CHAPITRE VIII
Aime-moi jusqu’à l’os

1

La partie de « pierre-papier-ciseaux » donna dans l’ordre le résultat suivant : Yano, Sugiyama, Katô, Nobue, Ishihara. Ils réunirent vêtements et matériel, les entassèrent dans le Toyota Hiace, prirent place à bord et Ishihara démarra. « J’y crois pas, c’est pas possible, j’y crois pas », ne cessait de marmonner Ishihara, agrippé au volant. Depuis la formation de leur petite bande et le début des séances de karaoké, le jeu de « pierre-papier-ciseaux » n’avait eu d’autre objectif que de désigner le chauffeur et c’était ce rôle qui échouait ce soir pour la première fois à Ishihara. Le jeu n’était pas à proprement parler un tournoi puisque tous y participaient en même temps. C’était plutôt une sorte de « performance » qu’il leur fallait accomplir et qui décidait des vainqueurs et des perdants : les participants hurlaient, trépignaient, éclataient de rire, se roulaient par terre, certains se cognaient même la tête contre un mur et étaient pris de convulsions ou de haut-le-cœur tant l’excitation était grande. Les probabilités statistiques ou les pouvoirs paranormaux n’étaient d’aucun usage dans le groupe. Ce qu’ils accomplissaient s’apparentait plus aux rites que certaines tribus d’Afrique de l’Ouest, par exemple celles vivant aux confins du Niger ou de l’Angola, comme les Yorubas ou les Héréros, pratiquaient avant un combat, c’était une manière de se concentrer, d’accroître la tension parmi les membres du groupe. Ces rites consistaient essentiellement à se bousculer violemment les uns les autres en sautant, à rire en écarquillant les yeux, à cracher une écume de bave, à claquer bruyamment des mâchoires, car inexplicablement celui qui parvenait à hurler le plus fort pour impressionner l’adversaire remportait immanquablement la partie de « pierre-papier-ciseaux ». Ishihara avait été toujours capable de soutenir le rythme sur lequel les « pierres » « papiers » ou « ciseaux » étaient égrenés. Dans ces moments-là, il était probablement dans le même état d’excitation qu’un Indien Tarahumara ou un chaman sous l’emprise du peyotl, une hôtesse de bar complètement shootée ou encore un chat siamois à qui on aurait bourré le trou du cul de piment rouge. Il était parfaitement à même de suivre le rythme du jeu, rien n’aurait pu le lui faire perdre ni perturber sa concentration, c’était même le contraire : ses rires incontrôlés et spontanés avaient le chic pour déstabiliser ses adversaires qui, en éclatant de rire, finissaient par perdre la cadence. Ishihara avait été éliminé ce soir dès le premier tour. Le premier éliminé ne participait pas à la séance de karaoké. Il lui était formellement interdit de boire de l’alcool car il devait également conduire au retour. Son rôle consistait à installer le matériel vidéo et l’éclairage et à attendre tranquillement que les autres aient terminé de chanter.

Ishihara n’en avait pas pour autant perdu son énergie. Il s’était installé dans un rôle de meneur en enchaînant une série de mouvements de gymnastique soi-disant érotico-callisthéniques dont il venait de lire la description dans un magazine spécialisé et qui consistait à tordre et étirer ses membres et son dos à une vitesse folle. Il avait in extremis lancé un « papier » qu’il pensait définitif. Nobue avait également fait « papier », Yano, Sugiyama et Katô « ciseaux ». Au tour suivant contre Nobue pour déterminer le perdant, Ishihara changea de tactique et exécuta une cérémonie très physique qu’il pensait être une forme de yoga. Après avoir poussé un cri supersonique sorti du fond de sa gorge, il se gratta tout le corps depuis les couilles jusqu’au sommet du crâne tout en effectuant un mouvement de jambes si rapide que tout adversaire un peu sensé devait immanquablement se rendre à l’évidence qu’il y avait en ce bas monde des choses bien plus importantes que le jeu de « pierre-papier-ciseaux ». Nobue semblait d’ailleurs avoir admis d’avance sa défaite quand il vit Ishihara exécuter son yoga en hurlant « yoga yoga yog yog yogaaaaaaaaaaaaaaaaa ! » car il recula d’un pas en lâchant un « ciseaux ». Ishihara hurla une dernière fois, certain de sa victoire, et tout en se grattant les couilles et la poitrine de sa main gauche, lança sa main droite qui forma « papier ». Après son élimination il resta un moment interdit puis descendit au parking mettre le moteur en marche. Ses yeux dans lesquels les lueurs d’une lune de fin d’automne se réfléchissaient continuaient à sourire mais de son visage émanait une impression semblable à celle que donnerait un enfant sur le point de sombrer dans une crise de convulsions, il était déprimé et ne cessait de répéter en marmonnant : « J’y crois pas. »

À l’arrière du véhicule, la fête avait déjà commencé comme ils gagnaient l’avenue Fuchu, sur le point d’emprunter la route nationale 16. Katô, tout en essayant de se maintenir malgré les mouvements chaotiques de la camionnette, choisissait les vêtements de la soirée. Yano qui avait terminé premier pour la première fois depuis huit mois était au comble de la joie : « J’y crois pas, c’est moi qui ai gagné ! C’est moi qui vais chanter ! » C’était une joie qu’il n’avait probablement jamais plus éprouvée depuis l’école primaire lorsque, après une imitation de Tony Tani et son boulier, il avait obtenu les acclamations de ses camarades, ses camarades qui justement ne l’écoutaient pas alors que lui continuait à sourire béatement en leur parlant. Nobue tenta de l’interrompre pour lui demander : « C’est quoi la chanson de ce soir ? Faut que tu te décides vite car y a le matos à prévoir. » Mais comme il ne répondait rien, Katô décida que ce serait Aime-moi jusqu’à l’os. « Yano, Yano, Aime-moi jusqu’à l’os, ça te va, hein ? » Katô essaya d’avoir confirmation en le secouant par l’épaule mais Yano se contentait de sourire béatement. « Moi, en vrai, j’ai mon certificat premier dan au boulier et Nakayama, un type que j’aimais vraiment pas en classe, je l’ai même vaincu avec sa calculette ! Ce Nakayama, il avait à peine quatorze ans, il était pas malade ni rien mais il avait moins de cheveux que la moyenne et ses parents lui avaient proposé de mettre une perruque. Un jour qu’il en avait une sur la tête, on a eu à l’école un exercice d’évacuation pour les tremblements de terre et il l’a perdue, crise de rire ! Je dois cependant préciser que je les avais battus avec mon boulier, lui et sa calculette, bien avant l’incident de la perruque. » Yano continuait à déblatérer dans l’indifférence générale.

Sugiyama qui avait terminé troisième participerait au chœur qui ferait les voix en fond et s’exerçait seul en faisant des AAAAAA aAAaa AAAAaaaa tout en proposant à boire aux trois autres et en buvant lui-même abondamment. Yano et Katô avaient acheté de l’alcool chez Liquor Goro, une boutique pas loin, deux bidons de deux litres de bière et de whisky Suntory White, qui circulaient entre eux quatre comme dans un bus transportant une équipe de rugby : ils furent tous saouls en un rien de temps. Parmi la dizaine de pièces de vêtements qu’ils avaient achetées en se cotisant, Katô choisit plusieurs costumes bleus en satin avec collerette brillante comme en portent souvent les chanteurs d’enkas dans les cabarets et des nœuds papillon. « Ohé ! Pas question de dégueuler dans le bahut en vous changeant », lança-t-il et il commença lui-même à se changer. Ensuite, il composa spécialement pour Yano qui continuait à causer boulier une tenue bondage pleine de clous dont il l’habilla comme il aurait habillé une poupée. Il y avait une minijupe en cuir, des bottes et deux roses rouges en métal étaient fixées sur la poitrine. Ça allait comme un rêve à Yano qui était très maigre. Si bien qu’en le découvrant, Sugiyama et Katô explosèrent bruyamment de rire en projetant de la bière partout. Yano continuait à causer boulier comme on achevait de lui peindre les lèvres en rouge après lui avoir plaqué les cheveux en arrière, fait enfiler un porte-jarretelles noir et une paire de stilettos. Pendant ce temps, Sugiyama passait un haut de kimono en soie à paillettes, mais il serra trop fort l’obi et gerba par terre, Yano glissa dessus et s’étala, ce qui n’empêcha pas Sugiyama d’entonner à tue-tête la chanson de la soirée, Aime-moi jusqu’à l’os, dont il venait de refiler une cassette à Ishihara pour qu’il la passe. Lorsqu’ils s’engagèrent sur l’autoroute Tomei, Ishihara chantait avec les autres mais comme il n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis l’appartement de Nobue, il n’avait pas l’air très en forme. Lorsqu’ils eurent rejoint la route Atsugi-Odawara, le bordel qui régnait à l’arrière du véhicule avait pris des proportions encore jamais atteintes, même Katô, d’ordinaire plutôt raisonnable, avait passé la tête par une fenêtre pour dégueuler en hurlant « Jusqu’à l’os, jusqu’à l’os, je veux que tu m’aimes jusqu’à l’os », pleurant, reniflant, bavant, laissant échapper toutes sortes d’humeurs. « C’est chaud, ce soir ! » dit Nobue en contemplant les trois autres d’ordinaire si apathiques – Yano, Sugiyama et Katô qui se bourraient consciencieusement la gueule à la bière et au whisky et reprenaient pour la dixième fois le refrain de la chanson. Ça commençait à puer le dégueulis dans le Toyota, mais bon, c’est pas grave, marmonna Nobue, puisque tout le monde s’amuse, et il inspira profondément une gorgée d’air frais. Puis, se sentant l’envie de griller une cigarette, il passa devant et s’installa sur le siège passager à côté d’Ishihara. « Ça va, mon petit Ishi ? Certes, t’as perdu à “pierre-papier-ciseaux” mais t’es bien calme ce soir, tu te sens bien ? » demanda-t-il en allumant sa clope. Ishihara avait les yeux rouges, injectés de sang. Il faisait peur. Comme il n’aimait pas conduire, il s’accrochait nerveusement au volant, les yeux écarquillés, ce devait être à cause de ça. « T’as vu Yano, Sugi et Katô. Incroyable ! Ils ont déjà presque vidé la bière et le whisky, c’est la première fois que je les vois dans cet état », ajouta-t-il en ouvrant la vitre à fond. « Nobue… dit Ishihara, les yeux grands ouverts, tout ça m’angoisse… »

Le Toyota Hiace s’immobilisa à une dizaine de kilomètres d’Atami, sur une route secondaire peu fréquentée qui doublait la voie rapide Manazuru et longeait la côte à une dizaine de mètres de l’eau, derrière une énorme digue qui la cachait aux regards, et c’était là l’intérêt principal de cet endroit. Complètement bourrés, Yano, Sugiyama et Katô avaient sauté hors du véhicule et trimbalaient déjà les microphones sur la plage. « Magnez-vous », les pressa Ishihara qui avait la charge de l’installation des éclairages, des caméras vidéo et de la machine à karaoké, avec l’aide de Nobue qui brancha le groupe électrogène afin de donner de la lumière pendant les préparatifs. Personne ne remarqua la présence de quatre femmes d’âge mûr, cachées derrière des tétrapodes en béton, à environ vingt mètres de là.

2

Même éclairé par un puissant projecteur, l’endroit restait masqué par l’alignement de pins le long de la route et par la masse de cette digue d’environ trois mètres de haut. La route qui épousait la courbe de la baie était bien sûr absolument invisible depuis la ville d’Atami. Pour repérer l’endroit, il aurait fallu être en mer, et dans les environs d’Atami presque aucun bateau ne sortait pêcher un samedi à une heure aussi tardive de la nuit. Enfin, la disposition chaotique des tétrapodes brisait le paysage et personne n’empruntait ce petit chemin gravillonneux qui partait à droite de la digue, fut-ce pour une promenade ou un rendez-vous amoureux, aucun badaud, aucun touriste. La plage recouverte de galets avait la dimension d’un terrain de basket, une odeur d’eau croupie y flottait, un morceau de ferraille qui avait dû être un moteur de camion traînait dans un coin, une tristesse métallique imprégnait l’endroit. Il y a environ deux ans, un dimanche après-midi, alors qu’ils n’avaient strictement rien à faire si ce n’est écouter dans son appartement de la house music genre noise qui n’était qu’une répétition inlassable à vous rendre dingue, Yano en avait parlé à Katô et après plusieurs changements de bus, ils avaient marché en silence jusqu’à se perdre sur cette plage. Il n’était pas encore question d’organiser leurs séances de karaoké à cet endroit. Katô avait trouvé dans un coin de la plage une petite culotte de femme souillée de sang et les choses avaient pris un tour tout différent quand il avait fait part de sa découverte à Nobue. « Le criminel revient toujours sur les lieux de son crime », avait marmonné Nobue et ils étaient revenus dix fois à cet endroit pour le guetter. « Pas sûr que ce soit la culotte d’une fille qui vient de se faire dépuceler, dit Yano lors de leur dixième expédition. Rien ne prouve que ce ne soit pas la culotte d’une bonne femme de cinquante et un ans qui aurait oublié de se mettre un tampon ! » Cette déclaration leur dessilla subitement les yeux. Ils comprirent qu’ils s’illusionnaient en croyant que l’existence d’une petite culotte souillée pouvait être l’occasion d’assister au viol sauvage d’une jeune fille sexy comme on en voit dans les films pornos. Mais comme ce n’était pas une raison suffisante pour abandonner après dix visites cet endroit auquel ils s’étaient attachés, Ishihara proposa d’en faire un espace multifonctionnel, et tous s’empressèrent d’approuver.

Avant le meurtre de Sugioka, quatre d’entre eux avaient le droit de chanter, à présent, trois seulement. Les rôles de chacun étaient clairement définis, le staff ne prenait jamais la place du casting. Le petit groupe électrogène étant relativement bruyant, il avait été installé à l’arrière du Toyota, deux câbles filaient par l’interstice d’une vitre en direction de la plage pour alimenter deux projos de 200 watts, l’un placé face aux chanteurs, l’autre manipulé par Nobue servait à éclairer le chanteur principal. La caméra vidéo était une petite Sony CCD-VX1, les microphones sans fil, des Sennheiser SY3, les enceintes, des Bose 501. Ils avaient aussi un DAT portable et une table de mixage très simple dont Ishihara avait la charge. « Dépêche-toi, on est peut-être bourrés mais il fait froid dans cette tenue ! » hurla Yano en toilette bondage à Ishihara. Microphones en main, tous trois s’alignèrent face à l’océan, one, two, three, test, hurlèrent-ils, énervés. Ishihara n’était pas très doué pour la technique. Il était au collège lorsque le walkman avait été inventé et il paraît qu’il s’était d’abord placé les écouteurs dans les trous de nez. « Si on attend qu’Ishi nous sorte le son, il fera jour », dit Sugiyama à l’intention de Nobue. « Ok, j’ai compris, dit Nobue, je vais voir ce qu’il fout. » Il installa la caméra sur un tétrapode derrière les chanteurs et retourna au Toyota.

— Difficile de les avoir tous ensemble ! dit Suzuki Midori crispée sur le lance-roquettes.

— Ouais, y en a toujours un qui reste dans le Hiace pour le son, ajouta Henmi Midori qui surveillait les lieux à la jumelle.

Qu’est-ce que c’est que ces gus dans cet accoutrement ? pensaient les quatre Midori. C’est tout ce que le Japon a réussi à accomplir depuis la guerre ? Des types dans la vingtaine déguisés avec des tenues de pervers au milieu de nulle part, ricanant bêtement et chantant des tubes de karaoké ? Voilà ce que ruminait Takeuchi Midori et cela la dégoûtait, à lui donner pour de vrai envie de gerber. Que signifiait, sur cette plage qui puait l’eau croupie, le vieux mazout et le poisson pourri et sous la lueur de la lune, la présence de ces types dans des accoutrements que n’aurait même pas osé porter un comique de province, surtout le plus maigre au centre, avec sa minijupe en cuir ? Que penserait sa mère si elle pouvait voir celui à lunettes qui portait un kimono à paillettes et s’enfilait des rasades de bière en beuglant whaouuuuuuuuuuuuuuu ouuuuuuuuuuu ? Les rayons de lune formaient des taches de couleur jaune à la surface de l’eau. Les quatre Midori avaient enfilé des gants de ski pour ne pas avoir les mains trop engourdies au moment d’actionner le lance-roquettes. Elles avaient attaché leur chevelure et portaient un passe-montagne noir qui ne laissait voir que leurs yeux, elles étaient vêtues d’un pull-over noir sur une chemise noire, pantalon noir, chaussures de randonnée et coupe-vent sombre imperméable. Et comme en respirant elles exhalaient de la vapeur blanche, elles se tenaient accroupies, une main gantée devant la bouche afin de ne pas se faire repérer. On entendit une voix qui disait ok, ok. Le son avait été branché. Soudain, un puissant effet Larsen.

— Je tire ! dit Suzuki Midori en ôtant ses gants.

Elle désengagea le cran de sécurité du M72-A2 LAW comme le lui avait enseigné Sakaguchi, un geste qu’elle avait répété des dizaines, des centaines de fois, puis allongea le tube interne du lance-roquettes et dégagea le clapet protecteur du viseur.

— Tu n’oublies pas, hein ? murmura Henmi Midori. Tu vises le tétrapode derrière eux. Ça ne marche pas si tu touches directement un être humain.

— Je n’ai pas oublié, répondit Suzuki Midori avec une légère irritation, les lèvres pincées, concentrée sur la cible.

Dans le viseur, elle aligna à trente degrés le tétrapode qui se trouvait derrière deux des gus en tenue extravagante. Les trois autres Midori se rangèrent de part et d’autre pour éviter les gaz que le moteur-fusée allait émettre quand elle ferait feu. Henmi Midori et Takeuchi Midori soutenaient par en dessous le tube de l’engin. J’en peux plus, je crois que je mouille, déclara Tomiyama Midori.

— Ce n’est pas le moment de plaisanter ! As-tu préparé ton couteau ? S’il y a des survivants, il faudra les achever, gronda Suzuki Midori.

On entendit l’introduction assez vulgaire au saxophone ténor de Aime-moi jusqu’à l’os. Suzuki Midori ôta le cran de sécurité et pressa sur la détente.

Elles virent s’éloigner rapidement en vrillant les six ailettes subitement dépliées de la roquette de 66 mm tandis que l’espace derrière elles s’emplissait d’une fumée grise. Ça fit batchuuuu depuis l’endroit où se trouvaient les trois types qui cessèrent de chanter et se retournèrent dans la fumée grise comme la roquette atteignait le tétrapode et explosait en produisant un vacarme étourdissant et un puissant éclat orangé.

Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? se demanda Yano. Et au moment où il pensait que cela lui rappelait le son d’une roquette dans un film de SF qu’il avait vu autrefois à la télévision, la lueur et le bruit de l’explosion l’enveloppèrent totalement, une pluie de sable et de pierres le transperça. En voyant la caméra vidéo que Nobue avait placée sur le tétrapode voler en éclats, Sugiyama voulut crier « Whouaou, super ! » mais n’en eut évidemment pas le temps, il s’envola dans les airs à deux mètres, son kimono à paillettes déjà enflammé. Katô pensa que ce devait être un gros pétard de feu d’artifice que leur avait mijoté Nobue en douce mais qu’il en avait fait un peu trop. Comme il était sur le point d’éclater de rire, « sacré Ishi ! », un morceau de tétrapode de la taille d’une main, projeté à la vitesse de cent mètres par seconde, lui percuta la mâchoire, rabotant chair et os, dans le même temps, le souffle de l’explosion le projeta à trois mètres de haut. Tous les trois eurent le corps brisé et déchiqueté au niveau du cou, du ventre et des jambes, comme s’ils avaient été attaqués par un requin, les morceaux de béton du tétrapode projetés par le souffle de l’explosion criblaient leur chair. En un clin d’œil, ils étaient dans le même état que la petite culotte ensanglantée qu’ils avaient trouvée là un jour.

Nobue s’apprêtait à descendre du Toyota pour regagner la plage, Ishihara était en train d’effectuer quelques réglages sur la table de mixage, lorsque le souffle de l’explosion les projeta tous deux hors du véhicule. Nobue retomba sur le sol, Ishihara se cogna la tête sur un coin du groupe électrogène, mais le Toyota les protégea de la pluie de morceaux de béton du tétrapode. Ishihara fut pris de panique quand il comprit que sa tête pissait le sang. Complètement sonné après le bruit assourdissant de l’explosion et l’intense éclat orange, au moment où il se disait qu’il ferait bien d’essayer de ricaner pour s’assurer qu’il était encore conscient, il vit Nobue bondir en direction du Toyota complètement cabossé.

— Y a des types qui viennent par ici avec des coutelas à la main !

3

— Des coutelas ? C’est quoi un coutelas ? dit Ishihara en fixant sa main ensanglantée qu’il venait de ramener du coin droit de sa tête. Un coutelas, c’est une sorte de couteau avec une lame ? essayait-il de raisonner. Il n’avait jamais eu l’occasion jusqu’alors de voir du sang couler de sa tête et, pensant que la blessure était forcément mortelle, il s’efforçait de plaquer sa main sur sa tête comme pour remettre à l’intérieur le sang qu’il avait sur les doigts.

— Démarre, crétin, magne-toi ! Les types avec les coutelas arrivent en courant dans notre direction ! T’as vu ? Yano, Sugi et Katô ! Ils sont morts. Explosés en morceaux !

— En morceaux ? C’est quoi ? dit Ishihara qui ne faisait aucun effort pour comprendre ce que lui disait Nobue, uniquement préoccupé de frotter sa plaie de sa main couverte de sang. C’est bizarre, tout ce sang qui coule et je n’ai même pas mal, ajouta Ishihara qui ne semblait pas vouloir se décider à démarrer.

Comme il était sur le point de s’installer sur le siège du conducteur, Nobue aperçut les visages masqués de quatre individus s’approchant, un couteau à la main, à peine à deux ou trois mètres. Il s’empressa de refermer le hayon arrière du Toyota et de verrouiller les fenêtres. Les quatre individus en vêtements sombres, le visage totalement dissimulé par un passe-montagne en laine noire, atteignirent le véhicule au moment où portes et fenêtres étaient bloquées. Ils étaient visiblement surexcités et se mirent à secouer sauvagement la carcasse du Toyota. La roquette ayant pulvérisé les projecteurs, le fourgon était plongé dans les ténèbres et seule la veilleuse du plafonnier émettait une faible lueur, qui permettait de distinguer quatre silhouettes derrière les vitres. La présence de couteaux avait réellement plongé Nobue dans un état de panique. Il pissa dans son froc en se glissant vers le siège côté conducteur. Ishihara était toujours en train de se frotter la tête. Des fragments de tétrapodes avaient fendu la vitre du conducteur que les Midori s’efforçaient de briser en cognant dessus avec des pierres. La vitre résistait cependant.

C’étaient Takeuchi Midori et Henmi Midori qui frappaient, une pierre dans chaque main, mais elles étaient si excitées, la tête vide et la conscience évaporée, qu’elles ne se rendaient pas compte qu’elles n’y mettaient aucune force. Nobue, qui n’avait pourtant pas introduit de clé dans le démarreur, répétait en vain le geste de mettre le contact. Il tendait l’index à la place de la clé, qu’il s’efforçait d’introduire et faisait tourner d’un quart de tour. Broum broum broum, faisait-il en imitant le bruit du moteur mais le moteur ne démarrait évidemment pas. « C’est bizarre ! Que se passe-t-il ? » murmurait-il. « Écartez-vous ! » hurla Suzuki Midori en projetant une pierre de la taille de la tête d’un nouveau-né sur la vitre du conducteur. Cela fit clounng cling clounng, un bruit sinistre, et la vitre vola en éclats. Un son sec et mat, désagréable, qui obligea Ishihara à écarter la main de sa tête et à diriger son regard en direction du bruit. « Wouah ! C’était quoi ce son, pire qu’un grincement de dents, insupportable ? » dit-il en regardant Nobue, livide, qui s’efforçait de démarrer.

Seuls vingt-cinq pour cent de la vitre étaient tombés et Suzuki Midori semblait se demander, sans parvenir à prendre une décision s’il convenait mieux de (1) briser complètement la vitre, introduire un bras pour déverrouiller les portes et pénétrer à l’intérieur, ou (2) brandir un couteau par l’ouverture ménagée dans la vitre. En temps normal, n’importe qui aurait été capable de se décider mais Midori ne voyait pas. Sakaguchi ne lui avait pas enseigné tous les détails sur le nettoyage des survivants après l’usage du lance-roquettes. Elle se souvenait d’avoir mémorisé les techniques d’attaque dans les ouvrages consacrés à la guérilla comme dans le manuel des Bérets verts, mais depuis qu’elle avait vu Yano, Katô et Sugiyama pulvérisés, sa cervelle était en feu – elle portait de surcroît un passe-montagne – et elle ne se souvenait plus de rien, ni de son prénom ni de l’endroit où elle se trouvait ni de ce qu’elle pouvait bien y foutre. Par leurs bouches qui ressemblaient aux bouches béantes de poupées gonflables, les Midori murmuraient en tremblant des « Je vais me les faire au couteau. Je vais les achever tous ».

— Mais que fais-tu, mon petit Nobue ? dit Ishihara. C’est moi qui ai la clé, tu n’arriveras jamais à démarrer ! Ce disant, il posa une main sur son épaule pour le secouer mais écarquilla les yeux en découvrant les quatre assaillants derrière la vitre. Nobue ne répondit pas. « Hé ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Ils sont masqués ! Ils ont des couteaux ! » bafouilla-t-il en secouant Nobue par l’épaule. Suzuki Midori entreprit de démolir le reste de la vitre avec une pierre encore plus grosse. La vitre dégringola cette fois entièrement, les derniers morceaux de verre martelèrent le visage de Nobue et la pierre retomba sur ses genoux. Le visage de Nobue retrouva des couleurs sous le choc.

— Mon p’tit Ishi ! hurla-t-il en se tournant vers Ishihara.

— Quoi donc ? répondit-il.

— Regarde : ils veulent nous tuer !

Les Midori entendirent cet échange. Elles entouraient le véhicule et n’étaient distantes d’eux que de quarante centimètres. Une distance qui leur aurait permis de s’embrasser si les deux parties s’étaient légèrement inclinées vers l’avant, lèvres tendues.

— Suzu, Suzu, vite, débloque la porte, ouvre cette porte, cria nerveusement Takeuchi Midori.

— Mais ? dit Nobue en s’écartant. Ces types sont des femmes ! C’est les bonnes femmes !

Nobue essaya de se planquer derrière le siège d’Ishihara. Du verre jonchait le sol du véhicule. Suzuki Midori passa un bras par la fenêtre et appuya sur le bouton déverrouillant les ouvertures. Elle ouvrit brusquement une porte et pénétra dans le Toyota, brandissant devant elle à l’aveuglette le couteau Randall que lui avait offert Sakaguchi en prime du lance-roquettes. Le geste n’était peut-être pas très technique, mais l’élan avec lequel elle s’était introduite dans la camionnette en brandissant le couteau la fit se trouver à la hauteur de la joue de Nobue qu’elle traversa, tailladant gencive et muqueuses, la lame bloquée uniquement par l’alignement des dents. Le visage de Nobue, incapable de comprendre ce qui lui arrivait, se figea. Il voulut hurler quelque chose mais aucun son ne sortit de sa bouche traversée par la lame. Les trois Midori qui se trouvaient derrière Suzuki Midori poussèrent un cri d’horreur en découvrant le couteau enfoncé de trois bons centimètres dans la joue de Nobue. À la vue, toute proche, de ce couteau planté dans un visage, l’excitation née après l’explosion de la roquette les quitta aussitôt. Henmi Midori sentit quelque chose couler entre ses cuisses. Cela donnait l’impression d’un début de règles inopiné mais ce n’était pas ça, c’était de l’urine. Nobue se mit à pleurer à grosses larmes. « J’ai mal », articula-t-il et le mouvement des muscles de sa gorge entravés par le couteau accrut davantage la douleur. Suzuki Midori resta pétrifiée un long moment. Elle était en pierre, une expérience inconnue, un sentiment d’abandon inédit. La main puis le bras qui avaient tenu le couteau étaient agités de petits tremblements. Alors que Suzuki Midori ne savait que faire, Ishihara avança en titubant vers elle et lui ôta son passe-montagne. Suzuki Midori poussa un petit cri de surprise. « C’est vrai. C’est une femme », murmura Ishihara qui se mit à rire pour évacuer la tension et la terreur qui s’étaient accumulées en lui. Un rire comme il n’en avait jamais eu, un rire puissant, sinistre, surnaturel. Un rire dont on eût pu croire qu’il allait figer l’air et tout être vivant alentour, geler l’océan et ce rivage désolé jusqu’à Atami, tant il était diabolique, de mauvais augure, dévastateur. Et pendant qu’il riait, ponctuant ses éclats de propos décousus – une femme, une vioque, un thon, la crise, bite, chatte, sexe, je t’aime –, Suzuki Midori, terrorisée, eut un haut-le-cœur et lâcha le couteau lorsqu’elle commença à vomir. Le couteau se détacha sous son propre poids de la joue de Nobue. Les autres Midori recueillirent Suzuki Midori qui vomissait et se retirèrent. Ishihara plaqua un mouchoir sur la joue de Nobue. Puis il sortit la clé du Toyota de sa poche, toujours en ricanant.

En se repliant, les Midori durent en marchant sur la plage passer une nouvelle fois devant les cadavres de Yano, Katô et Sugiyama. Elles n’avaient pas envie de voir ça mais ne pouvaient faire autrement afin d’assurer leurs pas dans l’obscurité. Sugiyama était éventré à la verticale, les intestins à l’air. Cette vision rappela à Henmi Midori un plat de tripes grillées qu’elle avait mangé autrefois dans un restaurant coréen et elle se mit à vomir. Un œil du visage de Yano pendait hors de son orbite, à moitié crevé. Il manquait à Katô la moitié basse du visage, ce qui lui donnait l’aspect d’un masque de carnaval. Une main dont on ne savait à qui elle avait appartenu gisait sur le sol, brûlée ; on dirait une étoile de mer, pensa Takeuchi Midori qui éclata en sanglots. Lorsque Tomiyama Midori remarqua que des crabes et des isopodes s’étaient massés autour de l’œil de Yano, elle poussa un cri et pressa les mains sur son ventre, prise de nausées. Les quatre Midori finirent par parvenir à leur voiture tout en poussant des beuargh beuargh. On finit là. On en reste là : on s’est suffisamment vengées, pensèrent-elles.