un pays étranger ne leur avait jamais effleuré l’esprit. Elles pensaient qu’un voyage à l’étranger était un luxe, une chose dont elles n’avaient pas besoin. Il était mauvais de s’enticher d’une chose dont on n’avait pas besoin, pour elles, s’acheter un foulard de chez Céline, un sac Vuitton, une ceinture Chanel ou un parfum Hermès était le moyen que trouvaient les gens de peu de fierté pour « panser leurs plaies ». Elles savaient d’instinct que c’était un expédient trop facile pour soigner les blessures de la vie, même si toutes raffolaient évidemment de Céline, Vuitton, Chanel ou Hermès. Voilà pourquoi un silence de ce genre avait envahi l’appartement de Suzuki Midori près de la ville de Mitaka lorsque subitement Iwata Midori avait lancé : « Ça vous dirait de faire un voyage à l’étranger, même pas loin ? » Une excitation s’était aussitôt emparée d’elles et c’était la première fois qu’elles avaient accepté sans hésiter une proposition.

— Et quand on l’aura retrouvé, qu’est-ce qu’on fait ?

Un nouveau et tout aussi curieux silence suivit la question de Henmi Midori, elle qui mettait toujours trop de fond de teint si bien qu’on voyait l’ampoule du plafond se réverbérer sur son front et ses joues luisants. Toutes baissèrent les yeux, arborant sur leur visage l’expression qu’une femme se doit d’adopter lors d’une première rencontre en vue d’un mariage arrangé. Iwata Midori se mit à triturer un fil du tapis en train de s’effilocher, Henmi Midori étira largement les doigts de sa main qu’elle avait refermée, Takeuchi Midori se mit à fredonner un air qui ne faisait pas une chanson, Suzuki Midori porta à ses lèvres sa chope de bière vide, Tomiyama Midori cligna des yeux à plusieurs reprises et très vite, en faisant vibrer une paire de faux cils comme on n’en portait déjà plus de nos jours. Quelqu’un déclara :

— On le tuera de nos mains ?

C’était celle qui avait découvert le cadavre, Henmi Midori, qui avait dit cela et aussitôt un profond silence recouvrit de nouveau l’assistance.

Le samedi de cette semaine-là, Tomiyama Midori avait rendez-vous avec son fils, Osamu, qui était en troisième année d’école primaire, dans une gare de la ligne Keio. Elle lui caressa les cheveux en se demandant d’ailleurs pourquoi elle faisait cela. « Ton père va bien ? » l’interrogea-t-elle et Osamu ne répondit rien et se contenta d’incliner légèrement la tête, comme à son habitude. Tomiyama Midori aimait cet enfant inexpressif et si peu expansif. Il n’y avait que lorsqu’elle pensait à son fils qu’elle comprenait le sens du mot amour. Aimer ne voulait pas dire se sentir rassuré en présence de l’autre ou sentir monter en soi une joie naturelle en se touchant réciproquement. Ce fils était l’unique être avec lequel elle se sentait obligée de faire un effort pour que le temps passé ensemble soit agréable. Voilà pourquoi, en un sens, les moments qu’elle passait en compagnie d’Osamu étaient pénibles. Lorsqu’il venait passer la nuit chez elle pour ne rentrer qu’en fin d’après-midi du lendemain, il suffisait qu’il sourie une seule fois pour qu’elle éprouve un sentiment d’accomplissement. Osamu était d’un conservatisme rigoureux, il retrouvait sa mère au portillon d’une gare, prenait avec elle une allée commerçante jusqu’à un Mos Burger, où il faisait une partie de Yoiko no oshiro 32 bits, se faisait payer un nouveau logiciel de jeu pour sa console familiale, puis, après un détour par une librairie pour acheter trois albums de manga, prenait le bus jusqu’à la cité-dortoir, suivait une allée pavée en sautillant pour éviter de poser le pied sur une ligne, dans sa chambre du F2 au premier étage, il continuait à jouer sur son ordinateur, lisait ses mangas après le dîner, prenait un bain pendant très exactement dix-huit minutes et s’endormait en tenant la main de sa mère. Pendant tout ce temps, il ne parlait guère mais il lui souriait au moins une fois. La plupart du temps au moment du retour, parfois sur le quai de la gare sur le point de la quitter, et l’attente mettait systématiquement Tomiyama Midori dans un état de grande tension.

Ce jour-là, Osamu avait souri peu après qu’ils s’étaient retrouvés. Pendant qu’il faisait sa partie de Yoiko no oshiro, Tomiyama Midori releva les noms de ceux qui avaient dépassé le score de 30 000 points. Puis, comme elles l’avaient décidé, elle interrogea le propriétaire du magasin :

— J’appartiens au service développement du fabricant et nous souhaiterions faire tester notre nouveau logiciel de tir à toutes les personnes ayant obtenu un score supérieur à 30 000 points. Pourriez-vous nous communiquer les adresses de ces personnes ?

— Je ne connais pas leur adresse mais si le nom des établissements scolaires vous suffit, je peux vous renseigner tout de suite, répondit le propriétaire qui affichait une mine de mandarine confite.

Il y avait sept noms.

Shinkai Yoshiro, collège public Sakuragi, 2e année Sakai Minenori, école primaire Chofugaoka, 5e année Sakuma Toshihiro, école primaire Shimofuda, 6e année Naka Atsushi, collège public Nishiboshi, 1ère année Sugioka Osamu, institut d’électronique Kogane Fujii Masatsugi, école primaire Shimofuda, 6e année Maeda Takumi, collège public Yamanobe, 3e année

Qu’une personne portât le même prénom que son fils l’énerva un peu mais elle jugea qu’il ne pouvait pas y avoir d’erreur. Elle fit une croix en face de ce nom. Sugioka avait réalisé un score de 37 000 points. « Super balèze, ce type ! » dit Osamu et il sourit pour la première fois ce jour-là. Tomiyama Midori caressa les cheveux de son fils.

Sugioka ne s’était pas rendu compte qu’il était filé par deux femmes absolument ordinaires depuis qu’il avait passé le porche de l’institut d’électronique et marchait le long d’une allée de grands cryptomères, qui projetaient une ombre longue et dense à cause du soleil qui brillait comme il ne l’avait pas fait depuis longtemps. Sur son visage apparaissait de temps à autre un sourire faux. Iwata Midori et Henmi Midori étaient les deux femmes qui avaient pris Sugioka en filature.

— Je l’avais imaginé dans un genre plus pervers.

— Doit bien se trouver des petites pour le trouver mignon avec ses cheveux qui lui tombent sur la figure.

— Il a le même prénom que le fils de Tomi.

— Oui et d’après elle, il n’y a pas d’erreur, ça ne peut être que lui !

— J’ai pas bien saisi le rapport quand elle a dit qu’y avait qu’à regarder son fils pour être certain qu’y avait pas d’erreur.

— Tu crois qu’elle voulait dire que son fils également avait ce genre de tendance ?

Voilà les propos qu’elles pouvaient échanger en marchant, comme deux mères discutant du cursus de leur rejeton avant les examens d’entrée, un spectacle sur lequel personne n’aurait pensé à se retourner. Les deux femmes n’avaient évidemment pas remarqué le sourire dépourvu de sens de Sugioka. La raison de ce rire était que Sugioka repensait au moment où il avait avoué son crime, lors la petite fête de la semaine dernière, pendant qu’il mangeait comme les autres du beef jerky, de la seiche séchée, des bouchées au porc et de la salade de macaronis. Sa confession avait fait de lui un héros et il repensait à la façon dont la fête s’était brusquement animée. Sugioka avait d’abord dit : « Je suis sûr que vous allez pas vouloir me croire » et il avait fait circuler un article découpé dans un journal. Puis il leur avait montré la lame du coutelas qu’il n’avait pas encore nettoyée, le sang avait viré au noir en séchant. « C’est le couteau qui a tranché la gorge de la bonne femme, la preuve indiscutable, l’arme authentique du crime », avait-il ajouté en riant d’une voix de faussaire. Les autres, qui savaient que Sugioka portait toujours un couteau sur lui et avait l’habitude de taillader des objets avec, l’avaient cru. Et plus particulièrement Ishihara qui, en pensant à la gorge de cette femme, imaginait une bouche semblable à celle d’un Pacman de jeu vidéo, une bouche grande ouverte. Il se dit que là avait résidé la cause de son angoisse sans savoir comment exprimer cela. « Que dis-tu ? » marmonna-t-il, et il se mit à rire en se tortillant. Les autres aussi étaient visiblement perturbés. Ne sachant comment réagir, Yano éclata d’un rire de soldat Vietcong pointant en joue un poulpe s’extirpant de son pot, en pensant : Sugioka est grand ! Sûr qu’il a réussi à se débarrasser d’un truc ! Puis ce fut Nobue : « Super, te voilà un assassin ! » hurla-t-il en lui serrant la main avant d’éclater de rire. Sugiyama baissa les yeux : « L’heure a probablement sonné pour moi de reconsidérer le sens de mon existence », murmura-t-il avant de conclure avec un rire qui semblait vouloir se décliner selon l’ordre du syllabaire japonais – ka… ki ku ke ko ! déclara Katô, les yeux écarquillés : « Ça, ça a vraiment du style ! » et il partit à ricaner. Ils restèrent ainsi une bonne dizaine de minutes à se regarder et à pouffer de rire par intermittence. C’est en y repensant que Sugioka riait tout seul d’un rire de fausset. Et quand cessait ce rire, la parole de l’un d’eux lui revenait en mémoire :

— Ben alors, c’était quel genre de bonne femme ?

Tous les autres s’étaient tus et l’avaient fixé, il avait expliqué.

— J’ai un peu honte de le dire mais j’étais super excité et après le show qu’on s’est fait avec Pinky & Killers, j’arrivais pas à dormir. J’ai acheté des pilules à une paumée à Shibuya, j’en ai avalé une sacrée poignée mais rien à faire, ce matin j’étais mal, même se lever était douloureux mais je suis sorti en ville dans cet état. J’avais pris ce couteau. Maintenant en y repensant, je m’dis que j’avais envie de dessouder quelqu’un dès le début, pas de le tuer mais plutôt de le mettre par terre. C’est là que j’ai aperçu la bonne femme habillée en blanc qui sortait par la porte arrière de chez Ito Yokado, une robe qui semblait avoir été fabriquée dans une giclée de sperme et puis y avait aussi l’odeur des palourdes.

3

— J’ai eu l’intuition que cette femme n’attendait que moi pour se faire dézinguer. Pourquoi ça ? Parce que je suis un chasseur, moi. J’ai à vrai dire jamais chassé mais j’ai lu le livre d’un type qui se présentait comme le chasseur Number One du Japon. Ce type, il travaille d’ordinaire dans une petite agence de pub. Qu’est-ce qu’il disait faire comme boulot ? Ah oui : rédacteur. Sa femme l’avait plaqué, il avait pas trop d’argent et vivait dans la nouvelle ville de Tama. Ce type qui après avoir trop picolé se faisait toujours rétamer dans les bastons était convaincu d’être le meilleur chasseur du Japon. Alors il avait écrit un bouquin sur la chasse même s’il n’avait encore jamais dézingué le moindre animal. Et moi, j’ai pensé en lisant son livre que c’était précisément pour cette raison qu’il était un chasseur. Ce type n’avait pas encore obtenu son permis de chasse, il avait misérablement échoué à l’épreuve écrite mais il avait toujours à l’esprit l’image d’un fusil. L’épreuve écrite est vraiment difficile. Tous les exams à l’écrit sont durs quand il s’agit d’obtenir une qualification, hein ? Du style : Vous êtes sur une route en pente raide où s’enchaînent de nombreux virages. Un poids lourd roule lentement devant vous. Choisissez parmi les réponses possibles celle qui vous semble la plus adaptée à la situation : 1) Vous suivez ce véhicule à petite vitesse. 2) Vous ne cessez pas de klaxonner pour agacer le conducteur du poids lourd. 3) Vous doublez sans vous préoccuper des véhicules qui pourraient survenir en face. Vous voyez le genre de questions ? Eh ben, c’est le même genre pour le permis fusil : Vous avez conservé une quantité non négligeable de munitions dans votre poche après une partie de chasse ou de ball-trap. Que faites-vous de ces munitions ? 1) Vous les conservez précieusement et les placez à l’abri dans un coffre. 2) Vous les partagez avec les enfants du coin. 3) Vous les jetez dans une rivière ou un lac en hurlant CONNARDS ! Eh ben, ce type, il choisit systématiquement la réponse 2) ou 3). Un garçon foncièrement honnête. Un homme qui n’a encore jamais chassé de sa vie, alors qu’est-ce qu’il fait ? Eh bien, il fait du jogging en s’imaginant être le meilleur chasseur du Japon, le Number One, et dégommer toutes les bestioles qui croisent son chemin. Au début ce sont des araignées ou des chenilles, puis des mantes religieuses et des piérides du chou. Il a transformé le parcours de jogging de la nouvelle ville de Tama en terrain de chasse et, après avoir surmonté sa peur, il a commencé à s’attaquer aux chats et aux chiens. Voilà ce qu’il écrit dans son bouquin. Je ne me souviens pas de ses mots avec précision mais ça devait être une chose comme : « Les déserts, les savanes, les montagnes ne constituent pas les seuls terrains de chasse possibles. Les villes, le centre des villes, voilà mon terrain de chasse, et il n’appartient qu’à moi seul. L’important, c’est l’Humanisme. Nous qui vivons au sein de politiques trop indulgentes, par exemple à l’égard des acteurs de la chaîne alimentaire, évoluons au sein d’un Humanisme incompréhensible, nous devons chasser, dans la mesure du possible, au cœur du réel. » Qu’est-ce que vous en pensez ? C’est pas la classe, ça ?

Sugioka les regarda tous qui l’écoutaient – fait assez rare pour être souligné – et semblaient fournir un effort considérable pour comprendre ce qu’il venait de dire. Nobue acquiesça en fronçant les sourcils : « Épatant, ce type est incroyable ! » Ishihara ajouta, les yeux brillants : « Oui, il a absolument raison. On trouve son livre partout ? C’est publié où ? Aux éditions Kadogawa ? » Sugiyama murmura, la tête baissée, examinant ses doigts : « Quelle profondeur ! Ce que dit cet homme est d’une profondeur insondable. » Yano, excité comme un soldat Vietcong se préparant à l’attaque dans les ténèbres de la nuit :

« Un type qui passe à l’acte, le penseur, ce n’est pas celui de Rodin, c’est celui qui agit. » Katô, dans les yeux de qui se lisait l’envie : « Ce type mériterait de porter un sac de la marque Hunting World ! » Sugioka, qui était tout heureux d’être le centre de l’intérêt, continua à parler longuement :

–… En d’autres termes, vous visualisez l’acte de tuer, tuer n’importe quoi, et cet acte doit être uniquement un acte de la volonté. S’il est besoin d’un appui, et dans mon cas ce fut le manque de sommeil et l’érection matinale, cet appui ne doit rien avoir d’idéologique, cela ne doit pas être quelque chose relevant de la pensée, ça c’est de la merde, écrit le type, il écrit qu’après avoir pris pour cibles des chats, des chiens ou d’autres choses, il s’imaginait dégommer un être humain. C’est l’enseignement de ce type que moi, j’ai mis en pratique le matin d’un jour pas si lointain que ça. Faut dire que la bonne femme, furieuse, s’est mise à hurler comme une sirène alors que j’avais simplement heurté son cul avec ma bite raide dans mon froc. Une attitude impardonnable, n’importe qui serait devenu dingue à ma place, une simple question de fierté, non ? Et c’est alors que j’ai dépassé ma vision, que j’ai tiré mon couteau et que je l’ai égorgée, comme on fait dans les opérations de guérilla. Aussi simple que ça. J’ai eu raison.

En écoutant parler Sugioka, les autres acquiescèrent : « Pour sûr, faut être capable d’aller au-delà de la limite. Seul le meurtre conserve de nos jours une signification », approuvèrent-ils.

C’est ainsi que Sugioka regagnait son appartement et que Henmi Midori et Iwata Midori purent noter son adresse.

Les cinq Midori survivantes de l’Association des Midori ouvrirent une séance de travail qui allait les transformer en assassins potentiels. Elles s’étaient retrouvées dans une pièce de l’appartement d’Iwata Midori qui était celle qui semblait le plus à l’aise financièrement bien qu’elle n’occupât qu’un deux pièces dans un immeuble récent construit avec de nouveaux matériaux qui faisaient les murs si peu épais qu’il fallait baisser le son du film qu’on regardait en vidéo ou parler à voix basse pour ne pas risquer d’être entendu. Les Midori envisagèrent diverses méthodes. Elles chuchotaient en passant en revue les avantages et inconvénients réciproques du poison, de la matraque ou de la strangulation, profondément surprises et émues de se rendre compte que chacune prêtait une oreille attentive à l’opinion émise par une autre. Iwata Midori fut la première à le remarquer. « Dites, jamais jusqu’à présent nous ne nous étions parlées et écoutées de la sorte, n’est-ce pas ? C’est un vrai échange d’idées. » Henmi Midori enchaîna : « Quand on se concentre sur ce que dit l’autre, on parvient à bien comprendre ce qu’il essaie de nous dire. » Takeuchi Midori conclut : « Oui, c’est la première fois que nous comprenons l’autre en tant qu’autre. »

Après plus de trente-cinq ans d’existence, les Midori faisaient pour la première fois la découverte d’autrui. Elles réfléchirent et décidèrent scientifiquement de la manière de tuer. Lorsque toutes furent convaincues, elles se prirent par la main et se mirent à pleurer. Ce fut une nuit révolutionnaire pour ces bonnes femmes originaires d’un pays qui ne connaissait fondamentalement pas d’autre moyen d’attaque sinon la charge kamikaze en hurlant banzaï !

— Je crois que le plus important est de ne pas se faire repérer.

Sugioka qui rentrait chez lui à pied en riant niaisement depuis son bahut avait l’habitude de pisser en chemin devant un dortoir de jeunes filles de l’université Hanabira. La rue assez large qui conduisait au dortoir était une impasse et peu de voitures l’empruntaient. Sugioka passait par là en général sur les coups de trois ou quatre heures, les filles étaient à la fac, il n’y avait habituellement personne. C’est la raison pour laquelle Sugioka, s’improvisant en pervers timide, soulageait sa vessie en public.

— Tout bien considéré, il vaut mieux adopter la manière la plus simple mais avec une petite dose d’imagination.

Ce jour-là, Sugioka ne s’arrêta pas pour faire sa partie de Yoiko no oshiro et se rendit directement à son appartement. Il souriait en imaginant la petite fête qui aurait lieu demain, samedi, dans l’appartement de Nobue. C’était bien la première fois que j’étais le centre de l’attention générale, avec ce que je leur ai raconté. Ça ne m’était jamais arrivé. Je devrais sans doute me sentir reconnaissant, mais envers qui ? Sûr que c’est au chasseur Number One du Japon. On a choisi la chanson pour la fête de demain : Chanchiki Okesa. C’est Katô qu’en a eu l’idée et, bien sûr, à part Katô et moi, personne ne connaissait Chanchiki Okesa. Katô a fait trois copies en MD de la version interprétée par Minami Haruo. Ils ont tous compris la beauté de cette chanson. C’est presque du blues, j’veux dire une chanson triste interprétée joyeusement. Une certaine sensibilité que partage également le chasseur Number One du Japon. Moi aussi, je vais me mettre au jogging. J’vais d’abord me payer une paire de chaussures de jogging et pister mes proies dans cette banlieue pourrie de Chôfu. Tous, ils ont dit que c’était fantastique de se faire assassin. C’était bien la première fois qu’on arrivait à partager la même opinion. Sugioka repensa également à cette fille super stylée qui vivait dans un appartement en face de chez Nobue. Comme il serait bon de lui trancher la gorge comme à cette bonne femme qui sentait la palourde. Mais c’est pas un truc que je peux faire seul. Il faut la collaboration de tous. Ça permettrait de nous souder encore davantage, oui, de créer de vrais liens de camaraderie, car y a-t-il rien de plus important pour un homme que les liens de camaraderie ?

— Il sera essentiel de conserver une certaine distance avec la cible. C’est un homme, après tout, et si on s’approchait trop, on risquerait, question force physique, d’avoir le dessous.

Allez, je vais aller pisser, même qu’une fois une fille un peu pâle, l’air franchement malade, ça l’a bien surprise d’apercevoir ma bite, pensa Sugioka en s’approchant du mur en parpaings. C’est alors qu’il baissait sa braguette qu’il aperçut une femme avec un casque rouge, montée sur un scooter, venir dans sa direction. Elle était vêtue de cuir noir. Il sembla à Sugioka la voir sourire sous son casque. La femme était Iwata Midori. « Il est interdit d’uriner ici », entendit Sugioka, et comme il répondait « Ta gueule » en se retournant, un couteau de cuisine fraîchement affûté, fixé au bout d’une canne à linge, lui traversa la gorge. « Putain », dit-il, mais le scooter avait déjà disparu.