CHAPITRE IV
Rendez-vous à Yûrakuchô

1

— L’arme ? T’en as de bonnes idées, mon petit Katô ! Buki, buki… Ah, comme ce mot me va droit au cœur !

Nobue était si excité par ce que venait de dire Katô qu’il en était presque fou.

— C’est comme d’entendre la voix caverneuse de Franck Nagaii, volume poussé au maximum, sur une platine JBL Paragon System. En anglais, arme, ça se dit weapon mais ça sonne tout même mieux en japonais : buki ! buki !

Et, tout en se fendant la gueule, il se mit à fredonner la mélodie de Rendez-vous à Yûrakuchô pendant qu’Ishihara poursuivait : « Weapon, ça fait penser à tampon, à impotent. » Tout le monde se joignit à Nobue et se leva pour former le chœur. Katô, pensant qu’il était la cause de l’excitation qui les gagnait tous, noua en turban sur sa tête le foulard Emporio Armani qu’il avait autour du cou, Sugiyama plaça ses lunettes à l’envers sur son nez et Yano, surexcité à l’idée que c’était grâce à son intervention – chose qu’il faisait rarement – sur la question de l’arme que venait de se former ce chœur, se plaça une bouteille entre les jambes et roula des hanches.

Rendez-vous à Yûrakuchô ne se chantait pas ainsi ordinairement. C’était plutôt une rengaine de cabaret des années soixante que l’on susurrait, un trémolo dans la voix, sous une boule à facettes projetant ses éclats sur les murs. Mais il faut bien avouer que dans ce pays, n’importe quelle chanson populaire avait tendance à susciter ce genre d’interprétation dès qu’elle était entonnée par une assemblée, convives d’un banquet ou autres, à tourner à la gesticulation grotesque, dénuée de mélancolie.

Lorsque le chœur se tut, Nobue hurla :

— Aux armes !

— Yeah ! reprirent les autres en levant le poing en direction du plafond du petit appartement de Nobue.

Sous la direction de Yano, tous les cinq, frétillant comme s’ils se rendaient à une vente bradée d’ordinateurs d’occasion, prirent la ligne Joestu à la gare d’Ueno en direction de Kumagaya pour faire l’achat d’une arme. Dans le train, ils jouèrent à « marabout bout de ficelle ». Sugiyama aurait préféré une partie de « Le facteur n’est pas passé » mais ne trouva personne pour appuyer sa proposition, vu le peu d’espace dont ils disposaient. Il bouda, ne participa pas à « marabout bout de ficelle » et, les lèvres en cul de poule, se concentra sur le paysage qui défilait derrière les fenêtres de la rame. Il fallait environ quarante minutes par l’express pour aller d’Ueno à Kamagaya mais ils ne parvinrent pas à pousser leur « marabout bout de ficelle » au-delà de huit mots. En premier lieu, Ishihara avait dit : on fait un « marabout bout de ficelle », je dis « marabout » et le suivant enchaîne avec un mot qui commence par « bou » mais au moment où il disait ça, il éclata de rire en hurlant bou bou bou bou bou bou, cela dura deux minutes pendant lesquelles il hurlait bou bou bou. Le suivant qui dans l’ordre était Yano éclata de rire à son tour et ce rire se prolongea trois minutes, tandis qu’il hurlait également bou bou bou bou dans une belle projection de postillons : bou bou bou… bourbon, finit-il par dire.

Bourbon.

Nobue répéta le mot pour en souligner l’incongruité et se tut. On sentit une tension s’emparait des quatre autres. « Comment ça, bourbon ? Et pourquoi pas banane ! » dit Nobue à voix haute. Les autres s’écroulèrent de rire, les larmes aux yeux. Katô qui était le suivant répéta bon bon bon bon bon une dizaine de fois, le temps que l’attention des autres qui ne cessaient de rire se reporte sur lui. Bon bon bon bon, booooon, boooooon, hurla-t-il en rythme avec le roulis du train avant d’annoncer : bonobo. Huit minutes venaient de s’écouler.

Lorsque le train arriva en gare de Kumagaya, Sugiyama qui ne participait pas au bordel régnant dans le wagon sembla renaître à la vie : « Wouah ! La campagne ! L’odeur de la campagne, ça sent la campagne ! » dit-il aux autres. Mais le problème était que personne n’avait sérieusement réfléchi à comment se procurer une arme lorsque l’on serait rendu à Kumagaya. Ils avaient simplement cru Yano lorsqu’il avait dit : « On peut acheter un Tokarev à Kamagaya. » Ils avaient transformé leurs avoirs en espèces et s’étaient embarqués sur la Joestu Line.

— Mon petit Yano, où est-ce qu’on vend des Tokarev ? demanda Nobue en interrompant la série de sauts de biche qu’il effectuait en criant « La cambrousse, la cambrousse ! ».

Yano aussi sautait en répétant : « La campagne, la campagne, pas de Parco devant la gare mais un stand de viande grillée ! » Il se calma bientôt et, tirant de son sac un carnet, déclara :

— Il semblerait qu’on vende des Tokarev pour une somme comprise entre 50 000 et 100 000 yens dans la quincaillerie Nogami située à la limite des préfectures de Saïtama et de Gunma.

— Ça c’est la campagne, approuva Nobue en se remettant à sauter sur place. On peut acheter un Tokarev dans une quincaillerie !

Ils prirent un bus jusqu’à la limite de la préfecture. Ils s’empêchaient d’éclater de rire en se plaçant une main sur la bouche à mesure que s’égrenait le nom des arrêts. Leurs gloussements rendaient un son métallique qui était clairement audible, mais personne n’y prêtait attention. Nobue et les siens pouvaient parler aussi fort qu’ils voulaient, aucun des passagers ne paraissait les remarquer. Le halo d’indifférence dans lequel ils avaient grandi les imprégnait à présent complètement.

La limite entre les préfectures de Saïtama et de Gunma était un endroit si triste qu’il est difficile à décrire. Katô se souvint d’un film, La mélodie des prairies, qu’il était allé voir enfant avec son père, il en eut d’abord les yeux brillants puis laissa réellement couler ses larmes. Une large rivière, le vent couchant les herbes des champs, le bâtiment immense d’un pachinko, un vendeur d’automobiles d’occasion, l’enseigne d’un restaurant de nouilles. Toutes les inscriptions étaient en anglais avec des caractères inclinés dans la direction du vent sur les rives de la rivière. Les couleurs des murs des diverses bâtisses, leur architecture et les intérieurs que l’on distinguait, la couleur des carrosseries des véhicules, celle des tables du restaurant de nouilles, celle des vêtements des clients qui y pénétraient, comment était-il possible qu’existent en ce bas monde des couleurs aussi sales ? Quels pigments fallait-il mélanger pour obtenir ces coloris ? Pourquoi devait-on employer de telles couleurs ? Pourquoi devrions-nous perdre notre bonne humeur et tout ce bel enthousiasme à cause de couleurs hideuses à ce point ? pensa Katô en lui-même et sur le ton dont on débite un bulletin météo avant de se mettre à chialer pour de bon.

Ils partageaient tous ce même sentiment. Nobue posa une main sur l’épaule de Katô en disant : « Procurons-nous ce Tokarev », et lui fredonna à l’oreille l’intro de Rendez-vous à Yûrakuchô. Katô fit un gros effort pour ravaler ses larmes. Ce paysage était effrayant à regarder. Rien, pas la moindre trace d’une quelconque beauté, un paysage d’où toute beauté aurait été volontairement effacée, qui semblait avoir été composé pour vous ôter toute volonté et vous rendre neurasthénique. Et comme ils étaient originaires de province, ils pensèrent : « On a tous grandi dans un tel décor ! » Puis, se demandant ce qui différait avec Tokyo, car le bordel qui caractérisait Tokyo rendait également difficile d’en percevoir la réalité, ils se rendirent compte qu’à Tokyo, une certaine exigence présidait au choix des matériaux dont étaient construits les immeubles, de l’anglais des enseignes, de la couleur des constructions et des lettres, et tout cela valait toujours mieux que cette cambrousse, se dirent-ils. L’espace d’une seconde, ils eurent l’impression de comprendre ce qui avait fait d’eux les êtres humains qu’ils étaient devenus. Ce qu’Ishihara marmonna en se dirigeant vers l’enseigne de la quincaillerie Nogami le résume parfaitement.

— Ce n’est pas seulement hideux et insignifiant, non, ce n’est pas seulement ça, c’est comme un moustique en train de te sucer le sang, on nous a toujours privés de quelque chose depuis notre naissance, cela a toujours été comme ça. Heh heh heh !

L’entrée de la quincaillerie se trouvait sous une immense enseigne en forme de marteau, passablement ancienne, une plaque de bois épaisse où était gravé : Maison fondée il y a 250 ans. On vend ici de la quincaillerie depuis deux cent cinquante ans ? s’interrogea Yano qui s’imagina des gens tout droit sortis d’un film de samouraï, les dents teintes en noir, les sourcils rasés, allant et venant pour faire l’emplette de houes ou de faucilles. Et il se demanda combien ça pouvait coûter à l’époque, quelle était la monnaie en usage, si on vous refilait déjà un reçu et s’il était possible d’obtenir des marchandises pour moins cher en passant par le biais d’une structure telle qu’une coopérative agricole comme il en existait de nos jours. Lorsqu’il se pointa devant le propriétaire, autrement dit devant la caisse, il fut pris d’un doute en se demandant si le type était assis là depuis deux cent cinquante ans. Il avait le visage couvert de rides ou peut-être était-ce là un visage au milieu de rides tel que les effets spéciaux hollywoodiens auraient été incapables de le reproduire, même après avoir laissé tremper au moins cent ans l’épiderme dans une solution acide. Il lisait un exemplaire vieux de trois mois de la revue Chûokôron, tout en jetant un œil à un récepteur télé posé sur ses genoux et branché sur CNN News.

— Excusez-moi… dit Yano.

À bien y regarder, Yano avait un air de ressemblance avec le propriétaire.

— Oui, qu’est-ce que c’est ? Les trépieds se trouvent derrière ce rayonnage et les grills juste à côté, dit le patron avec une voix de baryton qui aurait pu lui valoir une place dans une chorale mais ne collait absolument pas au personnage.

— Hé ? fit Yano, impressionné par la puissance évocatrice du mot « trépieds ». C’est quoi un trépied ?

— Un trépied, c’est l’instrument indispensable pour faire griller de la viande sur un feu de bois. Vous n’aimez pas ça, vous autres, faire des barbecues ?

Yano secoua vigoureusement la tête et déclara :

— Vous avez un Tokarev ?

2

Le quincaillier laissa subitement tomber son Chûokôron et dévisagea avec attention Yano à travers ses rides. Puis, d’une voix qui semblait emplie de sanglots :

— Ouais, mais d’abord, c’est pour quoi faire ?

Yano écarquilla les yeux sous le coup de l’émotion.

Il ouvrit si grand les yeux que les vaisseaux sur ses globes firent un petit bruit sec.

— Vous en avez ? dit Yano en s’approchant à cinquante centimètres du visage du type, et à cette distance, on aurait pu penser qu’il allait l’embrasser.

— Ouais, j’en ai, répondit d’une voix forte le quincaillier, maintenant à vingt centimètres et postillonnant comme une fontaine. Mais c’est pour ça que je demande ce que vous voulez en faire !

Les nez de Yano et du quincaillier se touchèrent, Yano se mit au garde-à-vous et le salua.

— Nous devons nous venger.

— Une vengeance, dites-vous ? fit le type en se cambrant en arrière, les sourcils froncés. De qui ? Pourquoi ? Allez, dites-moi un peu !

Les rides sur les joues étaient toutes à la verticale, ça lui donnait un curieux visage. Il parlait fort comme s’il était en colère.

— Un de nos amis a été assassiné par une bonne femme, et en plus au moyen d’un bâton à linge au bout duquel elle avait fixé un couteau de cuisine, une arme primitive !

— Quel genre de bonne femme ?

— Comment ça, quel genre de bonne femme ?

— Une bonne femme bien à la peine après que son mari l’a plaquée en prenant tout le pognon ? Une qui se prostitue encore malgré son âge dans un salon de massage ?

— D’après ce que nous avons appris au cours de notre enquête, il ne s’agirait pas de ça. Elle fréquente un club de natation, les clubs de karaoké, s’habille dans les boutiques.

— Ben alors quoi ? C’est pas le genre à préparer des radis coupés en rondelles à servir à l’apéro mais plutôt à grignoter des cacahuètes sous un chandelier, vêtue d’une belle robe, et à chanter des tubes de Franck Nagaii, c’est ça ?

— Oui. Une femme à chanter du Franck Nagaii ou Nishida Sachiko ou Yumin.

— Bon alors, c’est le genre à manger des spaghettis aux champignons dans un restaurant avec une large baie vitrée où on peut voir tout ce qu’il y a à l’intérieur, hein ?

— Oui, c’est exactement ça. Ou un doria ou un gratin à l’oignon ou un pilaf style indonésien.

Le patron de la quincaillerie frappa dans ses mains et se mordit les lèvres, on aurait dit qu’il se retenait de chialer.

— Et pourquoi cette bonne femme n’a-t-elle pas pu se retenir de tuer votre ami ?

Les rides de son visage ondulèrent curieusement puis, apaisé, il dit encore :

— Ouais, on sait pas trop pourquoi mais sûr qu’elle devait passablement s’ennuyer. Ok, j’ai pigé, conclut le quincaillier, attendez un instant.

Il se leva, partit vers le fond de la boutique avant de revenir avec un emballage graisseux qu’il plaça sous les yeux de Yano.

— Il est chargé de quinze balles. C’est 130 000 yens. Mais comme je comprends que vos motifs ne sont pas impurs, je vous le laisse pour 110 000 yens. Ça vous convient ?

Yano rassembla la somme auprès des autres et remit onze billets de 10 000 yens au propriétaire de la quincaillerie. Il dit encore pour finir :

— Vous en vendez à n’importe qui ?

Les rides du type formèrent un ovale, le quincaillier répondit dans un éclat de rire :

— Mais pas du tout ! J’en vends qu’à des gens que j’ai pu jauger. Ça me plaît que vous vouliez dessouder une bonne femme. On dit souvent que seuls les cafards survivront à la disparition du genre humain mais ce n’est pas vrai : c’est les bonnes femmes !

Iwata Midori rentrait chez elle depuis le bar de nuit où elle avait passé la soirée avec les Midori en se demandant pourquoi elle n’éprouvait aucun désir sexuel. Ce soir l’Association des Midori s’était retrouvée dans un bar karaoké. Le micro était argenté, le bar était tenu par de jeunes gens. L’un d’eux l’avait draguée avec empressement. Lorsque les Midori sortaient, elles mettaient une robe ou un tailleur, passaient avant au salon de beauté et se maquillaient avec soin. Iwata Midori ne pouvait s’empêcher de penser, tandis qu’elle se maquillait et passait une robe ou un tailleur, que la veste qu’elle mettait par-dessus l’ensemble la dissimulait aux regards. Elle se demandait si les autres Midori se faisaient la même réflexion. La veste cachait le ventre qui tendait à l’embonpoint, les cuisses et les aisselles aussi d’ailleurs, les gros seins sombres et lourds, et les trois séries de patchs à la menthe collées sur ses épaules. Lorsque la réunion avait lieu dans un bar et non pas chez l’une des Midori, elle passait toujours dix minutes à se demander si elle devait ou non laisser les patchs à la menthe sur ses épaules. Au bar, elle ne faisait que chanter, il n’y avait aucune raison qu’elle y fasse la connaissance d’un homme, cela, elle le savait mais si d’aventure elle rencontrait un type à son goût, le truc fou, qu’elle se mette à picoler à en perdre la tête, que le type la traîne dans un love hôtel, qu’il la dévête et remarque les patchs, elle sentait par anticipation au moment où elle les collait la honte l’envahir. La nature de cette honte était particulière, ce n’était pas la pensée qu’un homme qui lui plairait puisse découvrir les patchs mais plutôt que, l’alcool ayant aiguisé sa libido, cet homme puisse découvrir la réalité dans laquelle vivait Iwata Midori et que cette réalité-là en vienne à le contaminer, lui aussi. C’est ainsi qu’elle finissait par se convaincre qu’elle n’avait aucun désir sexuel.

Iwata Midori se demandait pourquoi elle était obligée de penser à des choses pareilles, la nuit, dans la rue, près du lampadaire sous lequel elle s’était immobilisée pour respirer à pleins poumons en espérant dissiper les effets de l’alcool. La distance qui séparait son appartement du bar en face de la gare n’était pas si grande qu’elle ne puisse pas la parcourir à pied. Les autres Midori étaient rentrées les unes après les autres en taxi pendant qu’elle chantait des tubes de Matsuda Seiko. Quand elles étaient toutes parties, un sentiment désagréable l’avait envahie. C’était ce qu’Iwata Midori appelait la réalité, autrement dit elle-même. Après la rue de la gare, elle tourna au coin d’un concessionnaire de voitures neuves, puis il y avait à droite un sanctuaire shintoïste et elle poursuivit par une rue très sombre. Il n’y avait qu’un réverbère tous les dix mètres. Elle passa en chemin devant le loueur de vidéos qui avait fait faillite un mois auparavant. La partie droite du chemin était bordée d’un ruisseau, au-delà se dressaient quelques maisons dont toutes les lumières étaient déjà éteintes. Iwata Midori aimait cette marche de dix minutes jusqu’à son appartement. Il faisait chaud et humide, elle se sentait en sueur dans ses sous-vêtements.

Elle repensa aux chansons qu’elle avait interprétées aujourd’hui et au slow qu’elle avait dansé avec un des jeunes hommes. Henmi Midori avait crié : « Allez, les filles, c’est un slow ! » Elle avait oublié le titre de la chanson, elle était en anglais, une mélodie à vous fendre le cœur. Les garçons s’étaient approchés de leur table : « Voulez-vous danser avec moi ? » Ils les avaient invitées. Y avait tous les genres parmi eux, mais celui qui était le plus séduisant avec ses cheveux courts avait pris la main d’Iwata Midori. Elle vit Tomiyama Midori arrondir la bouche en cul de poule : « Wouah ! Iwata, super ! » Celui qui avait tendu la main à Tomiyama Midori avait un air mauvais, le visage empâté de celui qui se fait passer pour plus jeune qu’il n’est, et poilu. Le garçon aux cheveux courts lui demanda : « Vous venez souvent dans cet établissement ? », amorce de conversation qui n’en deviendrait jamais une, serra sa main fortement et caressa doucement de haut en bas son dos de l’autre. Mais Iwata Midori ne s’en sentit pas incommodée car il avait une bonne tête.

— Vous sentez bon. Quel est le nom de votre parfum ?

— Tu me complimentes sur mon parfum. Tu cherches à te moquer d’une bonne femme comme moi ?

— Mais pas du tout. Au vrai, je déteste les parfums.

— Ah bon ! Et pourquoi ça ?

— Ils me rappellent des choses désagréables.

— Ah bon ?

— Ma mère se prostituait.

— Tu ne vas pas dire du mal de ta mère ?

— Non, je la respecte beaucoup, évidemment. Mais les choses désagréables sont ce qu’elles sont, non ?

— Oui, ça c’est sûr.

— Pourtant, j’aime beaucoup ce parfum. C’est la première fois que j’aime un parfum.

Iwata Midori se rendit compte qu’elle souriait en repensant à cette conversation sous ce lampadaire. Yano était embusqué dans l’ombre du sanctuaire, inconscient des efforts que son corps déployait pour ne pas se faire remarquer.

— Quel est le nom de ce parfum ?

— Il s’appelle Mitsuko.

3

Iwata Midori était surprise de se souvenir de la quasi-totalité de la conversation qu’elle avait eue avec ce garçon aux cheveux courts. Elle s’était mariée peu après ses vingt-cinq ans avec un homme dont elle ne se rappelait plus très bien le visage à présent. Pourquoi ? Que s’est-il passé ? lui avaient demandé ses amies lorsqu’elle avait divorcé mais elle n’avait pas vraiment su quoi leur répondre. Il n’y avait pas que son visage dont elle ne se souvenait plus. Cet homme avait-il été commercial, banquier, Ultraman ? De cela aussi, elle n’avait aucune idée. Peu lui importait d’ailleurs. Elle ne se souvenait d’aucune des conversations qu’ils avaient pu avoir. Ce qui ne voulait pas dire qu’ils ne se parlaient jamais. Lui aimait parler de choses et d’autres en buvant une tasse de café après l’autre, c’était un type qui aimait les terrasses de café bien exposées, donnant sur une rue passante plutôt que sur un salon de toilettage pour chiens, la nuit, les squares en fin d’après-midi ou les comptoirs de bar. Mais il ne parlait pas de choses sans intérêt comme le base-ball, les maquettes de train, ou le jeu de go, mais seulement de sujets qu’il croyait importants pour tout le monde, par exemple de la puissance des expériences infantiles, de la manière d’établir de constructives relations humaines dans une entreprise, de la valeur de la vie humaine, ce genre de sujets, mais Iwata Midori qui marchait seule dans la nuit était bien incapable de se souvenir d’une seule de leurs conversations. Et pourtant elle se rappelait de bout en bout la conversation insignifiante qu’elle avait eue avec ce garçon avec qui elle venait de danser un slow dans ce bar. Sans doute était-ce à cause du temps qui avait passé, pensa-t-elle. Il y avait huit ans qu’elle avait quitté cet homme, un peu comme si le sablier une fois retourné s’était vidé naturellement de tout son sable, mais il ne s’était pas écoulé trente minutes depuis le slow et le baiser déposé légèrement sur ses lèvres au moment de se séparer. Le temps – comme on dit – effaçait toutes les blessures comme il était également la racine de toutes les douleurs. Non, ce n’est pas exactement ça, pensa Iwata Midori. Le temps résout tout, le temps soigne les plaies, c’est ce que racontent souvent les chansons, mais en définitive, qui soigne, et quoi concrètement ? Quelle est cette volonté qui permet de résoudre les problèmes ? S’il s’agit de blessures externes, ce sont les globules blancs qui font le boulot ou la lymphe. Mais pour soigner une blessure de cœur, la seule solution est de focaliser son énergie ou son espoir ou ce que vous voudrez sur autre chose. Autrement dit, plus une blessure est profonde, plus il faut de temps pour la soigner, pensa Iwata Midori. Si j’avais tout fait pour ne pas oublier cet homme, je me souviendrais encore de quelques-unes de nos conversations. Non, ce n’est pas exactement ça, attends, il est possible d’oublier une conversation, il est possible d’oublier un truc super important, un truc qu’avait dit quelqu’un lorsque j’étais à l’école primaire, qu’il fallait noter quelque part, m’étais-je dit, un truc qui m’avait fait pleurer lorsque je l’avais relu au collège alors que j’avais complètement oublié l’avoir noté dans ce livre… Les mots en eux-mêmes ne sont pas importants… Ce ne sont que des outils pour exprimer ou transmettre des choses, non, attends, ce n’est pas exactement ça, ce ne sont même pas des outils, l’argent est l’outil dont on se sert pour matérialiser un échange, on a besoin d’argent pour acheter une marchandise et besoin des mots pour s’échanger des choses, mais qu’est-ce qui est important ? réfléchissait Iwata Midori. Elle repensa encore à la scène minable de ce roman. La femme mariée qui avant de sortir pour son rendez-vous amoureux se mettait du parfum sur le sexe, debout devant son miroir. Cette scène se trouvait dans un roman vaguement érotique, il était difficile de croire qu’il existait des personnes faisant pareille chose. C’était un passage qu’elle avait lu, il y a longtemps, dans un hebdomadaire, et pourtant elle se le rappelait très distinctement et ça, c’était bien plus fort et plus puissant que les mots qu’un être humain aurait pu employer pour le lui raconter se dit Iwata Midori en ralentissant le pas. Au cœur de cette chose si puissante, il y avait quelque chose de sexuel, non pas comme un homme et une femme nus en train de se caresser, non, cela incluait beaucoup d’autres composantes. Une jouissance telle qu’on s’y perdrait soi-même, une sensation de chair de poule, une authentique chair de poule, un truc si nostalgique que l’idée même de dormir vous terroriserait, qui vous ferait sauter de joie, oui, un truc dans le genre sueur, sang, mouille et sperme mélangés, gluant, un truc gravé dans le corps, dont on ne peut se souvenir avec des mots mais plutôt avec ce foie rougeâtre et ces vaisseaux sanguins bleus et rouges, ces nerfs qui ressemblent à des racines d’arbres comme elle en voyait sur les planches anatomiques qu’on leur montrait autrefois en cours de science pour expliquer les mécanismes d’un corps humain, comme une information imprimée ou gravée dans la cellule, non, un flux de sang qui s’accélère sous le coup d’une impulsion nerveuse provoquée par une émotion, parce qu’un courant électrique circule dans chaque cellule et ce n’est pas une image mais cela représente une action concrète, physiologiquement et biologiquement. Cet homme avec qui j’ai vécu trois ans et demi n’a rien gravé sur mon corps, il n’a été qu’une existence semblable à ces poupées qui se mettent à parler lorsqu’on leur presse le ventre. Mais que représente pour moi le jeune garçon rencontré ce soir au bar ? Qu’a-t-il imprimé en moi ?

— J’espère que tu n’es pas en train de me dire qu’en me voyant tu penses à ta mère ?

— Vous n’avez pas du tout le même âge !

— Nous n’avons pas le même âge ?

— Pour moi, l’âge, en un certain sens, n’a aucune importance.

Cet « en un certain sens » du jeune homme lui laissait une forte impression. Elle se dit qu’elle devait demander ce qu’il voulait dire par « en un certain sens » à ce garçon qu’elle avait d’abord cru frivole, intéressé par exemple uniquement par la mode, mais qui, de façon surprenante, se permettait d’introduire ce genre de nuance dans son discours. Et puis, il lui semblait que ces mots-là avaient pénétré dans son corps. Une partie de son corps y avait réagi avec force. Cela ressemblait à l’instant où une langue pénètre dans une bouche pour un baiser, à l’instant où un sexe s’introduit dans un autre sexe. Le sens était quelque chose qui s’insinuait dans votre corps.

— « En un certain sens », de quel sens parles-tu ?

— Ne dit-on pas qu’entre deux personnes, ça colle ou ça ne colle pas ? Il y a des types qui préfèrent les filles à la peau blanche, d’autres celles dont la peau est légèrement ambrée, des hommes qui préfèrent les femmes au caractère placide alors que d’autres choisiront volontairement une sorcière.

Lorsqu’il avait parlé de ce qui collait entre deux personnes, son corps avait réagi aussitôt. Pourtant, en y réfléchissant maintenant, les hommes tenant ce genre de propos n’étaient pas rares. C’était uniquement parce que c’était ce jeune homme aux cheveux courts qui les avait tenus qu’ils lui étaient entrés dans le corps. Voilà ce à quoi elle réfléchissait, lorsque brusquement, comme sur le point de prendre conscience d’une chose très importante, elle s’immobilisa sous un nouveau réverbère. Elle avait l’impression de comprendre pourquoi elle ne se souvenait de rien concernant cet homme avec lequel elle avait pourtant vécu pendant trois ans sous le joug de cette puissante institution qu’était le mariage. Il y avait des choses qui pénétraient dans votre corps et d’autres qui n’y pénétraient pas. C’était différent pour chacun, mais il y avait des choses que n’importe qui pouvait accueillir, comme par exemple les chansons de Janis Ian pour les membres de l’Association des Midori. Et il y avait des choses qui n’étaient pas des mots mais étaient importantes et roulaient dans votre crâne, un peu à la manière de ces insectes de nuit agglutinés sous le réverbère au-dessus de la tête d’Iwata Midori et qui tourbillonnaient en vibrant.

— Ah bon ? Je crois qu’on ne m’a jamais choisie en fonction de tels critères.

— Je suis certain du contraire : vous ne vous en êtes simplement pas rendu compte.

Ce que le garçon aux cheveux courts avait dit alors lui fit penser à autre chose. Une chose qu’elle avait voulu lui dire pendant qu’ils dansaient le slow mais pour laquelle elle n’avait pas su trouver de mots : ils s’étaient séparés sans qu’elle puisse le lui transmettre. Sous ce réverbère, alors qu’elle allait se remettre à marcher, elle trouva les mots qu’elle aurait dû employer.

— Ce n’est pas que je ne m’en suis pas rendu compte mais plutôt que je n’ai pas voulu m’en rendre compte.

Et si, après un temps, elle avait ajouté : « Mais si cela avait été toi, que se serait-il passé ? » Elle rit d’un petit rire léger et se remit en marche. Quand elle eut fini de rire, elle imagina son visage pendant que le jeune garçon aux cheveux courts la caressait, nue. Elle sentit qu’elle mouillait légèrement et cette sensation n’était pas désagréable. Elle imagina plein d’autres choses encore : le lit à la forme étrange d’un love hôtel, la table en bois, la serviette de bain, l’affreux motif des rideaux, des détails de ce genre qui, en définitive, ne faisaient qu’exprimer le fait que ce jeune homme et le vague désir sexuel qu’elle éprouvait ne parvenaient pas à coïncider parfaitement, pensa-t-elle. Iwata Midori s’immobilisa une nouvelle fois. C’était exactement ce dont elle s’efforçait en vain de prendre conscience, et elle sentit son cœur battre plus rapidement. Elle comprit que son désir sexuel n’avait jamais trouvé la personne avec qui s’accorder, et c’est au moment où elle prenait conscience de cela qu’un objet sombre surgit sous ses yeux. Le canon du Tokarev que tenait Yano. Qu’est-ce que vous… dit Iwata Midori et déjà un petit claquement résonnait et elle sentait que quelque chose était en train de creuser les chairs de son visage.