CHAPITRE
VII
Lorsque la pluie cesse sur les acacias
L’Association des Midori ne passa pas à l’action sitôt qu’elle se fut procuré le lance-roquettes mais organisa plutôt des séances d’étude consacrées à la guérilla et au terrorisme. Les quatre Midori survivantes ayant chacune leur boulot, les séances avaient lieu en soirée et se poursuivaient une bonne partie de la nuit. Dans le même temps, elles étudièrent méthodiquement le comportement des cibles, à savoir Nobue et Ishihara, dans leurs habitudes et comportements quotidiens.
Séance de travail d’un samedi soir. Appartement de Suzuki Midori. Participants : 3 personnes (Henmi Midori étant en charge de la surveillance de Nobue et des autres).
— Quelqu’un a-t-il un avis à formuler sur la façon dont nos séances de travail se sont déroulées jusqu’à hier ? demanda Suzuki Midori qui présidait la séance tout en sirotant une tasse de thé vert.
Elle jeta un œil à Takeuchi Midori et Tomiyama Midori. Elles ne buvaient pas d’alcool pendant leurs réunions de travail, et encore moins les samedis soir où celles-ci se prolongeaient souvent tard dans la nuit, à cause des risques de somnolence que pouvait entraîner la prise d’alcool et des difficultés de concentration qui en résultaient.
— Je viens de lire un excellent livre.
Takeuchi Midori prit la parole en levant un bras. Elle buvait un café noir très serré dont elle avait empli une gourde placée devant elle.
— Il s’agit d’un ouvrage de Paik Sun Yup, prestigieux militaire sud-coréen, intitulé La guerre contre la guérilla, pourquoi les États-Unis ont-ils perdu la guerre ? Il y a trois jours, nous avons lu un livre précieux d’Ernesto Che Guevara, La guerre de guérilla, probablement la référence en la matière mais qui se plaçait du point de vue de la guérilla alors que Paik Sun Yup a dirigé des opérations spéciales contre la guérilla communiste nord-coréenne. Eh bien…
— Un instant… coupa Suzuki Midori.
— Ma chère Take, ton maquillage n’est-il pas un peu léger ? En premier lieu, tu n’as ce soir absolument pas mis de rouge à lèvres !
Takeuchi Midori se raidit soudainement, la bouche ouverte. Elle fouilla précipitamment dans son sac à main resté près d’elle à la recherche de son poudrier et examina son visage dans le petit miroir.
— Excusez-moi, je suis confuse, je ne m’en étais pas rendu compte, je vous demande pardon.
— Ma chère Take, je ne t’en fais pas le reproche, dit Suzuki Midori en avalant une gorgée de thé vert.
Suzuki Midori avait pris conscience récemment que café ou thé étaient des boissons économiques en comparaison des cognacs et autres whiskies, question qui avait longtemps été une source de préoccupation chez elle à qui il arrivait autrefois d’acheter des vins à 5 000 ou 6 000 yens la bouteille chez Seijo Ishii, pour les engloutir sans mesure et sans réellement apprécier leur goût, alors qu’il était possible de se procurer cent grammes d’un excellent thé vert d’Uji ou de Yame pour même pas 300 yens et ce sans compter qu’avec cent grammes, on pouvait tenir une dizaine de jours ! Outre cela, caféine et théine avaient la particularité de conserver l’esprit vif et maintenant elle comprenait pourquoi – car la pratique le lui enseignait aussi – tous les chefs de guérilla ou de groupe terroriste du monde recommandaient de boire du thé plutôt que de l’alcool.
— À moi aussi, il m’arrive de commettre des erreurs de ce genre et d’avoir à me précipiter dans les premières toilettes pour les rectifier. Je te fais cette réflexion sur la base de mon expérience personnelle. Tout à l’heure, tu en parlais d’ailleurs toi-même en évoquant Guevara et Marighella : si une chose est réellement importante, il est impératif de la répéter si nécessaire plusieurs dizaines de fois. C’est pourquoi je me permets de te le faire remarquer si pesamment. Il est aisé de perdre l’habitude de se maquiller avec soin et cela sans même s’en rendre compte. Mais l’entourage le remarque instantanément. Quelqu’un se met soudain à nous regarder, hum, tiens, comme c’est étrange… Nous devons absolument éviter que les autres soupçonnent quoi que ce soit de curieux dans notre comportement. C’est pourquoi, même si nous sommes convaincues dans les circonstances actuelles de perdre un temps précieux en allant une fois par semaine au karaoké en face de la gare, il faut y aller malgré tout et ne rien modifier à nos habitudes. Regarde, rien que pour se procurer ces livres indispensables à nos séances d’étude, chacune ne se rend-elle pas dans des librairies fort éloignées de son domicile ? Et cela sans oublier d’ôter le tablier passé en cuisinant, sans revêtir une tenue d’étudiante extravagante, ni un jean d’une couleur peu commune, genre violet. Nous faisons toutes cet effort car des femmes dans notre genre se procurant des ouvrages sur la guérilla ou le terrorisme, ça se remarque ! Marighella et Nathalie Ménigon d’Action directe disaient la même chose. Nous avons perdu deux des nôtres, Yanagiiii et Iwaaaata, et si nous nous faisons les petits camarades de Sugioka, sûr qu’on va se douter que le coup part d’ici.
Takeuchi Midori acquiesça en s’examinant dans son poudrier. Elle passa du rouge Chanel sur ses lèvres.
— Comme ça ? demanda-t-elle à Suzuki Midori et Tomiyama Midori.
— Parfait, firent-elles.
— Je dois faire plus attention, dit-elle en souriant.
Était-ce parce qu’elle avait mis du rouge sur ses lèvres, mais ce sourire leur parut beaucoup plus sexy que ceux qu’elle leur avait adressés jusqu’alors : elles en furent surprises. Ah mais non ! Take chérie, ne nous fais pas un sourire aussi sexy, nous sommes des femmes ! Que t’arrive-t-il ?
— Personne ne t’a dit au boulot que tu étais de plus en plus belle et rayonnante ? demanda Tomiyama Midori.
Takeuchi Midori baissa la tête, vaguement gênée.
— Mon chef de bureau m’a demandé si j’avais trouvé un petit copain. Et ça m’a fait drôle d’avoir changé sans m’en rendre compte.
— Mais tu as un nouveau petit ami ! dit Suzuki Midori en désignant du menton le coin de la pièce où se trouvait le M72 dans sa caisse cylindrique. Bien, poursuivons. Qu’est-ce qui t’a le plus marquée dans le livre de ce militaire sud-coréen ? Contient-il des informations qui pourraient nous être profitables ?
— Rien de très concret, répondit Takeuchi Midori en refeuilletant rapidement les pages du livre. Ah si, ça par exemple : « Le Japon n’a jamais connu sur son territoire de guerre de guérilla » ou « L’homme a étrangement tendance à s’enfermer dans des comportements ordinaires lorsqu’il est soumis à une forte pression psychologique. » J’ai trouvé ces remarques intéressantes mais elles ne nous offrent rien de très concret, finalement.
Takeuchi Midori referma le livre, avec le même sourire avenant sur les lèvres. Comment se fait-il qu’elle soit devenue aussi belle ? se demandaient Suzuki Midori et Tomiyama Midori. À elles aussi, on avait fait des remarques similaires sur leur lieu de travail. Tomiyama, Suzuki, vous êtes vraiment ravissantes depuis quelque temps. C’était mystérieux : dire que jusqu’à il y a peu l’Association des Midori discutait la plupart du temps de questions telles que « comment se trouver un type bien », c’est-à-dire un type à la situation financière confortable et pas trop encombrant par la suite, présentant bien, qui vous emmènerait dans des restaurants à la mode, des clubs et des hôtels, et qui ferait l’envie de toutes. Elles partageaient leurs espoirs et déceptions : aujourd’hui un gentleman en Bentley m’a abordée, un garçon plus jeune que moi qui est la coqueluche de mes jeunes collègues est venu me parler à l’improviste et sans qu’il soit question de boulot ou d’autres choses de ce genre, je ne savais plus où me mettre. Leurs conservations tournaient sans cesse autour de ce genre de choses. Mais en fin de compte, on ne nous a jamais dit rien de très romantique, songea Suzuki Midori. Je pense que ça devait se voir qu’on crevait d’envie d’avoir un homme dans notre vie, ça devait être écrit là, sur notre visage. Or, il suffit que les hommes nous soient devenus inutiles pour qu’ils se mettent à nous tourner autour. C’est étrange, non ?
— Vous ne trouvez pas que Henmi tarde à revenir ?
Tomiyama Midori et Suzuki Midori regardèrent la pendule fixée à un pilier du salon. Il était trois heures et demie du matin, les vitres étaient embuées. C’était la mi-novembre, une saison où les périodes de grosses chaleurs et d’humidité étaient désormais terminées, où l’on supportait une petite laine et où vous prenait l’envie de manger des odens ou de faire des feux de bois.
— Elle ne doit pas avoir bien chaud, sûr qu’elle doit avoir trouvé quelque chose pour pousser jusque-là.
Elles attendirent le retour d’Henmi Midori en buvant doucement une tasse de thé au lait ou de café. Cela valait le coup d’attendre.
Peu après quatre heures, elles entendirent le moteur d’un taxi. Takeuchi Midori se précipita à la fenêtre et regarda en bas : « C’est elle ! » dit-elle, et toutes trois allèrent l’accueillir à l’entrée. Le visage fatigué de Henmi Midori apparut. Elle avait la tête de quelqu’un qui vient de passer trop longtemps dans un endroit frigorifique en s’efforçant de retenir sa respiration le plus possible.
— J’ai réussi ! annonça-t-elle aux trois autres.
— Viens, entre et prends d’abord quelque chose de chaud. Veux-tu une tasse de thé vert ? Du café ? Un thé au lait ?
— D’abord, inutile de songer à frapper à l’endroit où ils ont l’habitude de se réunir.
Henmi Midori commença son explication ponctuée de « Aaah, que c’est bon » en sirotant une tasse de café dans laquelle elle avait versé quelques gouttes de whisky.
— La condition pour se servir du lance-roquettes étant de disposer d’un espace devant soi d’au moins vingt mètres dépourvus d’obstacles, c’est tout bonnement impossible, sauf si on veut se faire sauter dans l’explosion. On est d’accord ? J’ai donc planqué devant leur appartement toute la semaine dernière et l’autre samedi. La semaine dernière, ils parlaient de sortir quelque part mais comme ce jour-là je n’étais pas venue en voiture, je n’ai pas pu les suivre. Ce soir, j’y suis allée avec ma petite Accord, depuis laquelle je les ai observés. Peu après minuit, les garçons… je dis les garçons parce que je ne sais pas comment dire autrement, ils ont des têtes incroyablement variées mais toutes franchement glauques, bref, ils se sont embarqués dans un Toyota Hiace et ils sont partis. Et vous savez où ? Pour Izu, et puis à hauteur d’Atami, ils ont stoppé sur la côte et vous ne me croirez pas : ils se sont organisé une séance de karaoké rien que pour eux sur une digue en béton absolument déserte, en pleine nuit, dans un coin où il n’y a absolument personne !
— UNE DIGUE EN BÉTON ! vociféra Suzuki Midori en projetant trois gouttes de salive devant elle, puis, s’emparant sur la table de la bouteille de whisky, elle s’en versa une rasade qu’elle avala d’un trait. Les trois autres Midori l’imitèrent comme dans les westerns d’autrefois. L’haleine chargée d’alcool, Takeuchi Midori déclara :
— Il est donc possible de les exterminer tous ensemble !
Ce samedi-là, Nobue et les siens n’avaient pas la pêche. Leur enthousiasme avait culminé avec le récit par Yano de la façon dont il avait buté Iwata Midori avec le Tokarev, mais depuis il déclinait et – était-ce lié ? – la saison également avait fraîchi et leur dernière séance de karaoké sur la digue avait été un fiasco. Ce samedi-là était la première fois depuis trois semaines qu’ils se retrouvaient ensemble et leur humeur était sombre : chacun buvait et mangeait dans son coin. Les boissons et la bouffe également n’avaient rien d’enthousiasmant. Nobue avait sorti du frigo quelques canettes de bière et quand Ishihara s’était rendu compte qu’il n’y avait rien sur la table, il était allé acheter deux petits flacons de One Cup Saké à un distributeur automatique, auxquels étaient venues s’ajouter la bouteille de vin japonais apportée par Katô, sur laquelle se trouvait encore l’étiquette indiquant son prix, 800 yens, et la mignonnette de whisky Early Times que Yano avait tirée de sa poche. Chacun buvant ce qu’il avait apporté, Sugiyama qui n’avait rien apporté se sentit soudain bien seul et tira une gueule de poisson séché, le visage déformé par les plis. Nobue avec ses cinq canettes de bière posées devant lui ne remarqua pas – pas plus que les autres qui buvaient leur truc en silence – l’expression sur le visage de Sugiyama qui semblait dire : et moi, elle est où, ma bibine ? Personne pour lui proposer, tiens, prends donc une bière ! La colère rougit la face de poisson séché qu’affichait Sugiyama, il resta trois bonnes minutes les yeux rivés sur Nobue, dans le vain espoir que quelqu’un bouge en sa faveur. Il pensa balancer un coup de pied à la table et rentrer, mais il se souvint qu’il n’avait rien à faire chez lui, dans cet appartement composé d’une unique pièce de six tatamis, sinon vider le millimètre de liquide restant dans le fond d’une bouteille de saké, avaler les deux œufs achetés il y a quinze jours, boire le thé au blé préparé durant l’été et qui s’était recouvert d’une fine pellicule de moisissure blanche ou se préparer le contenu d’un sachet éventré de nouilles instantanées.
Il se leva, déprimé. « USA, go home, out of
Somalia ! » marmonna-t-il en s’approchant de Nobue. Dis,
Nobue, c’est pas ce que tu penses aussi ? ajouta-t-il en
hochant la tête. À l’instant où Nobue levait la tête, hébété, pour
dire : « Quoi ? », Sugiyama s’empara d’une
canette de bière avec la vitesse d’un cafard se planquant dans un
coin sous une étagère. Nobue fit : « Ah ! »
mais Sugiyama avait déjà relevé la languette de la canette et il
avalait une gorgée de bière. Puis, comme si rien ne venait de se
produire, « Oui, oui, vouiii », répéta-t-il à plusieurs
reprises en retournant à sa place. Personne ne cherchait la raison
pour laquelle ils n’avaient pas la pêche mais il était certain que
le fait qu’il n’y ait rien à grignoter pour accompagner l’alcool
n’arrangeait rien. Nobue, le maître des lieux, eut beau extraire de
son frigidaire une saucisse de poisson emballée sous vide portant
le logo de la marque Maruha qui semblait un héritage du
XIXe siècle, il n’eut pas l’idée de
la couper en rondelles pour en proposer aux autres, ce fut tout le
contraire même puisqu’il se contenta de placer un point de
mayonnaise sur le sommet de la saucisse et de rire sans raison
apparente. Il fit : « Ah aha aha ha ! » et
croqua environ deux centimètres avant d’observer l’impact de ses
dents sur la saucisse tout en ricanant puis d’enduire proprement le
reliquat d’une nouvelle dose de mayonnaise, d’en croquer un nouveau
morceau et ainsi de suite. Ishihara était arrivé affamé chez Nobue
et il avait acheté en même temps que les One Cup des croquettes
conditionnées dans un emballage hermétique de polystyrène et de
film plastique. Mais comme Nobue ne déposait sur la table ni
baguettes ni la sauce qui aurait pu accompagner les croquettes et
que l’idée, pourtant évidente, que ce genre d’aliment ne pouvait
pas se consommer sans baguettes ni sauce ne parvenait pas à
s’imposer à son esprit apathique, il se contentait de jouer avec
ses doigts en imprimant sur le film plastique qui recouvrait les
trois croquettes de petits motifs pénétrants. En temps normal, ce
petit jeu sans nom n’aurait pas manqué de provoquer chez lui de
brefs ricanements nerveux mais – était-ce un effet de la
faim ? – Ishihara n’avait pas encore ricané une seule fois de
la soirée. Le fait qu’Ishihara ne ricanât pas était proprement
anormal. Même battu à mort, Ishihara n’aurait pas manqué d’émettre
ces petits rires sans signification, cela semblait inscrit dans ses
gènes et ce n’était pas une hypothèse gratuite : il y avait
environ trois ans, alors qu’il circulait complètement bourré dans
le square central de Shinjuku, il s’était mis à hurler des chansons
de variétés japonaises sur un banc dont il avait fait sa scène, et
on lui avait dit de la fermer. Il avait ignoré ces avertissements
et deux ou trois SDF l’avaient roué de coups et presque étranglé.
Les types étaient si remontés contre lui qu’ils en avaient des
larmes de rage aux yeux et avaient réellement failli le tuer. Le
nombre d’êtres humains qui se faisaient ainsi dézinguer la nuit à
Shinjuku ou Shibuya n’était pas négligeable. Lorsque le visage
d’Ishihara avait pris une teinte qui annonçait la cyanose, celui-ci
s’était mis à rire. En entendant cette histoire, Nobue n’avait pu
s’empêcher d’être impressionné par cet Ishihara encore capable de
ricaner dans de telles circonstances. « Ouais, moi-même, j’ai
du mal à comprendre pourquoi mais c’était vraiment drôle,
ajouta-t-il en ricanant. Il y avait ces flots de lumière et tous
ces sons comme dans un autre monde et je me suis dit que j’y aurais
perdu à ne pas rire. Pourquoi ? Parce que rire, ça fait du
bien et que j’avais pas envie de rater ça, tu vois ? »
Katô buvait du vin et, allez savoir pourquoi, boulottait des grains
de raisin. La boutique où il avait acheté ce vin made in
Japan présentait des productions de la région de Kôshu et,
lorsqu’il avait payé, une fille assez moche vêtue d’un bleu de
travail élimé lui avait offert une grappe de raisins pour l’achat
de sa bouteille. « Ouais, sans doute faut-il boire du vin en
mangeant du raisin, c’est bizarre, marmonna Katô. C’est comme
manger du maïs en bâfrant du pop-corn ou siroter de la sauce tomate
en mâchant des spaghettis. » À Yano également, s’il était le
seul parmi les cinq à boire une boisson à peu près authentique en
vidant sa mignonnette de bourbon, il manquait cruellement quelque
chose à se mettre sous la dent. Il en était réduit à se réjouir de
huit haricots salés dénichés au fond d’une des poches de son
coupe-vent en vinyle, vague réminiscence de ce dont avaient dû se
contenter les soldats japonais à la fin de la guerre du Pacifique.
Yano qui se considérait lui-même doué d’un esprit plutôt matheux
détacha de son poignet sa montre Casio octogonale et se mit à en
fixer les diodes numériques. Après trois minutes trente secondes
très précisément, il poussait un bip !
suraigu et plaçait un haricot dans sa bouche qu’il faisait rouler
une minute trente secondes supplémentaires sur sa langue pour bien
en évaluer la couche de sel le recouvrant et finissait par le
croquer lentement puis par avaler le tout une fois réduit en
minuscules particules. Quand il avait terminé de broyer son haricot
salé, il souriait, l’air visiblement satisfait. Sugiyama n’avait
rien à manger. Il observa dans l’ordre les haricots salés, les
croquettes, la grappe de raisins et la saucisse de poisson :
« Croquettes, saucisse, haricots salés, dans cet ordre, ça a
l’air alléchant, et le raisin, je le garde en dessert ! »
C’était une appréciation personnelle mais qu’il partagea en la
marmonnant à voix basse et en l’accompagnant de propos appelant à
un retrait des États-Unis de Somalie, bref, il n’avait rien à
becter. Aucun d’eux ne songeant à s’interroger sur la cause de leur
malaise, il était évident que personne ne pouvait rien faire pour
remonter le moral des autres. Personne n’avait même l’idée, par
exemple – une chose absolument triviale –, de proposer aux autres
de se cotiser pour acheter une grosse bouteille de saké, un tonneau
de bière pression ou un litre de bourbon pas trop coûteux, car le
simple fait de se réunir pour les boire ensemble aurait pu
dynamiser sans peine leur petite fête. Ils n’avaient jamais
vraiment connu d’épreuves dans leur vie et ils étaient absolument
dépourvus de la capacité d’imaginer ce que les autres pouvaient
ressentir ou désirer et il ne leur venait pas à l’idée de faire un
geste pour autrui. Cette capacité qui se développait naturellement
dans les petites classes, on leur avait enseigné depuis la
maternelle qu’elle ne servait à rien. Qu’on les observât sous
n’importe quel angle, rien en eux ne pouvait les destiner à devenir
des meneurs. Cette éducation les rendait incapables de trouver les
mots pour encourager un camarade en difficulté. Eux-mêmes n’avaient
jamais eu l’occasion d’en faire l’expérience. C’est pourquoi ils ne
sauraient jamais trouver les mots capables de réconforter et
d’encourager un tiers, et ils seraient bien en peine de les
reconnaître s’ils en étaient l’objet. Sugiyama qui avait presque
vidé sa canette de bière se sentait incroyablement seul, sans pour
autant parvenir à s’imaginer l’état dans lequel il se retrouverait
lorsqu’il aurait réellement avalé sa dernière gorgée. Il regarda
par la fenêtre. Puis, Wouah ! cria-t-il en reposant
précipitamment la bière sur la table et en bondissant trois fois
sur lui-même jusqu’à la fenêtre. Comprenant ce qu’il venait de
découvrir, les quatre autres l’imitèrent sauf qu’ils emportèrent
avec eux boisson et aliments. Ils plaquèrent leur front sur la
vitre. La silhouette de la femme se découpait derrière le léger
voilage d’un rideau à la fenêtre de l’immeuble d’en face, au-delà
du parking. Comme ils n’apercevaient qu’une silhouette, ils
n’auraient su affirmer si la femme super stylée était nue ou si
elle ne portait que des sous-vêtements, voire un simple body ou un
justaucorps, mais ils étaient certains qu’elle n’était pas en robe
ni en pantalon ni manteau ni kimono ni pyjama. Wouaouah ! Ils
ne trouvaient rien d’autre à dire. Ils entendaient le martèlement
léger d’un rythme : la femme dansait. Ce n’était pas une danse
rapide genre aérobic ou disco mais une danse langoureuse et
sensuelle, un enchaînement de gestes lents qui excita profondément
Nobue et ses amis, muets d’admiration, une chorégraphie qui mettait
en valeur la longueur incroyable des jambes de la femme, ses seins
saillants et fermes, ses fesses que les mouvements ne faisaient pas
trembloter. Ils étaient sans voix, fascinés, certains pensèrent
même à se prosterner comme le font les primitifs devant une idole
et, effectivement, Yano, s’écartant légèrement de la fenêtre,
s’agenouilla et se mit à prier.
La chanson qui accompagnait cette prière était Lorsque la pluie
cesse sur les acacias, interprétée par Nishida Sachiko.
Ils continuèrent à regarder la danse de la femme super stylée, reprenant bientôt en chœur la chanson, s’en laissant pénétrer comme si cela avait été un requiem ou une messe, perdant toute notion du temps, se contentant de pousser des wouah ! wouah ! entre chaque couplet. Au cinquième couplet, la femme super stylée disparut dans un coin de l’appartement – sans doute était-elle entrée sous la douche – mais ils continuèrent à prier dans la même position. Ils s’étaient sentis bien environ quinze minutes.
« Aaah, c’était bon ! » bafouilla Katô. « Eh, Sugi-kun. Et si tu prenais une bière », proposa Nobue à Sugiyama en lui passant une canette. Ishihara planta ses dents dans le paquet de croquettes qu’il commença à mâcher avec l’emballage. Mais le film plastique dut se coincer dans sa gorge et comme son visage bleuissait, il recracha violemment le tout, croquettes et plastique, et ricana. Il avait suffi qu’Ishihara se mette à ricaner pour que l’ambiance qui régnait jusqu’alors se modifie radicalement. Yano goba d’un coup les trois derniers haricots salés et se mit à hurler : « Hé, les gars, je propose une petite collecte de fonds ! » La fête put enfin commencer, comme avant.
Henmi Midori qui planquait depuis peu en remplacement de Suzuki Midori se raidit quand apparurent soudain Yano et Katô dévalant l’escalier métallique du petit immeuble. La bande se met en mouvement, pensa aussitôt Henmi Midori qui pressa machinalement une touche de son pager. Ce n’était pas encore l’heure à laquelle elle devait faire son rapport mais comme visiblement la bande avait commencé à bouger, elle jugeait préférable d’en avertir les autres. Tomiyama Midori et Takeuchi Midori étaient déjà positionnées en attente sur ce rivage désert et inhospitalier proche d’Atami tandis que Suzuki Midori avait stationné sa voiture sur le parking d’un restaurant familial situé à cent mètres de l’appartement de Nobue, où elle était entrée pour prendre quelque chose. Elle n’avait pas avalé trois gorgées de cappuccino quand son biper sonna. Elle se sentit soudain la gorge sèche mais le café était encore trop chaud pour qu’elle vidât d’un trait sa tasse. Tout en pensant qu’elle ne devait pas se faire remarquer de la serveuse ni des autres clients, elle gagna rapidement la sortie où se trouvait une rangée de téléphones publics. Personne en réalité ne prêtait la moindre attention à ce qu’elle faisait, mais elle se dit en se dirigeant lentement vers les téléphones verts que tous devaient penser qu’elle allait appeler son amant et qu’elle n’était qu’une femme de peu.
— C’est toi, ma belle ? C’est moi. Il se passe quelque chose ?
— Euh, non, en fait non, on dirait.
— Bon, alors, c’est pas encore le moment.
— Oui, tous n’ont pas encore quitté l’appart, deux seulement sont sortis pour une affaire. Je reste encore.
— Oui. Nous t’attendons, darling.
Suzuki Midori regagna sa place et but la moitié du cappuccino qui avait tiédi.
Henmi Midori avait compris après plusieurs semaines toute la difficulté qu’il y avait à surveiller cet immeuble. De nos jours, dans la banlieue de Tokyo, rien n’était plus suspect qu’une personne immobile, seule, la nuit, dans une rue. Et peu importait la façon dont vous étiez habillée. Comment se fondre dans le paysage sans se faire remarquer ? Henmi Midori avait fait beaucoup de recherches à ce sujet et partagé ses réflexions avec les autres pendant les séances de travail. Le mieux, c’était d’être en compagnie d’un bébé ou d’un enfant en bas âge voire d’une personne âgée. Personne ne trouvait suspect de croiser quelqu’un prenant soin d’un être faible et dépendant, si ce n’est peut-être au cœur de la nuit. La solution idéale, y compris en pleine nuit, c’était le chien ! Un soir, Henmi Midori avait emprunté son Shiizou à une amie, une ravissante petite chose poilue, et elle avait planqué toute une nuit devant l’appartement de Nobue. Elle avait collecté dans un sachet plastique les crottes de Shiizou, des étudiantes l’avaient trouvé bruyamment adorable, bref, elle avait facilement passé pour une habitante du quartier. La nuit augmentait le caractère douteux d’une femme se tenant seule sur la voie publique. Il lui était arrivé de rester là en tenue de jogging, une boisson énergétique à la main. Ce soir, Henmi Midori tenait à bout de bras un sac à provisions, elle portait des baskets aux pieds, un pull sur un jean, rien que de très ordinaire.
Yano et Katô remontèrent l’escalier métallique de l’appartement de Nobue en portant des sacs plastique à l’enseigne d’une supérette et d’un magasin d’alcool. L’appartement de Nobue se trouvait très exactement à la frontière entre la zone commerçante et résidentielle, une supérette ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre se trouvait non loin et il y avait toujours du monde dans le coin, quoique bien moins après minuit quand fermaient le magasin d’alcools et le vidéoclub. Tout devenait plus sombre et les passants se faisaient encore plus rares après le passage du dernier train sur la ligne Keio.
Dix minutes avant que le vidéoclub baisse son rideau, un type bourré lui demanda son chemin. Il avait un visage incertain, ni jeune ni vieux, était habillé assez mode. Il était descendu d’un taxi en titubant. Il avait crié : « Hé ! Crétin ! » au taxi qui disparaissait dans la nuit puis s’était approché d’Henmi Midori : « Le 8, c’est bien ici ? » Sur le coup, Henmi Midori se demanda avec anxiété si ce type n’était pas un policier en civil faisant semblant d’être saoul.
— J’attends un ami qui habite cet immeuble, je suis désolée, je connais mal le quartier mais je pense que c’est au bout de cette rue. Là, c’est le 6 et regardez, après le pylône, il y a écrit 7.
— Ah mais oui, vous avez raison, dit-il d’une voix faible. Je rentre à la maison. À vrai dire, je ne rentre pas à la maison mais à mon appartement, j’vis seul maintenant, ça fait trois mois que je vis seul. On m’a muté à Singapour et ça, Sachiko, elle ne l’a pas supporté, alors elle s’est tirée. Rien que pour ça ! Mais moi, j’l’ai pas cru et j’ai fait vérifier par un détective et j’avais raison, elle a un autre homme. Un homme avec du fric qui vit très bien et qui roule en Jaguar et tout. Mais j’y repense, c’est vrai qu’il y a environ six mois, une bouteille de Baby Oil s’était échappée de son sac à main, je l’avais ramassée et je lui avais demandé : « C’est quoi ça ? » et elle avait dit qu’elle s’en servait parce qu’elle avait la peau sèche, mais si ça se trouve, elle s’en servait pour faire des cochonneries avec cet homme dans la Jaguar. Concrètement, je ne saurais pas dire ce qu’elle faisait comme… acte. Comme ceci ou comme ça. Ça coulisse mieux si on en met, tu vois, oh, excusez-moi, le 8, en réalité, je sais très bien où il se trouve mais je n’ai pas pu m’empêcher de vous le demander. J’avais envie d’avoir une conversation ordinaire avec quelqu’un. Une conversation vraiment très très ordinaire. À cause de Singapour, et depuis que tout a flanché avec ma femme, c’est que des disputes pour moi, avec des filles de bar avec qui je veux coucher et qui veulent pas. Plusieurs fois, j’ai contacté des professionnelles pour un petit « massage sexuel », comme ils appellent ça mais c’est 15 000 yens pour une heure et on peut pas avoir de conversation normale en plus. Je suis très heureux que vous m’ayez répondu aussi gentiment. Mais dites, j’aurais une faveur à vous demander, je peux ?
Le type continuait à bavasser mais Henmi Midori restait incapable de lui donner un âge. Ce n’était pas à cause de l’obscurité et de l’impossibilité d’apercevoir son visage. Ce visage et cette voix ne contenaient aucune énergie, aucune énergie qui laissait présumer la présence d’un être vivant. Venait-il de naître ? Était-il sur le point de mourir ? Entre les deux ? Son imperméable gonflé semblait vide, d’air. Vous le toucheriez, votre main passerait au travers. Le type parlait toujours.
— Dites, ne faites pas de mal aux gens. Euh, j’dis pas ça pour vous mais pour toutes les autres personnes, je souhaiterais que personne ne fasse de mal aux gens. C’est pas bon de faire du mal. Absolument pas bon.
— Entendu, répondit Henmi Midori.
Le type la remercia longuement et se mit à marcher en titubant en direction du 8. Henmi Midori s’assura qu’il s’était suffisamment éloigné. Quelles conneries ! murmura-t-elle. Et si on vous a tué quelqu’un ! Hein ? Depuis qu’elle avait appris l’assassinat d’Iwata Midori, Henmi Midori s’était mise à se pincer avec force les joues et les lèvres au lieu de se masturber comme elle en avait l’habitude une fois tous les deux jours avant de s’endormir le soir ou le matin au réveil. Un trou de la taille d’une main avait été percé au centre du visage d’Iwata Midori, la vision en avait été terrifiante lors des funérailles, elle l’avait vu dans le cercueil, les dégâts n’avaient pas pu être réparés. Se pincer les joues était déjà en soi très douloureux, mais si c’était un trou qui devait y être creusé ? Hein ? Si ce n’était pas arrivé à Iwata Midori, mais à une connaissance à vous, une parente ou je ne sais quoi ? Rien qu’à cette pensée, Henmi Midori sentait la rage monter en elle. Comment réagir si devant vous on faisait un trou dans le visage ou la poitrine de votre père ou de votre mère, de votre fils ou de votre fille, si vous deviez les voir mourir en hurlant « j’ai mal, j’ai mal ! », cette pensée l’obsédait. Elle lui donnait la nausée. Jusqu’alors elle croyait que ceux qui étaient capables d’infliger ça à un autre être humain étaient des gens d’une espèce tout à fait à part.
Beaucoup de bruits s’échappaient de l’appartement qu’elle surveillait. Elle entendait des rires, ils avaient l’air de jouer à « pierre-papier-ciseaux ». Elle avait fini par se souvenir des visages des cinq hommes à force de planquer ici. C’étaient des visages qui, en dehors du fait qu’ils appartenaient à ceux qui avaient fait subir ça à Iwata Midori, vous causaient instinctivement de la répulsion. Qu’avait-il fallu faire pour obtenir de tels visages ? Quel plaisir ce serait de les massacrer de la manière la plus cruelle, tous jusqu’au dernier, jusqu’à leurs parents, frères et sœurs y compris, songea-t-elle.
L’un d’eux descendit l’escalier métallique en ronchonnant. Il monta dans un fourgon Toyota garé sur le parking et mit en marche le moteur.
Henmi Midori contacta Suzuki Midori.
— Ils quittent tous l’appart. Viens vite me chercher, darling.