CHAPITRE IX
Rêver toute une vie

1

L’Association des Midori fut dissoute. Les Midori décidèrent de ne plus se rencontrer ni même de chercher à entrer en contact les unes avec les autres, au moins pour quelque temps. L’affaire de l’explosion sur le rivage d’Atami avait été largement médiatisée par les journaux et les télévisions, la police privilégiait l’hypothèse d’un mouvement d’extrême gauche ; les Midori ne paraissaient donc pas menacées, d’autant que rien dans l’esprit des enquêteurs n’aurait pu les mettre sur leur piste, puisque, pour commencer, l’Association des Midori ne figurait pas sur la liste des groupuscules d’extrême gauche ni d’extrême droite, des bandes de motards ou autres associations mafieuses. La police de Shizuoka, épaulée par le bureau national des investigations, se lança dans une de ces enquêtes scientifiques dont le Japon avait le secret et qui permit uniquement d’établir que l’arme du crime était un lance-roquettes de petite taille, sans être en mesure d’expliquer comment les malfaiteurs avaient pu s’en procurer un. Les forces d’autodéfense publièrent un communiqué laconique indiquant que le M72 ne faisait pas partie de l’équipement régulier des troupes, insinuant que la gestion et l’encadrement des bases de l’armée américaine au Japon laissaient à désirer. Les militaires US déclarèrent que ce n’était pas leur problème et qu’il fallait être vraiment stupide pour faire toute une affaire d’une histoire qui était réellement peu de chose en comparaison des émeutes de Los Angeles, attitude qui fut l’occasion d’un éditorial rageur de la part du journal Asahi.

Ceci dit, si Ishihara avait été un être humain ordinaire et Nobue un autre relativement normal, les quatre membres de l’Association des Midori auraient sans doute pu faire l’objet d’un interrogatoire de la part des enquêteurs. Car Ishihara avait vu le visage de Suzuki Midori, il aurait suffi qu’il déclarât : « J’ai vu les assassins, l’un d’eux est une bonne femme ! » et les enquêteurs auraient probablement su faire le lien entre cette affaire et le meurtre d’Iwata Midori, abattue d’une balle de Tokarev. Ce n’est pas qu’Ishihara se fut abstenu de mentionner l’incident du Tokarev. Ishihara et Nobue avaient été interrogés à plusieurs reprises mais les enquêteurs n’avaient absolument rien compris à leurs déclarations. Ishihara avait prononcé le terme de « bonne femme » un nombre incroyable de fois, mais toujours hors de propos, au fil d’un récit dont les enquêteurs furent incapables de comprendre la signification.

— Nobue a été poignardé dans la joue, moi, j’ai perdu au jeu de « pierre-papier-ciseaux » et avant ça, la femme de l’appartement en face est apparue les fesses à l’air à sa fenêtre, oui, à pooooooil, complètement à pooooooil, du coup j’ai pas pu bien me concentrer sur le « pierre-papier-ciseaux » et j’ai lancé « papier », j’ai perdu, et ça m’a tellement foutu les boules que j’ai voulu pisser sur le matériel de karaoké et les enceintes mais j’ai pas pu même si j’y ai pensé, quand Nobue s’est fait poignarder la joue, ça a été incroyable, ça m’a fait penser à une part de gâteau, un gâteau de mariage que les mariés entament sur l’air de tam da tam tam tam, j’ai failli me mettre à chanter mais rien n’est sorti sauf la mélodie, et à la place, j’ai tiré sur le masque comme celui que porte le shôgun fou qui joue le rôle du méchant dans Le marchand d’Echigoya et y a une bonne femme sous le masque et la bonne femme dit : « Mais qu’es-tu en train d’insinuer ? Je ne connais pas cette personne ! » Mais, elle, c’est vraiment un démon, une méchante, ça passe toujours à la télé après Sailor Moon et là, c’est pas un gâteau de mariage qu’elle découpe mais les hommes de main d’Echigoya, des êtres faibles, en leur plantant un couteau dans le ventre, ça fait pschuuuiiii ! C’est à ça que j’ai pensé et je me suis senti vraiment pas bien.

On fit subir à Ishihara une expertise psychiatrique qui diagnostiqua qu’il souffrait d’une forme de schizophrénie maniaco-dépressive aiguë, probablement incurable. Les enquêteurs durent renoncer à tirer de lui quelque information que ce soit. Nobue ayant eu la joue perforée et la gencive abîmée était incapable de parler normalement même après sa sortie de l’hôpital. La police arriva sans doute à la conclusion tacite que le meurtre de jeunes gens de cette espèce, probablement irrécupérables, était en fin de compte un service rendu à la nation et les médias s’en désintéressèrent progressivement. Le principal point d’achoppement dans cette affaire avait été que les enquêteurs n’étaient pas parvenus à y trouver un semblant de rationalité. Les affaires où le mobile est indétectable sont les plus difficiles à résoudre. Établir un lien entre la série de meurtres commis à Chôfu et cette explosion du côté d’Atami relevait du surréalisme. Cela dépassait l’imagination de la police. L’enquête se poursuivit un temps, privilégiant l’hypothèse d’un règlement de comptes entre la bande de Nobue pratiquant le karaoké aux petites heures de la nuit et un ou des riverains exaspérés par le bruit, voire un groupe de motards à propos d’une sombre histoire de territoire. Au bout de cinq mois, l’équipe d’enquêteurs travaillant sur cette affaire fut dissoute.

Les quatre Midori, relâchant un peu la vigilance qu’elles s’étaient imposée, reprirent progressivement contact, au moins par téléphone, s’interdisant cependant de se réunir. La chose la plus curieuse depuis les événements c’est qu’elles semblaient vivre des jours heureux et fructueux. Elles avaient pris confiance en elles et en leurs capacités. L’une des Midori devint une personne très sollicitée et appréciée sur son lieu de travail, sept semaines durant, elle fut en tête du classement des employés les plus productifs. La Midori qui avait un enfant parvenait avec beaucoup plus d’aisance à communiquer avec son fils, il se mit à se confier à elle et à lui demander conseil, ses résultats scolaires s’améliorèrent significativement, lui qui passait des heures sans prononcer un mot devant sa console de jeu la délaissa. Une Midori même tomba amoureuse d’un homme de sept ans son cadet qu’elle avait rencontré dans un club de karaoké. « Comment fais-tu pour que ta présence soit aussi réconfortante et reste dans le même temps si stimulante et intense ? » murmurait le beau jeune homme de vingt-six ans au nez aquilin, diplômé de l’université de Kyoto et employé par le think tank d’une entreprise de courtage, tout en prodiguant à la Midori dans le mitan de la trentaine un tendre et passionné cunnilingus. Les quatre Midori partageaient un secret, grave et bien réel, qui les avait fortifiées, elles baignaient dans une aura de mystère et de séduction dont elles-mêmes n’avaient absolument pas conscience mais que les autres ne manquaient pas de percevoir ; ce qui est précisément la définition de ce que l’on appelle le charme.

Les Midori continuaient à vivre comme leurs collègues ou voisins mais elles ne pouvaient oublier ni les trois cadavres ni Nobue et son poignard dans la joue ni le rire d’Ishihara plus assourdissant encore que le lance-roquettes. C’était incroyable, le nombre de choses qui pouvaient vous faire repenser à ces intestins roulés pendouillant d’un abdomen éclaté, cette langue à moitié sectionnée qui s’échappait de trois centimètres hors de la bouche, roussie par le feu, cette main carbonisée qui faisait très exactement songer à une étoile de mer. Ces organes existant comme des objets, détachés de leur fonction ordinaire au sein de l’organisme qui les abritait, que ce fussent viscères ou boyaux, ne ressemblaient à rien d’autre dans la réalité, et précisément pour cette raison n’importe quel phénomène était susceptible de les évoquer. Habituellement, les personnes qui ont vécu des événements traumatisants, comme les soldats de retour du Vietnam ou de Sibérie, souffrent de flash-back qui sont les séquelles de ces événements insupportables, mais dans le cas des Midori, ce fut l’inverse qui se produisit : des objets ou des odeurs du quotidien leur rappelaient la scène traumatisante. C’était sans doute dû au fait qu’elles se considéraient comme absolument normales. Cette unique expérience qu’elles avaient faite ne fut pas la cause de souffrances post-traumatiques même si les horreurs qu’elles avaient pu voir dépassaient tout ce qu’elles auraient pu imaginer. On parle souvent de trouble ou de stress post-traumatique pour désigner les symptômes dont souffre un individu ayant par exemple assisté à la mort d’un parent ou d’un proche dans un accident de voiture ou un sinistre. Mais pour les Midori, la bataille qu’elles avaient livrée sur les rivages d’Atami avait servi à venger la mort de l’une des leurs, autrement dit c’était une guerre sainte dont il n’y avait pas à avoir honte. Elles en étaient sorties plus fortes et toutes les cellules de leur corps s’étaient mises à sécréter une énergie et une envie de vivre jusqu’alors inconnues. Cependant ces images violentes de cadavres qui contredisaient l’instinct maternel dont elles étaient censées être dotées tempéraient cette confiance en soi, évitaient que ce sentiment d’estime de soi qu’elles découvraient leur tournât l’esprit, elles n’étaient évidemment pas fières de ce qu’elles venaient d’accomplir et c’était pour cette raison qu’elles avaient l’impression de vivre malgré tout un cauchemar éveillé. Quoi qu’il en soit, il leur semblait avoir remporté une guerre sainte.

S’il n’avait pas existé, je crois que je serais devenu fou, pensa Nobue en regardant Ishihara. Ils étaient dans l’appartement de Nobue, sept mois s’étaient écoulés depuis les événements, les blessures de Nobue étaient à présent totalement guéries mais il ne parvenait pas à oublier le traumatisme de cette nuit-là. Il avait perdu un bout de langue et les muscles de sa joue étant partiellement paralysés, il ne parvenait plus à s’exprimer normalement. Nobue avait quitté son emploi chez un revendeur de matériel informatique ; les journaux et les télés l’ayant présenté comme une victime grièvement blessée lors de ce terrible incident, sa famille lui envoyait régulièrement de l’argent, ce qui le mettait à l’abri du besoin. Quant à Ishihara, il travaillait toujours dans ce petit atelier de design même si personne n’arrivait à comprendre comment il pouvait continuer après cette histoire. Et puis, le samedi, il se rendait à l’appartement de Nobue qu’il appelait Nobu-chin. Autrement dit, rien n’avait intrinsèquement changé pour lui. « Dis, Nobu-chin, maintenant, là, tout de suite, essaie de dire Meilleurs vœux de bonne année, lui demandait-il en le secouant par l’épaule et Nobue, incapable de prononcer autre chose que payeurs bœufs de vonne ané, provoquait l’hilarité d’Ishihara qui se roulait sur le tatami. Nobue ne lui en voulait pas pour autant. Il semblait comprendre que ce partenaire qui continuait à se comporter comme d’habitude même après avoir été victime d’un événement traumatisant lui était d’un plus grand secours qu’une personne qui aurait fait montre de compassion et d’une attention peu naturelle. « Whaouah ah aha ah ! Dis, Nobue, maintenant, essaie de dire chatte rouge, chatte bleue, chatte jaune, si si, essaie, s’te plaît, j’te promets que je rigole pas », disait-il en sautillant comme un gamin, ses deux mains posées sur les épaules de Nobue qu’il secouait. Nobue le regarda et pleura mais c’étaient des larmes de reconnaissance. Ishihara réalisa soudain qu’il aimait ce garçon, et ses deux mains se crispèrent davantage sur les épaules. « Merci, Ishi. » Ishihara fut si surpris par cette parole et ces larmes qu’il se demanda si Nobue n’était en train de devenir cinglé. Il posa sa joue contre la sienne pour vérifier qu’il n’avait pas de fièvre. Il leur faudrait encore un peu de temps avant qu’ils ne se résolvent à passer à l’ultime combat.

2

Six mois plus tard, la réhabilitation de Nobue se poursuivait encore, avec leur bande de copains amputée de quatre membres, ils n’avaient pas repris le rituel du karaoké mais partaient tous les deux, main dans la main, épaule contre épaule, durant les après-midi ensoleillés de ce début d’hiver et marchaient dans l’allée commerçante de l’avenue Koshu de Chôfu. Ils donnaient vraiment l’impression d’être les deux derniers représentants mâles d’une espèce animale sauvage en voie d’extinction explorant leur biotope. Plus particulièrement Nobue qui, avec sa cicatrice sur la joue, paraissait avoir subitement vieilli. Lorsqu’ils passèrent non loin du lycée technique, Nobue dit à Ishihara d’une voix pâteuse que c’était le bahut qu’avait fréquenté Sugioka. Ishihara avait une glace dans chaque main qu’il léchait alternativement en chantonnant : « Les glaces en hiver, rien de tel qu’une glace par une chaude journée d’hiver, une double fellation, le premier qui gicle a gagné ! » Il s’immobilisa en entendant prononcer le nom de Sugioka. « Dis, Nobu-chin, Sugioka, c’était quel genre de type ? » demanda-t-il en tournant autour de lui avec des sauts de biche. C’était un spectacle assez incongru qu’offrait cet homme dans la vingtaine, une glace dans chaque main, qu’il léchait successivement, et cet autre garçon qui, quoique encore jeune, avait une balafre sur la joue et faisait des yeux ronds en regardant le premier tourbillonner autour de lui en faisant des sauts de biche. Les badauds dévisageaient Ishihara à la dérobée, baissaient les yeux et s’éloignaient rapidement en espérant n’avoir en aucun cas affaire à ces deux-là.

— Cesse de danser autour de moi comme un Indien, dit Nobue en posant cependant un regard amusé sur Ishihara.

— Ah ! j’ai la tête qui tourne, dit Ishihara qui arrêta ses pas de danse, se prit la tête dans les mains et s’assit sur la chaussée.

Il se releva en disant à la glace qu’il tenait dans sa main droite : « Garigari-Kun A, c’est ton tour » et il l’avala entièrement.

— Non, c’est vrai, je m’en souviens pas, ajouta-t-il à l’intention de Nobue. Sugioka, c’était quel genre de type ? J’me rappelle seulement son visage, assez maigre et fin, mais c’est juste une impression. C’était un type qui aimait les couteaux, qui parlait beaucoup et si je me souviens plus s’il était cool ou plutôt sombre, c’était en tout cas un type bien ! Mais les types dans son genre, c’est pas ce qui manque. Je voudrais bien le revoir comme dans les films où on te repasse les images marquantes pendant le générique de fin.

Nobue lui fit la proposition suivante :

— Tu veux pas qu’on aille faire un tour à l’endroit où il a été assassiné ? C’est tout près d’ici.

Par ce voluptueux après-midi d’automne où les rayons déclinants du soleil vous chauffaient les épaules lorsque l’on cheminait lentement, par ce beau temps qui aurait dû inciter n’importe quel être humain un tant soit peu normalement constitué à mettre le nez dehors, l’étudiante était évidemment claquemurée dans la chambre de son dortoir mais elle remarqua par la fenêtre la présence de Nobue et d’Ishihara. « Oh ! Mais c’est vous ! » lança-t-elle. Entendant cette voix qui semblait appeler l’hiver, puis apercevant ce visage, Nobue eut l’impression que la blessure de sa joue allait se rouvrir. Ishihara hurla et faillit s’écrouler sur place, fuyons, crièrent-ils, attendez, attendez, j’ai du temps, je descends tout de suite, dit l’étudiante et dadadadadadadadada, on entendit aussitôt un bruit de pas dévalant un escalier en bois, la perspective de l’apparition prochaine de ce visage que leur cerveau s’efforçait de reconstituer figea sur place Nobue et Ishihara comme si un sort leur avait été jeté. Et tandis que leur cervelle continuait à essayer de reconstituer l’image de ce visage, ce visage bien réel apparut dans leur champ de vision. Ce fut comme si le ciel s’était ouvert sur leur tête après qu’une fissure s’y fut d’abord tracée dans le bleu, comme si un vent léger avait fait voleter un amas de feuilles jaunes de ginkgo recouvrant un cadavre pourrissant, comme s’ils avaient été obligés de ravaler un renvoi de dégueulis.

— Dites, ça fait vraiment un bail qu’on ne s’est pas revus. Vous êtes revenus rendre visite à votre ami ?

L’étudiante avait parlé en fabriquant sur ce visage dont les yeux n’étaient pas symétriques une chose qu’elle voulait être un sourire. Cela n’avait absolument pas l’air d’un sourire mais plutôt d’une grimace qui laissait présager la possibilité que ce visage aux yeux si distants de l’horizontale se déchire. Si encore c’était un monstre reptilien qui s’en échappait, une sorte d’Alien venu d’un autre monde, on aurait pu se sentir rassuré, pensa Ishihara qui redoutait que la chose soit au-delà de tout. Quoi qu’il en soit, ils étaient scotchés sur place, incapables du moindre mouvement.

— Vous en faites une drôle de tête ! C’est à cause du souvenir de votre ami ?

Nobue se dit qu’avec une tête comme la sienne, ça lui allait bien de faire cette remarque, tout en se demandant quelle tête il pouvait faire. Il repensa à une vidéo qu’il avait vue autrefois, un épisode de Ge Ge no Kitarô dans lequel apparaissait un fantôme doté de cent yeux, et il se sentit en train de se transformer en fantôme. Il plaça ses bras devant lui et souffla, hou hou hou ! L’étudiante, allez savoir pourquoi, trouva ça drôle et dit : « Oh non ! c’est pas du jeu ! » et elle plaqua sa main sur sa bouche pour étouffer un rire, comme les héroïnes de mangas pour filles. La voyant faire, Ishihara crut que son cerveau venait d’exploser ou que son corps se recouvrait soudain de pustules. Il faut faire quelque chose, sinon j’deviens fou, comprit-il instinctivement, aussi cria-t-il sans raison apparente : « Hep, salut, toi ! »

— Vous êtes vraiment marrants tous les deux ! dit l’étudiante en pouffant.

Le cauchemar ne prendrait jamais fin, se dirent-ils.

— Dites, votre ami, c’était quoi déjà son nom ?

En l’entendant, Nobue faillit pisser dans son froc.

— Sugioka, dit-il.

Il recula d’un pas pour observer ce visage sous une autre perspective, et mouilla réellement son froc.

— Ah oui, c’est ça : Sugioka. Vous savez, Sugioka, il revient souvent ici, en sanglotant.

Ishihara faillit hurler et se recroqueviller sur le sol. Nobue comprit qu’il avait les larmes aux yeux. Ces larmes ne lui venaient pas à la pensée de Sugioka, c’était la frayeur que lui inspirait cette fille.

— Vous savez, je suis en mesure – pas tout le temps mais parfois – de voir ce genre de choses. J’ai par exemple déjà vu une jeune fille, une collégienne, qui se tenait dans ma chambre, tout près de ma bibliothèque, mais elle disparaît lorsque je prends conscience qu’elle n’a pas de pieds. Il est exact que les fantômes ou les revenants n’ont souvent pas de pieds, c’est ce qui explique cela. J’en vois aussi à la piscine.

On t’en supplie, tu ne dois pas aller à la piscine ou dans des lieux publics avec une tête pareille ! pensèrent-ils, figés comme des pierres.

— Des enfants avec la chevelure ondulant dans l’eau, j’en vois beaucoup, surtout quand je suis épuisée, les nerfs à vif.

On t’en prie, va donc te cacher quelque part, par exemple dans un cimetière d’éléphants où ces pachydermes vont se perdre lorsqu’ils sont à bout de forces.

— Sugioka revient souvent pleurer ici. Il penche la tête comme s’il avait le cou tordu ou brisé. On dirait qu’il ne saigne plus mais il est deux fois plus maigre que lorsqu’il était vivant et qu’il venait uriner par ici. Il a l’air bien misérable. Il pleure, immobile, comme s’il n’avait nulle part où aller. Il pleure de désespoir. J’ai peur de partir, dit-il, et personne pour me venir en aide. Il ne me reste qu’à pleurer ici mais personne ne me remarque. Moi qui rêvais de courir avec une jolie jeune fille, je n’ai plus de pieds ! Jamais cela ne se produira ! Tous mes amis se font assassiner. Déchiquetés, les corps en morceaux, éventrés, les intestins à l’air, les yeux hors des orbites, ils meurent les uns après les autres. Et moi, je ne peux rien faire sinon pleurer. Si vous saviez comme je m’ennuie et il n’y a rien à faire…

Ils retournèrent dans l’appartement de Nobue, incapables de dire quoi que ce soit, réprimant une envie de gerber, de pisser, de chier, des frissons, une arythmie cardiaque, des palpitations, des spasmes. La voix, le visage, l’atmosphère qu’elle dégageait, ses paroles et l’odeur de son corps leur avaient pompé toute leur énergie. Ils se sentaient meurtris, psychiquement et physiquement, elle leur avait fait revivre tous les traumatismes, les maléfices, les jalousies, les haines qu’ils avaient endurés, et c’est à bout de forces qu’ils se laissèrent tomber côte à côte dans l’entrée de l’appartement, incapables de relever la tête.

« À bo.. boi.. à boire », dit Nobue mais Ishihara était incapable de faire un mouvement. Il fit cependant un effort pour ricaner mais ses joues, paralysées, ne répondirent pas à la sollicitation, comme si elles avaient oublié ce que signifiait ricaner. Ishihara pensa qu’il allait peut-être mourir ainsi.

La chaleureuse après-midi de début d’hiver prit bientôt fin comme le soleil se couchait, l’appartement plongea dans l’obscurité. Nobue se mit à pleurer pour de bon. Il sanglotait bruyamment, putain d’merde, disait-il. Ouin, ouin, putain d’merde, ouin, ouin, putain d’merde, en rythme, un rythme qu’Ishihara essaya d’imiter. Ouin, ouin, ouin, putain d’merde. C’est quoi déjà, ce rythme ? pensa Ishihara. On dirait du reggae. Ouin, ouin, ouin, putain d’merde. Traversant la pièce plongée dans le noir, ils observèrent les fenêtres de l’immeuble en face. La silhouette de la femme super stylée dansant à poil réapparaîtra bien un de ces jours, pensèrent-ils, putain d’merde. Et c’est après avoir répété en chœur deux cents fois « putain d’merde » que tous deux se regardèrent fixement. Il leur sembla percevoir en l’autre une chose qui pourrait bien les reconstruire. Ils auraient été incapables de dire de quoi il s’agissait. Mais cette chose-là, c’était la rage.

3

Nobue et Ishihara finirent par se voir non seulement le samedi mais quasiment tous les jours de la semaine. Ishihara venait si souvent dormir dans l’appartement de Nobue que les voisins se mirent à penser que ces deux-là étaient d’authentiques pédés. Et s’il n’y avait rien de sexuel entre eux, il leur arrivait souvent de se serrer dans leurs bras tout en ricanant, de manger face à face à une petite table, en préparant pour l’autre sa spécialité – rien d’exceptionnel : un plat de nouilles instantanées, une préparation surgelée, ou une boîte-repas Hoka hoka bentô – puis ils se retrouvaient côte à côte pour regarder une cassette vidéo, Rain Man, Stand by me ou encore L’arme fatale, des films qui mettaient en scène des amitiés viriles, et les nuits où l’un d’eux ne parvenait pas à trouver le sommeil, aux prises avec une crise d’angoisse, l’autre – chose absolument incroyable – lui tenait la main et dormait auprès de lui.

Un mois plus tard, alors que le vent et le froid rabattaient les feuilles mortes dans les angles des immeubles ou les faisaient tourbillonner dans l’air vif, par une nuit où l’on grelottait, tous deux étant tombés d’accord qu’ils avaient envie de manger quelque chose qui les réchauffe jusqu’au cœur, ils sortirent jusqu’au Convenience Store voisin. Nobue s’était immobilisé à plusieurs reprises sur le chemin de la supérette et avait porté la main à sa joue.

— Nobunobu, qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta Ishihara, ta joue est écarlate, qu’est-ce que t’as ? Nobunobu, répéta-t-il en tournant autour de lui avec des sauts de biche.

— C’est ce vent froid qui me fait mal à la joue, répondit Nobue en concluant systématiquement ses phrases par un « putain d’merde ».

— « Putain d’merde », c’est une putain de bonne expression, non ? demanda Ishihara.

« J’ai toujours été un gentil petit garçon. Mon papa aussi, c’était un type bien. J’ai jamais causé le moindre tracas, j’ai grandi comme ça. Je pourrais pas dire que vers le collège, tout s’est toujours bien passé, je sentais qu’il y avait une pression sur moi et qui m’montait un peu à la tête. Avec mon père, on s’entendait plus très bien, il me comprenait plus trop et moi, j’étais incapable de lui expliquer ce qui m’arrivait et ce que je voulais. Ça m’a bien fait souffrir de chercher un moyen pour le lui dire. J’m’en souviens très nettement aujourd’hui encore : mon père, ma mère et moi devant la télé en train de regarder une émission comique, ce devait être The Drifters dans Rassemblement, il est 20 heures, un des comédiens arrive pour un gag complètement niais, oh là là, j’suis un mauvais garçon, qu’il dit, un gag vraiment nul, et mon père, lui, qui éclate de rire, vraiment mort de rire, qui se marre en me donnant des p’tites tapes sur la tête, tap tap tap. Arrête, ça m’fait mal, que je lui dis. Ne dis pas ça, je te fais pas mal, c’est affectif, qu’il me sort. Je te dis d’arrêter. Je me suis mis à hurler : ARRÊTE ! Ma mère, elle sursaute. Mon père : Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ? Il panique un peu. Pas la peine de te fâcher pour un truc pareil ! Puis il essaie de se reconcentrer sur les gags mais en me tapotant encore plus fort la tête. Comme je sentais que j’allais criser, comme j’avais l’impression évidente que j’allais lui planter un couteau de cuisine ou l’assommer avec un tuyau en métal : Putain d’merde, j’ai dit. Alors mon père quand il entend ça, il se fâche : C’est comme ça qu’on parle à son père ? Juste à ce moment-là, on entend rire à la télé, un méchant éclat de rire et, lui, le voilà qui se met à chialer comme une fille. Ma mère qui tente de le réconforter en lui posant une main sur une épaule : Il n’a pas dit ça méchamment, tu sais. Mais moi, j’l’ai répété : Putain d’merde, putain d’merde, putain d’merde, putain d’merde, putain d’merde. Je suis certain que si j’avais pas dit ça, je le tuais. Ça me faisait du bien de hurler « putain d’merde », je sais pas comment dire ? comme si ce que je ressentais devenait quelque chose qui se concrétisait devant mes yeux. Je sentais ma colère se matérialiser, sortir de moi, pas comme un dégueulis, parce que le dégueulis, ça m’aurait mis encore plus les boules.

À cette heure-ci de la journée, en semaine, il n’y avait personne dans la supérette. Ils se rendirent aussitôt au coin magazines comme s’ils avaient été aimantés, pour mater pendant trente minutes environ des revues dans lesquelles on voyait des filles nues. « T’as vu la taille de ses mamelons à cette fille ! » dit Nobue. « Des seins en forme de pis de chèvre ! » répondit Ishihara en gloussant. « On dirait que ça devient d’un rouge sombre, une chatte rasée », remarqua Nobue en pointant du doigt une photo. « Et celle-là qu’a des boutons sur les fesses, on dirait la constellation du Grand Chariot ! » dit Ishihara en éclatant de rire et tous deux bondirent sur place, leur revue à la main, une bonne dizaine de fois. Ishihara se rendit à la caisse. « Dites, vous n’auriez pas quelque chose qui réchauffe jusqu’au cœur ? » demanda-t-il au garçon qui travaillait là et qui devait avoir le même âge que lui. L’employé avait une bonne tête : « Hum… oui, une chose qui réchauffe jusqu’au cœur… c’est difficile, dit-il en inclinant le visage. Attendez un instant, j’appelle le patron. » Le patron était un homme avec un air sérieux, dans la trentaine, qui portait des lunettes. Le garçon à la bonne tête lui rapporta qu’ils cherchaient quelque chose qui réchauffe jusqu’au cœur. « Une chose qui réchauffe jusqu’au cœur ? » fit-il en croisant les bras, visiblement préoccupé, puis il se mit à arpenter les rayonnages de la boutique, l’employé derrière lui, suivi de Ishihara et Nobue. « Peut-être ça, fit le patron en désignant un produit. C’est tout de suite prêt, il suffit d’y ajouter de l’eau et de faire réchauffer. » C’était un Yakinabe udon.

Ils quittèrent la supérette avec leur fondue de nouilles grillées à laquelle ils ajoutèrent un paquet de glaces à la vanille enrobées de chocolat et ils passèrent au vidéoclub où ils empruntèrent un épisode de la série télé Combat. L’épisode avait pour sous-titre : « Chars d’assaut contre fantassins ». Sur le chemin du retour, Ishihara acheta une petite bouteille de One Cup Saké qu’il décapsula sur-le-champ et se mit à boire tout en marchant. Un homme qui venait en face d’eux, visiblement déjà saoul, chantonnait un air. Avait-il été agressé ou bien était-il tombé ? Il saignait à la commissure des lèvres, sa chemise blanche était maculée de boue, il avait les cheveux en désordre, la cravate défaite, mais il chantonnait gaiement lorsqu’il croisa Ishihara et Nobue.

— Qu’est-ce qu’il chantait, le type, à l’instant ? demanda Ishihara.

— Rêver toute une vie, répondit Nobue.

Ils regardaient comment le sergent Saunders s’emparait d’un char allemand quand Nobue prit la parole :

— Tu sais, cette chanson, Sugiyama et Yano l’aimaient beaucoup. Ils disaient toujours qu’il faudrait un jour l’inscrire au programme de nos fêtes.

Tous deux commencèrent à fredonner d’abord puis à chanter de plus en plus fort Rêver toute une vie. Nobue avait les larmes aux yeux.

— Qui a bien pu les tuer, Katô et Sugi et Yano ? murmura Ishihara qui avait aussi les yeux brillants.

— C’est ces bonnes femmes, ça fait pas l’ombre d’un doute, répondit Nobue en sanglotant. Tu sais, mon petit Ishi, je me suis renseigné. J’ai pris des congés au boulot et j’ai vérifié la liste des bonnes femmes qu’avait préparée Katô. Y avait leurs noms et leurs adresses et j’ai planqué plusieurs jours. Elles se méfient toujours. Elles ne sortent plus ensemble au karaoké. Tu te souviens de celle que j’ai vue, celle à qui tu avais ôté son passe-montagne, celle qui avait gerbé ? Elle est sur la liste. Je l’ai filée et rien que de voir cette tête, moi, ça réveille ma douleur à la joue. Elles ne se réunissent plus. C’est fou, ces bonnes femmes, avec ces têtes-là et à leur âge, l’armement qu’elles possèdent !

Pendant que Nobue continuait à parler d’une voix nasillarde, un soldat allemand à la télé hurlait dans le micro d’une radio de campagne : « L’ennemi s’est déployé sur toute la colline, je ne sais plus où viser ! »

Nobue et Ishihara s’interrompirent et fixèrent l’écran. Un officier allemand dans son uniforme SS noir et moulant hurlait dans la radio : « Fais sauter toute la colline, crétin ! »

Ishihara et Nobue se rendirent dans une librairie ouverte tard le soir et firent l’achat d’un plan de Tokyo et de sa région. De retour à l’appartement, ils firent réchauffer deux One Cup qu’ils burent lentement en les accompagnant de calmars séchés afin de ne pas s’enivrer trop rapidement. Ils déployèrent la carte et focalisèrent leur attention sur la ville de Chôfu.

— Mon petit Ishi, je vais te dire les noms et adresses des bonnes femmes et tu les reporteras sur la carte avec une épingle, même approximativement, dit Nobue en ouvrant le cahier laissé par Katô.

Il énonça successivement les noms et adresses des quatre Midori. Deux résidaient peu ou prou dans le centre de Chôfu, une plus au nord et la dernière à l’ouest. Ils ajoutèrent une épingle sur le dortoir de l’université où vivait l’effrayante étudiante aux yeux asymétriques. Les épingles étaient surmontées d’une petite fleur de tournesol en plastique.

— Ça fait un sacré périmètre ! siffla Ishihara. Si j’étais un géant et que cette carte soit Chôfu, je te les écraserais en deux ou trois pas ! Aplaties comme des marshmallows !

Nobue regardait fixement la carte entre les pieds d’Ishihara. Que faire ? pensait-il. Ils s’étaient débarrassés du Tokarev et quand bien même l’auraient-ils eu encore en leur possession, ce n’était pas une mince affaire que de combattre à deux contre quatre ! Que pouvaient bien faire ces quatre femmes dans la vie ? Ce n’étaient pas des bonnes femmes ordinaires, ça c’était certain. Le journal avait dit que l’arme employée était un lance-roquettes. Où avaient-elles bien pu s’en procurer un au Japon ? Nobue avait vu à la télévision une émission sur un ancien des Bérets verts qui résidait au Japon. Peut-être que l’une de ces femmes était mariée avec lui ? Ishihara prit un feutre et porta sur la carte à l’emplacement de la première épingle l’inscription : Suzuki Midori, à côté de laquelle il dessina une chatte qu’il intitula Chatte n° 1. Il traça une grosse bouche tordue d’où s’échappaient une rangée de dents et une langue tirée sur laquelle reposait un étron, les narines étaient énormes et dilatées. Il planta son stylo au milieu du visage avant d’ajouter deux yeux écarquillés et une bulle dans laquelle il inscrivit : Oh oui, c’est bon, c’est bon, mets-m’en une plus grosse encore !

— Tout ça ne nous avance pas, Ishi, se plaignit Nobue qui aurait aimé qu’ils réfléchissent ensemble à ce qu’il convenait de faire.

Pour toute réponse, Ishihara dessina une grosse chatte qui occupait toute la surface de la ville de Chôfu sur la carte et déclara :

— C’est facile, y a qu’à faire sauter toute la ville de Chôfu.